Tagged: émir Abdoullah
Fatma va sur Vénus : Recueil de poésie
Écoutez : je vais vous dire des choses du cœur. (Hafiz, cité à l’exergue des Odes et Ballades de Victor Hugo)
Votre allure est chez lui si fière et si guerrière,
Que, tout roi qu’est le roi, son Altesse a souvent
L’air de vous annoncer quand vous marchez derrière,
Et de vous suivre, ô Cid, quand vous marchez devant. (Hugo)
TABLE DES MATIÈRES
1) Quand j’étais mort
2) Je suis mort
3) Quelques souvenirs de la vie : Fatma va sur Vénus
*
QUAND J’ÉTAIS MORT
I
Où te cacher, mon cœur, pour que la foule atroce
Ayant pour le malheur un appétit féroce
Ne devine le sang de ta plaie ? Où mourir
Si je dois le silence à ton dernier soupir
Et qu’en tous lieux les ris méchants des fous résonnent ?
Où vivre, avec ton mal ? Mes forces m’abandonnent.
Où vivre, avec ta peine ? Un si grand désarroi
Me transforme en statue et je demeure coi.
Où vivre, avec ta mort ? Sous cette forme humaine
S’est ouvert un abîme, et c’est une ombre vaine
À qui l’on croit parler et qui de loin répond,
Depuis l’inanité d’un cénote sans fond.
Avec ta mort où vivre ? À quelle fantaisie,
Dans cet effondrement, cette paralysie,
S’accrocher quand les murs sont couverts de ton sang ?
Et quand on me dira qu’il faut tenir son rang,
Que répondrai-je alors à ces belles paroles ?
Pour ta douleur sans nom tous les mots sont frivoles,
Les encouragements âpre dérision.
Depuis ce jour fatal de la collision
De vœux désespérés, tu te traînes sordide
Vers l’ombre de ta fin et je fais, invalide,
Comme si j’avais tout mon vouloir, comme avant,
Sachant que m’abattra le premier coup de vent.
Allez ! ce sera beau de voir sur la chaussée
Tomber ce mannequin et s’ouvrir, défoncée,
Sa carcasse futile, où l’on croyait un cœur
Vivant, mais ce n’était que cendre sans couleur.
Où vivre, avec ton cri mourant dans ces ruines,
Ton éploré fantôme embrassant des épines ?
Quelle vie en ce gouffre horrible et ténébreux ?
Allez, ce sera beau comme un amour heureux !
*
II
Quand j’étais mort
Quand j’étais mort d’amour et que, le cœur brisé,
Je marchais sous un ciel de plomb carbonisé,
Ce jour où, gravissant la côte solitaire
Que les murs des jardins couvraient comme un suaire,
Le néant de la vie en moi se proclama.
L’impossibilité d’un rêve m’alarma ;
Je sus, gelant mes pleurs au-dedans de moi-même,
Que je ne pourrais pas lui dire que je l’aime.
Quand j’étais mort d’amour et que mon cœur saignait,
Quand je n’étais qu’une ombre éteinte et qui feignait
De garder la lumière où se chauffe l’espoir,
Lampe de verre obscur dont le foyer est noir,
Quand j’étais mort et vous, ô témoins de mes gestes,
Prétendiez voir la vie en ces ultimes restes
D’un courant dissipé, d’un souffle évanoui,
N’étais-je pourtant pas plus vivant qu’aujourd’hui,
Quand j’étais mort d’amour, alors que tout s’efface
Et que j’ai dans la nuit sans amour une place ?
*
III
Vous ne me croyez pas quand je parle d’amour
Comme de ce chemin que l’on fait sans retour,
Comme si l’on pouvait vouloir finir sa vie
Quand notre piété n’est pas d’effet suivie :
Vous jugez sans valeur ma définition,
Pour vous l’amour n’est point chose de passion.
Qui vous donnerait tort ? Tout s’arrange à merveille,
Que viens-je importuner de ma voix votre oreille ?
Pourtant, ce goût de mort à ma lèvre est réel.
Ça passe, dites-vous, c’est superficiel,
Un peu d’expérience efface l’amertume.
La nature a bon sens, cette peine est l’écume
Que dissipe un retour au monde pondéré.
Pourtant, ce goût de mort ne s’est pas altéré.
Les brises du printemps, un séjour agréable
Savent charmer l’esprit par leur concours aimable
Et le désabuser d’un futile chagrin.
Pourtant, ce goût de mort est pour moi loi d’airain.
Il n’est guère de maux qu’un peu de temps ne soigne ;
Il guérit les amants dont l’être aimé s’éloigne
Et présente à nos sens d’autres objets plus doux.
Pourtant, ce goût de mort est moins fourbe que vous !
*
.
JE SUIS MORT
IV
Ce goût de sang, si pur que mon cœur s’est brisé,
Cet amour sans parole et jamais apaisé,
Cet amour qu’un soupir frêle a pu faire naître
Et que notre néant ne fera disparaître,
Cet amour dont je meurs, cet amour dont tu ris,
Cet amour dont les jours angoissés sont fleuris,
Pourquoi ? Que veut donc dire à nos voix éphémères
Ce cri d’éternité dans les larmes amères ?
Pourquoi ? Que nous faut-il trouver dans cette nuit,
Si le mépris revient, si le remords nous suit ?
Pourquoi ? Ces mots, sans toi, que voudraient-ils bien dire,
Et sans toi que sera le nom que je dois lire ?
Je ne suis pas un homme à la hauteur des cieux
Pour trouver ton bonheur dans le bleu de tes yeux.
Ce qui n’a point de nom couvrira de tempête
La contrée où personne, y pensant, ne s’arrête.
J’ai mal de ta beauté plus que d’autres tourments,
De ton amour plus que de tous acharnements.
Il faut mourir, il faut fermer ce triste livre,
Car ton amour n’est pas pour ce qui voudrait vivre.
*
V
Si l’enfer est ce cercle où tu n’iras jamais,
C’est là que je veux être, ô femme que j’aimais.
Et si dans mon amour pour toi se trouve encore
Du feu, qu’il me consume, ô femme que j’adore.
Et si dans ton amour il reste encore un peu
De tendresse pour moi, brûle-moi dans ce feu.
Si jamais dans le peu que tu m’es devenue
Tu vois de quoi pleurer, c’est ma blessure nue.
Et si dans ta tendresse il reste un souvenir,
Jette-le dans le vent, que je puisse mourir.
Et si je meurs demain, ô femme que je pleure,
Qui feras-tu pleurer, pour qu’à son tour il meure ?
Et si plus rien ne peut nous réconcilier,
Moi je ne suis qu’un homme et ne peux t’oublier.
Et si plus rien ne peut rien, me rendre heureux comme
Je le fus avec toi, moi je ne suis qu’un homme.
*
VI
Ce qui naît en ce monde est terminé d’avance,
La tombe ouvre ses bras à la petite enfance.
Que veux-tu donc de moi ? Ce que j’ai ruiné
Ne pourrait en ce monde être jamais donné,
Et nous avons eu tort de croire à ces promesses
Dans nos regards profonds et leurs tristes caresses.
Et je ne te suis pas non plus reconnaissant
D’avoir pu rendre heureux cet autre moi naissant,
Qui n’a jamais été qu’un étranger sans âme.
Comme si je n’étais aussi né d’une femme.
Dans cette lassitude où je suis à présent,
Je me détache enfin, propice apaisement,
De cet esclave fou qui voyait dans tes rires
Des papillons voler et planer des vampires.
Que veux-tu donc de moi ? Le tombeau s’est fermé
Dès l’instant où mon cœur de soupirs s’est formé.
*
VII
J’avais la passion de ton image en moi
Et n’ai jamais voulu te demander pourquoi.
Ta vie était alors une simple inférence
Au milieu des calculs de mon indifférence,
Mais enfin un secret me devint évident :
Notre conjonction n’est pas un accident.
– C’est comme si, le jour où nous nous aperçûmes
De cela, le jour où sans plus douter nous sûmes,
Je m’étais approché le matin du miroir
Et t’y vis, ayant cru que je devais m’y voir ;
Au lieu de mon poil noir tes deux pommettes roses,
C’était ma passion qui déformait les choses.
Alors, quand la tempête aura tout abattu,
Rêves, chimères, tout, comment souriras-tu ?
Il ne restera rien des aurores dorées
Qu’en pensant à nous deux nous avons adorées,
Qu’en pensant l’un à l’autre alors que nous pleurions,
Étrangers, combattus, debout nous saluions.
*
VIII
Je suis mort
J’aurais voulu te dire à quel point je t’aimais ;
Si tu ne l’as pas vu, ça ne viendra jamais.
Si tu me crois vivant, puisque je suis la route,
Que ton esprit dissipe à ce sujet le doute :
Je suis mort.
Je t’aimais. Que veulent donc ces mots
Pour venir à ma bouche exprimer tant de maux ?
Je t’aimais, soupirais, je ne touchais plus terre,
Devenu transparent, devenu comme verre,
Et ne sais même plus ce qui m’a fracassé
En innombrable bris : tout ça, c’est du passé.
Je suis mort, mais pourquoi tant de regrets encore ?
J’aurais voulu te dire à quel point je t’adore.
Je suis mort mais je t’aime encore, alors dis-moi
Pourquoi je devrais vivre en ce monde : pourquoi ?
Je suis mort mais je t’aime, alors, s’il te plaît, tue
-Moi, tue, ô prends ma vie insensée, abattue,
À défaut du bonheur que je t’avais promis,
Et ne soyons jamais l’un pour l’autre ennemis.
Je suis mort, ma blessure était large et profonde,
Et maudit soit le jour où je vins en ce monde.
*
IX
Devant toi s’ouvre un monde où le bonheur est vrai,
Différent de celui dans lequel je pleurai.
Que verras-tu là-bas ? qui pourrait te le dire ?
Ici le cœur qui parle est un cœur qui soupire.
Ne laisse pas ce rêve orphelin, sans appui,
Car il verra le jour qui se cache aujourd’hui.
Tu le verras, ce ciel qui parle à ta tendresse,
Il ne reviendra pas sur sa belle promesse.
Ne laisse pas ce rêve inhabile sans soins,
Ne laisse sans amour ses innocents besoins,
Donne à ce bonheur fou ta fidèle espérance,
Donne à l’ardent espoir le feu de ta souffrance :
Tu le verras, ce monde où le bonheur est vrai,
Différent de celui dans lequel je mourrai.
*
X
Perdus à tout jamais, les oiseaux de l’amour
Par l’orage emportés n’auront pas vu le jour,
N’auront pas vu la mer, n’auront pas vu le sable,
N’auront pas vu, Philis, sur le rivage aimable
Les arbres verdoyants de leur riant abri,
Le refuge lointain d’où la vague a souri,
Le pays dont leurs cœurs se faisaient une image
D’un si grand réconfort au sein de ce voyage,
Et je pleure avec toi leur essaim foudroyé.
Leur élan dans le gouffre accablant s’est noyé
Et je pleure sans toi ce désastre inutile,
Cet absurde naufrage, effondrement stérile,
Catastrophe sans nom… Que crois-tu donc cacher
Dans un silence amer de tombe ou de rocher ?
Non, rends à ces oiseaux l’hommage de ta peine,
Et soyons réunis dans la douleur humaine.
*
XI
Tant de serments détruits et d’espoir emporté,
Le rêve d’une vie en morceaux, avorté,
Et notre amour, Philis, est un château de cartes.
Puisqu’il faut que je fuie et qu’il faut que tu partes,
Nous avons bien perdu tous les deux notre temps
À bâtir sur le sable, aveugles, impotents,
Deux oiseaux abattus retombant sur la terre,
Qui chantaient mais depuis ont appris à se taire.
Et notre amour, Philis, dans l’abîme englouti,
Sert de gîte aux poissons, navire anéanti.
C’était un éléphant, déité noble et fière,
Qui marchait nuit et jour vers le grand cimetière.
*
XII
Il me semblait parfois, devant notre projet,
Qu’une part de moi-même en avait le rejet
Et comme, aussi, la honte, ou la haine, et la crainte
Que tout cela ne fût de notre part que feinte.
Je voyais au-delà des larmes de bonheur
Un portrait de nous deux ensemble peu flatteur,
Quelque chose de pauvre et blême en sa fortune,
Du linge au lieu de gants baisés au clair de lune.
Je refusais de voir tomber un masque après
Que fut par toi conquis le but de tes apprêts.
Pourquoi de tels soupçons à mon vœu si contraires ?
Quel fond de cruauté projette ses lumières
De palustres fongus sur l’amour innocent,
Sa délétère aura de lichen pourrissant
Sur le rêve éternel et grand de l’âme émue ?
Quel noir limon au fond de l’onde qu’on remue
Exhale un brouillard glauque entre les nénuphars ?
Et quels venins dissous dans les humus blafards
Infectent la pensée au couchant recueillie ?
Alors, dans cette foi par le doute assaillie,
Que pouvais-je comprendre à ton encerclement,
Quel penser pouvait bien ne point m’être tourment ?
Je me croyais acteur d’un vil opéra bouffe,
Arlequin fasciné par un jupon qui bouffe,
Un objet de mépris universel, mais toi
Que je voulais si fort chérir, sais-tu pourquoi
La fleur que dans nos mains jointes nous avons prise
N’est plus qu’un triste rêve effeuillé par la brise ?
*
XIII
La mandore
Par-delà les tourments, je t’appelle à nouveau.
Si notre rêve était ou trop grand ou trop beau,
Ce n’est pas notre faute, alors écoute encore,
Si tu l’aimes, le chant triste de ma mandore.
Pour penser je n’ai pas besoin de compliments,
Pour apprendre, de prix ni d’encouragements,
Mais que te chanterai-je, inspiré par ton âme,
Si tu n’en répands point par ta voix une flamme
Sur mon cœur, en disant des mots d’affection ?
