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La fève : Poèmes

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Table des matières

  1. A
  2. Ω
  3. Le sylphe

L’alpha, l’oméga et le sylphe.

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Le héron, par Pierre Boucharel (1925-2011)
peinture à l’huile et copeaux métalliques

(Le tableau a malheureusement subi une dégradation dans sa partie supérieure droite.)

Prologue

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Son ombre le suivait comme une aile cassée
(Lamartine)

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I
Pleure sur ma tombe, pleure

Ô pleure sur ma tombe, inconsolable veuve !
Que ce ruissellement dans la terre m’abreuve
D’un amour foudroyé, pur comme un diamant.
Plus rien ne peut franchir l’huis de ton cœur aimant,
La foudre l’a scellé comme ma sépulture.
Gorge de ta douleur de sel ma pourriture,
Et cet âcre julep fera glisser les vers
Hors de mon sein brisé, de mes membres couverts
Par l’humus étouffant de tout ce qui veut vivre ;
Que cette eau de tes yeux à la fin m’en délivre
Et je relèverai la main vers toi, Philis,
Dans un gant de cristal éclatant comme un lys,
Dépouille revêtant la diaphane armure
De tes larmes d’amour plus haut que la nature.
Crois-moi, je reviendrai, m’esquivant de la mort,
Si ton amour est beau, si ton amour est fort :
Le baume distillé dans l’aura lacrymale,
Philis, je reviendrai baiser ta lèvre pâle.
Ce baiser de la tombe accueillera ton sang
Dans la nuit éternelle et noire, en frémissant.
Pleure-moi, mon amour, que t’importe le monde
Quand je suis descendu dans la fosse profonde ?
La lumière n’a plus de charme pour tes yeux,
Demande à ta douleur d’enténébrer les cieux.
Pleure sur mon tombeau de gazon, bonne amie,
Et, comme le goudron conserve la momie,
Cette eau me lavera des poisons dévorants,
J’inhalerai l’alcool des regrets pénétrants,
Je reviendrai !

                            Vois-tu, Philis, vois-tu que s’ouvre
Pour combler notre vœu la terre qui me couvre ?

*

II
Ma solitude aura

Ma solitude aura la couleur de tes yeux,
Mes rêves voleront au-dessus de ta bouche,
Mon soleil sera fait de l’or de tes cheveux
Et tu seras la nuit qui parle sur ma couche.

Le vent répétera les mots que tu disais,
Les palmes et les nids chanteront notre histoire.
Sous clé je garderai le lys que tu prisais,
Son parfum languira dans un boîtier d’ivoire.

Je chercherai ton gant perdu sur les chemins,
Chercherai ton reflet dans l’eau de la rivière.
Les oiseaux dans le ciel me sembleront tes mains,
L’ombre me semblera pleine de ta lumière.

Mon cœur abandonné, comme un chien assidu
Attendra ton image en guettant sur la route.
Rien ne m’éloignera, l’idéal est perdu ;
J’attendrai sans bouger, sans connaître le doute.

*

III
La fève

La fève n’aimait pas sa galette des rois
Et s’enfuit une nuit de la boulangerie.
Dehors elle connut le vent, l’intempérie,
Sa porcelaine blanche exposée aux grands froids.

Sous une feuille morte à l’abri de l’averse,
Elle marchait les traits tirés, les yeux baissés.
Quand la grêle cingla les chemins et fossés,
Elle crut résigner l’existence perverse.

Il lui fallut passer de nombreux ennemis
Sur la route sans but de sa grande aventure :
Insectes, escargots, le soufflet, la piqûre…
Et par elle jamais forfait ne fut commis.

Un chien des bois la crut un chicot d’os à mordre
Mais elle s’en tira – Comment ? – Avec talent ! –
Puis trouva de l’emploi dans un cirque ambulant.
C’est ainsi, Gott sei Dank, que tout rentra dans l’ordre.

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1/ A

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Mais toi tu règnes sur les mirages du désert
Sur les temples glacés dans les nues millénaires
Quand les fards du sommeil s’éboulent dans la nuit

(Pierre Reverdy)

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IV
Souvenir

Tout ce temps écoulé depuis notre bonheur
N’existe pas, Audrey, m’arrive-t-il de croire,
Car lorsque, fatigué de tâches sans honneur,
J’ai soif d’apaisement, je pense à notre histoire.

Ton amour est, Audrey, un phare dans la nuit ;
Sa lumière me sauve à jamais du naufrage
Et je navigue autour de cet îlot détruit,
Le dégoût de la vie incessant faisant rage.

Je vogue et voguerai le long de ce désert
Où la tour seule reste, à présent oubliée
De tous mais non de moi, farouche et qui me sert
À traîner sur les eaux ma quille humiliée.

Aussi, quand je repense à l’exaltation
Que ton nom provoquait dans mon âme pâmée,
Je vois ce phare et sais que la direction
De ma barque est un cercle, une écliptique aimée.

Notre amour m’a comblé de ce que peut vouloir
Un homme en cette vie – en cette vie amère ! –
Et je n’ai plus, depuis, gardé le moindre espoir
De trouver les moyens d’obtenir et de plaire :

Car en me donnant tout ce qu’il nous est permis
D’espérer, tu minas mes forces pour la guerre,
Mes forces pour trouver des soutiens, des amis,
Des appuis contre tout ce qui me désespère.

Et c’est pourquoi, vaincu, chaque jour ulcéré,
Je n’ai pour maintenir un semblant d’existence
Que l’évocation de ton regard sacré,
En présence duquel rien n’a plus d’importance.

*

V

Audrey, quand je repense à nous, c’est un beau rêve,
C’est un bonheur sans fin, profond et continu ;
À cette triste vie un vent léger m’enlève
Et me dit que le monde attend d’être connu.

Oui, quand je pense à toi, je crois à mon étoile
Qui brille dans le ciel, je crois en l’avenir
Et j’oublie un moment le long, lugubre voile
Que les ans ont posé sur moi comme un soupir.

Il fut un temps, hélas, où cette certitude
Du bonheur m’habitait, qu’il était un chemin
Plein de fleurs vers l’Éden ; mais dans ma solitude
Je ne dis même plus que me manque ta main,

Car elle est retombée, et la route s’efface ;
C’était l’illusion d’un cœur enfant, Audrey.
Avec ou sans toi, rien ne peut laver la trace
De sang que laisse une âme en présence du Vrai.

C’est donc une faveur pour nous que l’amertume
De vivre soit venue après l’éloignement :
Ton souvenir demeure un fanal dans la brume
Et nous avons aimé comme avant le tourment.

*

VI

Je te l’ai déjà dit, Audrey, je vois ton âme !
Car depuis cet amour jusqu’aux maux d’aujourd’hui
Rien de toi n’a changé : ce fait nu me proclame
Qu’est éternelle celle à qui le cœur dit oui.

Il fallait qu’au-delà des fuyantes années
Après la plénitude et la force du don
Je te revisse pour que nos âmes peinées
D’avoir aimé trop tôt consentent au pardon.

Entre le sens parfait de l’immense vertige
Et le néant de jours voués à l’oublier,
Je vois ton âme, Audrey : tes yeux en sont l’aurige,
Vers ton rêve sans fin maritime escalier.

Car il est un regard où s’annonce l’aurore,
Qui murmure qu’un temps de liesse viendra.
Ce regard, l’avoir vu, c’est dans le ciel éclore ;
Sa lumière jamais, Audrey, ne s’éteindra.

Je chante cet amour qui révéla tes ailes ;
Le jour où je me vis contre ton vol pâmé,
Nous étions dans l’azur comme deux hirondelles,
Jardin flanquant l’abîme et d’astres clairsemé.

Plus rien ne peut changer, ouverte cette porte,
Car il est des regards qui donnent sur la mer.
Ce que l’écume tend, la vague le remporte,
Mais ton nom sur le sable est constant comme l’air.

*

VII

Quel n’est pas mon bonheur, me disais-je à l’époque,
De penser que je l’aime et que je l’atteindrai.
C’était, dans un délire intime et réciproque,
Audrey, l’enchantement de contempler Audrey.

Cela n’a point de prix, et comme c’était elle
Et comme c’était moi j’eus pour rien ce trésor.
Quelle autre volonté pouvait dominer celle
Qui veut ce qui se donne en valant plus que l’or ?

À d’autres les émois pour de vaines couronnes !
Voudrais-je, halluciné, faire injure et grief
Aux caresses d’Audrey, douces, belles et bonnes,
D’avoir omis l’estoc pour le siège d’un fief ?

Voilà bien de ce monde, impur et frénétique,
Le chétif argument : puisqu’il ne peut trouver
La paix dans le bonheur, furieux, il critique
Le bonheur et la paix, et le don de rêver.

*

VIII

Audrey, je te contemple avec mes yeux d’alors
Et je vois un bonheur trop haut pour l’âme humaine.
À l’époque, pourtant, je croyais ces trésors
Capables de rentrer dans une hotte naine.

Nous pouvons grâce au corps mettre des pantalons
Et ce noble appareil, on le sait, a des poches ;
Mais si c’est ton amour, sirène aux cheveux blonds,
On ne peut l’y fourrer ainsi que des brioches.

Qu’as-tu fait de ta vie, alors, s’il n’est de sac
Suffisamment profond pour empocher ton rêve ?
Vas-tu comme un bateau sur les vagues du lac
Que rabaisse la houle et l’écume relève ?

Je sais bien que tu fais ce que les autres font,
Ont fait et referont ; aussi, que Dieu te garde.
Tu survis et connais le sujet bien à fond.
Moi qui te regardais, c’est tout : je te regarde.

Oh oui, tu le connais bien à fond, le sujet ;
Avec toi je suis sûr d’apprendre tant de choses !
Ce n’est de ton amour plus moi qui suis l’objet
Mais il ne va pas mal, comme en un lit de roses.

Qu’il est bon de t’aimer, Audrey, tout seul en moi.
Je méprise le monde et ne peux t’y connaître.
L’amour est bien assez de bronze, comme loi,
Mon cœur n’a nulle envie, attaché, d’autre maître.

Et puis sans toi la vie a si peu d’intérêt ;
Aussi, n’ayant point fait un heureux mariage,
Autant rester chez soi, tranquille : qui voudrait
Se battre, quand gagner ou perdre est un mirage ?

*

IX
Deux poissons néons

Audrey, comme un poisson néon dans l’eau troublée
D’un bras mystérieux de l’Amazone vert,
Je vis une existence étrange, redoublée
Dans l’ombre de l’amour fou que tu m’as offert.

Il faut se protéger du gymnote électrique
En plongeant dans le creux de rochers tout gluants,
Où parfois une éponge épaisse et famélique
Jette contre l’intrus des globules suintants.

Ou bien un crabe veut déchirer de sa pince
Nos corps étincelants, pour s’en faire un banquet.
Ou le ver longiligne enroule un réseau mince
Autour de notre éclat luisant de perroquet.

La nuit, quand le chasseur contemple la rivière,
Il croit voir un essaim de lampyres nager,
Mais c’est nous qui dansons à la pâle lumière
D’une lune qui vient sur nos ondes neiger.

*

X
J’aime ta bolognaise

Audrey, les spaghettis que tu m’as faits ce soir
Étaient délicieux, j’aime ta bolognaise.
Ces mots simples et vrais, je suis au désespoir
De les dire en soupant de jambon mayonnaise.

Car je suis seul, Audrey, depuis deux cent mille ans.
Seul, je m’adresse à toi, seul, je te dis mes doutes
Et mes espoirs cachés, mes vertiges troublants,
Mes rêves et les tiens, quels partis, quelles routes :

Oui, quand tu veux savoir ce que le sort fatal
Nous réserve, demain ou dans quelques années,
Je vais passer les doigts sur ma boule en cristal
Et peux voir au-delà des portes condamnées.

Puis je sors promener notre dragon chinois,
Bon prétexte pour faire un semblant d’exercice,
Et nous croisons la folle ou le chat siamois
Ou les Durand sortant leur chien ou la police.

Parfois tu viens aussi, je marche à tes côtés,
Nous parlons au voisin non loin de ses poubelles.
Sa femme et lui, ce sont deux jeunes retraités.
Je crois presque aux douceurs de ce coin, irréelles.

C’est l’heure où les oiseaux vont se poser au nid ;
Le ciel s’argente un peu, l’air est doux sur les feuilles,
L’air est doux dans nos cœurs en ce jour qui finit,
Nous avons mérité ce bonheur : tu l’accueilles

Comme un sylphe perdu qui croise ton chemin
Et sait qu’il a trouvé le but de son errance.
Bonne fée, ouvre-lui le trésor de ta main,
Ce filon de tendresse et de folle espérance.

*

XI
Roi de carnaval

Je ne mérite pas, Audrey, ces souvenirs
D’un amour inouï qui dépassent le rêve.
Sur mon cœur sont passés le serein des soupirs,
L’ombre de la folie et la flamme griève.

C’étaient les temps bénis où je fus couronné
Car ma part de galette enveloppait la fève.
Cette couronne d’or en papier cartonné,
La tempête mugit mais rien ne me l’enlève.

Et c’est depuis ce jour un roi de carnaval
Qui songe à tes baisers de rose mandarine.
Ta vie est un jardin de buis un soir de bal
Où poudrée à frimas tu ris de la poitrine.

Ton sourire de lys est rouge et scintillant,
Dans tes yeux ont suinté des brins d’aigue-marine.
Je bois le vin tousseux et le vin frétillant,
Le moût divin – Pierrot – où pleure ma farine.

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2/ Ω

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À toi qui me pleuras, jusqu’à me faire envie
De rester pleurer avec toi.

(Tristan Corbière)

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XII
Sur le Nil

Philis, quand nous voguons sur le Nil en bateau,
Le fellah entend geindre au fond des pyramides,
Le Sphinx tourne ses yeux vers ton reflet dans l’eau,
Crocodilopolis bat ses palmes humides.

Ton chat aux yeux de jade assis dans le fauteuil
Se fige en contemplant reluire un scarabée
Dans la pénombre épaisse, et je vois sur le seuil
Une momie attendre un ordre, bouche bée.

C’était un pharaon, ton esclave aujourd’hui.
Le mamelouk aiguise un poignard long et courbe.
Le khédive a tiré de sa poche un étui
À cigarettes, fume et cligne d’un air fourbe.

Au milieu des adhans j’entends des vols d’ibis,
Le muezzin gémit dans la tour colossale.
Des vases de cristal répandent les iris
Une fragrance d’âme ivre et sacerdotale.

Parmi les dattes rampe un glissant scorpion,
Le narguilé camoufle une grande araignée.
Un dieu cornu s’ébat dans le sérapéion,
La déesse du lac interdit s’est baignée.

Comme si je mâchais des loukoums d’opium,
Je me vois avec toi dans un grand sarcophage,
À moins que ce ne soit un sombre aquarium,
Ou bien un labyrinthe abyssal et sans âge.

Et tu danses, tu ris dans ces tombeaux, Philis,
Comme un enfant perdu défendu par des spectres.
C’est la danse du voile hallucinant d’Isis
Aux mouvements tramés par de languides plectres.

*

XIII
L’avatare

À son berceau Philis enfant fut enlevée
Par la société des hideux Phanségars
Pour être en authentique avatare élevée
De Kali, la déesse aux yeux roulant hagards.

Elle grandit captive au cœur d’un temple horrible,
Infernal où fumait le sang sur les autels,
Ses yeux bleus consacrant la fureur invincible
De ses adorateurs insurrectionnels.

Quand elle eut bien compris son rôle de diablesse,
On la laissait marcher dehors quelques instants.
C’est là que je la vis et, tombant en faiblesse,
Lui jurai de l’aimer jusqu’à la fin des temps.

Ma Philis, aussitôt succombant à mon charme,
Sur son cœur me couvrit de baisers si fougueux
Que je crus au début, non sans un peu d’alarme,
Que j’étais par huit bras étreint, au lieu de deux.

Mais je ne dirai pas ce qu’en outre sa langue
Au début m’inspirait d’étrange illusion.
Ses embrassements chauds me laissaient comme exsangue,
Souvent comme expirant sa folle passion.

Et j’avais bien du mal à comprendre la joie
Qu’elle éprouvait foulant tout mon corps de ses pieds,
Car j’en prenais de forts maux de tête et de foie
Qui rendaient mes amis, mon docteur inquiets.

Le jour où déchaînée, en délire érotique
Elle prit un trident et voulut m’embrocher,
Je lui fis convenir, d’un blâme sympathique,
Que l’on pourrait y voir de quoi s’effaroucher.

Elle ne put garder plus longtemps son histoire.
Mais si j’en eus, glacé, des frissons dans le dos,
D’abord je refusai nettement de la croire,
Déclarai sans objet ses dantesques propos.