Oui, je reste muet sans ta dilection ;
Je ne suis rien sans toi, barde moqué des Muses.
Car il n’est dans cet art ni finesses ni ruses :
Si tu ne m’aimes plus, j’ai fini de chanter,
L’esprit du rossignol ne peut plus me hanter.
Écoute ma chanson, Philis, verse une larme
Si tu sais que je suis prisonnier de ton charme.
Regarde le lion dans ses chaînes de fer
Se lever impromptu pour te chanter un air
Près de ton canapé, sur lequel tu t’éventes
En fumant au hookah, rêveuse, et tu décantes
Le thé dans une tasse en kaolin bleu-vert.
Si tu ne m’aimes plus, l’enchantement se perd,
J’ouvre les yeux, je vois ma misère infernale
Dans ton indifférence, et la chaîne fatale
Alors me servira de corde et de gibet ;
Tu me verras mourir, en mangeant un sorbet.
Par-delà les tourments, je te convie encore,
Encore, encore… au son de la triste mandore.
*
XIV
Quel démon ténébreux paraphera le pacte,
Quand je l’aurai mandé pour qu’il me rende intacte
La pure affection de ton cœur merveilleux ?
Quels incubes sournois et maléficieux
M’apporteront le philtre avec lequel contraindre
Ton amour que je crains de ne pouvoir atteindre,
Ayant pour mon malheur causé ton reniement ?
Avec quel sang humain paierai-je, quel tourment,
Cette dilection dont mon âme orpheline
Pleure la mère-perle ardente et cristalline ?
Ces lugubres secrets d’horribles parchemins
Me rendent redoutable au troupeau des humains
Mais à mes propres yeux impie et misérable.
Nos instants sont comptés, comme les grains de sable
Qui coulent dans le vase, et sans ton pur amour
Que m’importe de voir la lumière du jour ?
Tu ne veux plus aimer, me voilà donc infâme,
Ô me voilà banni du cercle de ton âme !
Me voilà donc un monstre, alors que d’un soupir
De ta bouche j’aurais accepté de mourir !
*
XV
Le kriss
Que me diront tes yeux, que diront-ils, Philis,
Quand ton sang couvrira la lame de mon kriss
Et que tu sentiras fluer par ta blessure
Le souffle de la vie avec ton âme impure ?
Que me diront, Philis, tes deux yeux grands ouverts ?
Que ma main est coupable ou ton cœur est pervers ?
Connaîtrai-je le sens, enfin, de tes caresses,
De tes soupirs et pleurs et brûlantes promesses ?
Verrai-je le sournois secret de ta beauté,
Ou que je suis malade et l’ai toujours été ?
Si c’est que tu me plains que je vois à cette heure,
Philis, le coup suivant sera pour que je meure.
*
XVI
Le kriss 2
Que me diront tes yeux, que me diront-ils, miss,
Quand je t’aurai planté dans le ventre mon kriss
Et que tes intestins se répandront par terre,
Fumant dans un bouillon de chaud électuaire ?
Que me diront tes yeux, passé le premier choc,
Et que tu me sauras possédé par l’amok ?
Je n’ai point de pardon pour ton indifférence,
Depuis ce que je vis, confusion, souffrance.
Ta froideur est l’aveu d’un apprêt infernal
Lorsque je te fis don de l’anneau nuptial.
Aurais-je convoité ta main, sans cette ruse
Dont ta duplicité de fille d’Ève abuse ?
Tu feins depuis ce jour de me prendre en pitié
Pour avoir confondu l’amour et l’amitié,
Comme si tu savais le respect que demande
Un lien, toi qui n’as au cœur que réprimande.
Tu ne pourrais pas plus avoir de vrais amis
Qu’un homme à tes côtés, ton esprit est soumis
Aux plus folles humeurs, à des lunes perverses
Dans cette nuit sans fin qu’en spectre tu traverses.
Sois maudite. Et Dieu fasse, en me guidant la main,
Que tu ne viennes plus hanter le genre humain.
*
XVII
Car je croyais devoir me libérer du monde
Pour mériter l’amour qu’avait ton âme blonde,
Je ne comprenais pas que lui seul, ton amour,
Pouvait me libérer de ma misère pour
Que je te méritasse, en tant que tributaire.
C’est pourquoi je parlais quand j’aurais dû me taire
Et gardais le silence au moment de parler.
Quand ta présence eut dû sans peine me combler,
J’y trouvais un prétexte à d’intimes images,
De celles que l’on croit voir au sein des nuages,
Et tu n’existais plus pour moi dès cet instant
Où l’Idée imposait son prestige envoûtant,
Crainte que ta substance en altère la forme,
Comme il faut au buveur d’opium qu’il s’endorme
Pour que la griserie atteigne à son zénith.
Ainsi, je te tournais le dos vers cet exit
Qui toujours plus conduit loin dans la solitude,
Et ne savais surtout quelle sollicitude
Aurait pu secourir cet amour désolé
Qui te rend malheureuse et me laisse accablé.
*
XVIII
C’est pourquoi je te dis que la vie est cruelle.
Elle le serait moins si tu n’étais si belle,
Car celui qui te voit s’arrête de marcher
Sur le chemin, devient un inerte rocher
Que la vie abandonne au sort des choses vaines.
Inutiles tourments, infructueuses peines,
Ses jours sans lendemain tombent dans le néant,
Rien ne comble son cœur, précipice béant,
Et tout ce qu’il peut faire, en sa paralysie,
C’est de sentir le feu d’une âcre jalousie.
– Quand autrui la regarde, une dilection
Est belle, on applaudit à cette passion,
Et je sens la pitié qu’il faut bien que j’inspire
En ce monde, vivant quand j’aurais dû m’occire,
Blafard épouvantail agitant les corbeaux
Et semblant répéter le soupir des tombeaux.
*
XIX
L’amour n’a pas de place en un monde lépreux,
Comment as-tu pu croire un jour me rendre heureux ?
Tout ce qu’il peut donner, nous l’avons eu : souffrance,
Larmes, brûlants espoirs, et la désespérance.
Si nous avions reçu plus que cela, Philis,
Aurions-nous vu bientôt se faner ces beaux lys
Et l’or se transformer en plomb dans l’habitude ?
L’amour n’existe pas hors de la solitude.
*
XX
L’irréparable
De tous les maux, Philis, que j’ai pu provoquer
Dans ma vie, où c’est tout ce qu’on peut remarquer,
Ceux-là dont tu souffris, contrairement aux autres,
Ne me torturent point, car ces maux sont les nôtres.
Ces maux m’ont fait souffrir autant ou plus que toi !
Ma conscience est calme et ne voit pas de quoi
Me poursuivre la nuit et le jour en silence,
Intouchable lépreux couvert de pestilence.
Tu sais que je t’aimais. Si nous n’avions souffert,
Le bonheur attendu que je t’aurais offert
Entre nos doigts aurait coulé comme la pluie.
Ô je revois tes yeux que ta main pâle essuie
Mais je ne souffre point du mal que je t’ai fait :
Une telle détresse à te voir m’étouffait
Que je fus retranché sur le champ, sans excuse,
Jusqu’au jour de ma mort, dans mon âme recluse.
Je ne puis donc flétrir en moi la cruauté
Qui chassa hors du monde un diable patenté,
Moi-même, pour le bien de tous et de toi-même.
Mais j’aurais préféré te dire que je t’aime.
*
XXI
La veuve
Quels fers voulais-tu donc me passer par amour,
Quelle porte fermer sur nous à double tour,
Quelle geôle apprêter pour mes élans rebelles ?
Ces fers, ce sont les maux, les tracas, les querelles,
Cette geôle est le monde où nous voulons briller,
Ce monde, un lamentable et sale poulailler.
Tu voulais être heureuse avec moi dans la boue,
Les larmes ont coulé de tes yeux sur ta joue.
Tu voulais avec moi cueillir de belles fleurs,
Tes mains couvrent le sel sur ton visage en pleurs.
Tu voulais partager avec moi cette vie,
Mon âme refusa d’être à rien asservie.
Dans l’hymen tu voulais l’avenir radieux,
Ton amour te fait mal et tu baisses les yeux.
Tu voulais que je sois un gendre pour ta mère,
Tu manges ton chapeau de fine soie amère.
Tu me voulais à table à charmer tes parents,
Ils ne peuvent guérir tes sanglots déchirants.
Tu me voulais à table à siroter la fine,
Le ventre bien calé, la grimace porcine,
Mais moi je ne voulais que mourir dans tes bras,
Tué par je ne sais quels brigands scélérats.
Frustré de l’idéal d’une veuve éternelle
En mantille tétrique et pénitentielle,
Sublime de douleur à cause de ma mort,
Je me vis te frapper au cœur d’un coup si fort
Que tu fus admirable en raison de ma haine.
Et je ne portai point ta bienveillante chaîne.
*
XXII
El padre
Depuis toujours, je crois, je voulus être prêtre
Et c’est, je crois, pour ça que je t’envoyai paître.
Car comment expliquer, autrement, le parti
Que je pris contre nous, bien qu’ayant consenti
D’avance à tout le bien et le mal d’une chaîne ?
Et comment expliquer que je causai la peine
La plus impardonnable à mes yeux, sans ciller,
Après m’être promis de toujours te veiller ?
Quand tout mon rêve était cette douce alliance,
Où pouvait se cacher en moi la méfiance
Que je trahis, frappant ton cœur d’un coup brutal ?
T’abaissant d’un si haut et si beau piédestal,
Comment pus-je trahir de si noires pensées,
Qui jamais devant moi ne s’étaient confessées,
Si ce n’est qu’un amour plus grand que notre hymen
Et plus impérieux me défendait ta main ?
*
XXIII
J’aurais voulu mourir, pour que tu sois en deuil.
Pourquoi la plénitude, entière, dès le seuil ?
Je ne pouvais pas croire, en te voyant sensible,
Qu’un plus grand agrément ou bonheur fût possible
Que celui dont j’étais par ton amour comblé.
Et comme cet état de trouble inégalé
Appelait une crise, ignorant la nature,
Je ne voyais, frappé par cette conjecture,
D’autre couronnement au bonheur que la mort.
Et je suis convaincu que je n’avais pas tort :
Rien d’autre ne pouvait être aussi souhaitable
Car t’aimer davantage était inconcevable.
Puisque, donc, quelque chose allait nous arriver,
Si je ne mourais pas, on viendrait me priver,
Ne fût-ce qu’au moyen du moindre défalquage,
De la totalité que j’avais en partage.
*
XXIV
Tu pleures des saphirs dans un désert de sel,
C’est ainsi que tes yeux réfléchissent le ciel.
Si tu ne pleurais pas un amour impossible,
De quels poisons secrets ne serais-tu la cible ?
Le poignant souvenir de ton bonheur perdu
Te comprime, avouant ce qui nous était dû,
Mais, parce que tu sais que comme toi je souffre,
Tu ne te venges pas en plongeant dans le gouffre ;
Seul ton triste silence accable ma douleur.
L’injustice n’est point, Philis, dans notre cœur,
Quand, en fait d’union et de béatitude,
Notre lot à tous deux sera la solitude.
Nous aurions partagé la même intimité
Et nous partagerons la même iniquité.
Nous ne nous battrons pas, acharnés, comme d’autres,
Pour défendre des droits qui ne sont pas les nôtres.
*
XXV
Par cet amour, Philis, que tu voulais si pur,
Comment aurais-je pu, transporté dans l’azur,
Demeurer en ce monde, à tenir une place,
Alors que tout me blesse ou me laisse de glace
En dehors de ton rêve, où j’ai droit de cité ?
Et c’est depuis le ban de cette humanité
Que je t’écris ces mots, pour que tu n’ailles croire
Que j’aurais pu garder, en brisant notre histoire,
Mes attaches avec ce qui sans toi n’est rien,
Ni que, sur les débris épars de notre bien,
J’eusse dû reconstruire un autre sanctuaire
Avec je ne sais quelle autre femme ou chimère,
Comme si, t’ayant vue en larmes et passé,
J’avais encore droit, dans un cœur fracassé,
De rejouer ce rôle… Ô quelle comédie
Ce serait, pour un mort, et quelle perfidie,
Dire pouvoir aimer, non point avec un cœur,
Avec le sentiment d’un possible bonheur,
Mais une cicatrice, un vide, une blessure,
Fantôme dont la flamme est un trou qui suppure !
Non, hors du monde et loin de tenter mon retour,
Je vis et je vivrai, Philis, par cet amour :
Il m’aurait avec toi transporté sur la cime
Et par lui je vivrai foudroyé dans l’abîme.
*
XXVI
L’épave
Plonge avec moi, Philis, allons voir dans l’abîme
L’épave sans éclat de notre amour sublime.
C’est dans les fonds obscurs d’un océan glacé
Qu’elle gît, là que dort notre amour trépassé.
Où traînent les débris du butin de la pieuvre,
C’est là qu’on peut chercher, à l’abandon, notre œuvre.
Dans les fonds ténébreux où chassent les requins
Pourrissent lentement nos rêves arlequins.
Toutes voiles dehors, la nef allait vers l’île
Des bienheureux, mais c’est maintenant un fossile
Que les varechs grouillants recouvrent de leurs glus.
Plonge avec moi, Philis, et ne remontons plus.
*
XXVII
Je voulais que tu sois ma veuve
Je voulais que tu sois ma veuve, refermée
Sur notre souvenir, de douleur abîmée,
Que coulent de tes yeux noyés sur mon tombeau
Tes larmes, la plus pure offrande, et que cette eau
Creuse la pierre froide à force de souffrance,
Que tu ne sois pour tout autre qu’indifférence,
Traversant le néant avec du crêpe aux doigts,
Comme une ombre à qui parle un fantôme sans voix,
Que coulent de tes yeux sur ta joue adorée
Des bris de diamant, sur ta lèvre éplorée
Des éclats de ton cœur glacé de désespoir,
Traversant cette vie absurde sans rien voir.
Je voulais que tu sois ma veuve, que ta bouche
N’ait plus aucun baiser, que plus rien ne la touche
Que le sel dévorant, brûlant de ton malheur,
Que tu ne sois pour tous qu’un objet de terreur,
De respect trop profond, dans leur peine inquiète,
Pour oser regarder quand tu passes, muette,
Que tu ne vives plus qu’en cierge pour mon nom,
Que tu sois sur ma cendre un constant lumignon,
Que tes jours soient un feu consacré dans le temple,
Et que ton œil perdu dans le vide contemple
Le désastre produit par un funeste écueil,
Mesure à chaque instant l’inouï de ton deuil,
L’énormité sans nom de cette horrible perte
Après que tu te fus à mon bonheur offerte.
Je voulais que tu sois ma veuve, et ce depuis
Qu’un rire de ta joie obnubila mes nuits.
*
XXVIII
Quelle joie, à la fin, quand on voit son cadavre,
Sans ce qui le contraint, le tourmente et le navre,
Quand enfin on se voit, dans l’existence, mort,
Pour avoir triomphé de l’amour le plus fort
Surmonté le désastre infini de nos songes
Engloutis dans l’abîme et recouverts d’éponges !
Quel bonheur, avoir mis le pied sur son bonheur,
Ou bien être écrasé sous le pied du malheur
Et ne plus rien sentir, ne plus rien voir, entendre,
N’avoir plus rien à faire et ne plus rien attendre,
Et ne plus même ouvrir sa fenêtre au matin,
Ne plus prétendre avoir ni projet ni destin,
Quand tout est bien fini, désert, brûlé, stérile,
Quand l’avenir n’est plus qu’un néant, inutile,
Que rien ne reviendra, rien de nouveau, non plus,
N’apparaîtra, que rien ne nous rend nos saluts
Et que rien n’est par nous salué, rien ne pleure
Et rien ne se prétend autre chose qu’un leurre,
Rien ne sourit, ne rit, n’appelle, ne comprend,
Rien n’est donné, surtout, et rien ne se reprend,
Rien ne reste, ne part, rien ne tourne la page,
Rien de ce qui volait ne chante dans sa cage !
Ce qui chante n’a pas sa maison sous un clou,
Dans la cage on n’entend que des rires de fou.
*
XXIX
Il existe plus fort que la trique ou le fouet :
Comme une veuve noire immole son jouet,
Tu te sers de l’amour, Philis, pour me détruire.
M’as-tu jamais aimé ? Peut-être ce délire
Ne sert-il qu’à répandre un écran nébuleux
Sur le motif réel, turpide et scandaleux,
De tes agissements en apparence tendres,
Et qu’en me regardant tu ne vois que les cendres
D’un corps carbonisé car tu veux m’abolir.
Je dois par tes appâts atrocement souffrir
Pour que, dans ta folie abjecte, tu te pâmes
En comblant ton désir de supplices infâmes,
Et croyant m’aduler dans tes illusions,
Me couvrir de baisers, hallucinations,
Tu dévores mon cœur, ô tu te rassasies,
Tu satures de chair tes noires frénésies
En broyant sous tes dents mes tendons, mes boyaux,
Comme font les frelons dénudant des noyaux.
Un instinct cannibale est la clé de tes rêves ;
Quand je t’offre mon cœur, tu le mords et le crèves,
Et moi, marabouté par je ne sais quel sort,
Je souris à tes crocs et j’accueille la mort
Les deux bras grands ouverts, les yeux dans ton œil glauque,
Sourd à l’étrangeté de ton murmure rauque.
*
XXX
À ma veuve
Ce qui ne passe pas avec le temps est fort,
Je dois le diamant de ton cœur à la mort.
Ta beauté, devenue une tombe de marbre,
Attachée à ce sol comme l’ombre d’un arbre,
Comme un ange de pierre entrelaçant ses mains,
Sacrifie au passé de vides lendemains,
Et dans ton souvenir obstiné de statue
Le bonheur d’être aimée, en me pleurant se tue.
Tous les brumeux chemins de ton malheur fervent
Mènent à ce sépulcre enveloppé de vent
Où ta forme, de deuil couverte, est prosternée
Et ton âme vêtit ta lumière fanée.
Qu’un rayon de soleil éblouisse ton œil,
Tu ne vois point le jour au travers de ce deuil.
Qu’un doux parfum de rose embaume la nature,
Tu ne sais pas quitter des yeux ma sépulture.
Qu’un enfant, plus timide et doux qu’une souris,
Passe, il ne voit qu’une ombre, et pourtant tu souris.
Ô de tous les cyprès de ce funèbre asile,
Ton ombre solitaire est le plus immobile.
Dans l’abîme où je vois ton destin se jeter,
Mon souvenir t’apprend le moyen de flotter ;
Et dans le tourbillon de chagrin qui t’emporte,
Ta vie inconsolable est une feuille morte.
*
XXXI
Philis, après m’avoir convaincu de mourir,
Ne prendrez-vous de part à mon dernier soupir ?
Vous n’avez pas voulu que je sois en ce monde
Un compagnon pour vous, ma détresse est profonde,
Je ne puis endurer la peine de mon sort.
Vous refusez ma main, acceptez-vous ma mort ?
Je vous offre le sang de ce cœur sur la terre,
Après avoir pour vous bu dans la coupe amère
Le poison glacial d’aimer sans être aimé.
Ce que j’aurai devant les hommes proclamé,
C’est qu’on reste ignorant de ce qu’est la souffrance
Quand on n’a point pâti de cette indifférence.
Je veux mourir, Philis, certes vous le savez,
Mais je vivrai pourtant – comme ces fous sauvés
Par des passants émus qui préviennent leur acte –,
Votre équanimité devant rester intacte.
*
XXXII
Ma vie ayant été dure et funèbre, en somme (Victor Hugo)
Philis, si dans la mort je trouve le repos,
Si je peux oublier notre amour et mes maux,
Qu’a-t-elle d’effrayant, et pourquoi donc le monde
Voudrait-il m’empêcher, dans une paix profonde,
D’aborder au néant final qui nous attend ?
Que celui qui de jours sans saveur est content
Repousse comme il peut le terme inévitable ;
Pourquoi l’autre pour qui, loin d’être redoutable,
Ce terme est à présent le seul espoir qu’il ait,
N’ayant rien obtenu du cœur qu’il appelait,
Devrait-il, dépouillé de la moindre énergie,
Fuir l’abîme où le veut sa longue nostalgie ?
Quels devoirs ai-je donc envers d’aveugles fous
Qui s’agitent en vain et vis-à-vis de vous,
Philis, qui ne m’avez donné que de la peine ?
Vous pâlirez peut-être en apprenant la haine
Que j’avais d’une vie où Philis manquera,
Mais sans doute un fidèle à vous s’en moquera
Et vous rendra bientôt meilleure contenance ;
Que vous importe, au fond, ma mort ou ma souffrance ?
Mais je dois briser là, je vous cause du tort.
Vous n’avez que la vie et je n’ai que la mort.
*
XXXIII
Ô Mort mystérieuse, ô sœur de charité (Rimbaud)
Hélas, si j’avais pu, Philis, croire à la vie,
La vie après l’amour, je vous aurais suivie
Par tous les accidents et contrariétés
Que réserve ce monde aux amants transportés.
Mais je ne pouvais croire au bonheur sur la terre.
Devant votre beauté j’aurais voulu me taire,
Et je chantai ; pourtant, qu’avait pour votre cœur
Ce chant, sinon un rêve abritant la douleur ?
Comment aurais-je pu, Philis, vous rendre heureuse,
Dans ma mélancolie innée et douloureuse ?
Me pardonnerez-vous d’être mort dans le feu
Comme le papillon qu’il aveuglait ? – Adieu.
*
XXXIV
Quand tu pensais à nous, je pensais à la mort.
Quand je pensais à toi, sans doute avais-je tort
Car je t’imaginais sur une île déserte
Perdue à l’horizon et de forêt couverte,
Où nous contemplions le crépuscule à deux,
Chaque jour que Dieu fait, sous d’insondables cieux,
Naufragés, parias, libres, la solitude
Pour seule compagnie ; et dans cette attitude
Je ne comprenais pas que ton attachement
Pour moi pût n’être point un désalignement
Total avec le monde et cette ère abêtie ;
Nullement une entrée, en fait une sortie.
Je voulais m’échapper avec toi pour toujours,
Mais tu me voyais, toi, prisonnier sans recours
Du système honni dont j’éprouvais la bile.
Tu me voyais esclave, excellent mais débile,
D’un monde que j’avais en détestation.
Tu voulais arrondir d’une perfection
Quelque chose de fort ayant un petit manque,
Comme s’il s’agissait de mon compte à la banque
Qu’il faudrait reremplir pour que je sois heureux,
Alors que tout m’était, hormis toi, douloureux.
Philis, si j’avais su te donner cet empire,
Je t’aurais vue alors régner sur mon martyre
Et t’aurais prise en haine, avec tout cet enfer.
Je voulais t’emmener au-delà de la mer.
*
XXXV
Une île
(i)
Pas d’amour, ô Philis, sans une île déserte !
Pas d’amour sans une île indécouvrable et verte
Où nous serons les seuls à vivre, naufragés.
Cette île, dont j’aurai maîtrisé les dangers,
Nous permettra de voir dans un ciel sans nuages
Des couchers de soleil, blottis sous des ramages,
Serrés l’un contre l’autre, absorbés par le ciel.
Je n’ai que ton amour, rien d’autre n’est réel.
Une île ou je perdrai le trésor de ma vie,
Quand ta foi me sera par le monde ravie !
Une île ou, je le sais, tu partiras un jour !
Cette île aura beaucoup d’eau fraîche, et nous d’amour.
Une île ou tu voudras abjurer un poète !
Et je me fanerai, comme une violette.
Une île ou tu pourrais mépriser un rêveur !
Je ne pourrais survivre à si grande douleur.
Une île ou tu verras, sans l’aimer, ma faiblesse !
Tu ne me pourras plus prodiguer ta tendresse.
Une île ou tu voudras quitter notre oasis,
Et moi je ne peux pas ne pas t’aimer, Philis !
(ii)
Une île ou, je le sais, un jour tu partiras !
Comme tu m’es venue, un jour tu t’en iras
Et je ne verrai plus ta gaîté de mer bleue.
Une île où des sajous se tirent par la queue,
Sinon, je te connais, tu ne m’aimeras plus.
Une île où berceront les palmiers chevelus
Nos étreintes au bord de l’horizon limpide,
Sinon je ne sais quelle émotion turbide
Viendra peser la nuit sur ton sein oppressé ;
Quand ce trouble m’aura de ton cœur évincé,
Je ne serai plus rien. Une île, et nulle voie
Pour trahir le refuge éternel de ma joie,
Loin de ce qui dérobe à nos regards le ciel
Et que l’abaissement rend sinistre et cruel,
Loin de la servitude accablante aux faux astres.
Une île ou je vivrai de terribles désastres,
Tu seras l’instrument des haines sans pitié,
On mettra dans la main tendre de ma moitié
Le fer dont je dois être immolé par des lâches,
On me strangulera par nos douces attaches,
Tu ne sauras pourquoi ce monde veut ma mort
Et n’écouteras plus ton cœur mais le plus fort.
Une île ou les péchés funestes de nos pères
Feront de cet amour la plus triste des guerres !
*
XXXVI
Je voudrais tant, Philis, en sectateur occulte
Et sacrificateur d’un innommable culte,
Par la séduction d’un statut élevé
Renforcé par un train de vie en tout réglé,
Parachevé surtout par une humeur légère
Créant un bel effet de gaîté mensongère,
En contraste charmant avec la gravité
D’un prudent apparat et la solennité
Des sphères de la haute influence invisible,
Ayant en vous trouvé la plus parfaite cible,
Vous conduire devant notre dieu très-puissant,
Qui demande aux dévots de son trône du sang,
Devant la grande idole obèse et monstrueuse
Aux yeux de diamant, à la face hideuse,
Parmi l’encens du temple, et là vous égorger
Tout en psalmodiant des vers, pour asperger
L’image où se rencontre, avide, le sublime
Qui porte nos esprits vers l’admirable cime.
Ainsi connaîtrez-vous le comble de l’horreur
Dans l’instant qui devait sceller votre bonheur.
Il est beau de mentir pour un dieu cannibale,
Beau de feindre l’amour au sein d’une cabale
Où le monde apparent et vulgaire est un jeu,
Une chasse, et la proie un aliment du feu ;
Où les initiés n’ont de vie en ce monde
Que dans les souterrains d’une crypte profonde
Et ne montent au jour que pour servir le plan.
Leur occupation : celle de chambellan
Pour le dieu. Leurs moyens : la ruse et le mensonge.
Leur bonheur : la terreur où la victime plonge.
Leur mépris : voir les gens croire à des intérêts
Étrangers à la soif de l’idole, aux secrets
Conclaves dans la crypte au milieu des cadavres,
Croire à des sentiments de mouches dans leurs havres,
Quand eux tissent la toile où s’enfonce l’humain
Recherchant la fortune ou la gloire ou l’hymen,
Dont les jours sont comptés au flux de la clepsydre.
Oui, je suis ce ministre halluciné de l’hydre !
C’était un jeu, Philis, en vrai vous vous fourrez
Le doigt dans l’œil : je suis dément et vous mourrez !
*
XXXVII
Tout est facile à qui n’a point de sentiments,
Car ce qui pour un autre est cause de tourments
À ses yeux est un show entièrement futile,
Et ce que nous vivons, passion, joie, idylle,
Incertitude, angoisse, est pour lui simple jeu,
La vie est pour cet homme un tapis sans enjeu.