Alors elle saisit les rideaux de la chambre
Et tira : devant moi se tenait un quidam
Au faciès effrayant. L’intrus était un membre
Des Thugs qui la suivait partout. À mon grand dam.

Je voulus sur le champ demander le divorce
Mais l’homme vers mon cou porta son nœud coulant…
Je ne songe qu’à fuir, mais n’en ai pas la force !
Tel est de mon destin le récit accablant.

*

XIV
Le château du vampire

Philis est invitée au château du vampire.
Il lui baise la main, pressant entre ses doigts
Annelés de topaze et rubis, longs et froids,
La paume de la belle inquiète, et soupire.

Elle sourit à peine ; à l’éclat d’un flambeau
Le masque de son hôte, en soulevant sa lèvre,
Dévoile deux crocs blancs et son regard de fièvre
Trahit le temps passé couché dans un tombeau.

Elle sent en son cou s’enfoncer la morsure
Et le sang s’écouler hors d’elle sans un bruit
Dans la bouche du monstre et seigneur de la nuit.
L’ascendant est scellé, fatal, par la blessure.

Il a bu tout son soûl, à présent son manteau
Noir le couvre des pieds à la tête, il s’envole
Par l’ajour, et le clair de lune l’auréole
Sur les membres glacés du lugubre château.

– Ô Philis, ton destin est trop abominable !
Aussi, je chercherai dans le donjon maudit
L’hypogée où tu dors le jour par interdit
Et percerai ton cœur de ce pieu charitable.

*

XV
Les fantômes

Philis, que j’aime, habite une maison hantée.
Quand je suis avec elle au salon, un corbeau
Empaillé dit tout bas que je ne suis pas beau,
Les glaces répétant cette injure éhontée.

Quand j’apporte des fleurs, le vase est trop petit ;
Je n’en apporte qu’une, il est beaucoup trop large,
Et de quelque menu présent que je me charge,
Ce geste de l’humeur des fantômes pâtit.

Une fois, lui servant un verre d’orangeade,
Vers Philis je marchais la carafe à la main,
Mais hélas un fantôme, arrêtant mon chemin,
Me fit tout renverser sur sa toilette jade.

Encore une autre fois, lui tendant mon briquet,
Philis me demandant du feu pour sa khédive,
Je fus le jouet gourd d’une ombre intempestive :
Le chapeau s’enflamma, bords, voilette et bouquet.

Mais le plus triste fut, si vous voulez m’en croire,
La nuit où je devais dévoiler son bijou,
Quand j’entendis Philis gémir à rendre fou
Mais ce n’était pas moi près d’elle. Quelle histoire !

*

XVI
La bague zinzolin

Revenant de Louxor, après Alexandrie,
Où nous avions passé notre lune de miel,
Philis et moi devions fonder sous notre ciel
Un bercail idyllique, une oasis fleurie.

Mais elle remportait dans ses bagages pleins
La malédiction d’un pharaon sévère,
À cause d’une bague estampillée au Caire
Qu’adornait une gemme aux reflets zinzolins.

Cet objet provenait d’un caveau millénaire
Et des esprits chagrins d’outre-tombe, offusqués,
Traversèrent la mer avec nous embarqués
Pour recouvrer le bien royal et funéraire.

Comment aurais-je pu me douter un instant,
En découvrant caché dans notre garde-robe
Un décharné quidam, quasi nu, l’air improbe,
Que c’était le gardien du tombeau mécontent ?

*

XVII
Le conseil

C’était un cimetière immobile et serein
Dont les alignements de tombeaux près des arbres
Donnaient un air de rue endimanchée aux marbres
Sous les nuages bas du soir, dans le serein.

Philis se promenait sans but dans les allées,
Pensant à notre amour qui la faisait souffrir.
Dans le moment d’un long et luctueux soupir,
Elle vit une stèle entre des azalées.

L’épitaphe ternie, en vers alexandrins,
Signalait que le mort avait été poète.
Philis, interrompue en sa marche inquiète,
Étonnée, entendit des murmures chagrins.

Elle crut que quelqu’un lamentait le rhapsode
Mais, ne voyant personne autour, elle comprit
Que c’était le défunt qui de son cœur contrit
Répandait l’amertume en strophes dans une ode.

Il pleurait qu’on ne pût l’entendre déclamer
Sous terre. Mais voyant que ma Philis, surprise,
Ne prenait point ses maux pour le son de la brise,
Il la considéra, se remit à rimer :

« Ne craignez point ce mort que je suis et qui pleure !
Philis, puisque pour vous les tombeaux ont des voix,
Signe que votre cœur est profond, je vous crois
Susceptible d’entendre un conseil à cette heure.

« Je lis en vous, je sais que vous aimez quelqu’un
Qui, certes moins sublime, en tout cas me ressemble :
Un barde. Écoutez-moi. Quand vous êtes ensemble,
Il trouve qu’un ménage est pot-bouille, est commun.

« Mais quand vous le quittez, il est mélancolique,
Tombe en dépression et ne se connaît plus.
Tous ces retournements, ces vœux irrésolus
Causent bien de la peine à votre âme angélique.

« Voici donc mon conseil : préparez un poison
Et versez-le ce soir dans son bol de tisane.
Sur sa tombe changez la fleur quand elle fane,
Et quand sonne la cloche ayez une oraison. »

Le sépulcre se tut, Philis restait pensive.
Le crépuscule était à l’horizon carmin.
Philis branla du chef et reprit son chemin.
Ma tisane ce soir avait un goût d’endive.

*

XVIII
Une visite

Philis pousse la grille épaisse du manoir,
S’avance dans le parc aux formes convulsées
Éprouvant que la suit un aubépinier noir,
Que se penchent des ifs aux branches hérissées.

Elle frappe à la porte en haut du grand perron
Et l’airain retentit dans le couchant grisâtre.
« Entrez, je vous annonce à monsieur le baron. »
Le valet la conduit au salon, près de l’âtre.

Le feu crépite et mord la pierre du foyer,
La flamme jette un cercle auréal sur les choses,
Sabres, objets de culte… Elle voit ondoyer
Derrière les carreaux polychromes des roses.

« Merci – c’est le baron, haut et puissant – je suis
Impatient d’entendre, après combien d’années ?
Des nouvelles de vous, impatient, et puis
En vous voyant je crois mes fautes pardonnées. »

Philis : « J’ai trop longtemps différé de vous voir. »
Elle tenait caché sous ses flots de dentelles
Un pistolet, le sort, tire sans s’émouvoir.
Le baron touché heurte un bougeoir à chandelles.

Le feu prend au tapis et le baron mourant
S’écroule sur Philis à dessein : « Chère amie,
Vous brûlez mon château, c’est tout à fait navrant,
Mais vous ne vivrez pas après cette infamie. »

*

XIX
Alfred ou Le disparu

« Entrez, je vous annonce à monsieur le marquis. »
Celui-ci, confiné dans son laboratoire,
Tentait de ranimer, les yeux sur un grimoire,
Un cadavre au moyen des instruments requis.

« Demoiselle Philis demande une audience. »
Le marquis reposa le cerveau dans son bol,
Posa son tablier, rajusta son faux-col.
« Que me vaut donc l’honneur de cette conférence ? »

Philis n’avait plus eu depuis presque deux jours
De nouvelles d’Alfred, son fiancé ; la crainte
Qu’il lui fût arrivé quelque fâcheuse atteinte
L’avait conduite alors chez le marquis d’Ancours.

Car il était son oncle, et sa grande influence
Pourrait sans doute faire apprendre à ses neveux
Ce que tramait Alfred et soulager l’affreux
Malaise où se trouvait Philis en son absence.

Le marquis écoutait en faisant tournoyer
Une chaîne de montre en or. Or cette chaîne,
Détail déconcertant, ce n’était point la sienne :
C’est la chaîne d’Alfred qu’il faisait ondoyer.

Le fiancé perdu se trouvait dans la cave
Du vieux château glacé, vidé de ses boyaux,
Le corps nu traversé de bobines, tuyaux,
Et le cœur dans un bol comme une betterave.

*

XX
Edgard ou Le revenant

« Entrez, je vous annonce à monsieur le vicomte. »
Philis entra, de noir vêtue : elle était veuve
Et venait rechercher en cette dure épreuve
Du réconfort auprès de son oncle Géronte.

Informé, celui-ci quitta le souterrain
Où touchait à son but sa grande expérience :
Il était parvenu, non sans persévérance,
À rendre après la mort sa vie à l’être humain.

« Mon enfant, vous pouvez, en ce terrible drame,
La disparition de votre cher époux,
Compter sur ma tendresse indéfectible et vous
Et moi prierons souvent pour la paix de son âme. »

Cependant, au sous-sol, un rat s’introduisit
Dans le laboratoire et bouscula des fioles
Dont l’une se vida dans trois, quatre alvéoles,
Si bien qu’un court-circuit fâcheux se produisit.

L’appareil qui gardait le ranimé placide
Fut détruit et le mort se réveilla, vivant.
Alors, de son fauteuil de plomb se soulevant,
Il arracha les fils d’un long solénoïde

Qui tortillaient joignant un énorme alambic
Où glougloutait une eau rougeâtre et viscérale,
Referma la calotte à nu sur l’encéphale,
Dégrafa sur son tronc les bouchons de mastic,

Puis monta l’escalier ainsi qu’un somnambule…
Et tandis que Philis évoquait son Edgard,
Devant elle il parut, nu comme un ver, hagard !
C’était le ranimé du vicomte incrédule.

En voyant le mari qu’elle avait enterré,
Philis reçut au cœur une attaque fatale.
Mais Edgard n’avait plus d’activité mentale
Et le vicomte en fut extrêmement navré.

*

XXI
L’aquarium

Philis, tombant un jour dans notre aquarium,
Ne sortit plus de l’eau, convertie en sirène.
Je la voyais nager et j’avais de la peine,
Faillis devenir fou, mangeai de l’opium.

Elle vivait avec les poissons télescopes,
Les clowns, le poisson rouge et les tétras néons,
Les poissons ressemblant à des caméléons,
Le poisson pompadour, les ablettes cyclopes.

La nuit elle dormait dans les algues du fond,
Se levait le matin, frétillant de la queue,
Qu’elle avait scintillante et verte, pourpre et bleue,
Et d’un coup de laquelle elle faisait un bond.

Elle couvrait ses seins de fragments de coquilles
Et chantait des chansons seule sur un corail.
Parfois une nageoire offrait un éventail.
Ou bien elle tressait des colliers de brindilles.

Elle ne voyait plus les corps extérieurs,
Le salon dont je fis ma chambre par amour,
Pour ne point la quitter de nuit comme de jour.
Et j’étais toujours là, mais elle était ailleurs.

Alors je n’y tins plus et plongeai dans cette onde.
Mais c’était un banal objet d’appartement,
Un simple aquarium conçu pour l’agrément,
Qui céda sous mon poids et répandit son monde.

*

XXII
Philis ΑΩ

Philis a surmonté les meubles Ikéa,
Ouvert dans les tiroirs des parenthèses louches,
Après m’avoir chassé du monde m’agréa,
Philis a mis de l’eau dans le vin de nos bouches.

Elle a donné du pain aux moineaux disparus
Et dit tous nos secrets à des extraterrestres,
Couvert de graffitis savants mais incongrus
Les parois en lapis de pagodes rupestres,

Menti deux fois de trop, une fois pas assez,
Donné sa langue aux chats magiciens de Thèbes,
Met les pieds dans les plats quand ils sont épicés,
Raconte mes soucis à d’ambigus éphèbes,

Broyait du noir avant de me casser les pieds
Et mange de la vache enragée à quatre heures,
Rendu tous mes amis pour moi très inquiets,
Tient ses dadas fondus pour des forces majeures.

Philis – le correcteur dit Philips ! – a vécu
Comme le dieu Janus et le chat à neuf queues
Et vivra telle un coq en patins au mont Q.
C’est la poule aux œufs d’or sous les yeuses bleues.

*

XXIII
Les chats magiciens

Philis a déchiffré les pierres somnambules
Des chats magiciens, une nuit sans sommeil.
Ils tenaient leurs pouvoirs de fines libellules
Qui dansaient autour d’eux, poudroyant au soleil.

Elle a trouvé les plans de leurs jardins de palmes,
Leurs temples sur les toits, leurs bains hypogéens,
Et publié leurs jeux sur les terrasses calmes
Au bord du Nil, devant les dieux cyclopéens.

Ils avaient pour la lune un culte diaphane
– Sa lumière ondoyait dans leurs grands yeux dorés,
Leurs yeux de péridot vert et de cymophane –
Et lui chantaient, les nuits claires, des chants sacrés.

Elle a pris dans ses bras leurs poudreuses momies
Qui portent des colliers de faucons et d’ibis,
Et ces gris, menus corps font aux académies
Pousser des cris de joie aux succès de Philis.

*

XXIV
La conférence

Philis a découvert des peuples troglodytes
Dans les gouffres couverts de forêts. Inconnus,
Ils sont petits, blafards et mangent des termites,
Ne font jamais la guerre aux rats et vont tout nus.

Pour s’éclairer ils ont des champignons magiques,
Pour dormir des crapauds qui bercent leurs hamacs.
Philis a recueilli maints faits phrénologiques,
Ramené des objets culturels dans des sacs.

Notre premier regard fut à sa conférence.
Le grand amphithéâtre était plein à craquer,
L’auditoire conquis. Philis vit ma souffrance :
Mes souliers trop étroits me faisaient suffoquer.

*

XXV
Intérieur

Dans ses tiroirs Philis a des têtes réduites.
Une momie occupe un placard à balais.
Les Tables de la loi, poudreuses, décrépites,
Trônent au débarras, avec des minerais.

Le matin, pour saisir dans l’étroite cuisine
Le grille-pain, il faut pousser des parchemins.
Le soir, en soulevant les draps, une sabine,
Un marmouset sont là, sans les pieds ni les mains.

Je vais aux cabinets, un magot y ricane
Et la forte Vénus de Milo tend ses bras.
La Vénus hottentote au vestibule fane
À côté d’un atlante et du plus grand fatras.

Le salon croule, enfin, sous les plats funéraires,
Les fibules d’airain, les colliers sans couleur,
Les quipous emmêlés que nombre d’antiquaires
La tueraient pour avoir (mais ils n’ont point cet heur).

Car Philis est l’insigne, immense archéologue,
Ethnographe, écrivain dont le monde savant
N’a point connu l’égal depuis le Décalogue.
La poussière est partout dans cet antre émouvant.

*

XXVI
Je l’ai tuée

Philis, à son retour du centre de la terre,
Devint d’un coup célèbre et passait au journal.
Ce fut à ce vibrant moment de sa carrière
Qu’elle me demanda ma main, c’était fatal.

J’en fus bouleversé, ne savais plus que dire,
Faillis m’évanouir, c’était un jour si beau
Que je m’abandonnai, joyeux, à son empire ;
Elle me fit passer à son doigt un anneau.

Et nous nous promenions sous les flashs de la presse,
La grande exploratrice et son affable époux.
Elle devint ministre, elle devint mairesse,
À longueur de journée elle palpait des choux.

Quand elle m’attacha, comme elle était distraite,
La laisse de Médor, je posai sur son cou
Mes mains et je serrai, sa langue violette
Sortit, le monde sut à quel point je suis fou.

*

XXVII
Voyage dans le temps

Philis a remonté le temps jusqu’au bonheur.
Là-bas elle nous vit, elle et moi, nous sourire.
Elle s’est vue entrer dans l’amoureux délire.
C’était comme un absurde et plaisant film d’horreur.

Tout devenait terrible, hallucinant, orphique ;
Le moindre geste avait des répercussions
Capables d’étouffer dans leurs commotions
Nos cœurs qui se créaient un talisman magique.

Les rêves les plus beaux suivaient le cauchemar
Le plus stupéfiant, la mort inéluctable
Le matin faisait place au futur délectable,
La feinte inimitié convertie en nectar.

Philis repartit donc à bord de sa machine
Et jamais plus n’osa dire le mot « bonheur ».
Cette régression à l’amour enchanteur
Était relativiste et vit une ruine.

*

XXVIII
Crépuscule

Philis en son manoir aux vitraux de couleurs
S’assied dans l’oriel quand le jour s’évapore
Au-dessus du jardin, tel un parfum de fleurs
Se calfeutrant sans bruit, comme nard dans l’amphore.

Elle lit un poème envoyé par amour
Ainsi que chaque soir, dans les longs crépuscules,
Et presse le papier contre son corset pour
Que le poète écoute un vol de libellules.

J’entends sous le ciel sombre aux rideaux de grenat
Sur des ailes de tulle un sanglot disparaître,
Et les cyprès du parc, l’onyx et l’incarnat
S’enfument, le château dans leurs bras s’enchevêtre.

Bonne nuit, ô Philis, que tes rêves soient beaux.
La géode où tu vis, candide prisonnière,
Lance un dernier éclair d’hypnotiques cristaux
Sur la table de lit et j’éteins la lumière.

*

XXIX
Flamenco

Philis dansait le flamenco
Quand elle croyait à la vie,
Mais sa vie est un fiasco :
Danser, elle n’a plus envie.

Elle tapait dur du talon
En cliquetant ses castagnettes.
Las ! retirée en son salon,
Philis peindra des pâquerettes.

Elle avait du manzanilla
La fraîcheur pure et gouleyante,
Lisait Lucrèce et Zorrilla
Car elle était intelligente.

Je ne sais quel poète ingrat
La dégoûta des bagatelles.
Pour que le miracle opérât,
Il eût fallu d’autres bretelles.

Pour le bonheur de ce volcan,
Il fallait un monde moins poire.
Ici l’infâme french-cancan
Seul eût assuré sa victoire.

*

XXX
Flamenco (2)

Quand elle croyait à la vie,
Philis dansait le flamenco.
Mais sa vie est un fiasco :
Danser, elle n’a plus envie.

Son long châle tourbillonnant
Comme le flot de sa parure
Semblait du feu sur une armure,
Ses traits un casque rayonnant.

En mordant l’œillet écarlate,
Elle foudroyait le plancher
Du talon, comme pour ficher
Des clous dorés dans chaque latte.

Aux enthousiastes « Olé ! »
Des cœurs charmés par ce génie
De l’air en sa cérémonie
Elle ondulait, serpent ou blé.

Et tandis que ses doigts d’argile
S’ouvraient en incantations,
Son œil plein de libations
Scrutait la nuit d’un air hostile.

Les castagnettes de noyer
Claquaient des dents et la guitare
Mordue avait son de cithare ;
Frappée au pied, l’air d’aboyer.

Philis a ce feu dans les veines
Mais le plus souvent les volcans,
Comme ceux peints sur des écrans,
Dorment bleus au-dessus des plaines.

*

XXXI

Oui, ma Philis, le monde est poire !
Je te le dis quand je suis fort,
Quand je suis ancré dans le port.
Sinon je vois son âme noire,

Je vois son âme et j’en ai peur
Car elle est dure, est diabolique.
Que le fou moque ma panique,
Lui qui fait régner la terreur.

Qu’il brocarde, son avanie
Est très naturelle à l’état
D’injurieux potentat,
Tout le reste est neurasthénie.

Je tremble de sa profondeur
Où rampent des monstres notoires !
Or ses réflexions sont poires,
Mais son ridicule fait peur…

*

XXXII
Photos

Elle me montrait des images
Du temps de son bonheur passé.
Son sourire immortalisé
Me transportait dans les nuages.

C’était : « Tout ce que nous pourrions…
Soyons une carte postale,
Sur ma joue ardente et loyale
Pose ta joue et sourions. »

Pour que je sache, que je voie,
C’était : « Regardons l’objectif,
Que sur nous le temps fugitif
S’arrête et nous verrons la joie. »

Mais entend-elle mon soupir ?
C’était : « Mon cœur, prenons la pose.
Nous contemplons la même chose,
Le petit oiseau va sortir… »

Vous ne nous verrez pas, vous autres,
Sourire à ce petit oiseau
Car notre amour était trop beau,
Si nos pleurs ressemblent aux vôtres.

*

XXXIII
Fatma

Fatma jouait à la poupée
Mais un génie était dedans,
Un djinn, peau bleue et longues dents :
Le jouet, un jour, l’a coupée.

Elle nourrit un chat errant
Mais c’était l’esprit d’une goule :
Voilà que la bête s’enroule
Autour de sa tête en serrant.

Une fois, une vieille femme
Reçut quelques soins de Fatma :
C’était la masque Naïma
Qui voulait lui prendre son âme.

Pour tous vient le temps des amours,
Mais quand Fatma perdit la tête
Ce fut pour un fou de poète
Qui lui joua de mauvais tours.

Fatma, pourquoi la destinée
S’acharne-t-elle contre toi ?
Est-ce que tu n’as pas la foi ?
Es-tu contre Allah obstinée ?

*

XXXIV
Intérieur (2)

Philis, fouillant à Baalbek,
Trouva des soucoupes volantes.
Les manettes étaient collantes,
Le réservoir était à sec.

Découvrant un temple en ruine,
Elle vit sur son détecteur
Dans une cage d’ascenseur
Des boutons d’étage en platine.

Elle exhuma le restaurant
À côté de la patinoire
Où se trouvait l’idole noire
Qui contentait le plus offrant,

D’un très complexe sarcophage
Sortit le corps en mouvement,
Pour l’exposer au Parlement,
D’un Martien anthropophage,

Et surtout entra des silex
Couverts d’étranges pétroglyphes
Ou de vagues traces de griffes
Dans une banque de codex.

Le soir venu, mais à pas d’heure,
Elle sifflait un canzone,
Nous faisait du poisson pané
Avec du riz au sel et beurre.

*

XXXV
Philis et Méduse

Philis, sa pochette à la main,
Un jour entra chez la Méduse,
Se frayant folâtre un chemin
Dans une ténèbre diffuse.

Entendant un bruit de serpents,
Elle se remit de la poudre.
Hélas, c’étaient les rampements
De la Gorgone à l’œil de foudre.

Quand celle-ci soudain parut
Dans son dos, Philis fut surprise
Et tressaillit car elle crut
Qu’on voulait lui faire une bise.

Et le miroir du poudrier,
Dans ce tressautement fugace,
Surprit le regard meurtrier
Avant qu’elle fît volte-face.

Si bien qu’elle eut devant les yeux
Une statue aux traits horribles.
Ce que vit Persée, envieux,
Qui fit des récits contemptibles.

*

XXXVI
Fatma Hanim

« Donnez-vous la peine d’entrer,
Je vais dire à Sa seigneurie
Que La requiert sans différer
Fatma Hanim. Je vous en prie. »

Fatma posa son pied fatal
Sur le seuil du manoir gothique.
Les éclairs dans le soir brumal
Zébraient la nuée hydropique.

Les appartements élégants
Ostentaient l’antique et le faste,
Des narguilés, des yatagans,
Des parchemins, science vaste.

Le bacha parut aussitôt :
« Quel plaisir, matmazel ! quelle aise !
Je prends dans sa manche à gigot
Votre main candide et la baise. »

Après les affabilités,
Fatma parla sans équivoque :
Le sultan et ses prévôtés
Blâmaient les mœurs de leur époque.

Qu’un gouverneur gardât pour lui
Les trésors de fouilles savantes,
C’était le désordre, aujourd’hui,
L’amenant affaires cessantes.

Comprenant qu’il était perdu,
L’administrateur malhonnête
Saisit un sabre suspendu
Et voulut lui fendre la tête.

Mais Fatma Hanim esquiva
Ce traître coup, et sa riposte,
Cinglant le scheik, le souleva
En vol plané contre une imposte.

Oui, Fatma Hanimefendi
Abattit cette contrebande,
Dépêcha devant le cadi
Le bacha perfide et sa bande.

*

XXXVII

Après des études brillantes,
Un poste à l’université
Couronna sa ténacité,
Ses connaissances éclatantes.

À ce pupitre doctoral
Elle aurait formé la jeunesse
Aux divins trésors du Permesse,
Mais la chienlit lui faisait mal.

Elle entra dans un ministère
Et se noya dans du papier ;
N’aimant le comique troupier,
Elle abjura cette Cythère.

Dans un idiome étranger
Elle composait des poèmes,
Des pépites d’or et des gemmes,
Qu’il aurait fallu corriger.

Enfin, un barde fut fou d’elle,
Fut rendu chèvre par l’amour.
C’était un papillon d’un jour,
Il ennuya bientôt la belle.

Alors elle prit des pinceaux
Et se lança dans la peinture,
Ce qui convient à la nature
Quand elle a brûlé ses vaisseaux.

Les fleurs s’effeuillent dans la brise,
L’automne efface leurs couleurs.
Ce qui les arrose de pleurs,
Cette eau peut-être les irise ?

.

3/ Le sylphe

.

Je descendais de mine en mine au centre de la terre où les gnomes forgent la fameuse clé d’or qui ouvre toutes les portes et tous les coffres
(Aloysius Bertrand)

.

XXXVIII
Je n’ai pas voulu t’effrayer

Non, je n’ai pas voulu t’effrayer, bel oiseau.
Quand vers la branche en fleurs au-dessus du ruisseau
Je tendis plein d’espoir la main, à quoi pensais-je ?
Pouvais-tu ne point voir dans cette main un piège,
Bel habitant de l’air et mon enchantement ?
Je crois que je voulais être branche un moment,
Être rameau pimpant bercé sous ton plumage
Par les trilles accorts de ton joyeux ramage.
J’aurais voulu servir de base à ton envol ;
Retenu par destin à la force du sol,
Au moment où tu vas dans l’air, vive étincelle,
J’aurais senti voler mon âme sur ton aile.
Et j’ai tendu la main, mais tu n’es point venu
T’y poser car je tremble et mon cœur est à nu
Et les fleurs que je tiens par moi furent coupées
Et je presse en mes yeux des larmes agroupées.

*

XXXIX
Le haschichin

Dans les grésillements de la résine brune
Que l’homme aux coutelas damasquinés pétune,
Il entend les houris jouer du tambourin
Comme si, déployé sous un grand tamarin,
Un banquet mirifique époinçonnait son âme.
Et dans les rougeoiements de la dansante flamme
Qui s’enfle quand il boit l’acerbe tourbillon,
Il voit d’une ceinture écarter l’ardillon,
Sa chute dévoilant des nudités secrètes.
Le château suspendu comme un nid sur les crêtes
Du Mont Liban renferme, en cette heure d’onyx,
Tout ce dont le Firdaus regorge, en bleus oryx,
Vertes palmes, zéphyrs, ruisseaux, et belles vierges
Pour qui se projeter au-devant des flamberges,
Par celles-ci fauché plongeant, sans un regard,
Au défaut de l’armure un fulminant poignard,
Est délicate cour d’amour, galanterie
Appelant des faveurs de cœur et de féerie,
Des sourires miellés et des embrassements,
Des voluptés sans fin, dans les grésillements…

*

XL

Tu ne m’as pas offert avec la connaissance
Le rêve.
Je n’avais nul besoin de sortir de l’enfance
Ni d’Ève.

D’étranges souvenirs de paroles, de choses
Me tuent.
Par toi je découvris qu’il existe des roses
Qui puent.

*

XLI
La serpillière

L’infâme serpillière exhalait son poison
Sur la rambarde vile et je versais des larmes.
J’avais pour me répondre une ignoble poison ;
Locataire affligé, quelles étaient mes armes ?

Le règlement disait que c’était interdit,
Mais nul n’avait de mots pour la beauté foulée
Aux pieds par l’égoïsme invétéré, maudit,
Pour la blanche colombe au cloaque roulée.

Je le paye, ce toit : serais-je un animal ?
Ô cette humanité qui ne veut pas entendre
Le cri des yeux brûlants sous l’acide du Mal
Et laisse suffoquer un cœur poète et tendre !

Plût au ciel que la Nuit recouvrît l’univers,
Que je ne visse plus l’abominable outrage
À l’aigle trop altier qui plane dans mes vers.
Je demande la paix, on m’impose la rage.

Quand la raison défaille, à quoi servent les mots ?
Une chambre, est-ce fait pour y souffrir l’insulte ?
Qu’ai-je besoin d’un lit si je vis sans repos,
Comme un chrétien fervent dépouillé de son culte ?

Ah, dans ce règlement enveloppez mon corps :
Puisque son idéal n’a pu sauver ma vie,
Qu’au moins le papier blanc couvre ces rêves morts.
Je paye pour la chambre où l’on me crucifie.

Syndic, ô mon ami, merci de ta pitié :
Nous ne pouvons agir dans ce noir labyrinthe
De lois mais, en m’ayant de leur encre essuyé
Les yeux, tu soulageas un peu ma morne plainte.

Jésus avait la Croix, pour moi c’est un balai,
Tout poisseux, écœurant ; la même voix flébile
Émane de tous ceux qui souffrent : j’appelai
Au secours un héros juridique et débile…

Comme Lui, je pardonne à l’inepte bourreau
Qui fit de ma chambrette un enfer sans remède.
Qu’aux dévoués du Bien qui, sortant du bureau,
Retournent à l’abîme un Dieu bon vienne en aide.

*

XLII
Perdu dans l’ascenseur

Perdu dans l’ascenseur qui descend à la cave,
Je ne sais quel bouton presser de mon doigt gourd.
Je pense entendre un air nasiller d’un ton grave :
Veut-il me rappeler que je ne suis pas sourd ?

Quand viendront les beaux jours, nous irons à la pêche.
Solitaire, je pars au trentième sous-sol,
La nuque raide, humide, et la bouche un peu sèche.
Quand les beaux jours viendront, j’ouvrirai mon faux-col.

Les palmiers ont des mains pour bercer mes fenêtres.
Je descends le chemin d’un cercueil en métal ;
L’électronique et l’art sont devenus nos maîtres,
Comme dans les w-c d’un tragique hôpital.

Pleurez-vous de chagrin ou de joie infernale ?
Sait-il, cet ascenseur, qu’il me manque une clé
Pour ouvrir dans l’abîme une porte fatale
Et qu’il faut revenir sur nos pas, désolé ?

Entends-moi, Manticore obsédante de câbles,
Ce voyage inutile est de l’argent perdu,
Comme un bateau géant naufragé dans les sables.
Quel chien voudrait d’un os où ta gueule a mordu ?

Pourquoi refusez-vous d’écouter ce prophète ?
Personne n’est parfait, quelle mince raison.
Si vous ne croyez pas en Dieu, c’est un poète,
Et si vous y croyez il dit une oraison.

Venez vite me voir, je n’ai plus rien à dire.
Saurez-vous déjouer le sort indifférent ?
Pouvez-vous concevoir la promesse du pire ?
Sait-il qu’il faut monter, cet ascenseur errant ?

Force la gravité ! Plus que vingt-cinq étages.
Où qu’aillent les oiseaux, ils traversent la mer.
Au temps des parchemins on ignorait les pages.
Perdu dans l’ascenseur qui compacte l’éther.

*

XLIII
Du sang sur le bitume

En l’an cinquante-neuf après la grande éclipse
De la Grille, par quoi s’ouvrit l’Apocalypse,
Nos motos sillonnaient le bitume craqué
En chasse d’un troupeau fugitif et traqué
Au milieu du Désert de la soif et du doute,
Quand un clan ennemi s’approcha sur la route.

Je sortis mon canon scié de son fourreau
Et visant un barbare à l’aspect de taureau
Lui fis voler la tête en éclats comme un cake
Ou comme une citrouille ou comme une pastèque
Et sa moto faucha trois de ses compagnons
En glissant sur l’asphalte, où leurs corps moribonds
Se firent sillonner par les fumantes roues
Comme les vagues par de furieuses proues.

Quand les deux escadrons se fendirent alors,
Chaque homme s’efforça de faire autant de morts
Qu’il pouvait, en frappant et de gauche et de droite
Avec la barre à mine et la massue adroite
Et la chaîne sifflant dans l’air comme un serpent.
L’un d’entre nous, debout sur l’engin le portant,
Abattait sur les corps sa lourde tronçonneuse
Et son pilote en fut couvert de chair visqueuse.
Par un bossu hideux je fus presque empalé
Sur un angon crochu qu’il avait barbelé,
Mais j’esquivai le coup et de mon poing véloce
Muni d’un pieu clouté lui dégonflai sa bosse.

Et de cette façon nous étant traversés,
Ceux qui ne gisaient point au milieu terrassés,
S’arrêtèrent, chacun considérant ses pertes.
Or nous étions vainqueurs. Les montagnes désertes
Entendirent le cri puissant et triomphal
De nos thorax couverts de cuir et de métal.
Par les lois de la guerre, à notre seule troupe
Revenait, absolu, le guerdon de la soupe,
Le troupeau fugitif acquis aux triomphants,
Et nous partagerions hommes, femmes, enfants.

*

XLIV
Pastorale

L’esprit ne veut pas vivre au milieu des idoles,
De l’encens que les fous répandent dans la nuit,
Des grimaces de monstre et des kermesses folles
Et des convulsions de la chair, et du bruit.

Il ne peut vivre avec le sang des sacrifices
Poissant l’ourlet soyeux de son manteau royal,
Ni dans l’antre flambant suintant des vénéfices,
Ni parmi les danseurs au coup d’œil bestial.

Ce que les agités dévorent avec joie
Lui causent de l’horreur, étant un pur poison ;
Le mets dégoulinant que leur molaire broie
Les hante de sa lourde et sombre exhalaison.