C’est ainsi que trouva le parfait sigisbée
Philis qui, stupéfaite, en resta bouche bée :
Intelligence, charme, argent, humour, vigueur,
Prévenance, amitié, sérieux, noble cœur,
Compétence, cheveux soignés, grosse voiture,
Cravates en satin, éclatante denture.
Mais la perfection était un faux-semblant ;
Elle ne coûtait rien au sublime galant
Parce qu’il agissait d’après un stratagème.
Las ! tandis que Philis goûtait ses « je vous aime »
Dans l’agitation d’une chair tendre, lui,
Au contraire en cela n’eût éprouvé qu’ennui
S’il n’accomplissait point un acte méritoire
En livrant une proie à sa cabale noire.
Au moment où Philis trouvait qu’il était beau,
Dans son antre le monstre aiguisait un couteau.
Quand Philis, abusée, entendait mariage,
Le bourreau préparait son pieux abattage,
Lui récitait des vers, La Lune de zircon,
Mais chez lui compulsait le Nécronomicon,
Composait des cocktails colorés – dits salubres –,
Apprenant dans son trou des recettes lugubres
À base de sang frais, parlait lune de miel
En pensant sacrifice humain au sombre autel.
Philis voyait venir la nuit de ses délices,
Quand il aurait fini d’apprêter les supplices.
Elle lui donnerait son seul, son grand amour,
Mais finirait avant en morceaux dans un four.
Elle allait lui montrer son intimité nue,
Mais ce serait devant la secte prévenue.
Elle avait retrouvé l’appétit du bonheur,
Parce qu’il lui mentait comme un ambassadeur.
Elle croyait enfin aux rêves de l’enfance,
Car ici-bas sévit la noire indifférence.
*
XXXVIII
Je vous offre mon sang répandu sur la terre,
Après avoir chanté quand j’aurais dû me taire.
Je vous offre un soupir dans le vent printanier ;
Ce soupir est unique, en tant que mon dernier.
Je vous offre un poème, est-ce bien ? est-ce digne ?
Philis, acceptez-le car c’est le chant du cygne.
Je vous offre une rose au parfum pénétrant ;
Tout passe, jetez-la dans le ruisseau courant.
Je vous offre un collier que le destin m’accorde :
Ma tête aura touché le nœud de cette corde.
Je vous offre un sourire et rien ne l’a forcé :
Sans ressort, le visage est calme, délassé.
Quel bonheur de savoir que votre âme attentive
Endure de mes vers la semonce plaintive ;
Je ne me lasse pas de vous faire sentir
Que vous êtes cruelle et que je veux mourir.
*
.
QUELQUES SOUVENIRS DE LA VIE :
FATMA VA SUR VÉNUS
XXXIX
Je ne pouvais passer un jour sans Valérie
On a beau tout rêver, tu dépasses le rêve (Victor Hugo)
Je ne pouvais passer un jour sans Valérie.
Ce qui me fascinait le plus : sa connerie.
Je ne voulais plus vivre ici-bas, sans Ninon.
Et dire qu’elle avait un faciès de guenon.
On m’a vu très souvent soupirer pour Simone.
Vraiment, que j’étais con : qu’est-ce qu’elle était conne.
Chaque nuit, je rêvais aux yeux de Conchita.
Haute et maigre, on eût dit une chipolata.
Si j’avais su comment séduire Bérengère,
Dont charmaient les salons ses mœurs de harengère…
Je voulus épouser la grande et blonde Alix.
C’était, avec un casque, un Vercingétorix.
Quand je repense, après notre brouille, à Gudule,
Je me souviens surtout d’une énorme pustule.
Comme nous riions, avec mon Ysabeau,
Dont la voix ressemblait à celle d’un corbeau.
Quelle folie, aimer, quand c’est avec Marine,
Qui refoule du bec, schlingue de la narine.
Mais qui remplacera demain Félicité,
Son aérophagie et son obésité ?
Et qui remplacera l’accorte Nathalie,
Prodige souverain de microcéphalie ?
Vous souvient-il combien je prisais Fiona,
Dont le prénom finit par la grâce d’un a ?
J’ai cru que me perdrait l’amour de Marianne,
Qui parlait peu, c’est vrai, mais riait comme un âne.
Je ne sais que penser, la grosse Magali
Faillit me subjuguer avec son patchouli.
Vous dirai-je à présent combien j’aimais Françoise,
Dont le nez recouvrait les dents, long d’une toise ?
Je n’ai jamais caché ma passion pour Maud,
Qui ne parlait qu’anglais et seulement « My Gawd ».
Je devins vraiment fou d’amour pour Roseline,
Dont n’aurait point rougi la race chevaline.
La peste soit du faux outré chez Larissa,
Qui pour son prurigo blâme la harissa.
Je suis très fatigué des plaintes de Monique,
Si chiante et si plate, ainsi que la Belgique.
Que vouliez-vous qu’il fît, avec une Gladys ?
Rendez-vous à moins cinq, « à la prochaine » à dix.
Un jour on me parla des grands charmes de Berthe.
Ramassant son mouchoir, je vis la morve. Verte.
Picaresque, elle crut qu’on s’enfuirait, Carmen.
Mais Quevedo m’a dit ce que vaut son hymen.
Je l’aurais emmenée au paradis, Florence.
Mais entre elle et le marbre aucune différence.
Je suis toujours ému quand je revois Agnès.
Elle a pris un peu d’âge et gardé son herpès.
En aurais-tu voulu ? je t’aurais donné, Rose,
Ma vie ; au moins des sous pour soigner ta cirrhose.
Elle m’aimait beaucoup et je l’adorais, Fleur.
Qu’aurais-je fait, eût-elle appris le mot coiffeur ?
Je l’aimais à mourir, la tendre Madeleine,
Pensant qu’un bon docteur purgerait son haleine.
Qui pourra remplacer la raffinée Astrid,
Qui marchait en canard, si ce n’est pas Ingrid ?
Qui me consolera de la perte d’Alice,
Dont l’odeur, au début, était un vrai supplice ?
Et de la perte aussi, plus tard, de Barbara,
Qui buvait comme un trou, qui me consolera ?
J’oubliais de parler de la douce Gertrude,
Fumant comme un pompier, et la voix si peu rude.
Je ne peux évoquer sans tendresse Shirley,
Maniant le stylo plus mal que le balai.
Je fus trop peu de temps avec Éléonore
Et ne sais si sa taille enfin s’améliore.
Comment vivrai-je donc loin de Conception,
Qui de me tourmenter avait la passion ?
Je voulais dire un mot au sujet de Raymonde,
Mais non, pardonnez-moi car elle est trop immonde.
Que dire de loyal au sujet de Fatou ?
Je fus son compagnon et je plains son toutou.
Ce qu’il fallait, pour plaire aux beaux yeux de Paulette,
C’était de trimer dur, d’allonger la galette.
Enfin, je ne sais pas vous mais moi, pour Elif,
J’ai fini de vouloir être compréhensif.
*
XL
Je te chante l’agneau mais tu vois de la viande.
Je veux toucher ton cœur, c’est ta panse gourmande
Qui répond que c’est beau ; ton cœur, lui, n’entend rien.
Je veux toucher ton âme, et ton sac dit : c’est bien.
*
XLI
Comme le meilleur fer attaqué par la rouille,
Les histoires d’amour finissent en pot-bouille ;
C’est pourquoi je n’ai pas aimé comme il fallait,
Pourquoi je repoussai le cœur qui m’appelait.
Puisque donc doit finir, d’une ou d’autre manière,
Cet état hors duquel notre cœur est de pierre,
Je dis que finir bien ce n’est pas bien finir,
Et que par dévouement il vaudrait mieux mourir ;
Car voulez-vous en faire une chose pratique,
Ce fatal attentat vous rendra pathétique
Et vous n’aurez pas vu la lumière du jour.
Celui qui n’en meurt point n’a pas connu l’amour.
*
XLII
Poème pour le retour du printemps
Voilà, c’est le printemps, les touristes reviennent,
Leurs ignobles patois capiteux nous reprennent.
Les troupeaux aveulis traînent leur nullité
Chez tous les aigrefins de l’auguste cité,
Et pressés de trouver d’augustes pissotières
Vont de bouis-bouis en cafés délétères.
Dieu sait pourtant, hélas, quels empoisonnements
Les attendent parmi de grossiers ornements,
Et l’eau du robinet est peut-être gratuite
Mais se paye, insultés, d’audace déconfite.
Moi, consterné, prenant des chemins détournés,
Je les vois répandus, mornes déracinés,
Sur les axes centraux de loin, et qu’il m’en coûte
Quand par nécessité je croise cette route :
C’est comme culbuter dans la fosse à purin,
Où la tour de Babel aurait charge de drain.
*
XLIII
Quand Singapour voulut bannir le chewing-gum
Quand Singapour voulut bannir le chewing-gum,
Nous vîmes à nouveau, comme pour l’opium,
Cet effort dénoncé, car le libre commerce
Ne pouvait consentir qu’on abaissât la herse
Devant un artefact pourtant empoisonné.
Et, comme est le Chinois de pavot gangrené,
Le Singapourien doit mâcher de la gomme,
Dont traiter le déchet, quand on a fait la somme,
Coûte plus cher encore aux intendants locaux
Que ne gagnent d’argent les Yankees libéraux
Exportant ce produit depuis l’aube des âges.
Ce déchet monstrueux de savants bitumages,
Mi-pétrole visqueux, mi-plastique effrayant,
Qui jamais ne pourrit, aussi dur que gluant,
Adhère à tous les pans de la ville conquise,
Plongée entièrement dans la poisseuse crise
Qu’un rebut diabolique et craché sans égards
Gommeusement étale à nos tristes regards.
Quels surpuissants lasers, hélas, quels lance-flammes
Pourraient bien, dissolvant les limaçons infâmes,
Délivrer notre monde en proie à ce fléau ?
Vous vous y collerez au fond du caniveau
Pour l’éviter, saillant, sur le trottoir pouacre,
Et vous vous assoirez sur ce mucus de nacre
Synthétique en prenant place dans le métro.
Voilà pourquoi je dis : tolérance zéro !
Singapour héroïque, accélère la lutte
Contre le Blob hideux dont chacun veut la chute,
Ô sauve la nature aux déclosements vrais
Du centipède pus qui pousse sans engrais,
De l’affreux cartilage aux bulles chitineuses,
Aux filaments vitreux, fibres caoutchouteuses :
Cette mollesse ferme a trop longtemps sévi,
Ce mollusque d’acier n’est jamais assouvi.
*
LXIV
L’esprit du rossignol hante un lion captif
Qui chante ses forêts dans un hymne plaintif.
Liz, je suis cet ilote amoureux de sa chaîne
Mais suis lion, hélas, et dans ma voix la peine
Toujours se fait entendre, à cause de ces murs
Et des rêves que j’ai de grands espaces purs
Où je devais m’ébattre et combattre, impavide.
Loin de mon sol natal, partout je sens un vide
Dont la présence en moi m’accable et me contrit,
Et qui retient le cœur quand la bouche sourit.
Je porte le collier autour d’une crinière,
Marque d’un animal farouche et solitaire.
Je rêve à mes déserts, à leur immensité,
Où j’étais fait pour être et vivre en liberté,
Et ne sais comment dire à votre cœur sensible
Que j’ignore comment le bonheur est possible.
*
XLV
Layla, que ta main en son creux porte l’eau
Qui, dans la hamada sans fin, sauve l’agneau.
Que ton nom, Layla, couvrant le vent des dunes,
Soit comme le silence heureux de blanches lunes.
Layla, que tes yeux, dans la profonde nuit,
Soient comme le flambeau d’où l’amertume fuit.
Layla, que ton cœur à cet amour éclose
S’il manque à ton bonheur le parfum d’une rose.
Que ton cœur, Layla, quand viendra le printemps,
Couvre de mille fleurs la rive des étangs.
Layla, que ta voix, dans le grand labyrinthe
De vent, guide l’agneau dont t’invoque la plainte.
Que ta voix, Layla, puisque je dois partir,
Chante, et je l’entendrai chanter dans le zéphyr.
Layla, que l’amour dont je vis me rachète ;
J’étais comme le vent qui sur les flots se jette.
*
XLVI
Allô, Fatma
Allô, Fatma, la nuit tombe et je pense à nous.
Je veux être devant ta babouche à genoux.
Chaque baiser donné, le cours du baril monte,
Comme chaque caresse apure un nouveau compte.
Qu’il est beau par amour de ne point travailler,
De seulement dormir pour faire scintiller
À ton cou les plus beaux diamants de Golconde
Sous l’abaya, surtout d’époustoufler le monde
Par l’application du verset bien connu
De l’Injil : « Car c’est Dieu qui donne à l’oiseau nu
Son pain de tous les jours » : vois comme l’hérétique
Doit peiner comme un chien pour sa pitance étique.
Qui lui dira que c’est pour sa punition ?
Misère en cette vie et puis damnation,
Tel est le sort du cafre, infortuné cloporte.
Douce Fatma, la nuit tombe, ouvre-moi ta porte,
Le moment est prescrit par le grand ouléma.
Ouvre-moi car je suis l’émir. Allô, Fatma…
*
XLVII
Nous ne sommes pas des Zandj
Messieurs, vous connaissez la raison pour laquelle
Le chef zandj Mamadi Mansour est un rebelle.
Refusant de laisser Mayotte aux mécréants,
Il subit de leur part d’horribles châtiments,
Avant de s’échapper pour conduire la lutte
Contre l’ogresse impie aux crocs de bête brute ;
C’est alors que, pressé par le besoin d’argent,
Il n’eut guère le choix, en ce travail urgent,
Que d’aller le chercher dans les trous des murènes,
Les ténébreux chemins des laideurs souterraines.