Et cette frénésie insensible, mauvaise,
Sans la moindre bonté, c’est toujours un fléau
Pour l’esprit, que dégoûte une masse de glaise
Faite hurlante houle et crépitant flambeau.

Aussi n’ai-je de bien que, dans la solitude,
Un asile où le souffle épars du vent léger
À la feuillée imprime avec sollicitude
Le bercement que prise une âme de berger.

Je n’offenserai plus ces rampantes croyances
Ni ces rites rampants de ma présence ici,
Car je veux conserver d’exorables tendances,
Et se défendre d’eux est un trop grand souci.

*

XLV
Le sylphe

L’exquis bruissement du vent dans la feuillée
M’apportera du sylphe à ce jardin loyal
La pensée en chaque herbe et fleur éparpillée.
Le sylphe de mon rêve est l’invité royal.

On n’entend plus le son de la claire fontaine
Qui tintinnabulait jadis entre les buis.
Ce jardin de légende accompagne ma peine,
Le souvenir des jours et du bonheur enfuis.

Comme la perle dort sous l’arc-en-ciel de nacre,
Le sylphe est dans les bras des marronniers bercé
Et le chœur des oiseaux plein d’entrain se consacre
À conduire ce mage enfant vers son passé.

La nuit vient sur le dos d’une panthère lente
Qui voit les vers luisants s’envoler de leur trou.
Moi je vous redirai ce que la lune chante
Pour endormir le sylphe à côté du hibou.

*

XLVI
Le canard

Dans la mare vivait avec ses frères bruns
Un caneton jaunet dont je fis mon étude.
La mère, une colvert aux attributs communs,
Acceptait sans broncher la dissimilitude.

L’albinos devint blanc mais sale en grandissant ;
On sentait que le bistre avait la fantaisie
De percer sur ce corps candide, lactescent,
Et je m’inquiétai de cette apostasie.

Hérissé, son duvet semblait embroussaillé,
Toujours, aurait-on dit, maculé d’eau boueuse ;
Le charmant caneton si gaîment habillé
Prenait une apparence aberrante, douteuse.

Je le crus dévoré de poux et puces d’eau
Et le voyais déjà mort sur la canardière.
Comment un si pimpant, si joli canardeau
Pouvait-il se muer en son complet contraire ?

Plus tard je le revis : c’était un canard fait,
Albe comme la neige et beau comme un archange,
Son plumage éclatant sur l’onde triomphait,
Le plus bel animal qui foula cette fange.

J’eus conscience alors que nos adolescents,
Nos jeunes gens sont laids, ridicules, grotesques
Comme le canardeau ; mais en outre, indécents,
Ils causent et par là sont proprement dantesques.

*

XLVII
Conquête

Sur l’Orénoque en fièvre un vol de goélettes
Paraissait un nuage invincible d’argent,
Tant scintillait le fer hérissé, réfulgent
Des harnois sur le fond des vases violettes.

Le faciès conquêteur perlé de gouttelettes
En méandres sondait le barathre émergent.
La brume s’éclaircit autour du contingent ;
Sur la rive, empalés, ricanaient des squelettes.

Don Gonzalve a quitté la cour pour ces horreurs,
Les belles de Castille et les fêtes de fleurs
Pour le jaguar sanglant à la gueule de sphinge.

Et loin des cités d’or et de maravédis,
Obsédé par l’effroi des hurlements de singe,
Il songe au casque blond de Doña Gertrudis.

*

XLVIII
Le barde

Il m’a fallu beaucoup souffrir pour être barde !
Car mon chant était lourd, si le cœur était vif.
Je ne savais tirer qu’un son aigre et poussif
De ce luth confié par les dieux à ma garde.

Ils voulurent qu’au fond de l’âme je regarde !
Pour émouvoir, ma voix avait le ton plaintif
Mais il manquait l’accent généreux, expansif ;
Je n’étais qu’un enfant à qui son rêve tarde.

Alors ils m’ont fait voir dans l’immense chagrin
Une rose : les pleurs amers étaient l’écrin
De cette fleur si belle en sa robe d’épines.

Et je gémis, voyant que l’Art doit consoler
Ceux qui sur cette terre habitent les ruines
Et jamais ne sauront comme l’oiseau voler.

*

LXIX
Le chaudron

Dans le chaudron bouillonne un breuvage fétide
D’où monte une vapeur bleuâtre en tourbillon.
Une masque se penche au-dessus du liquide
Et goûte à la cuillère un doigt de ce graillon.

Elle remue encore et des formes étranges
Affleurent par moments, crevant le suc épais ;
Ce sont des os, des yeux, des squames, des mélanges
De chairs que palperont je ne sais quels palais.

Un chat étique et borgne accroupi sur des bûches
Attend les rogatons du lugubre fricot,
Les rats dissimulés sous des tessons de cruches
À l’affût eux aussi de quelque fond de pot.

La masque en s’agitant fait voler ses guenilles,
Son rictus inhumain est de plus en plus fou.
Dans la forêt profonde où crissent les chenilles,
Sous la lune on entend boubouler le hibou.

*

L
Le chaudron (2)

Dans le chaudron glougloute une soupe infernale
Que la masque remue avec emportement
Au moyen d’un gourdin long pour tout instrument,
Faisant de ses haillons voler le paquet sale.

Et plongeant dans les pots sur des planches à main
Sa serre de busard, elle jette à poignée
Des poudres et des sels, des toiles d’araignée,
Des viscères poissant sa peau de parchemin,

Des lézards, des crapauds, des contenus de fiole,
Tandis que d’un œil vert son Raminagrobis
Suit ces préparatifs fiévreux de Walpurgis
Avec la volupté d’un dieu cavernicole,

Oubliant sur le sol un boudin purulent,
Sa pitance du jour. La nuit est avancée.
C’est alors que paraît, la visière baissée,
Un errant paladin au heaume étincelant.

*

LI
Dans la forêt

Quel est donc ce vieillard vivant dans la forêt
Et qui semble écouter les arbres millénaires ?
Que lui chuchotent-ils ? quel sera l’intérêt
De leurs conseils de mousse et récits légendaires ?

Quel est donc ce naufrage et cette pauvreté ?
Ce n’est pas dans les bois qu’on trouve la fortune.
Qui porta ce débris de notre humanité
Sous les pins résineux argentés par la lune ?

Quelles ambitions détruites l’ont conduit
Loin de la grande arène où se mesure l’âme ?
La blessure profonde et s’éloignant du bruit
Fut-elle d’un ami ? fut-elle d’une femme ?

– N’approche pas cet homme, ô fils de nos péchés !
Il ne peut rien apprendre à ta soif de conquêtes.
Les malheureux vaincus à nos mains arrachés
Cherchent la solitude et meurent, pauvres bêtes.

Quelle tentation as-tu de l’écouter ?
Crois-tu comme en enfance aux contes de grands-mères ?
Crois-tu que ce vieux fou te pourrait apporter
Des secrets, des pouvoirs, des sciences austères ?

Oses-tu, par hasard, penser qu’en nous fuyant
Ce hère ait obtenu quelque belle victoire ?
Et que son abandon dans le tournoi bruyant
Lui fut payé de grâce invincible et de gloire ?

Il se lève au matin seul et se couche seul
La nuit sans que lutins, elfes, sylphes ou fées
Ne viennent égayer son sinistre linceul,
Ses robes en haillons par les ronces griffées.

Tout solitaire est fol et damné, ce lépreux
N’éprouve aucune joie en cette vilenie ;
Viens donc, c’est un proscrit et c’est un malheureux,
Il n’a point de soutiens et point de compagnie.

Retourne à ton manoir, à ta pompe, à tes jeux,
À tes amours… – Ces yeux de lumière profonde
Ont brûlé dans mon cœur la paille de leurs feux
Et je ne sais plus rien de ce temps, de ce monde…

Fatma va sur Vénus : Recueil de poésie

Écoutez : je vais vous dire des choses du cœur. (Hafiz, cité à l’exergue des Odes et Ballades de Victor Hugo)

Votre allure est chez lui si fière et si guerrière,
Que, tout roi qu’est le roi, son Altesse a souvent
L’air de vous annoncer quand vous marchez derrière,
Et de vous suivre, ô Cid, quand vous marchez devant.
(Hugo)

Portrait du poète en émir, par Marc Andriot (2023)

TABLE DES MATIÈRES

1) Quand j’étais mort
2) Je suis mort
3) Quelques souvenirs de la vie : Fatma va sur Vénus

*


QUAND J’ÉTAIS MORT

I

Où te cacher, mon cœur, pour que la foule atroce
Ayant pour le malheur un appétit féroce
Ne devine le sang de ta plaie ? Où mourir
Si je dois le silence à ton dernier soupir
Et qu’en tous lieux les ris mauvais des fous résonnent ?
Où vivre, avec ton mal ? Mes forces m’abandonnent.
Où vivre, avec ta peine ? Un si grand désarroi
Me transforme en statue et je demeure coi.
Où vivre, avec ta mort ? Sous cette forme humaine
S’est ouvert un abîme, et c’est une ombre vaine
À qui l’on croit parler et qui de loin répond,
Depuis l’inanité d’un cénote sans fond.
Avec ta mort où vivre ? À quelle fantaisie,
Dans cet effondrement, cette paralysie,
S’accrocher quand les murs sont couverts de ton sang ?
Et quand on me dira qu’il faut tenir son rang,
Que répondrai-je donc à ces belles paroles ?
Pour ta douleur sans nom tous les mots sont frivoles ;
Les encouragements, âpre dérision.
Depuis ce jour fatal de la collision
Avec la vérité, tu te traînes sordide
Vers l’ombre de ta fin et je fais, invalide,
Comme si j’avais tout mon vouloir, comme avant,
Sachant que m’abattra le premier coup de vent.
Allez ! ce sera beau de voir sur la chaussée 
Tomber ce mannequin et s’ouvrir, défoncée,
Sa carcasse futile, où l’on croyait un cœur
Vivant, mais ce n’était que cendre sans couleur.
Où vivre, avec ton cri mourant dans ces ruines,
Ton éploré fantôme embrassant des épines ?
Quelle vie en ce puits glacial, ténébreux ?
Allez, ce sera beau comme un amour heureux !

*

II
Quand j’étais mort

Quand j’étais mort d’amour et que, le cœur brisé,
Je marchais sous un ciel de plomb, tétanisé,
Ce jour où, gravissant la côte solitaire
Que les murs des jardins couvraient comme un suaire,
Le néant de la vie en moi se proclama,

L’impossibilité du rêve m’alarma,
Je sus, gelant mes pleurs au-dedans de moi-même,
Que je ne pourrais pas lui dire que je l’aime.

Quand j’étais mort d’amour et que mon cœur saignait,
Quand je n’étais qu’une ombre éteinte et qui feignait
De garder la lumière où se chauffe l’espoir,
Lampe de verre obscur dont le foyer est noir,
Quand j’étais mort et vous, ô témoins de mes gestes,
Prétendiez voir la vie en ces ultimes restes
D’un courant dissipé, d’un souffle évanoui,
N’étais-je pourtant pas plus vivant qu’aujourd’hui,
Quand j’étais mort d’amour, alors que tout s’efface
Et que j’ai dans la nuit sans amour une place ?

*

III

Vous ne me croyez pas quand je parle d’amour
Comme de ce chemin que l’on fait sans retour,
Comme si l’on pouvait vouloir finir sa vie
Quand la dévotion n’est pas d’effet suivie :
Vous jugez sans valeur ma définition,
Pour vous l’amour n’est point chose de passion.
Qui vous donnerait tort ? Tout s’arrange à merveille,
Que viens-je importuner de ma voix votre oreille ?
Pourtant, ce goût de mort à ma lèvre est réel.

Ça passe, dites-vous, c’est superficiel,
Un peu d’expérience efface l’amertume.
La nature a bon sens, cette peine est l’écume
Que dissipe un retour au monde pondéré.
Pourtant, ce goût de mort ne s’est pas altéré.

Les brises du printemps, un voyage agréable
Savent charmer l’esprit par leur concours aimable
Et le désabuser d’un futile chagrin.
Pourtant, ce goût de mort m’est une loi d’airain.

Il n’est guère de maux qu’un peu de temps ne soigne ;
Il guérit les amants dont l’être aimé s’éloigne
Et présente à nos sens d’autres objets plus doux.
Pourtant, ce goût de mort est moins fourbe que vous !

*

.

JE SUIS MORT

IV

Ce goût de sang, si pur que mon cœur s’est brisé,
Cet amour sans parole et jamais apaisé,
Cet amour qu’un soupir intangible a fait naître
Et que notre néant ne fera disparaître,
Cet amour dont je meurs, cet amour dont tu ris,
Cet amour dont les jours angoissés sont fleuris,
Pourquoi ? Que veut donc dire à nos voix éphémères
Ce cri d’éternité dans les larmes amères ?
Pourquoi ? Que nous faut-il trouver dans cette nuit,
Si le mépris revient et le remords nous suit ?
Pourquoi ? Ces mots, sans toi, que voudraient-ils bien dire,
Et sans toi que sera le nom que je dois lire ?
Je ne suis pas un homme à la hauteur des cieux
Pour trouver ton bonheur dans le bleu de tes yeux.
Ce qui n’a point de nom couvrira de tempête
La contrée où personne, y pensant, ne s’arrête.
J’ai mal de ta beauté plus que d’autres tourments,
De ton amour plus que de tous acharnements.
Il faut mourir, il faut fermer ce triste livre,
Car ton amour n’est pas pour ce qui voudrait vivre.

*

V

Si l’enfer est ce cercle où tu n’iras jamais,
C’est là que je veux être, ô femme que j’aimais.
Et si dans mon amour pour toi se trouve encore
Du feu, qu’il me consume, ô femme que j’adore.
Et si dans ton amour il reste encore un peu
De tendresse pour moi, brûle-moi dans ce feu.
Si dans le châtiment que tu m’es devenue
Tu vois de quoi pleurer, c’est ma blessure nue.
Et si dans ta tendresse il reste un souvenir,
Jette-le dans le vent, que je puisse mourir.
Et si je meurs demain, ô femme que je pleure,
Qui feras-tu pleurer, pour qu’à son tour il meure ?
Et si plus rien ne peut nous réconcilier,
Moi je ne suis qu’un homme et ne peux t’oublier.
Et si plus rien ne peut me rendre meilleur, comme
Je le fus avec toi, moi je ne suis qu’un homme.

*

VI

Ce qui naît en ce monde est abrogé d’avance,
La tombe ouvre ses bras au panier de l’enfance.
Que veux-tu donc de moi ? Ce que j’ai ruiné
Ne pouvait en ce monde être jamais donné,
Et nous avons eu tort de croire à ces promesses
Dans nos regards profonds et leurs vaines caresses.
Et je ne te suis pas non plus reconnaissant
D’avoir pu rendre heureux cet autre moi naissant
Qui n’a jamais été qu’un étranger sans âme.
Comme si je n’étais aussi né d’une femme.
Dans cette lassitude où je suis à présent,
Je me détache enfin, funèbre apaisement,
De cet esclave fou qui voyait dans tes rires
Des papillons voler et planer des vampires.
Que veux-tu donc de moi ? Le tombeau s’est fermé
Dès l’instant où mon cœur de soupirs s’est formé.

*

VII

J’avais la passion de ton image en moi
Et n’ai jamais voulu te demander pourquoi.
Ta vie était alors une simple inférence
Au milieu des calculs de mon indifférence,
Mais enfin le secret me devint évident :
Notre conjonction n’est pas un accident.
– C’est comme si, le jour où nous nous aperçûmes
De cela, le jour où sans plus douter nous sûmes,
Je m’étais approché le matin du miroir
Et t’y vis, ayant cru que je devais m’y voir ;
Au lieu de mon poil noir tes deux pommettes roses,
C’était ma passion qui déformait les choses.
Alors, quand la tempête aura tout abattu,
Rêves, chimères, tout, comment souriras-tu ?
Il ne restera rien des prémices dorées
Que pensant à nous deux nous avons adorées,
Que pensant l’un à l’autre alors que nous pleurions,
Étrangers, combattus, debout nous saluions.

*

VIII
Je suis mort

J’aurais voulu te dire à quel point je t’aimais ;
Si tu ne l’as pas vu, le verras-tu jamais ?
Si tu me crois vivant, puisque je suis la route,
Que ton esprit dissipe à ce sujet le doute :
Je suis mort.