Ainsi ce Zandj, hélas, aux nobles idéaux
Devint-il pour Riyad un des pires fléaux
Que nous devions combattre, et parmi nous le crime
A dans l’antre secret de ce félon sa cime.
Nous avons pour devoir d’éradiquer le mal
Qui sur La Mecque exhale un miasme fatal.
Vous n’entendez que trop, messieurs, le souffle rauque
De ce monstre dont luit, dans son gouffre, l’œil glauque.
Aujourd’hui, l’araignée a ses crochets sur nous,
Ses pattes aux poils longs, piquants comme des clous,
Enserrent la Ka’ba dans un taillis d’épines.
Ses regards globuleux sur nos mœurs bédouines
Guettent l’occasion d’injecter du venin
En l’innocence heureuse aux parfums de jasmin.
Et Mamadi Mansour, bandit paranoïaque,
Erre loin de l’islam en fou démoniaque
Féru de rites noirs des lugubres forêts.
Il se repaît de chair humaine et de sang frais.
Le sorcier de sa cour funèbre est un squelette
Qui parle par la voix d’un grêle anachorète ;
Et si vous m’en croyez, messieurs, sur nos thobés
De ce spectre des mots sans nombre sont tombés,
Oui, nous faisons l’objet de tant de maléfices,
Scellés avec le sang d’infâmes sacrifices,
Que si nous accordions du crédit à ces sorts,
Nous serions déjà tous une ou plusieurs fois morts.
Un étrange babouin bossu lui sert d’oracle,
Et c’est, je dois le dire, un curieux spectacle
Que de voir ce grand Zandj avec anxiété
Demander de quel air son singe s’est gratté.
Nous sommes sur le point d’attaquer son repaire,
Les armes vont parler et les fatmas se taire :
Je jure devant vous, sur mon pistolet d’or,
Que j’anéantirai ce boa-constrictor.
*
XLVIII
L’émir cauchemar (L’emiro incubo)
Hommes de l’Occident décadent et frivole,
Si vous voulez en croire un vieillard bénévole,
Écoutez mon conseil : quand sur Monte Carlo
Tombe la nuit, craignez la main de l’Incubo !
Ne laissez pas sortir vos filles bien-aimées,
Car il court en vos murs des horreurs innommées
Depuis le jour funeste où l’émir cauchemar
Vint promener son bisht de spectre et son kandjar
Parmi votre innocence aveugle et doucereuse.
L’émir, en son habit de flamme ténébreuse,
Possède le pouvoir de voler dans la nuit
Comme une pipistrelle effrayante sans bruit,
Mais surtout son argent paraît inépuisable,
Comme si ce n’était, transformé, que le sable
Des grands déserts brûlants où vaguent ses chameaux.
Sous la tente là-bas, ici dans des châteaux
Qu’il achète à vil prix grâce à nos turpitudes,
Il se livre en secret à d’occultes études,
Mais surtout le baril ne cesse de monter,
Sa poche – si le bisht en a – près d’éclater.
Les femmes qui l’ont vu tombent comme des mouches ;
Celles qu’il veut pour lui rêvent à ses babouches,
Tel est le signe sûr de leur damnation.
C’est un suceur de sang par délectation,
Mais surtout il leur offre en flambantes rivières
Des gemmes, des joyaux, des huîtres perlières
Sans la coquille, bref, des trésors fabuleux
Qui leur coupent le souffle et font voir bleus ses yeux,
Dont nul n’a jamais vu, sous ses lunettes noires,
Le pigment dérobé par ces froids accessoires ;
On dit que ce serait parce que, loin d’être bleu,
Son œil est flamboyant, rouge comme le feu.
Mais surtout, mais hélas, il est tellement riche
Que, si c’est un démon, tout le monde s’en fiche.
*
XLIX
L’émir contre les Yakuzas
Messieurs, contrairement à l’Occident croisé,
Nous sommes ennemis du crime organisé.
Chez nous, les malfaiteurs n’ont point pignon sur rue,
On n’y vend point les corps comme la viande crue.
Vous m’avez envoyé traquer les Yakuzas
Pour me changer un peu des mangeurs de pizzas ;
De retour du Japon où la paupière plie,
Je le dis devant vous : Mission accomplie.
À Tôkyô, je fus la cible de sumos,
Spadassins engraissés comme des animaux,
Et les mitraillai tous, ensuite sur leur ventre
Je dus trampoliner pour sortir de leur antre.
Kyôto m’a vu battre un parti de ninjas
– Dans les champs des croquants moissonnaient les sojas :
Tournoyant dans mon bisht entre une giboulée
De sifflants shurikens et contre une volée
De nunchakus claquants, j’abattis ces démons
Sauteurs comme des djinns et de noires guenons
De mon pistolet d’or, et puis fis ma prière
Car c’était l’heure. Alors, sur la mer perlière,
Je montai dans la jonque où régnait le bandit
Qui trafique en nos eaux malgré notre interdit :
En me voyant il crut bon de saisir une arme,
Ce qui témoigne assez de son état d’alarme,
Mais je prévins son geste en tirant contre lui
La roquette apprêtée, et je fus ébloui
Par le vol déployé de sa poussière ardente.
Sur ce, je fus conduit dans la tour décadente
Où vivait le seigneur de ce clan endurci,
Et bien qu’à ce moment j’eusse quelque souci,
Craignant de reporter la prière prescrite,
J’abolis sans délai la race décrépite
Qui depuis trop longtemps hantait cet univers.
Et je revins, messieurs, vers vous chanter ces vers.
*
L
L’émir contre la reine des vampires
Messieurs, notre pays a supprimé les goules (الغول)
Mais le monde est hanté par des monstres en foules,
L’Occident en produit de grandes quantités,
Le Dar al-Koufr est plein de monstruosités,
Et vous avez voulu que j’allasse combattre
Dans son antre hideux, un cloaque saumâtre,
La reine des buveurs de sang, qu’ils soient maudits.
J’allai donc à Paris laver ce grand taudis.
Dans le métro chantait un alcoolique sombre
Dont je vis qu’il n’avait sous le corps aucune ombre ;
Le forçant à me dire où trouver mon chemin,
Il m’indiqua la voie où passerait mon train,
Voilà comment je pus atteindre le Meurice.
De bon matin, après la nuit réparatrice,
Je mangeai des croissants avec un café crème
En lisant un journal qui n’était que blasphème,
Puis je dis au valet de m’indiquer Longchamp
Car j’avais un tuyau très certain, sur le champ
J’y fus et gagnai gros ; alors, cherchant un bouge,
Je priai le taxi d’aller au Moulin-Rouge.
C’est ainsi, dissipés les soupçons par trop bas
De l’agent qui suivait le moindre de mes pas,
Que je pus à la fin accomplir mon office.
Je savais que la reine avait pour tel jocrisse
Un grand attachement : allant voir ce jobard,
Je lui cassai le nez et lui mis un cocard,
Il me conduisit donc sur les Champs-Élysées.
Les portes du manoir étaient fleurdelysées.
Des humains corrompus protégeaient ce tombeau
De jour, la vampiresse étendue au caveau.
La nuit allant tomber, j’égorgeai les séides
Et pénétrai sans plus surseoir dans ces murs vides.
Il me fallait trouver très vite son cercueil,
Car bientôt rouvriraient les ténèbres son œil.
En bas je découvris le maudit sarcophage
Et dedans le visage émacié par l’âge
Du monstre – car on voit quand ils dorment leurs traits
Tels qu’ils sont et non pas selon leurs faux attraits.
Quand elle ouvrit les yeux, ce fut pour voir sa tête
Rebondir et son corps redevenir squelette.
En somme, assez facile et pas tellement dur,
Pas comme de garder un harem franc et sûr.
*
LI
Émir contre กระสือ
Messieurs, si j’ai longtemps différé ce rapport,
Ce n’est point pour avoir vu de très près la mort,
– À chaque mission je pourrais le redire –,
Mais c’est que les horreurs que je vais vous décrire
À présent m’ont frappé d’un si profond effroi
Que si je n’étais point très soumis à la Loi
J’aurais entièrement sombré dans la folie,
Ma raison eût été sous le choc abolie.
Il est en Thaïlande, au milieu des forêts
Profondes, un pouvoir sombre dont les décrets
Condamnent les humains à de sinistres peines.
La vie y prend un goût de bananes malsaines
Et l’odeur des fongus visqueux dans les sous-bois.
Les misères sans nom s’y poussent en convois.
Des êtres malheureux et flétris par la crainte
Végètent sans espoir de desserrer l’étreinte
Dont ils sont étouffés par la noire krasseu (กระสือ).
Ce monstre abandonné de la face de Dieu
Est le corps d’une femme adepte de mystères
Trop hideux pour que l’homme y songe sans ulcères,
Et dont, de nuit, la tête, arrachée à ce corps
Et volant par les airs en d’horribles transports
– Son cou sanguinolent brandillant les entrailles
Qui cortègent ce chef en dégouttantes mailles –,
Cherche, comme un vampire altéré, du sang frais
Parmi les pauvres gens sur le bord des forêts.
Parfois, elle se mue en boule de feu verte,
Zigzague entre les joncs dont la tourbe est couverte.
Son rire sardonique épouvante les bœufs
Dans l’étable, et les chiens, et fait pourrir les œufs.
Elle s’en prend surtout à des femmes enceintes,
Dans un sommeil fiévreux par ses baisers atteintes,
Suce par leur pudeur le sang de l’embryon,
Fatalement détruit, martyr de ce démon,
Puis retourne, assouvie, à son corps immobile
Qui l’attend, mannequin décapité, débile,
Et s’étant ressoudée au tronc, elle reprend
La place que son crime odieux lui défend.
Je fus par un imam de ces tristes contrées,
Au nom du grand malheur des femmes éplorées,
Appelé pour sévir contre le monstre obscur.
Il fallut débrouiller quel était l’être impur
Qui, parmi tous ces gens, se mettait à la brune
À voler de la tête en riant sous la lune.
C’était, je l’établis avec un ouléma,
Une vieille poison au doux nom de Fatma.
Au plus noir de la nuit, nous trouvâmes chez elle
Son corps raide sans tête et debout : « Criminelle,
Criai-je, horrifié, c’est donc toi le suppôt
Qui fais trembler la mère et l’enfant sur le pot
Et ne laisse de paix à ces gens outragées,
Toi par qui les mamans à venir, ravagées
Par ta langue impudique, échouent à procréer
Et pleurent le fœtus que Dieu veut agréer !
Tiens ! voilà des bâtons de bambou dans ta nuque :
Comme manque son zob à Brahim, mon eunuque,
Ta tête ne peut plus se conjoindre à ce cou,
Et tu devras errer sans fin, le regard fou ! »
Or la tête revint, hagarde, échevelée,
À cet instant et vit sa poitrine scellée.
Je ne saurais décrire avec des mots le cri
De haine et de fureur, sur ce faciès flétri,
Que suscita notre acte éprouvé de justice
Et mets fin au rapport. Voyez la cicatrice
Qui me barre le front : stigmate qu’imprima
Le combat qui me vit triompher de Fatma.
*
LII
L’émir contre la secte des bonzes conjurateurs
Cette secte a fondu les rites d’exorcisme
Et les arts martiaux, un occulte bouddhisme
Avec des rituels de nécromanciens.
Ses bonzes sont boxeurs, tueurs, magiciens ;
Si leurs sorts et mantras ne vous ôtent la vie,
Ils vont, par le détour de votre ombre suivie,
Chez vous pour pallier ce léger contretemps
Et, prononçant les noms de leurs saints prépotents,
Vous ouvrent d’un long kriss les veines jugulaires.
Sous les Bouddhas de jade ornant leurs sanctuaires,
Et les dragons d’ivoire ouvrant leur gueule d’or
En chryséléphantin et formidable essor,
Ils chantent je ne sais quels odieux blasphèmes,
Ce qui vient éveiller quelques revenants blêmes
Du Barzakh, qui, surpris par cette attraction,
Se présentent parmi ces suppôts du Démon
Et s’en font contrôler, pour servir de séides
Aux malhonnêtes fins d’infidèles cupides.
Non contents d’attirer par force ces esprits,
Ils pratiquent sur eux, à coups de bistouris
Psychiques, un travail chirurgical insane
De greffes – car c’est là leur plus terrible arcane –
Transformant à leur guise en monstre décuplé
L’ectoplasme hagard devant eux étalé.
Et c’est ainsi, messieurs, qu’en leur sombre folie
Ils créèrent un jour l’énorme anomalie,
L’être le plus fatal et dangereux, FATMA,
Qui pour bien commencer tua leur grand lama
Et les détruisit tous, réglant notre problème ;
Mais Fatma qui devint une menace extrême.
Ils l’avaient composée avec des bouts divers
De larves, loup-garou, stryge, fantômes verts,
Ogre, cerveau de singe et cyborgs ou robots,
Et je ne sais comment mais ses yeux étaient beaux,
Le reste aussi d’ailleurs… Passons. Or cette drude
Avait, en se voyant, acquis la certitude
Qu’elle anéantirait bientôt le genre humain.
Seuls pouvaient l’éviter les doux rets de l’hymen,
Mais quel être sur terre aurait assez de flamme
Pour sourire à Fatma sans abdiquer son âme ?
Saluons le travail du docteur Fatmastein,
Qui créa sur notre ordre un fabuleux pantin,
Sa créature : alors, Fatma fut si contente
Que par surprise on put l’ensevelir vivante.
*
LIII
Docteur Fatmastein
Vous m’avez demandé comment je mis au point
Mon surhomme, taillé pour être le conjoint
Du problème Fatma, cherchant à le résoudre
Avant que l’univers ne vînt à se dissoudre
Sous l’effet désastreux d’une calamité
Sans égal depuis qu’Ève eut l’Éden habité.
Messieurs, il faut savoir que Fatma, mi-lamie,
Mi-loukoum, un peu rose, un peu ronce, ennemie
De la paix mais aussi de l’ennui, n’avait pas,
Malgré son fond pervers et ses nombreux appas,
L’instinct dénaturé d’une stryx dissolue.
Il ne suffirait pas d’une patte pelue
Pour qu’elle soit changée en mouquère au foyer.
Cependant un gandin se serait fait broyer,
Et donc la question était fort épineuse.
Il me fallait trouver la matière spumeuse
Qui ferait un cerveau de haute intensité,
Tout en laissant courir de l’électricité
Par les nerfs, les tendons, les os et cartilages
Grâce à des transistors et les plus fins réglages,
Pour assurer l’effet recherché sur Fatma,
En évitant que tombe, aussi, dans le coma
Notre homme foudroyé par le désir lubrique.
Bref, vous imaginez le nombre astronomique
De facteurs à traiter dans ce sévère effort.
Mais avec des calculs, et la chance, on s’en sort :
Moi, Docteur Fatmastein, je créai le surhomme
Qui de Fatma ferait une boule de gomme
Dans sa main, une glaise à pétrir comme on veut,
Un jardin à couvrir de roses tant qu’on peut.
Messieurs, j’envierais presque un simple simulacre,
Si le noble idéal auquel je me consacre
N’était supérieur à ces fatmacités,
Si la science auguste, au-dessus des cités,
Ne planait dans l’éther de l’Esprit insondable ;
Je laissai mon chef-d’œuvre à son sort délectable
Et vous pûtes, messieurs, anéantir Fatma
Dans les bras du bonheur, quand elle s’y pâma.
*
LIV
L’émir contre les Arachnozoïdes
C’est la reine Fatma des Arachnozoïdes
Qui menace le monde, à cause des suicides.
Ces insectes sur l’homme atterrissent d’un bond,
Puis, entrant par l’oreille, atteignent le plafond
– La voûte crânienne en haut de l’encéphale –,
Où la vermine, ayant soif de l’eau cérébrale,
Se tisse un trou de toile et demeure en ce lieu,
Immune aux électrons dont c’est l’aire de jeu,
Et pompe, en attendant qu’un autre la rejoigne,
Pour que dans des transports innommables s’empoigne
Cette paire décrite en dialecte ancien
Par l’émir Aboul-Haq, le grand chirurgien,
Qui rechercha ces faits en soigneux empiriste,
Bien qu’Aristote ici fût son antagoniste,
L’humeur servant au Grec d’unique fondement.
La femelle dévore après l’accouplement
Son époux aussitôt, rote et puis pond dix mille
Arachnozoïdeaux dans le bain que ventile
Un courant d’anions, et ce gluant amas
Se répand du cortex au rachis, jusqu’en bas,
Puis sort, passés trois jours, du méat de la verge
À l’air libre, la nuit, en longs fils de la Vierge.
Et ces émissions d’aranéens têtards
S’accompagnent toujours d’effrayants cauchemars.
La présence au plafond d’un tel animalcule
Rend l’homme dépressif ; il pleure, il gesticule,
Il écrit de mauvais poèmes où le nom
FATMA revient toujours, il dit « Viens ou sinon… »
Mais personne ne vient, il pose alors sa plume
Et se pend, à la bouche un blanc filet d’écume.
Or cette épidémie a pour cause Fatma,
La reine de ces poux, qui nous en parsema
Depuis Vénus – trouvée aux cieux par Avicenne –
Car, l’ayant visitée en transe, elle en est pleine.
*
LV
Les Arachnozoïdes de Vénus
FATMA va sur Vénus par sublimes transferts.
Dans la lumière bleue elle a les cheveux verts.
Comme il n’est pas permis de traverser la nue
Avec le moindre habit, par ce mode, elle est nue.
Ses yeux de mer Égée ont des paillettements
Que là-bas font lilas de longs rayonnements.
Et son sourire rend plus améthyste encore
Ce regard que chez nous, même sans ça, j’adore.
Elle est nue et je sais qu’elle va se baigner
Dans un lagon d’argent conçu pour l’imprégner
De parfums d’aloès et d’oud vénusiaque,
Et j’en sens la vertu très aphrodisiaque.
Dans l’onde où se reflète une verdure d’or,
On dirait un oiseau bleu qui prend son essor.
Mais c’est là qu’ont pondu les Arachnozoïdes
Que ne peuvent faucher nos humains pesticides.
Son séjour psionique aux lagons de Vénus
Contamine Fatma nageant dans les lotus
Et notre humanité depuis est menacée
Par ces poux de l’espace et peut être effacée.
*
LVI
L’émir contre les Shogbits
La planète Aton-4, orbitant dans l’espace
Compris dans Zogyoth, la ceinture de glace,
A dans ses souterrains par des sources chauffés
Des ruches et des nids de grands dômes coiffés,
Où vivent en États royaux et militaires
Les Shogbits, mi-frelons mi-mouches sédentaires,
Dont la reine est, hélas, Fatma. Vous connaissez,
Messieurs, suffisamment les crimes insensés
De cette créature au fond des nébuleuses,
Comment elle a conquis ces mouches globuleuses
Dans leur avernes noirs et lancé contre nous
Leurs si féconds essaims qui pondent dans les trous
De l’ectoplasme cent millions d’œufs orange
Dont tous forment des vers, sauf un qui fait un ange,
Et ces vers affamés minent le corps astral
En faisant un bruit sourd de soupir sépulcral,
Tandis que les kérubs ont des têtes déchues
Et barattent la nuit de leurs ailes crochues.
Les larves des Shogbits rongent le tissu mou
Dont est fait l’univers derrière le grand clou,
Et nous levons en vain des légions d’alfanges,
Des méharis sans nombre et d’immenses phalanges
De djinns motorisés : le pouvoir fructueux
De ce ventre acéphale et chaud est monstrueux.
*
LVII
Allô la terre, ici Fatma
Allô la terre, ici Fatma : tout va très bien
Mais dites à Miloud de promener le chien.
Qu’il ne m’attende pas pour manger le tajine,
Je vais être en retard : la fuite de benzine
M’a pris un peu de temps et puis l’ordinateur
De bord s’est fait boguer par un E.T. hackeur,
Alors j’ai dû poser l’appareil sur la lune
De Vénus et c’était un grand pas pour chacune
Des femmes, un petit pour l’autre humanité.
Ah oui, dites aussi qu’Ahmed est invité
Chez les Shogbits demain pour dîner, à huit heures,
Méridien de Zgeg. Les huîtres les meilleures
Sont chez Sidi Brahim : qu’il aille les chercher
De ma part, et surtout qu’il file au maraîcher
Pour les citrons, sinon c’est l’incident très grave ;
Insistez là-dessus ou je vais le marave.
Oui, le président Chnouf m’a transmis ses bons vœux.
Non, Noura doit demain me friser les cheveux,
Elle ne pourra pas recevoir le ministre.
En plus, elle lui trouve une tête sinistre.
Allô ? Je suis en pleine averse de protons,
Vous entends mal, et vous ? Oui, j’ai bien mes jetons
Du conseil. Non, pourquoi voulez-vous que j’y siège ?
Allô ? Demandez au préfet d’attaquer le cortège,
Employez les obus de désencerclement.
Comment ça, ça discute au sein du Parlement ?
Je croyais qu’ils étaient en vacances. Qu’ils causent,
Ça les fait digérer : on verra bien s’ils osent,
En s’exerçant ainsi, dire quoi que ce soit.
Quand regimbe mon chien, je le fais marcher droit.
– Las ! de Fatma ce fut l’ultime chevauchée,
Sa navette s’étant dans le vide crashée.
.
FIN
Je baise les pieds de la Palestine: Poèmes
En guise d’introduction : Note sur un portrait
Cet émir inquiétant… D’abord, il y a quelque chose de dyslexique dans sa composition, une partie du keffieh est noire et le bisht couleur chair, du moins de la couleur de la partie claire du visage. Ensuite, il y a cette ombre sur la figure, une plaque grise qui fait l’effet d’une lèpre ou bien du mécanisme mis à nu d’un cyborg, mi-homme mi-machine. Le caractère clivé est renforcé par les lunettes, dont un verre est noir comme la nuit et l’autre réfléchit des lumières étranges. L’aspect de lèpre, voire de décomposition post-mortem commençante est accentué non seulement par les taches à l’éponge mais aussi par la quasi-imperceptibilité des traits du visage, à peine marqués, en contraste avec la bouche livide. Le nez paraît manquer au premier regard mais il est droit et indique la volonté. Ce mage lépreux ou cette momie aux pouvoirs magiques ressort sur un fond ondoyant dont quelques bavures d’encre annoncent la décomposition prochaine. De ces ferments de pourriture physique et mentale se dégage pourtant l’éternelle jeunesse dont parle le philosophe danois et qu’il attribue à ceux qui restent sûrs d’eux-mêmes quoi que leur inflige le sort.
*
TABLE DES MATIÈRES
1/ Le dictateur et les poètes
2/ Émir
3/ Éléphant noir
4/ Je baise les pieds de la Palestine et autres poèmes
*
Or quant à l’antiquité de ces vers que nous appelons rimés, et que les autres [langues] vulgaires ont emprunté de nous, si on ajoute foi à Jean le Maire de Belges, diligent rechercheur de l’antiquité, Bardus V, roi des Gaules, en fut inventeur : et introduisit une secte de poètes nommés bardes, lesquels chantaient mélodieusement leurs rimes avec instruments, louant les uns et blâmant les autres, et étaient (comme témoigne Diodore Sicilien en son sixième livre) de si grande estime entre les Gaulois que si deux armées ennemies étaient prêtes à combattre, et lesdits poètes se missent entre eux, la bataille cessait, et modérait chacun son ire.
Joachim du Bellay, La Défense et Illustration de la langue française
.
LE DICTATEUR ET LES POÈTES
.
Le premier de ces poèmes est le LV du recueil Le zircon et le nard (ici), qu’il conclut en annonçant le présent chapitre.
Le dictateur tuait chaque jour un poète
De sa main, pénétrant dans la prison secrète,
Exact, à la même heure en fin d’après-midi.
On avait ficelé sur un siège, étourdi,
Insulté, bâillonné l’espion communiste
Dans une chambre sombre où, le visage triste,
Ce dernier attendait de connaître son sort.
C’est alors que, rompant le silence de mort,
Entrait, majestueux, le Président à vie
En personne : un honneur qu’en principe on envie.
Le dictateur voulait, un pistolet en main,
Au prisonnier, vieillard, homme mûr ou gamin,
Tenir quelques propos lui dévoilant son âme
–Il fallait cependant être homme, et non point femme,
Le sexe étant la chose afférente aux geôliers.
Ensuite il remontait la paire d’escaliers
Et pressait son chauffeur de le conduire en ville,
Au dîner de gala de quelque lâche édile.
Un copiste inconnu, pour la postérité
A retranscrit un choix de cette cruauté.
*
I
Qui peut être poète et des Muses veillé
Quand, dénué de goût, il flâne débraillé ?
Regarde-moi plutôt, regarde cette coupe
Du manteau dont chacun de mes pas se chaloupe,
Laissant voir la tunique aux nuances feldgrau
Que saura distinguer un vrai caballero,
Le baudrier, l’éclat des médailles sans nombre
Sur la poitrine mâle, et l’élégance sombre
De la toile de drap brodé de fil d’argent,
Le ceinturon de cuir et d’acier réfulgent,
Les plis du pantalon à l’exorde des bottes
Qui, si tu les couvrais d’instances idiotes,
Te feraient un miroir où contempler ton groin
Car mon sergent les cire avec le plus grand soin,
Et sur le front saillant la casquette juchée
Obombre mon regard de pierre panachée.
Quel peut être le goût d’un inné loqueteux,
Et quels relents sinon de fiel eczémateux
Sortira du caquet bègue de ce paillasse ?
Ce nez que je te vois encor, seule la crasse
Le séduit-il ? Ces yeux mornes, ces yeux glacés
Que mes geôliers bénins jusqu’ici t’ont laissés,
Ne goûtent que l’aspect sordide des guenilles ?
Tu chantes la Beauté, les pieds en espadrilles ?
Vois donc ce révolver, mon loyal Beretta :
Crosse de nacre et d’or, en étui magenta.
Les effets martiaux, le fuselé des armes
Te sont indifférents, tu ne vois point leurs charmes
Et tu te crois poète ? Arrête, où sommes-nous ?
L’art est aux seuls clochards, dans ce monde de fous ?
Et c’est en soprano que l’anarchiste braille,
En ténor du futur ?
Va, meurs !
Ah, la canaille !
*
II
Mouvement littéraire, autant dire une école,
Ses cahiers, ses bons points, sa sotte gloriole,
Ses blagueurs dont le mot d’ordre est la Liberté,
Ces délires prévus, un transport concerté,
Une école de clowns qui déclament leurs rôles
D’un air très convaincu, sérieux, et pas drôles,
Et que l’on canonise à la fin en donnant
Leurs noms à des dortoirs de cafard lancinant…
Comme ces histrions nomment dans leurs poèmes
Les produits dernier cri de France, parfums, crèmes
À bronzer, pantalons, fourrures, chapeaux mous,
Tes compagnons et toi, métis à demi fous,
Vous criez à l’extase, à l’art pour l’art, au rêve
Quand vous lisez des mots exempts de toute sève
Sur le papier glacé d’un imprimé bourgeois,
Mais c’est le mannequin nu de la page trois
Qui parle à vos instincts, plus que ces mornes pitres !
Mes paroles te font mal et tu récalcitres.