                        Je t’aimais. Que veulent donc ces mots
Pour venir à ma bouche exprimer tant de maux ?
Je t’aimais, soupirais, je ne touchais plus terre,
Devenu transparent, une glace de verre,
Et ne sais même plus ce qui m’a fracassé
En débris infinis, un jour de mon passé.
Je suis mort, mais pourquoi tant de regrets encore ?
J’aurais voulu te dire à quel point je t’adore.
Je suis mort mais je t’aime encore, alors dis-moi
Pourquoi je devrais vivre en ce monde : pourquoi ?
Je suis mort mais je t’aime, alors, s’il te plaît, tue
-Moi, tue, ô prends ma vie insensée, abattue,
À défaut du bonheur que je t’avais promis
Et ne soyons jamais l’un pour l’autre ennemis.
Je suis mort, ma blessure était large et profonde,
Et maudit soit le jour où je vins en ce monde.

*

IX

Devant toi s’ouvre un monde où le bonheur est vrai,
Différent de celui dans lequel je pleurai.
Que verras-tu là-bas ? qui pourrait te le dire ?
Ici le cœur qui parle est un cœur qui soupire.
Ne laisse pas ce rêve orphelin, sans appui,
Car il verra le jour qui se cache aujourd’hui.
Tu le verras, ce ciel qui parle à ta tendresse,
Il ne reviendra pas sur sa belle promesse.
Ne laisse pas ce rêve inhabile sans soins,
Sans baisers, sans amour ses innocents besoins,
Donne à ce grand bonheur ta fidèle espérance,
Donne à l’ardent espoir le feu de ta souffrance :
Tu le verras, ce monde où le bonheur est vrai,
Différent de celui dans lequel je mourrai.

*

X

À tout jamais perdus, les oiseaux de l’amour
Par l’orage emportés n’auront pas vu le jour,
N’auront pas vu la mer, n’auront pas vu le sable,
N’auront pas vu, Philis, sur le rivage aimable
Les bosquets verdoyants du si riant abri,
Le refuge lointain d’où la vague a souri,
Le pays dont leurs cœurs se faisaient une image
D’un si grand réconfort au milieu du voyage.
Et je pleure avec toi leur essaim foudroyé.

Leur élan dans le gouffre accablant s’est noyé
Et je pleure sans toi ce désastre inutile,
Naufrage conscient dans la haine futile,
Catastrophe sans nom… Que crois-tu donc cacher
Dans un silence amer de tombe ou de rocher ?
Non, rends à ces oiseaux l’hommage de ta peine
Et soyons réunis dans la douleur humaine.

*

XI

Tant de serments détruits et d’espoir emporté,
Le rêve d’une vie en morceaux, éclaté,
Et notre amour, Philis, est un château de cartes.
Puisqu’il faut que je fuie et qu’il faut que tu partes,
Nous avons bien perdu tous les deux notre temps
À bâtir sur le sable, aveugles, inconstants.
Deux oiseaux abattus retombés sur la terre,
Qui chantaient mais depuis ont appris à se taire.
Et notre amour, Philis, dans l’abîme englouti,
Sert de gîte aux poissons, navire anéanti.
C’était un éléphant, déité noble et fière,
Qui marchait nuit et jour vers le grand cimetière.

*

XII

Il me semblait parfois, devant notre projet,
Qu’une part de moi-même en avait le rejet
Et comme, aussi, la honte, ou la haine, et la crainte
Que tout cela ne fût de notre part que feinte.
Je voyais au-delà des larmes de bonheur
Un portrait de nous deux ensemble peu flatteur,
Quelque chose de fruste et blême en sa fortune,
Du linge au lieu de gants baisés au clair de lune.
Je refusais de voir tomber le masque après
Que fut par toi conquis le but de tes apprêts.
Pourquoi de tels soupçons à mon vœu si contraires ?
Quel fond de cruauté projette ses lumières
De palustres fongus sur l’amour innocent,
Sa délétère aura de lichen pourrissant
Sur le rêve éternel et grand de l’âme émue ?
Quel noir limon au fond de l’onde qu’on remue
Exhale un brouillard glauque entre les nénuphars ?
Et quels venins dissous dans les humus blafards
Infectent la pensée au couchant recueillie ?
Alors, dans cette foi par le doute assaillie,
Que pouvais-je comprendre à ton encerclement,
Quel penser pouvait bien ne point m’être tourment ?
Je me voyais acteur d’un vil opéra bouffe,
Arlequin fasciné par un jupon qui bouffe,
Un objet de mépris universel, mais toi
Que je voulais si fort chérir, sais-tu pourquoi
La fleur que dans nos mains, émus, nous avons prise
N’est plus qu’un triste rêve effeuillé par la brise ?

*

XIII
La mandore

Par-delà les tourments, je t’appelle à nouveau.
Si notre rêve était ou trop grand ou trop beau,
Ce n’est pas notre faute, alors écoute encore,
Si tu l’aimes, le chant triste de ma mandore.

Pour penser je n’ai pas besoin de compliments,
Pour apprendre, de prix ni d’encouragements,
Mais que te chanterai-je, inspiré par ton âme,
Si tu n’en répands point par ta voix une flamme
Sur mon cœur, en disant des mots d’affection ?
Oui, je reste muet sans ta dilection ;
Je ne suis rien sans toi, barde moqué des Muses.
Car il n’est dans cet art ni finesses ni ruses :
Si tu ne m’aimes plus, j’ai fini de chanter,
L’esprit du rossignol ne veut plus me hanter.
Écoute ma chanson, Philis, verse une larme
Si tu sais que je suis prisonnier de ton charme.
Regarde le lion dans ses chaînes de fer
Se lever impromptu pour te chanter un air
Près de ton canapé, sur lequel tu t’éventes
En fumant au hookah, rêveuse, et tu décantes
Le thé dans une tasse en kaolin bleu-vert.
Si tu ne m’aimes plus, l’enchantement se perd,
J’ouvre les yeux, je vois ma misère banale
Dans ton indifférence, et la chaîne fatale
Alors me servira de corde et de gibet ;
Tu me verras mourir, en mangeant un sorbet.

Par-delà les tourments, je te convie encore,
Philis, encore au son de la triste mandore.

*

XIV

Quel ténébreux démon paraphera le pacte,
Quand je l’aurai mandé pour qu’il me rende intacte
La pure affection de ton cœur merveilleux ?
Quels incubes sournois et maléficieux
M’apporteront le philtre avec lequel contraindre
Ton amour que je crains ne plus pouvoir atteindre,
Ayant pour mon malheur causé ton reniement ?
Avec quel sang humain paierai-je, quel tourment,
Cette dilection dont mon âme orpheline
Quête la mère-perle immeuble et cristalline ?
Ces funestes secrets d’horribles parchemins
Me rendent redoutable au troupeau des humains
Mais à mes propres yeux impie et misérable.
Nos instants sont comptés, comme les grains de sable
Qui coulent dans le vase, et sans ton pur amour
Que m’importe de voir la lumière du jour ?
Tu ne veux plus aimer, me voilà donc infâme,
Ô me voilà banni du cercle de ton âme !
Me voilà donc un monstre, alors que d’un soupir
De ta bouche j’aurais accepté de mourir !

*

XV
Le kriss

Que me diront tes yeux, que diront-ils, Philis,
Quand ton sang couvrira la flamme de mon kriss
Et que tu sentiras fluer par ta blessure
Le souffle de la vie avec ton âme impure ?
Que me diront, Philis, tes deux yeux grands ouverts ?
Que ma main est coupable ou ton cœur est pervers ?
Connaîtrai-je le sens, enfin, de tes caresses,
De tes soupirs et pleurs et brûlantes promesses ?
Verrai-je le sournois secret de ta beauté,
Ou que je suis malade et l’ai toujours été ?
Si c’est que tu me plains que je vois à cette heure,
Philis, le coup suivant sera pour que je meure.

*

XVI
Le kriss 2

Que me diront tes yeux, que diront-ils, Philis,
Quand je t’aurai planté dans le ventre mon kriss
Et que tes intestins se répandront par terre,
Fumant dans un bouillon de chaud électuaire ?
Que me diront tes yeux, passé le premier choc,
Et que tu me sauras possédé par l’amok ?
Je n’ai point de pardon pour ton indifférence
Depuis ce que je vis, confusion, souffrance…
Ta froideur est l’aveu d’un apprêt infernal
Lorsque je te fis don de l’anneau nuptial.
Aurais-je convoité ta main, sans cette ruse
Dont ta duplicité de fille d’Ève abuse ?
Tu feins depuis ce jour de me prendre en pitié
Pour avoir confondu l’amour et l’amitié,
Comme si tu savais le respect que demande
Un lien, toi qui n’as au cœur que réprimande.
Tu ne pourrais pas plus avoir de vrais amis
Qu’un homme à tes côtés, ton esprit est soumis
Aux plus folles humeurs, à des lunes perverses
Dans cette nuit sans fin qu’en spectre tu traverses.
Sois maudite. Et Dieu fasse, en me guidant la main,
Que tu ne viennes pas hanter le genre humain.

*

XVII

Car je croyais devoir me libérer du monde
Pour mériter l’amour de ton cœur, ô ma blonde,
Je ne comprenais pas que lui seul, ton amour,
Pouvait me libérer de ma misère pour
Que je te méritasse, en tant que tributaire.
C’est pourquoi je parlais quand j’aurais dû me taire
Et gardais le silence au moment de parler.
Quand ta présence eût dû sans peine me combler,
J’y trouvais un prétexte à de longues images,
De celles que l’on croit voir au sein des nuages,
Et tu n’existais plus pour moi dès cet instant
Où l’Idée imposait son prestige entêtant,
Crainte que ta substance en altère la forme,
Comme il faut au buveur d’opium qu’il s’endorme
Pour que la griserie atteigne à son zénith.
Ainsi, je te tournais le dos vers cet exit
Qui toujours plus conduit loin dans la solitude,
Et ne savais surtout quelle sollicitude
Aurait pu secourir cet amour désolé
Qui te rend malheureuse et me laisse accablé.

*

XVIII

C’est pourquoi je te dis que la vie est cruelle.
Elle le serait moins si tu n’étais si belle,
Car celui qui te voit s’arrête de marcher,
Sur le chemin devient un inerte rocher
Que la vie abandonne au sort des choses vaines.
Inutiles tourments, infructueuses peines,
Ses jours sans lendemain tombent dans le néant,
Rien ne comble son cœur, précipice béant,
Et tout ce qu’il peut faire en sa paralysie,
C’est de subir le feu d’une âpre jalousie.
– Quand autrui la regarde, une dilection
Est belle, on applaudit à cette passion,
Et je sens le dégoût qu’il faut bien que j’inspire,
Vivant quand j’aurais dû sans pitié me détruire,
Blafard épouvantail agitant les corbeaux
Et semblant répéter le soupir des tombeaux.

*

XIX

L’amour n’a point de place en un monde lépreux,
Comment as-tu pu croire un jour me rendre heureux ?
Tout ce qu’il peut donner, nous l’avons eu : souffrance,
Larmes, brûlants espoirs, et la désespérance.
Si nous avions reçu plus que cela, Philis,
Aurions-nous vu bientôt se faner ces beaux lys
Et l’or se transformer en plomb dans l’habitude ?
L’amour n’existe pas hors de la solitude.

*

XX

De tous les maux, Philis, que j’ai pu provoquer
Dans ma vie, où c’est tout ce qu’on peut remarquer,
Ceux-là dont tu souffris, contrairement aux autres,
Ne me tourmentent point, car ces maux sont les nôtres.
Ces maux m’ont fait souffrir autant ou plus que toi !
Ma conscience est calme et ne voit pas de quoi
Me poursuivre la nuit et le jour en silence,
Ainsi qu’un paria, de sa malévolence.
Tu sais que je t’aimais. Si nous n’avions souffert,
Le nébuleux bonheur que je t’aurais offert
Entre nos doigts aurait coulé comme la pluie.
Ô je revois tes yeux que ta main pâle essuie
Mais je ne souffre point du mal que je t’ai fait :
Une telle détresse à te voir m’étouffait
Que je fus retranché sur le champ, sans excuse,
Jusqu’à mon dernier jour, dans mon âme recluse.
Je ne puis donc flétrir en moi la cruauté
Qui chassa hors du monde un diable révolté,
Moi-même, pour le bien de tous et de toi-même.
Mais j’eusse préféré te dire que je t’aime.

*

XXI
La veuve

Quels fers voulais-tu donc me passer par amour,
Quelle porte fermer sur nous à double tour,
Quelle geôle apprêter à mes élans rebelles ?
Ces fers, ce sont les maux, les tracas, les querelles,
Cette geôle est le monde où nous voulons briller,
Ce monde, un lamentable et triste poulailler.
Tu voulais être heureuse avec moi dans la boue,
Les larmes ont coulé de tes yeux sur ta joue.
Avec moi tu voulais cueillir de belles fleurs,
Tes mains couvrent le sel sur ton visage en pleurs.
Tu voulais partager avec moi cette vie,
Mon âme refusa d’être à rien asservie.
Dans l’hymen tu voyais l’avenir radieux,
Ton amour te fait mal et tu baisses les yeux.
Tu voulais que je sois un gendre pour ta mère,
Tu manges ton chapeau de fine soie amère.
Tu me voulais à table à charmer tes parents,
Ils ne peuvent guérir tes sanglots déchirants.
Tu me voulais à table à siroter la fine,
Le ventre bien calé, la grimace porcine,
Mais moi je ne voulais que mourir dans tes bras,
Tué par je ne sais quels bandits scélérats.
Frustré de l’idéal d’une veuve éternelle
En mantille tétrique et pénitentielle,
Sublime de douleur à cause de ma mort,
Je me vis te frapper au cœur d’un coup si fort
Que tu fus admirable en raison de ma haine.
Et je ne portai point ta bienveillante chaîne.

*

XXII

Depuis toujours, je crois, je voulus être prêtre
Et c’est, je crois, pour ça que je t’envoyai paître.
Car comment expliquer, autrement, le parti
Que je pris contre nous, bien qu’ayant consenti
D’avance à tout le bien et le mal d’une chaîne ?
Et comment expliquer que je causai la peine
La plus impardonnable à mes yeux, sans ciller,
Après m’être promis de toujours te veiller ?
Quand tout mon rêve était cette douce alliance,
Où pouvait se cacher en moi la méfiance
Que je trahis, frappant ton cœur d’un coup brutal ?
T’abaissant d’un si haut et si beau piédestal,
Comment pus-je trahir de si noires pensées,
Qui jamais devant moi ne s’étaient confessées,
Si ce n’est qu’un amour plus grand que notre hymen
Et plus impérieux me défendait ta main ?

*

XXIII

J’aurais voulu mourir, pour que tu sois en deuil.
Pourquoi la plénitude, entière, dès le seuil ?
Non, je ne pouvais croire, en te voyant sensible,
Qu’un plus grand agrément ou bonheur fût possible
Que celui dont j’étais par ton amour comblé.
Et comme cet état de trouble inégalé
Appelait une crise, ignorant la nature,
Je ne voyais, frappé par cette conjecture,
D’autre couronnement au bonheur que la mort.
Et je suis convaincu que je n’avais pas tort :
Rien d’autre ne pouvait être aussi désirable
Car t’aimer davantage était inconcevable.
Puisque, donc, quelque chose allait nous arriver,
Si je ne mourais pas on viendrait me priver,
Ne fût-ce qu’au moyen du moindre défalquage,
De la totalité que j’avais en partage.

*

XXIV

Tu pleures des saphirs dans un désert de sel,
C’est ainsi que tes yeux réfléchissent le ciel.
Si tu ne pleurais pas un amour impossible,
De quels poisons secrets ne serais-tu la cible ?
Le poignant souvenir de ton bonheur perdu
Te comprime, avouant ce qui nous était dû,
Mais, parce que tu sais que comme toi je souffre,
Tu ne te venges pas en plongeant dans le gouffre ;
Seul ton triste silence accable ma douleur.
L’injustice n’est point, Philis, dans notre cœur,
Quand, en fait d’union et de béatitude,
Notre lot à tous deux sera la solitude.
Nous aurions partagé la même intimité
Et nous partagerons la même iniquité.
Nous ne nous battrons pas, acharnés, comme d’autres,
Pour défendre des droits qui ne sont pas les nôtres.

*

XXV

Par cet amour, Philis, que tu voulais si pur,
Comment aurais-je pu, convoqué dans l’azur,
Demeurer en ce monde, à tenir une place,
Alors que tout me blesse ou me laisse de glace
En dehors de ton rêve où j’ai droit de cité ?
Et c’est depuis le ban de cette humanité
Que je t’écris ces mots, pour que tu n’ailles croire
Que j’aurais pu garder, abusant notre histoire,
Mes attaches avec ce qui sans toi n’est rien,
Ni que, sur les débris confus de notre bien,
J’eusse dû consacrer un nouveau sanctuaire
Avec je ne sais quelle autre femme ou chimère,
Comme si, t’ayant vue en larmes et passé,
J’avais encore droit, avec un cœur glacé,
De rejouer ce rôle… Ah, quelle comédie
Ce serait, pour un mort, et quelle perfidie.
Non, hors du monde et loin de tenter mon retour,
Je vis et je vivrai, Philis, de cet amour :
Il m’aurait avec toi transporté sur la cime
Et par lui je vivrai foudroyé dans l’abîme.