Or je n’ai pas fini. Tout cela serait bon,
Ferait d’un loqueteux studieux un mouton
À mon goût, mais voilà, l’ignoble communisme
Attire ces crapauds d’un pressant magnétisme ;
Se regarder en face est pour eux trop cruel
S’ils ne peuvent raser gratis, être du ciel
Quand ils vendent leur kif, avoir des ailes d’ange
En jetant autour d’eux une fétide fange.
Il faut à ces clampins sublimer le travail
Comme il faut des complots aux muets du sérail,
Il faut à ces pervers des lendemains qui chantent
Car la haine, l’envie et le crime les hantent.
Quand le marchand d’oignons n’aura plus besoin d’eux,
Leurs bronzes lèveront des fronts bas vers les cieux.
Quand nous n’entendrons plus le latin de leurs messes,
On lancera des prix en hommage à leurs fesses.
Quand des bouffons nouveaux, plus jeunes, surgiront,
Les siècles de leur voix grêle se souviendront.
Quand perdront leur impur pouvoir leurs sodomies,
On les embaumera dans des académies.
Mais jamais, moi vivant, sur leurs corps élevé,
On ne verra l’État nuire au contrat privé.
*
III
Pourquoi ne pas entendre, un jour au moins, Platon ?
Si tu n’écrivais pas des vers de mirliton
Mais une œuvre tout feu tout flamme, impérissable,
Un monument plutôt que des pâtés de sable,
Tu n’aurais pas encore ici droit de cité.
Le doigt du Philosophe est contre vous pointé,
Poètes, vous croyez être l’intelligence
Mais elle vous bannit sans la moindre indulgence.
Le canon de mon arme est son bras séculier,
Mettre fin à tes jours pour elle est régulier.
L’intelligence abhorre et blâme, énergumènes,
La bouche qui répand des paroles malsaines.
Vous êtes si certains de l’arrêt du futur
Mais l’avenir vomit votre labeur impur,
C’est moi qu’il couvrira de lauriers enviables
Pour vous avoir chassés de nos murs vénérables,
Et pour chacun de vous dont j’éteindrai la voix,
Une palme m’attend au ciel sur un pavois.
Tu m’appelles tyran, ta clique me défie,
Or je tiens mon pouvoir de la Philosophie.
L’esprit vous a maudits, qu’êtes-vous, imposteurs ?
Arrêtez d’insulter le Vrai.
Maintenant, meurs.
*
IV
Quoi de plus saugrenu qu’étudier la rime
Et les inversions d’un sonnet pousse-au-crime ?
Voyez ce connaisseur en ponctuation
Étaler longuement sa délectation
Devant les hiatus novateurs d’un bigame
Célébrant l’esclavage, au bordel, de la femme :
Est-ce un homme ou bien est-ce un pantin magistral,
Ce phraseur dénué de sentiment moral ?
Que fait au genre humain l’audace virtuose
D’un froid technicien au bord de l’overdose,
S’il chante pour flatter la bestialité ?
Sous son aspect chétif, c’est la brutalité
La plus écœurante qui grogne, et le peuple s’écrie
Là-contre durement, veut que je pilorie
Cette canaille obscène et demande sa mort,
Pour apaiser la Loi morale, sans déport.
Voilà pourquoi je viens te voir en ta cellule,
De ce digne courroux étant le véhicule ;
L’Homme, que tu disais libérer par tes vers,
T’expulse comme un pou hors de son univers.
*
V
En écrivant des vers tu te vois à Paris,
Tu vas dans les cafés, c’est la fête, et tu ris,
Tu fais rire, surtout, une blonde compagne,
On te sert des cocktails d’absinthe et de champagne,
D’élégants inconnus te tirent leur chapeau,
Tout le monde te dit que le teint bistre est beau,
Que l’on n’a jamais vu de plus brillant métèque
Depuis Heredia dépeindre l’âme aztèque
D’un ton si précieux et si français aussi :
« Merci de nous singer, vraiment c’est réussi.
Je suis ému de voir comme est universelle
La plate gaudriole où moi, Gaulois, j’excelle.
Voici, Poète, au nom du baron de Feuillac,
Une invitation à jouer au trictrac.
Mademoiselle Élise en sera, c’est tout dire.
Faites-nous cet honneur, après lequel soupire
Tout Paris, alias l’Univers tout entier ! »
Je t’épargnerai donc, enfant de savetier,
La désillusion amère qui te guette
Quand là-bas sans amis, efflanqué de disette,
En fait de cotillons tu suivras dans la nuit
La soubrette d’un bouge horrible qui te fuit,
Et que son céladon, fâché par ta figure,
Saura te l’arranger dans une impasse obscure.
*
VI
Le comte de Feuillac aurait beaucoup aimé
Rencontrer, c’est certain, poète si famé
Car en homme du monde il a le goût des lettres
Et lui-même a produit quelques dodécamètres.
Mais il aurait fallu qu’il connaisse ton nom
Et cela se peut-il ? À l’évidence non.
Le faubourg Saint-Germain souffre de myopie :
Même des vers français, même une queue-de-pie
D’aussi loin ne lui font qu’un effet sans vigueur,
Il ne peut supposer dans ce smoking un cœur
Ni sous ce chapeau mou de la matière grise
Dans le goût distingué suffisamment assise.
Le comte n’eût jamais eu de temps pour ton art,
Mais l’un de ses neveux, te donnant du jobard,
T’aurait lancé son gant de suède au visage
Afin de te loger du plomb, selon l’usage,
Entre les yeux. Crois-en ma parole, ce tir
Ne t’aurait pas laissé jeter même un soupir.
Ne regrette donc point ce projet téméraire,
Mieux vaut martyr ici que là-bas pauvre hère.
*
VII
C’est Paris, tu te perds dans un grand labyrinthe,
On te sert des cocktails de champagne et d’absinthe,
Ton esprit fait valser les cœurs, ton bras les corps,
Tu voles éperdu des baisers que tu mords,
L’éternel féminin sur ton plastron se presse,
T’entendre zézayer des vers, quelle allégresse,
On n’a jamais rien vu de tel depuis Feuillet,
Si tu poudrais ton slip ça serait Rambouillet,
Ton œil flou d’Indien sagacement pétille,
Le comte de Feuillac va te donner sa fille,
Et la comtesse veut se donner, elle, à toi,
Ton désir souverain fait à présent la loi,
Qu’ai-je donc oublié ?
Tout ça pour des poèmes ?
Explique à mon banquier les puissants stratagèmes
Par lesquels tu parviens à ce beau résultat,
Je te nomme aussitôt bienfaiteur de l’État.
Tu ne dis rien ? Tant pis, je m’en veux de ce rêve ;
Poète, nous comptions sur toi.
Maintenant, crève.
*
VIII
La coupe des forêts où coule la rosée (Pierre Reverdy)
Tous ces arbres détruits pour que tu souilles l’âme,
Tout ce papier couvert de muflerie infâme,
Tant d’encre dégorgée en blasphèmes bouffons,
En hystériques pleurs et farces de bas-fonds,
Vont s’économiser avec un doigt de poudre.
Vois-le comme, tombant de l’Olympe, la foudre
Qui frappe sans colère un ennemi des dieux.
Et moi, pour nos forêts, je me sentirai mieux.
Vois le faonneau téter la biche affectueuse
Dans les bosquets profonds à la mousse odoreuse,
Au chant des rossignols qui charme ses ébats ;
Tu veux y détacher les scieurs scélérats,
L’algide tronçonneuse aux hurlements sinistres
Pour qu’un livre attendu par un caveau de cuistres
Te pare de lauriers égoïstes et vains !
Que ces mesquins loisirs sont lâches. Inhumains.
N’entends-tu pas la voix des nymphes, qui m’appelle :
« Sauve-nous, sauve-nous, noble cœur, âme belle !
Sauve-nous du méchant qui va, dans son mépris,
En ravageant les bois détruire nos abris !
Diane t’a livré le fat qui nous agresse :
Ô presse la gâchette avec orgueil, ô presse ! »
*
IX
Il n’y a point aujourd’hui de censure, mais c’est que nous avons perfectionné tout cela. (Aragon)
Pourquoi donc accuser notre État de censure
Quand ton fétiche a dit qu’en France elle perdure
Sous d’autres avatars, qu’il ne veut point nommer
Et qu’il ne paraît pas non plus bien fort blâmer ?
Nous sommes fatigués de votre hypocrisie,
De l’embrigadement de votre poésie.
Mais je dois faire court car je suis en retard
Chez un vieux sénateur qui lance son bâtard.
Il se trouvera là mon ministre des cultes
Et de l’instruction, entre autres gens incultes,
Et je veux lui toucher un mot du traitement
Que doit verser l’État par son département
À notre bonne amie écrivain, la Goulue,
Dont je me doute bien que tu ne l’as pas lue.
Nous censurons, c’est vrai, tout comme tes amis
Dès que l’État leur est entièrement soumis,
Car c’est vous contre nous, et non quelque autre chose.
Ce sont nos libertés au prix de votre cause.
Quel intérêt de vivre, alors, privé de voix ?
Un oiseau doit chanter.
Je vais tirer à trois.
.
ÉMIR
.
X
Cet amour, Abdoullah, ne finira jamais,
Tant que tu me comprends et que tu te soumets.
Quand je rejette avec horreur ta main pelue,
Cette insulte, c’est toi –toi seul– qui l’as voulue.
Quand je suis sur ton dos à chaque heure du jour,
Tu dois me divertir et me faire la cour,
Et surtout ne dis pas que le devoir t’appelle
Ou je fracasserai de nouveau la vaisselle.
Refais à mes dépens une fois de l’esprit,
Tu sais comment ma main sur ta face atterrit.
Ne rien tenir pour vrai, c’est être philosophe
Quand je me contredis à la moindre apostrophe,
Mais chercher à savoir le vrai dans mes propos,
C’est être au plus haut point borné, le roi des sots.
Et si tu veux entendre un serpent qui crécelle,
Tu n’as qu’à me parler en bien d’une pucelle.
Tant que tu me comprends et que tu te soumets,
Abdoullah, cet amour ne finira jamais.
*
XI
Abdoullah, je souris de ton désir souffrant.
Si loin, tu n’es pas là. Je marche en t’adorant.
J’ai vu le rossignol ce soir dans les ramures
Mais en moi n’entendais que tes aimants murmures.
J’aime les souvenirs dont mon cœur est comblé
Car je vis avec eux un rêve, ensorcelé :
Je parle à chaque objet familier en silence
Et redis tous les mots de notre connivence ;
Chacun de tes regards, illuminé, profond,
Est une étoile, un ciel, un bonheur qui viendront
À chaque instant du jour et de la nuit me dire
Que l’amour est un oued que rien ne peut réduire.
*
XII
Abdoullah, ô je ris de ton désir pressant,
Je ris de ces mots doux que tu dis, rougissant,
Car ton front emperlé se plisse et se replisse,
Tu tends des doigts crochus vers l’ambre du calice
Et ton keffiyeh plonge amorphe sur tes yeux,
Son agal† pendouillant penaud, disgracieux ;
Où s’en est donc allée, amir, ta contenance,
La princière hauteur de ta belle prestance,
Et qu’ai-je devant moi ? Les soubresauts bouffons
D’un chaton empêtré dans un tas de chiffons.
Veux-tu donc que j’appelle avec nous ma servante
Et que, pour prévenir un choc, elle t’évente ?
†L’agal est le cordon qui maintient le keffiyeh ajusté sur la tête.
*
XIII
Dans le Chinatown de Djeddah
Messieurs, nous le savons, l’État est en danger
Et l’honneur des Saoud par nous doit se venger :
Sur notre sol un nid de vipères sifflantes
Que notre aménité rend par trop insolentes
Sue un bouillon mortel de venin corrupteur
Sous les dehors bénins d’un commerce imposteur.
Or, pas plus tard qu’hier, un fret de cardamomes
Alerta mon sergent sur les criants prodromes
D’un désastre imminent pour notre Royauté ;
Dans les miasmes du porc ! et du tofu sauté,
Le keffieh sur le nez, j’enquêtais ; à peine eus-je
Mis la main sur le cou d’un suspect qu’un déluge
De nunchakus pleuvait sur nous de toute part.
Et voyez donc mon bisht –amarante, à broquart–
Lacéré par le jet d’un trident de coolie.
Dieu merci, mon HK confondit cette lie,
Mon agal ne bougea que d’un pica deux-tiers.
Messieurs, ne laissez point quelques greffiers amers
Oser dans leurs bureaux critiquer ces méthodes.
Moi, l’émir Abdoullah, je méprise leurs codes
Et n’ai d’autre souci que les bons résultats.
D’avoir sauvé ma vie en tirant dans le tas
Je n’ai pas à rougir devant de fourbes scribes
Qui vivent aux crochets de l’État, en amibes,
Pas plus qu’émir doué de saine tempérance
Je ne dois aux toqués la moindre tolérance.
*
XIV
La connexion Zanzibar
Messieurs, vous le savez, le Royaume est la cible
D’un malfaisant complot contre l’Un infaillible.
Vous mandez un rapport vous récapitulant
Notre opération Dromadaire volant.
Voici donc.
Quand j’appris par mes sources secrètes
Que des pirates noirs aux haïssables traites
S’apprêtaient à passer un fret délictueux
Sur notre territoire enclosant les Saints Lieux,
Je lançais la marine et mon hélicoptère
–Où je pris place armé d’un HK militaire–
Contre les Zandj félons. Me voyant, ces derniers
Poussèrent de hauts cris, des blasphèmes grossiers,
Et depuis leur vaisseau, dans leur aigreur hostile,
Tirèrent vers le ciel un fulgurant missile.
J’étais déjà sur eux et sautai dans les airs,
Sentant contre mon dos les débris, les éclairs
De mon engin détruit, mais sauf et plein de rage
Contre les ennemis défiant mon courage
Et les autorités du Royaume très saint.