*

XXVI
L’épave 

Plonge avec moi, Philis, allons voir dans l’abîme
L’épave sans éclat de notre amour sublime.
C’est dans les fonds obscurs d’un océan glacé
Qu’elle gît, là que dort notre amour trépassé.
Où traînent les débris du butin de la pieuvre,
C’est là qu’on peut chercher, à l’abandon, notre œuvre.
Dans les fonds ténébreux où chassent les requins
Pourrissent lentement nos rêves arlequins.
Toutes voiles dehors, la nef allait vers l’île
Des bienheureux, mais c’est à présent un fossile
Que les varechs grouillants recouvrent de leurs glus.
Plonge avec moi, Philis, et ne remontons plus.

*

XXVII
Je voulais que tu sois ma veuve

Je voulais que tu sois ma veuve, renfermée
Dans notre souvenir, de douleur abîmée,
Que coulent de tes yeux noyés sur mon tombeau
Tes larmes, la plus pure offrande, et que cette eau
Creuse la pierre froide à force de souffrance,
Que tu ne sois pour tout autre qu’indifférence,
Traversant le néant avec du crêpe aux doigts,
Comme une ombre à qui parle un fantôme sans voix,
Que coulent de tes yeux sur ta joue adorée
Des bris de diamant, sur ta lèvre éplorée
Des éclats de ton cœur glacé de désespoir,
Traversant cette vie absurde sans rien voir.
Je voulais que tu sois ma veuve, que ta bouche
N’ait plus aucun baiser, que plus rien ne la touche
Que le sel dévorant, brûlant de ton malheur,
Que tu ne sois pour tous qu’un objet de terreur,
De respect trop profond, dans leur peine inquiète,
Pour oser regarder quand tu passes muette,
Que tu ne vives plus qu’en cierge pour mon nom,
Que tu sois sur ma cendre un constant lumignon,
Que tes jours soient un feu consacré dans le temple,
Et que ton œil perdu dans le vide contemple
Le désastre produit par un funeste écueil,
Mesure à chaque instant l’inouï de ton deuil,
L’énormité sans nom de cette horrible perte
Après que tu te fus à mon bonheur offerte.

*

XXVIII

Quelle joie, à la fin, quand on voit son cadavre,
Sans ce qui le contraint, le tourmente et le navre,
Quand enfin on se voit dans l’existence mort,
Pour avoir triomphé de l’amour le plus fort
Surmonté le désastre infini de nos songes
Engloutis dans l’abîme et recouverts d’éponges !
Quel bonheur, avoir mis le pied sur son bonheur,
Ou bien être écrasé sous le poids du malheur
Et ne plus rien sentir, ne plus rien voir, entendre,
N’avoir plus rien à faire et ne plus rien attendre,
Et ne plus même ouvrir sa fenêtre au matin,
Ne plus prétendre avoir ni projet ni destin,
Quand tout est bien fini, désert, brûlé, stérile,
Quand l’avenir n’est plus qu’une barque inutile,
Que rien ne reviendra, rien de nouveau non plus
N’apparaîtra, que rien ne nous rend nos saluts
Et que rien n’est par nous salué, rien ne pleure
Et rien ne se prétend autre chose qu’un leurre,
Rien ne sourit, ne rit, n’appelle, ne comprend,
Rien n’est donné, surtout, et rien ne se reprend,
Rien ne reste, ne part, rien ne tourne la page,
Rien de ce qui volait ne chante dans sa cage !
Ce qui chante n’a pas sa maison sous un clou,
Dans la cage on n’entend que des rires de fou.

*

XXIX

Il existe plus fort que la trique ou le fouet :
Comme une veuve noire immole son jouet,
Tu te sers de l’amour, Philis, pour me détruire.
M’as-tu jamais aimé ? Peut-être ce délire
Ne sert-il qu’à répandre un écran nébuleux
Sur le motif réel, turpide et scandaleux
De tes agissements en apparence tendres,
Et qu’en me regardant tu ne vois que les cendres
D’un corps incinéré car tu veux m’abolir.
Je dois par tes appâts atrocement souffrir
Pour que, dans ta folie abjecte, tu te pâmes
En comblant ton désir de supplices infâmes,
Et croyant m’aduler dans tes illusions,
Me couvrir de baisers, hallucinations,
Tu dévores mon cœur, ô tu te rassasies,
Tu satures de chair tes noires frénésies
En broyant sous tes dents mes tendons, mes boyaux,
Comme font les frelons dénudant des noyaux.
Un instinct cannibale est la clé de tes rêves ;
Quand je t’offre mon cœur, tu le mords et le crèves,
Et moi, marabouté par je ne sais quel sort,
Je souris à tes crocs et j’accueille la mort
Les deux bras grands ouverts, les yeux dans ton œil glauque,
Sourd à l’étrangeté de ton murmure rauque.

*

XXX
À ma veuve

Ce qui ne passe pas avec le temps est fort,
Je dois le diamant de ton cœur à la mort.
Ta beauté, devenue une tombe de marbre,
Attachée à ce sol comme l’ombre d’un arbre,
Comme un ange de pierre entrelaçant ses mains,
Sacrifie au passé de vides lendemains,
Et dans ton souvenir obstiné de statue
Le bonheur d’être aimée, en me pleurant se tue.
Tous les brumeux chemins de ton malheur fervent
Mènent à ce sépulcre enveloppé de vent
Où ta forme, de deuil couverte, est prosternée
Et ton âme revêt sa lumière fanée.
Qu’un rayon de soleil éblouisse ton œil,
Tu ne vois point le jour au travers de ce deuil.
Qu’un doux parfum de rose embaume la nature,
Tu ne sais pas quitter des yeux ma sépulture.
Qu’un enfant, plus timide et doux qu’une souris,
Passe, il ne voit qu’une ombre, et pourtant tu souris.
Ô de tous les cyprès de ce funèbre asile,
Ton ombre solitaire est le plus immobile.
Dans l’abîme où je vois ton destin se jeter,
Mon souvenir t’apprend le moyen de flotter ;
Et dans le tourbillon de chagrin qui t’emporte,
Ta vie inconsolable est une feuille morte.

*

XXXI

Philis, après m’avoir convaincu de mourir,
Ne prendrez-vous de part à mon dernier soupir ?
Vous n’avez pas voulu que je sois en ce monde
Un compagnon pour vous, ma douleur est profonde,
Je ne puis endurer la peine de mon sort.
Vous refusez ma main, acceptez-vous ma mort ?
Je vous offre le sang de ce cœur sur la terre,
Après avoir pour vous bu dans la coupe amère
Le poison glacial d’aimer sans être aimé.
Ce que j’aurai devant les hommes proclamé,
C’est qu’on reste ignorant de ce qu’est la souffrance
Quand on n’a point pâti de cette indifférence.
Je veux mourir, Philis, certes vous le savez,
Mais je vivrai pourtant – comme ces fous sauvés
Par des passants émus qui préviennent leur acte –,
Votre équanimité devant rester intacte.

*

XXXII

Ma vie ayant été dure et funèbre, en somme (Victor Hugo)

Philis, si dans la mort je trouve le repos,
Si je peux oublier notre amour et ses maux,
Qu’a-t-elle d’effrayant, et pourquoi donc le monde
Voudrait-il m’empêcher, dans une paix profonde,
D’aborder au néant final qui nous attend ?
Que celui qui de jours sans saveur est content
Repousse comme il peut le terme inéluctable ;
Pourquoi celui pour qui, loin d’être redoutable,
Ce terme est à présent le seul espoir qu’il ait,
N’ayant rien obtenu du cœur qu’il appelait,
Devrait-il, dépouillé de la moindre énergie,
Fuir l’abîme où le veut sa longue nostalgie ?
Quels devoirs ai-je donc envers d’aveugles fous
Qui s’agitent en vain et vis-à-vis de vous,
Philis, qui ne m’avez donné que de la peine ?
Vous pâlirez peut-être en apprenant la haine
Que j’avais d’une vie où Philis manquera,
Mais sans doute un fidèle à vous s’en moquera
Et vous rendra bientôt meilleure contenance ;
Que vous importe au fond ma mort ou ma souffrance ?
Mais je dois briser là, je vous cause du tort.
Vous avez votre vie et je n’ai que la mort.

*

XXXIII

Ô Mort mystérieuse, ô sœur de charité (Rimbaud)

Hélas, si j’avais pu, Philis, croire à la vie,
La vie après l’amour, je vous aurais suivie
Par tous les accidents et contrariétés
Que réserve ce monde aux amants transportés.
Mais je ne pouvais croire au bonheur de la terre.
Devant votre beauté j’aurais voulu me taire,
Et je chantai ; pourtant, qu’avait pour votre cœur
Ce chant, sinon un rêve abritant la douleur ?
Comment aurais-je pu, Philis, vous rendre heureuse,
Dans ma mélancolie innée et douloureuse ?
Me pardonnerez-vous d’être mort dans le feu
Comme le papillon qu’il aveuglait ? – Adieu.

*

XXXIV

Quand tu pensais à nous, je pensais à la mort.
Quand je pensais à toi, sans doute avais-je tort
Car je t’imaginais sur une île déserte
Perdue à l’horizon et de forêt couverte,
Où nous contemplions le crépuscule à deux,
Chaque jour que Dieu fait, sous d’insondables cieux,
Naufragés, parias, libres, la solitude
Pour seule compagnie ; et dans cette attitude
Je ne comprenais pas que ton attachement
Pour moi pût n’être point un désalignement
Total avec le monde et cette ère abêtie ;
Nullement une entrée, en fait une sortie.
Je voulais m’échapper avec toi pour toujours,
Mais tu me voyais, toi, prisonnier sans recours
Du système honni dont j’éprouvais la bile.
Tu me voyais esclave, excellent mais débile,
D’un monde que j’avais en détestation.
Tu voulais arrondir d’une perfection
Quelque chose de fort ayant un petit manque,
Comme s’il s’agissait de mon compte à la banque
Qu’il faudrait reremplir pour que je sois heureux,
Alors que tout m’était, hormis toi, douloureux.
Philis, si j’avais su te donner cet empire,
Je t’aurais vue alors régner sur mon martyre
Et t’aurais prise en haine, avec tout cet enfer.
Je voulais t’emmener au-delà de la mer.

*

XXXV
Une île

(i)

Pas d’amour, ô Philis, sans une île déserte !
Pas d’amour sans une île indécouvrable et verte
Où nous serons les seuls à vivre, naufragés.
Cette île, dont j’aurai maîtrisé les dangers,
Nous donnera de voir dans un ciel sans nuages
Des couchers de soleil, blottis sous des ramages,
Serrés l’un contre l’autre, absorbés par le ciel.
Je n’ai que ton amour, rien d’autre n’est réel.
Une île ! ou je perdrai le trésor de ma vie,
Quand ta foi me sera par le monde ravie.
Une île ! ou, je le sais, tu partiras un jour.
Cette île aura beaucoup d’eau fraîche, et nous d’amour.
Une île ! ou tu voudras abjurer un poète
Et je me fanerai, comme une violette.
Une île ! ou tu pourrais mépriser un rêveur,
Je ne pourrais survivre à si grande douleur.
Une île ! ou tu verras, sans l’aimer, ma faiblesse,
Tu ne me pourras plus prodiguer ta tendresse.
Une île ! ou tu voudras quitter notre oasis,
Et moi je ne peux pas ne pas t’aimer, Philis !

(ii)

Une île ! ou, je le sais, demain tu partiras.
Comme tu m’es venue, un jour tu t’en iras
Et je ne verrai plus ta gaîté de mer bleue.
Une île où des sajous se tirent par la queue,
Sinon, je le sais bien, tu ne m’aimeras plus.
Une île où berceront les palmiers chevelus
Nos étreintes au bord de l’horizon limpide,
Sinon je ne sais quelle émotion turbide
Viendra peser la nuit sur ton sein oppressé ;
Quand ce trouble m’aura de ton cœur évincé,
Je ne serai plus rien. Une île ! et nulle voie
Pour trahir le refuge éternel de ma joie,
Loin de ce qui dérobe à nos regards le ciel
Et que l’abaissement rend sinistre et cruel,
Loin de la servitude accablante aux faux astres.
Une île ! ou je vivrai d’immanquables désastres,
Tu seras l’instrument des haines sans pitié,
On mettra dans la main tendre de ma moitié
Le fer dont je dois être immolé par des lâches,
On me strangulera par nos douces attaches,
Tu ne sauras pourquoi ce monde veut ma mort
Et n’écouteras plus ton cœur mais le plus fort.
Une île ! ou les péchés funestes de nos pères
De cet amour feront la plus triste des guerres.

*

XXXVI

Je voudrais tant, Philis, en sectateur occulte
Et sacrificateur d’un innommable culte,
Par la séduction d’un statut élevé
Étayé par un train de vie en tout réglé,
Parachevé surtout par une humeur légère
Créant un bel effet de gaîté mensongère,
En contraste charmant avec la gravité
D’un prudent apparat et la solennité
Des sphères de la haute influence invisible,
En vous ayant trouvé la plus amène cible,
Vous conduire devant notre dieu tout-puissant,
Qui demande aux dévots de son trône du sang,
Devant la grande idole obèse et monstrueuse
Aux yeux de diamant, à la face hideuse,
Parmi l’encens du temple, et là vous égorger
Tout en psalmodiant des vers, pour asperger
L’image où se rencontre, avide, le sublime
Qui porte nos esprits vers l’admirable cime.
Ainsi connaîtrez-vous le comble de l’horreur
Dans l’instant qui devait sceller votre bonheur.
Il est beau de mentir pour un dieu cannibale,
Beau de feindre l’amour au sein d’une cabale
Où le monde apparent et vulgaire est un jeu,
Une chasse, et la proie un aliment du feu ;
Où les initiés n’ont de vie en ce monde
Que dans les souterrains d’une crypte profonde
Et ne montent au jour que pour servir le plan.
Leur occupation : celle de chambellan
Pour le dieu. Leurs moyens : la ruse et le mensonge.
Leur bonheur : la terreur où la victime plonge.
Leur mépris : voir les gens croire à des intérêts
Étrangers à la soif de l’idole, aux secrets
Conclaves dans la crypte au milieu des cadavres,
Croire à des sentiments de mouches dans leurs havres,
Quand eux tissent la toile où s’enfonce l’humain
Recherchant la fortune ou la gloire ou l’hymen,
Dont les jours sont comptés au flux de la clepsydre.
Oui, je suis ce ministre halluciné de l’hydre !
C’était un jeu, Philis ! En vrai vous vous fourrez
Le doigt dans l’œil : je suis dément et vous mourrez.

*

XXXVII

Tout est facile à qui n’a point de sentiments,
Car ce qui pour un autre est cause de tourments
À ses yeux est un cirque entièrement futile,
Et ce que nous vivons, passion, joie, idylle,
Incertitude, angoisse, est pour lui simple jeu,
La vie est pour cet homme un tapis sans enjeu.
C’est ainsi que trouva le parfait sigisbée
Philis qui, stupéfaite, en resta bouche bée :
Intelligence, charme, argent, humour, vigueur,
Prévenance, amitié, sérieux, noble cœur,
Compétence, cheveux soignés, grosse voiture,
Cravates en satin, éclatante denture.
Mais la perfection était un faux-semblant ;
Elle ne coûtait rien au sublime galant
Parce qu’il agissait d’après un stratagème.
Las ! tandis que Philis goûtait ses « je vous aime »
Dans l’agitation d’une chair tendre, lui,
Au contraire en cela n’eût éprouvé qu’ennui
S’il n’accomplissait point un acte méritoire,
Livrant une victime à sa cabale noire.
Au moment où Philis trouvait qu’il était beau,
Dans son antre le monstre aiguisait un couteau.
Quand Philis, abusée, entendait mariage,
Le bourreau préparait son pieux abattage,
Lui récitait des vers, La Lune de zircon,
Mais chez lui compulsait le Nécronomicon,
Composait des cocktails colorés de cinabres,
Apprenant dans son trou des recettes macabres
À base de sang frais, parlait lune de miel
En pensant sacrifice humain au sombre autel.
Philis voyait venir la nuit de ses délices,
Quand il aurait fini d’apprêter les supplices.
Elle lui donnerait son seul, son grand amour,
Mais finirait avant en morceaux dans un four.
Elle allait lui montrer son intimité nue,
Mais ce serait devant la secte prévenue.
Elle avait retrouvé l’appétit du bonheur,
Parce qu’il lui mentait comme un ambassadeur.
Elle croyait enfin aux rêves de l’enfance,
Car ici-bas sévit la noire indifférence.

*

XXXVIII

Je vous offre mon sang répandu sur la terre,
Après avoir chanté quand j’aurais dû me taire.
Je vous offre un soupir dans le vent printanier ;
Ce soupir est unique, en tant que le dernier.
Je vous offre un poème, est-ce bien ? est-ce digne ?
Philis, acceptez-le car c’est le chant du cygne.
Je vous offre une rose au parfum pénétrant ;
Tout passe, jetez-la dans le ruisseau courant.
Je vous offre un collier que le destin m’accorde :
Ma tête aura touché le nœud de cette corde.
Je vous offre un sourire et rien ne l’a forcé :
Sans ressort, le visage est calme, délassé.
Quel bonheur de savoir que votre âme attentive
Endure de mes vers la semonce plaintive ;
Je ne me lasse pas de vous faire sentir
Que vous êtes cruelle et que je veux mourir.

*

.

QUELQUES SOUVENIRS DE LA VIE :
FATMA VA SUR VÉNUS

XXXIX
Je ne pouvais passer un jour sans Valérie

On a beau tout rêver, tu dépasses le rêve (Victor Hugo)

Je ne pouvais passer un jour sans Valérie.
Ce qui me fascinait le plus : sa connerie.

Je ne voulais plus vivre ici-bas, sans Ninon.
Et dire qu’elle avait un faciès de guenon.

On m’a vu bien souvent soupirer pour Simone.
Vraiment, que j’étais c*** : qu’est-ce qu’elle était c***.

Chaque nuit, je rêvais aux yeux de Conchita.
Haute et maigre, on eût dit une chipolata.

Si j’avais su comment séduire Bérengère,
Dont charmaient les salons ses mœurs de harengère.

Je voulus épouser la grande et blonde Alix.
C’était, avec un casque, un Vercingétorix.

Quand je repense, après notre brouille, à Gudule,
Je me souviens surtout d’une énorme pustule.

Comme nous riions, avec mon Ysabeau,
Dont la voix ressemblait à celle d’un corbeau.

Quelle folie, aimer, quand c’est avec Marine,
Qui refoule du bec, schlingue de la narine.

Mais qui remplacera demain Félicité,
Son aérophagie et son obésité ?

Et qui remplacera l’accorte Nathalie,
Prodige souverain de microcéphalie ?

Vous souvient-il combien je prisais Fiona,
Dont le prénom finit par la grâce d’un a ?

J’ai cru que me perdrait l’amour de Marianne,
Qui parlait peu, c’est vrai, mais riait comme un âne.

Je ne sais que penser, la grosse Magali
Faillit me subjuguer avec son patchouli.

Vous dirai-je à présent combien j’aimais Françoise,
Dont le nez recouvrait les dents, long d’une toise ?

Je n’ai jamais caché ma passion pour Maud,
Qui ne parlait qu’anglais et seulement « My Gawd ».

Je devins vraiment fou d’amour pour Roseline,
Dont n’aurait point rougi la race chevaline.

La peste soit du faux outré chez Larissa,
Qui pour son prurigo blâme la harissa.

Je suis très fatigué des plaintes de Monique,
Si chiante et si plate, ainsi que la Belgique.

Que vouliez-vous qu’il fît, avec une Gladys ?
Rendez-vous à moins cinq, « À la prochaine » à dix.

Un jour on me parla des grands charmes de Berthe.
Relevant son mouchoir, j’en vis la flore verte.

Picaresque, elle crut qu’on s’enfuirait, Carmen.
Mais Quevedo m’a dit ce que vaut son hymen.

Je l’aurais emmenée au paradis, Florence.
Mais entre elle et le marbre aucune différence.

Je suis toujours ému quand je revois Agnès.
Elle a pris un peu d’âge et gardé son herpès.

En aurais-tu voulu ? je t’aurais donné, Rose,
Ma vie ; au moins des sous pour soigner ta cirrhose.

Elle m’aimait beaucoup et je l’adorais, Fleur.
Qu’aurais-je fait, eût-elle appris le mot « coiffeur » ?

Je l’aimais à mourir, la tendre Madeleine,
Pensant qu’un bon docteur purgerait son haleine.

Qui pourra remplacer la raffinée Astrid,
Qui marchait en canard, si ce n’est pas Ingrid ?

Qui me consolera de la perte d’Alice
Dont l’odeur, au début, était un vrai supplice ?

Et de la perte aussi, plus tard, de Barbara,
Qui buvait comme un trou, qui me consolera ?

J’oubliais de parler de la douce Gertrude,
Fumant comme un pompier, et la voix si peu rude.

Je ne peux évoquer sans tendresse Shirley,
Maniant le stylo plus mal que le balai.

Je fus trop peu de temps avec Éléonore
Et ne sais si sa taille enfin s’améliore.

Comment vivrai-je donc loin de Conception,
Qui de me tourmenter avait la passion ?

Je voulais dire un mot au sujet de Raymonde,
Mais non, pardonnez-moi car elle est trop immonde.

Que dire de loyal au sujet de Fatou ?
Je fus son compagnon et je plains son toutou.

Ce qu’il fallait, pour plaire aux beaux yeux de Paulette,
C’était travailler dur, allonger la galette.

Enfin, je ne sais pas vous mais moi, pour Elif,
J’ai fini de vouloir être compréhensif.

*

XL

Je te chante l’agneau mais tu vois de la viande.
Je veux toucher ton cœur, c’est ta panse gourmande
Qui répond que c’est beau ; ton cœur, lui, n’entend rien.
Je veux toucher ton âme, et ton sac dit : « C’est bien. »

*

XLI

Comme le meilleur fer attaqué par la rouille,
Les histoires d’amour finissent en pot-bouille ;
C’est pourquoi je n’ai point aimé comme il fallait,
Pourquoi je repoussai le cœur qui m’appelait.
Puisque donc doit finir d’une ou d’autre manière
Cet état hors duquel notre cœur est de pierre,
Je dis que finir bien ce n’est pas bien finir
Et que par dévouement il vaudrait mieux mourir ;
Car voulez-vous en faire une chose pratique,
Ce fatal attentat vous rendra pathétique
Et vous n’aurez pas vu la lumière du jour.
Celui qui n’en meurt point n’a pas connu l’amour.

*

XLII
Poème pour le retour du printemps

Voilà, c’est le printemps, les touristes reviennent,
Leurs ignobles patois capiteux nous reprennent.
Les troupeaux aveulis traînent leur nullité
Chez tous les aigrefins de l’auguste cité,
Et pressés de trouver d’augustes pissotières
Vont de bouis-bouis en cafés délétères.
Dieu sait pourtant, hélas, quels empoisonnements
Les attendent parmi de grossiers ornements,
Et l’eau du robinet est peut-être gratuite
Mais se paye, insultés, d’audace déconfite.

Moi, consterné, prenant des chemins détournés,
Je les vois répandus, mornes déracinés,
Sur les axes centraux de loin, et qu’il m’en coûte
Quand par nécessité je croise cette route :
C’est comme culbuter dans la fosse à purin,
Où la tour de Babel aurait charge de drain.

*

XLIII
Quand Singapour voulut bannir le chewing-gum

Quand Singapour voulut bannir le chewing-gum,
Nous vîmes à nouveau, comme pour l’opium,
Cet effort dénoncé, car le libre commerce
Ne pouvait consentir qu’on abaissât la herse
Devant un artefact pourtant empoisonné.
Et, comme est le Chinois de pavot gangrené,
Le Singapourien doit mâcher de la gomme,
Dont traiter le déchet, quand on a fait la somme,
Coûte plus cher encore aux intendants locaux
Que ne gagnent d’argent les Yankees libéraux
Exportant ce produit depuis l’aube des âges.
Ce déchet monstrueux de savants bitumages,
Mi-pétrole visqueux, mi-plastique effrayant,
Qui jamais ne pourrit, aussi dur que gluant,
Adhère à tous les pans de la ville conquise,
Plongée entièrement dans la poisseuse crise
Qu’un rebut diabolique et craché sans égards
Gommeusement étale aux larmoyants regards.
Quels surpuissants lasers, hélas, quels lance-flammes
Pourraient bien, dissolvant les limaçons infâmes,
Délivrer notre monde en proie à ce fléau ?
Vous vous y collerez au fond du caniveau
Pour l’éviter, saillant, sur le trottoir pouacre,
Et vous vous assoirez sur ce mucus de nacre
Synthétique en prenant place dans le métro.
Voilà pourquoi je dis tolérance zéro !

Singapour héroïque, accélère la lutte
Contre le Blob hideux dont chacun veut la chute,
Ô sauve la nature aux déclosements vrais
Du centipède pus qui pousse sans engrais,
De l’affreux cartilage aux bulles chitineuses,
Aux filaments vitreux, fibres caoutchouteuses :
Cette mollesse ferme a trop longtemps sévi,
Le mollusque d’acier n’est jamais assouvi !

*

LXIV

L’esprit du rossignol hante un lion captif
Qui chante ses forêts dans un hymne plaintif.
Liz, je suis cet ilote amoureux de sa chaîne
Mais suis lion, hélas, et dans ma voix la peine
Toujours se fait entendre, à cause de ces murs
Et des rêves que j’ai de grands espaces purs
Où je devais m’ébattre et combattre, impavide.
Loin de mon sol natal, partout je sens un vide
Dont la présence en moi m’accable et me contrit,
Et qui retient le cœur quand la bouche sourit.
Je porte le collier autour d’une crinière,
Marque d’un animal farouche et solitaire.
Je rêve à mes déserts, à leur immensité,
Où j’étais fait pour être et vivre en liberté,
Et ne sais comment dire à votre cœur sensible
Que j’ignore comment le bonheur est possible.

*

XLV

Layla, que ta main en son creux porte l’eau
Qui dans la hamada sans fin sauve l’agneau.

Que ton nom, Layla, couvrant le vent des dunes,
Soit comme le silence heureux de blanches lunes.

Layla, que tes yeux dans la profonde nuit
Soient comme le flambeau d’où l’amertume fuit.

Layla, que ton cœur à cet amour éclose
S’il manque à ton bonheur le parfum d’une rose.

Que ton cœur, Layla, quand viendra le printemps,
Couvre de mille fleurs la rive des étangs.

Layla, que ta voix dans le grand labyrinthe
De vent guide l’agneau dont t’invoque la plainte.

Que ta voix, Layla, puisque je dois partir,
Chante, et je l’entendrai chanter dans le zéphyr.

Layla, que l’amour dont je vis me rachète ;
J’étais comme le vent qui sur les flots se jette.

*

XLVI
Allô, Fatma

Allô, Fatma, la nuit tombe et je pense à nous.
Je veux être devant ta babouche à genoux.
Chaque baiser donné, le cours du baril monte,
Comme chaque caresse apure un nouveau compte.
Qu’il est beau par amour de ne point travailler,
De seulement dormir pour faire scintiller
À ton cou les plus beaux diamants de Golconde
Sous l’abaya, surtout d’époustoufler le monde
Par l’application du verset bien connu
De l’Injil : « Car c’est Dieu qui donne à l’oiseau nu
Son pain de tous les jours » : vois comme l’hérétique
Doit peiner comme un chien pour sa pitance étique.
Qui lui dira que c’est pour sa punition ?
Misère en cette vie et puis damnation,
Tel est le sort du cafre, infortuné cloporte.
Douce Fatma, la nuit tombe, ouvre-moi ta porte,
Le moment est prescrit par le grand ouléma.
Ouvre-moi car je suis l’émir. Allô, Fatma…

*

XLVII
Nous ne sommes pas des Zandj

Messieurs, vous connaissez la raison pour laquelle
Le chef zandj Mamadi Mansour est un rebelle.
Refusant de laisser Mayotte aux mécréants,
Il subit de leur part d’horribles châtiments,
Avant de s’échapper pour conduire la lutte
Contre l’ogresse impie aux crocs de bête brute ;
C’est alors que, pressé par le besoin d’argent,
Il n’eut guère le choix, en ce travail urgent,
Que d’aller le chercher dans les trous des murènes,
Les ténébreux chemins des laideurs souterraines.
Ainsi ce Zandj, hélas, aux nobles idéaux
Devint-il pour Riyad l’un des pires fléaux
Que nous devions combattre, et parmi nous le crime
A dans l’antre secret de ce félon sa cime.
Nous avons pour devoir d’éradiquer le mal
Qui sur La Mecque exhale un miasme fatal.
Vous n’entendez que trop, messieurs, le souffle rauque
De ce monstre dont luit, dans son gouffre, l’œil glauque.

Aujourd’hui, l’araignée a ses crochets sur nous,
Ses pattes aux longs poils piquants comme des clous
Enserrent la Ka’ba dans un taillis d’épines.
Ses regards globuleux sur nos mœurs bédouines
Guettent l’occasion d’injecter du venin
En l’innocence heureuse aux parfums de jasmin.
Et Mamadi Mansour, bandit paranoïaque,
Erre loin de l’islam en fou démoniaque
Féru de rites noirs des lugubres forêts.
Il se repaît de chair humaine et de sang frais.
Le sorcier de sa cour funèbre est un squelette
Qui parle par la voix d’un grêle anachorète ;
Et si vous m’en croyez, messieurs, sur nos thobés
De ce spectre des mots sans nombre sont tombés,
Oui, nous faisons l’objet de tant de maléfices,
Scellés avec le sang d’infâmes sacrifices,
Que si nous accordions du crédit à ces sorts,
Nous serions déjà tous de nombreuses fois morts.
Un étrange babouin bossu lui sert d’oracle,
Et c’est, je dois le dire, un curieux spectacle
Que de voir ce grand Zandj avec anxiété
Demander de quel air son singe s’est gratté.

Nous sommes sur le point d’attaquer son repaire,
Les armes vont parler et les femmes se taire :
Je jure devant vous, sur mon pistolet d’or,
Que j’anéantirai ce boa-constrictor.

*

XLVIII
L’émir Cauchemar (L’emiro Incubo)

Hommes de l’Occident décadent et frivole,
Si vous voulez en croire un vieillard bénévole,
Écoutez mon conseil : quand sur Monte Carlo
Tombe la nuit, craignez la main de l’Incubo !
Ne laissez pas sortir vos filles bien-aimées,
Car il court en vos murs des horreurs innommées
Depuis le jour funeste où l’émir Cauchemar
Vint promener son bisht de spectre et son kandjar
Parmi votre innocence aveugle et doucereuse.
L’émir, en son habit de flamme ténébreuse,
Possède le pouvoir de voler dans la nuit
Comme une pipistrelle effrayante, sans bruit,
Mais surtout son argent paraît inépuisable,
Comme si ce n’était, transformé, que le sable
Des grands déserts brûlants où vaguent ses chameaux.
Sous la tente là-bas, ici dans des châteaux
Qu’il achète à vil prix grâce à nos turpitudes,
Il se livre en secret à d’occultes études,
Mais surtout le baril ne cesse de monter,
Sa poche – si le bisht en a – près d’éclater.
Les femmes qui l’ont vu tombent comme des mouches ;
Celles qu’il veut pour lui rêvent à ses babouches,
Tel est le signe sûr de leur damnation.
C’est un suceur de sang par délectation,
Mais surtout il leur offre en flambantes rivières
Des gemmes, des joyaux, des huîtres perlières
Sans la coquille, bref, des trésors fabuleux
Qui leur coupent le souffle et font voir bleus ses yeux,
Dont nul n’a jamais vu sous ses lunettes noires
Le pigment dérobé par ces froids accessoires ;
On dit que ce serait car, loin que d’être bleu,
Son œil est flamboyant, rouge comme le feu.
Mais surtout, mais hélas, il est tellement riche
Que, si c’est un démon, tout le monde s’en fiche.

*

XLIX
L’émir contre les Yakuzas

Messieurs, contrairement à l’Occident croisé,
Nous sommes ennemis du crime organisé.
Chez nous, les malfaiteurs n’ont point pignon sur rue,
On n’y vend point les corps comme la viande crue.
Vous m’avez envoyé traquer les Yakuzas
Pour me changer un peu des marchands de pizzas ;
De retour du Japon où la paupière plie,
Je le dis devant vous : Mission accomplie.
À Tôkyô je fus la cible de sumos,
Spadassins engraissés comme des animaux,
Et les mitraillai tous, ensuite sur leur ventre
Je dus trampoliner pour sortir de leur antre.
Kyôto m’a vu battre un parti de ninjas
– Dans les champs des croquants moissonnaient les sojas :
Tournoyant dans mon bisht entre une giboulée
De sifflants shurikens et contre une volée
De nunchakus claquants, j’abattis ces démons
Sauteurs comme des djinns et de noires guenons
De mon pistolet d’or, et puis fis ma prière
Car c’était l’heure. Enfin, sur la mer perlière,
Je montai dans la jonque où régnait le bandit
Qui trafique en nos eaux malgré notre interdit :
En me voyant il crut bon de saisir une arme,
Ce qui témoigne assez de son état d’alarme,
Mais je prévins son geste en tirant contre lui
La roquette apprêtée, et je fus ébloui
Par le vol déployé de sa poussière ardente.
Sur ce, je fus conduit dans la tour décadente
Où vivait le seigneur de ce clan endurci,
Et bien qu’à ce moment j’eusse quelque souci,
Craignant de reporter la prière prescrite,
J’abolis sans délai la race décrépite
Qui depuis trop longtemps hantait cet univers.
Et je revins, messieurs, vers vous chanter ces vers.

*

L
L’émir contre la reine des vampires

Messieurs, notre pays a supprimé les goules (الغول)
Mais le monde est hanté par des monstres en foules,
L’Occident en produit de grandes quantités,
Le Dar al-Koufr est plein de monstruosités,
Et vous avez voulu que j’allasse combattre
Dans son antre hideux, un cloaque saumâtre,
La reine des buveurs de sang, qu’ils soient maudits.
J’allai donc à Paris laver ce grand taudis.

Dans le métro chantait un alcoolique sombre
Dont je vis qu’il n’avait sous le corps aucune ombre ;
Le forçant à me dire où trouver mon chemin,
Il m’indiqua la voie où passerait mon train,
Voilà comment je pus atteindre le Meurice.

De bon matin, après la nuit réparatrice,
Je mangeai des croissants avec un café crème
En lisant un journal qui n’était que blasphème,
Puis je dis au valet de m’indiquer Longchamp
Car j’avais un tuyau très certain, sur le champ
J’y fus et gagnai gros ; alors, cherchant un bouge,
Je priai le taxi d’aller au Moulin-Rouge.
C’est ainsi, dissipés les soupçons par trop bas
De l’agent qui suivait le moindre de mes pas,
Que je pus à la fin accomplir mon office.

Je savais que la reine avait pour tel jocrisse
Un grand attachement : allant voir ce jobard,
Je lui cassai le nez et lui mis un cocard,
Il me conduisit donc sur les Champs-Élysées.
Les portes du manoir étaient fleurdelysées.
Des humains corrompus protégeaient ce tombeau
De jour, la vampiresse étendue au caveau.
La nuit allant tomber, j’égorgeai les séides
Et pénétrai sans plus surseoir les murs livides.
Il me fallait trouver sans tarder son cercueil
Car bientôt rouvriraient les ténèbres son œil.
En bas je découvris le maudit sarcophage
Et dedans le visage émacié par l’âge
Du monstre – car on voit quand ils dorment leurs traits
Tels qu’ils sont et non pas selon leurs faux attraits.
Quand elle ouvrit les yeux, ce fut pour voir sa tête
Rebondir et son corps redevenir squelette.

En somme, assez facile et point tellement dur,
Pas comme de garder un harem franc et sûr.

*

LI
Émir contre กระสือ

Messieurs, si j’ai longtemps différé ce rapport,
Ce n’est point pour avoir de fort près vu la mort,
– À chaque mission je pourrais le redire –,
Mais c’est que les horreurs que je vais vous décrire
À présent m’ont frappé d’un si profond effroi
Que si je n’étais point très soumis à la Loi
J’aurais entièrement sombré dans la folie,
Ma raison eût été par le choc abolie.

Il est en Thaïlande, au milieu des forêts
Profondes, un pouvoir sombre dont les décrets
Condamnent les humains à de sinistres peines.
La vie y prend un goût de bananes malsaines
Et l’odeur des fongus visqueux dans les sous-bois.
Les misères sans nom s’y poussent en convois.
Des êtres malheureux et flétris par la crainte
Végètent sans espoir de desserrer l’étreinte
Dont ils sont étouffés par la noire krasseu (กระสือ).
Ce monstre abandonné de la face de Dieu
Est le corps d’une femme adepte de mystères
Trop hideux pour que l’homme y songe sans ulcères,
Dont nuitamment la tête, arrachée à ce corps
Et volant par les airs en d’horribles transports
– Son cou sanguinolent brandillant les entrailles
Qui cortègent ce chef en dégouttantes mailles –,
Cherche, comme un vampire altéré, du sang frais
Parmi les pauvres gens sur le bord des forêts.
Parfois, elle se mue en boule de feu verte,
Zigzague entre les joncs dont la tourbe est couverte.
Son rire sardonique épouvante les bœufs
Dans l’étable, et les chiens, et fait pourrir les œufs.
Elle s’en prend surtout à des femmes enceintes,
Dans un sommeil fiévreux par ses baisers atteintes,
Suce par leur pudeur le sang de l’embryon,
Fatalement détruit, martyr de ce démon,
Puis retourne assouvie à son corps immobile
Qui l’attend, mannequin décapité, débile,
Et s’étant ressoudée au tronc, elle reprend
La place que son crime odieux lui défend.

Je fus par un imam de ces tristes contrées,
Au nom du grand malheur des femmes éplorées,
Appelé pour sévir contre le monstre obscur.
Il fallut débrouiller quel était l’être impur
Qui, parmi tous ces gens, se mettait à la brune
À voler de la tête en riant sous la lune.
C’était, je l’établis avec un ouléma,
Une vieille poison au doux nom de Fatma.
Au plus noir de la nuit, nous trouvâmes chez elle
Son corps raide sans tête et debout : « Criminelle,
Criai-je, horrifié, c’est donc toi le suppôt
Qui fais trembler la mère et l’enfant sur le pot
Et ne laisses de paix à ces gens outragées,
Toi par qui les mamans à venir, ravagées
Par ta langue impudique, échouent à procréer
Et pleurent le fœtus que Dieu veut agréer !
Tiens ! voilà des bâtons de bambou dans ta nuque :
Comme manque son zob à Brahim, mon eunuque,
Ta tête ne peut plus se conjoindre à ce cou,
Et tu devras errer sans fin, le regard fou ! »

Or la tête revint, hagarde, échevelée,
À cet instant et vit sa poitrine scellée.
Je ne saurais décrire avec des mots le cri
De haine et de fureur, sur ce faciès flétri,
Que suscita notre acte éprouvé de justice
Et mets fin au rapport. Voyez la cicatrice
Qui me barre le front : stigmate qu’imprima
Le combat qui me vit triompher de Fatma.

*

LII
L’émir contre la secte des bonzes conjurateurs

Cette secte a fondu les rites d’exorcisme
Et les arts martiaux, un occulte bouddhisme
Avec des rituels de nécromanciens.
Ses bonzes sont boxeurs, tueurs, magiciens ;
Si leurs sorts et mantras ne vous ôtent la vie,
Ils vont, par le détour de votre ombre suivie,
Chez vous pour pallier ce léger contretemps
Et, prononçant les noms de leurs saints prépotents,
Vous ouvrent d’un long kriss les veines jugulaires.
Sous les Bouddhas de jade ornant leurs sanctuaires,
Et les dragons d’ivoire ouvrant leur gueule d’or
En chryséléphantin et formidable essor,
Ils chantent je ne sais quels odieux blasphèmes,
Ce qui vient éveiller quelques revenants blêmes
Du Barzakh qui, surpris par cette attraction,
Se présentent parmi ces suppôts du Démon
Et s’en font contrôler, pour servir de séides
Aux malhonnêtes fins d’infidèles cupides.
Non contents d’attirer par force ces esprits,
Ils pratiquent sur eux, à coups de bistouris
Psychiques, un travail chirurgical insane
De greffes – car c’est là leur plus glaçant arcane –
Transformant à leur guise en monstre décuplé
L’ectoplasme hagard devant eux étalé.
Et c’est ainsi, messieurs, qu’en leur sombre folie
Ils créèrent un jour l’énorme anomalie,
L’être le plus fatal et dangereux, FATMA,
Qui pour bien commencer tua leur grand Lama
Et les détruisit tous, nous réglant le problème ;
Mais Fatma qui devint une menace extrême.

Ils l’avaient composée avec des bouts divers
De larves, loup-garou, stryge, fantômes verts,
Ogre, cerveau de singe et cyborgs ou robots,
Et je ne sais comment mais ses yeux étaient beaux,
Le reste aussi d’ailleurs… Passons. Or cette drude
Avait, en se voyant, acquis la certitude
Qu’elle anéantirait bientôt le genre humain.
Seuls pouvaient l’éviter les doux rets de l’hymen,
Mais quel être ici-bas aurait assez de flamme
Pour sourire à Fatma sans abdiquer son âme ?

Saluons le travail du docteur Fatmastein,
Qui créa sur commande un fabuleux pantin,
Sa créature : alors, Fatma fut si contente
Que par surprise on put l’ensevelir vivante.

*

LIII
Docteur Fatmastein

Vous m’avez demandé comment je mis au point
Mon surhomme, taillé pour être le conjoint
Du problème Fatma, cherchant à le résoudre
Avant que l’univers ne vînt à se dissoudre
Sous l’effet désastreux d’une calamité
Sans égal depuis qu’Ève eut l’Éden habité.
Messieurs, il faut savoir que Fatma, mi-lamie,
Mi-loukoum, un peu rose, un peu ronce, ennemie
De la paix mais aussi de l’ennui, n’avait pas,
Malgré son fond pervers et ses nombreux appas,
L’instinct dénaturé d’une stryx dissolue.
Il ne suffirait pas d’une patte velue
Pour qu’elle soit changée en mouquère au foyer.
Cependant un gandin se serait fait broyer,
Et donc la question était fort épineuse.
Il me fallait trouver la matière spumeuse
Qui ferait un cerveau de haute intensité,
Tout en laissant courir de l’électricité
Par les nerfs, les tendons, les os et cartilages
Grâce à des transistors et les plus fins réglages,
Pour assurer l’effet recherché sur Fatma,
En évitant que tombe, aussi, dans le coma
Notre homme foudroyé par le désir lubrique.
Bref, vous imaginez le nombre astronomique
De facteurs à traiter dans ce sévère effort.
Mais avec des calculs, et la chance, on s’en sort :
Moi, Docteur Fatmastein, je créai le surhomme
Qui de Fatma ferait une boule de gomme
Dans sa main, une glaise à pétrir comme on veut,
Un jardin à couvrir de roses tant qu’on peut.
Messieurs, j’envierais presque un simple simulacre,
Si le noble idéal auquel je me consacre
N’était supérieur à ces fatmacités,
Si la science auguste, au-dessus des cités,
Ne planait dans l’éther de l’Esprit insondable ;
Je laissai mon chef-d’œuvre à son sort délectable
Et vous pûtes, messieurs, anéantir Fatma
Dans les bras du bonheur quand elle s’y pâma.

*

LIV
L’émir contre les Arachnozoïdes

C’est la reine Fatma des Arachnozoïdes
Qui menace le monde à cause des suicides.
Ces insectes sur l’homme atterrissent d’un bond,
Puis, entrant par l’oreille, atteignent le plafond
– La voûte crânienne en haut de l’encéphale –,
Où la vermine, ayant soif de l’eau cérébrale,
Se tisse un trou de toile et demeure en ce lieu,
Immune aux électrons dont c’est l’aire de jeu,
Et pompe, en attendant qu’un autre la rejoigne
Pour que dans des transports innommables s’empoigne
Cette paire décrite en dialecte ancien
Par l’émir Aboul-Haq, le grand chirurgien,
Qui rechercha ces faits en soigneux empiriste
Bien qu’Aristote ici fût son antagoniste,
L’humeur servant au Grec d’unique fondement.

La femelle dévore après l’accouplement
Son époux aussitôt, rote et puis pond dix mille
Arachnozoïdeaux dans le bain que ventile
Un courant d’anions, et ce gluant amas
Se répand du cortex au rachis, jusqu’en bas,
Puis sort, passés trois jours, du méat de la verge
À l’air libre, la nuit, en longs fils de la Vierge.
Et ces émissions d’aranéens têtards 
S’accompagnent toujours d’effrayants cauchemars.

La présence au plafond d’un tel animalcule
Rend l’homme dépressif ; il pleure, il gesticule,
Il écrit de mauvais poèmes où le nom
FATMA revient toujours, il dit « Viens ou sinon… »
Mais personne ne vient, il pose alors sa plume
Et se pend, à la bouche un blanc filet d’écume.

Or cette épidémie a pour cause Fatma,
La reine de ces poux, qui nous en parsema
Depuis Vénus – trouvée aux cieux par Avicenne –
Car l’ayant visitée en transe, elle en est pleine !

*

LV
Les Arachnozoïdes de Vénus

FATMA va sur Vénus par sublimes transferts.
Dans la lumière bleue elle a les cheveux verts.
Comme il n’est pas permis de traverser la nue
Avec le moindre habit, par ce mode, elle est nue.
Ses yeux de mer Égée ont des paillettements
Que là-bas font lilas de longs rayonnements.
Et son sourire rend plus améthyste encore
Ce regard que chez nous, même sans ça, j’adore.
Elle est nue et je sais qu’elle va se baigner
Dans un lagon d’argent conçu pour l’imprégner
De parfums d’aloès et d’oud vénusiaque,
Et j’en sens la vertu très aphrodisiaque.
Dans l’onde où se reflète une verdure d’or,
On dirait un oiseau bleu qui prend son essor.
Mais c’est là qu’ont pondu les Arachnozoïdes
Que ne peuvent faucher nos humains pesticides.
Son séjour psionique aux lagons de Vénus
Contamine Fatma nageant dans les lotus
Et notre humanité depuis est menacée
Par ces poux de l’espace et craint d’être effacée.

*

LVI
L’émir contre les Shogbits

La planète Aton-4, orbitant dans l’espace
Compris dans Zogyoth la ceinture de glace,
A dans ses souterrains par des sources chauffés
Des ruches et des nids de grands dômes coiffés,
Où vivent en États royaux et militaires
Les Shogbits, mi-frelons mi-mouches sédentaires,
Dont la reine est, hélas, Fatma. Vous connaissez,
Messieurs, suffisamment les crimes insensés
De cette créature au fond des nébuleuses,
Comment elle conquit ces mouches globuleuses
Dans leurs avernes noirs et lança contre nous
Leurs si féconds essaims qui pondent dans les trous
De l’ectoplasme cent millions d’œufs orange
Dont tous forment des vers, sauf un qui forme un ange,
Et ces vers affamés minent le corps astral
En faisant un bruit sourd de soupir sépulcral,
Tandis que les kérubs ont des têtes déchues
Et barattent la nuit de leurs ailes crochues.
Les larves des Shogbits rongent le tissu mou
Dont est fait l’univers derrière le grand clou,
Et nous levons en vain des légions d’alfanges,
Des méharis sans nombre et d’immenses phalanges
De djinns motorisés : le pouvoir fructueux
De ce ventre acéphale et chaud est monstrueux.

*

LVII
Allô la terre, ici Fatma

Allô la terre, ici Fatma : tout va très bien
Mais dites à Miloud de promener le chien.
Qu’il ne m’attende pas pour manger le tajine,
Je vais être en retard : la fuite de benzine
M’a pris un peu de temps et puis l’ordinateur
De bord s’est fait boguer par un E.T. hackeur,
Alors j’ai dû poser l’appareil sur la lune
De Vénus et ce fut un grand pas pour chacune
Des femmes, un petit pour l’autre humanité.
Ah oui, dites aussi qu’Ahmed est invité
Chez les Shogbits demain pour dîner, à huit heures,
Méridien de Zgeg. Les huîtres les meilleures
Sont chez Sidi Brahim : qu’il aille les chercher
De ma part, et surtout qu’il file au maraîcher
Pour les citrons, sinon c’est l’incident très grave ;
Insistez là-dessus ou je vais le marave.
Oui, le président Chnouf m’a transmis ses bons vœux.
Non, Noura doit demain me friser les cheveux,
Elle ne pourra pas recevoir le ministre.
De plus, elle lui trouve une tête sinistre.
Allô ? Je suis en pleine averse de protons,
Vous entends mal, et vous ? Oui, j’ai bien mes jetons
Du conseil. Non, pourquoi voulez-vous que j’y siège ?
Allô ? Demandez au préfet d’attaquer le cortège,
Employez les obus de désencerclement.
Comment ça, ça discute encore au Parlement ?
Je croyais qu’ils étaient en vacances. Qu’ils causent,
Ça les fait digérer : on verra bien s’ils osent
En s’exerçant ainsi dire quoi que ce soit.
Quand regimbe mon chien, je le fais marcher droit.

– Las ! de Fatma ce fut l’ultime chevauchée,
Sa navette s’étant dans le vide crashée.

.

FIN