Je tirais sur ces gueux avant d’avoir atteint
Le pont de leur esquif, terme et but de ma chute,
Où je roulai, courus, me jetai dans la lutte
Au corps à corps parfois, les balles fulminant
Autour de moi, de tous les côtés, lancinant
Stroboscope de tirs. Mais j’en ai l’habitude.
Sans me laisser fléchir devant leur négritude,
J’abattis un à un ces délinquants retors.
La marine arrivant put recompter les morts.
Et c’est ainsi, messieurs, dis-je sans hâblerie,
Qu’en farouche opposant de la piraterie
Notre pays gardien de la religion
Fit la plus grosse prise à ce jour de jambon.
*
XV
L’émir Abdoullah contre les Thugs de Bénarès
Messieurs, vous le savez, pour notre économie
Nous employons chez nous une tourbe ennemie
Qu’il nous faut surveiller opiniâtrement
Sous peine de subir un cruel châtiment :
Loin de nous savoir gré de nos sollicitudes,
Ces esprits indévots aux sales habitudes
Couvent dans leur poitrine une animosité
Que le relâchement de notre fermeté
Rendrait pernicieuse au trône des Saoud,
Et pendant que nos fils se parfument à l’oud
En pensant aux yeux noirs et doux de leurs amies,
Ignorant le serpent fomenteur d’infamies,
Nous avons le devoir austère et rigoureux
De tenir en respect ces immondes lépreux.
Vous eûtes vent, bien sûr, d’une cabale ancienne,
Aujourd’hui trafiquante et politicienne,
Infiltrée en tous lieux du pouvoir, un Satan
Régnant sur ce cancer qu’on nomme l’Hindoustan,
Je parle –veuille Allah me prêter assistance–
Des Thugs de Bénarès : cette maudite engeance,
Selon tous les rapports de nombreux espions,
Aurait jusque chez nous avancé des pions,
Détournant à ses fins nos besoins de main-d’œuvre.
Voyant se resserrer les bras de cette pieuvre,
Je partis aussitôt pour la sombre cité
Où le koufr dément, sabbat surexcité,
À toute heure du jour et de la nuit aboie
En jetant ses défunts dans mille feux de joie.
En arrivant, je fus, malgré l’incognito
Dont je me croyais sûr, attaqué subito
Par une foule atroce, ivre, populacière,
Tandis que je faisais fervemment ma prière.
Cela se déroulait à quelques pas des ghats ;
Je les massacrai tous entre les deux rakats.
L’ennemi consterné changea de stratagème
Et crut alors pouvoir résoudre son problème
Avec une bibi, qui m’empoisonnerait.
La danseuse était belle et vous enchanterait,
De sorte que Brahim aussitôt, à mon geste,
Saisit et m’emporta ce corps gracile et preste.
Et c’est dans mon harem qu’on découvrit l’horreur :
La belle avait voulu me refroidir le cœur.
Vous avouerez, messieurs, jugeant cette offensive,
Qu’il faut garder le sens de l’initiative.
Enfin, je pénétrai dans l’antre des démons.
Un monstrueux eunuque aux géants mamelons
Me barra le chemin ; à son collier de crânes
Je crus voir attachés mes bijoux, diaphanes,
Car son grand cimeterre aveuglant fendait l’air
Comme dans la nuit noire un fulminant éclair.
Mais puisque, pour l’islam, une technologie
Est permise dès lors que ce n’est point magie,
J’abattis ce gros porc au fusil-mitrailleur.
Et l’avenir, messieurs, nous paraît bien meilleur
Depuis que j’explosai cette maison maudite,
Ce repaire de djinns à coups de dynamite,
Ayant auparavant pris soin d’y renfermer
Ses habitants.
Ils ont fini de blasphémer.
*
XVI
L’émir Arachide contre le gendarme de Saint-Tropez
Messieurs, vous le savez, sur la Côte d’Azur,
Où l’hiver est clément et l’été point trop dur,
J’ai quelques cabanons et manoirs en pinède
Où loin du Tadawul† nerveux qui nous obsède,
J’aime passer des jours indolents –mais princiers–,
Spéculant un chouïa sur les marchés fonciers,
Plus pour jouer, d’ailleurs, comme sur quelques chiffes,
Avec mes garnements pour leur faire les griffes.
Mais voilà, je fais face à l’imbécillité
D’un gendarme du cru, simple et surexcité.
On lit sur son faciès le profond crétinisme
D’un avorton produit au sein du paganisme,
Rendu plus ridicule encore par l’habit
Que Dieu marque sans doute à l’éternel débit
De ses sots concepteurs, sans goût ni main habile
–Et dire que ces gens osent parler de style,
S’y pensant les premiers, c’en est désespérant,
Mais pour un cœur pieux plutôt corroborant.
Je ne puis rendre compte à vos yeux d’hommes sages
Des grimaces sans nombre et des cabotinages,
Des mimiques de singe et de femme et de nain,
Ni des contorsions de pygmée inhumain
Dont cet individu contrefait est capable.
Plus qu’un homme, je vois un djinn abominable.
N’aimant pas les Bédouins, il veut me provoquer.
Dans mon quiet bercail, je le vois m’attaquer
Avec tous les moyens de l’ignoble chicane
Dont ce pays regorge, et la tourbe ricane
De voir un noble émir à la merci d’un pou,
Parce qu’il est français et que ce peuple est fou.
Messieurs, c’en est assez, notre droit intangible
Au climat tempéré pour nous irrésistible
Ne saurait plus longtemps être ainsi méprisé.
Je requiers avec force et droit qu’il soit puisé
Dans notre fonds secret pour régler le problème
Et ne veux plus revoir ce trépignant blasphème,
Car vous avez goûté les agréments de Fez
Et connaissez le prix de ceux de Saint-Tropez.
†Tadawul : la Bourse saoudienne, située à Riyad.
*
XVII
Essence du téléphone d’or
Le téléphone d’or est, vous l’aurez compris,
Un appareil filaire.
Importé de Paris,
Où firent ce bijou, sur les fonds du royaume,
Les meilleurs joailliers de la place Vendôme,
Son combiné se pose, élégant instrument,
Sur le fin reposoir horizontalement.
Son cadran rotatif est composé d’un disque
Que l’on tourne du doigt, c’est charmant, et sans risque,
Je le dis à tous ceux qui n’ont jamais connu
Que les touches sans art d’un clavier convenu ;
Pardon de dénigrer le présent mais personne
N’a vu si bel engin, plus riant téléphone
Que –personne ici-bas !– le téléphone en or
De l’émir Abdoullah Aladdin Almanzor.
Et mon émotion s’augmente sans mesure
Quand je songe aux poteaux, un à chaque encablure,
Traversant les déserts de sable à l’infini,
Ainsi que le néant au gratuit réuni.
*
XVIII
La vie ne tient qu’à un fil
Vous ai-je raconté, messieurs, comment un jour,
Prisonnier du mogul zandj Mamadi Mansour
Dans son hélicoptère au-dessus de Médine,
Je pus, en me sauvant, tuer cette vermine ?
Écoutez donc.
J’étais ligoté dans l’engin
Qui devait m’emporter vers une triste fin.
Deux Zandj plus Mamadi Mansour, dont le pilote,
Trois hommes donc en tout, trois bandits de Mayotte,
Étaient là. Je brisai mes liens promptement,
Puis, m’étant dégagé de son embrassement,
Jetai le premier Zandj blasphémant dans le vide.
Le pilote suivit d’un coup de pied rapide.
L’engin ne volait plus qu’en zigzags cahoteux,
Si bien que Mamadi manqua son coup, piteux ;
J’attrapai son kandjar et lui trouai la panse,
Le jetai dans un siège, il perdit conscience,
Je bouclai la ceinture autour de l’embonpoint
Et tirai de la plaie, entre le gras disjoint,
Un boyau, me lançant avec ça dans l’abîme.
Cette inspiration démente fut sublime
–Sans affectation : Dieu fut l’inspirateur,
Gloire à Lui–, le sanglant boyau libérateur
Déroulé tout au long ne brisa pas de suite,
Si bien que ma vitesse en tombant fut réduite,
Assez pour que je pusse atteindre un toit clément
Sans détriment majeur ; c’est alors seulement
Que, tendu, le viscère éclata. C’est limpide :
Ce criminel avait l’estomac très solide.
*
XIX
Mamadi Mansour le Zandj démoniaque
De tous les Zandj félons issus du Zanguebar,
C’est Mamadi Mansour mon plus grand cauchemar.
Tout commença le jour où Mayotte, aux Comores,
Par le plus grand outrage à ses ancêtres Maures
Refusa de quitter le giron des koufar.
Pour Mamadi ce fut un vrai coup de kandjar
Dans le dos ; il entrait alors en résistance
Contre cet ogre obèse, efféminé, la France.
Jeune encore, il connut les geôles de Satan.
Torturé de longs mois sous le drapeau tyran,
Toujours il refusa de parler aux eunuques
Dont il abominait les licences caduques.
Avec des compagnons, un jour, il s’éclipsa,
Quitta le sol aimé dans un kwassa-kwassa
Pour depuis Moroni continuer la lutte.
Ce fut l’occasion fatale de sa chute
Dans les méandres noirs du crime organisé,
Car pour faire la guerre en Zandj civilisé,
Qui plus est contre un djinn de saindoux en friture,
Il faut beaucoup d’argent et vite, et la gageure,
Voyez-vous, ne connaît aucun autre chemin
Que la géhenne où trône Iblis, monstre inhumain.
Maudite soit la France, effrayante est sa coulpe.
Il enserre nos bishts en ses longs bras de poulpe :
De tous les Zandj félons issus du Zanguebar,
C’est Mamadi Mansour mon plus grand cauchemar.
*
XX
L’émir Abdoullah dans la pyramide du Rub al-Khali
Messieurs, vous demandez un rapport exhaustif
De faits par nous tenus secrets non sans motif.
Entendez par ma voix ce récit pittoresque,
Très étrange et non moins abracadabrantesque.
Quand notre CubeSat Taqnia Tripoli
Découvrit un beau jour dans le Rub al-Khali
Un objet inconnu comme surgi du vide
Et qui paraissait bien être une pyramide,
Concevez ce que fut d’abord notre stupeur.
Certes, dans le désert un mirage trompeur
Est pour la caravane ordinaire magie,
Mais non pour le tractus de la technologie !
L’analyse fractale indiquait le travail
D’êtres rationnels, c’était comme un sérail
–Me disais-je en voyant cette image irréelle
Dont j’admirais, troublé, l’aura surnaturelle–
Élevé par des djinns en une seule nuit,
Loin des regards gênants, du mouvement, du bruit,
Et non l’empilement de roches éboulées,
De dunes par le vent puissant accumulées.
Il fallut aller voir sur place.
À l’horizon,
Comme un débris d’Iram relevé sans raison,
Se dressait devant nous, gigantesque, le prisme,
Augure de quel drame ou de quel cataclysme ?
La pierre scintillait, blanche, ivoire éclatant,
Nous ne pouvions manquer ce détail important :
Les siècles n’avaient point patiné sa surface.
Qui donc osait ainsi, consternante menace,
S’inviter au pays trois fois saint des Saoud ?
J’entendis, semblait-il, une musique d’oud
Depuis l’intérieur profond de la structure,
Et lorsque, la cherchant, nous vîmes l’ouverture,
Sans hésiter j’entrai le premier par ce trou.
Le croirez-le, messieurs ? je crus devenir fou
Quand se ferma le mur aussitôt à ma suite
Et je me trouvai seul dans cet antre d’afrite.
Car nous n’avions point pris avec nous d’explosifs
Et je ne voyais donc quels moyens positifs
Pourraient être employés, avant de longues heures,
Pour me sortir de là, « Abdoullah, que tu meures,
Pensai-je, ce serait certes grande pitié,
Mais puisque te voilà du jour congédié,
Apprends donc à connaître un peu cette bâtisse
Où t’a voulu mener ton esprit de service. »
J’avais ma lampe –las, pas celle d’Aladdin
Mais une lampe torche– et perçus un chemin,
Que je suivis ; nul oud n’égayait mon oreille
Mais un bruit de turbine ou de froufrou d’abeille
Amplifié ; je vis au loin une clarté,
Éteignis, m’approchai, qu’avisai-je, hébété ?
Dans une salle haute aux murs dans les ténèbres,
Mille scintillements inquiétants et guèbres :
Tout comme au Tadawul d’innombrables écrans
Clignotaient, recouverts de glyphes aberrants,
Étincelants rébus, l’alphabet hérétique
De djinns abandonnés dans le gouffre hermétique,
Et j’eusse bien en vain cherché dans ces listings
La cote d’Aramco, Sabic, nos stock-holdings,
Car c’était magie noire et science farouche.
Je vis alors un nain à figure de mouche
–Plutôt un serviteur maudit de Bal Zebub,
Idole de grès noir, qu’un honnête Querub–,
Qui semblait consulter je ne sais quelle courbe
D’un indice inconnu, prenant un air très fourbe.
Ses gros yeux globuleux, sombrement irisés,
Réticules de grains quartzeux entrecroisés,
Suintaient l’abstraction vide d’un infidèle
Et la méchanceté rare d’un anophèle.
Quand il leva sur moi ces organes hideux,
Je risquai bravement un exorde hasardeux :
« Étranger, quel que soit le but de ta visite,
Tu ne peux, sans permis, prolonger en ce site
Ton clandestin séjour car c’est contre nos lois,
Nos services n’ayant point reçu les envois
Prescrits dans les délais, ni le mémoire idoine
Avec timbre fiscal pour contreseing en douane
Et l’attestation du double bordereau,
Présent le formulaire autographe au bureau
Des colligements près la chambre des épices,
Ayant posé son sceau la cour des bénéfices.
Fort de ces condensés mais clairs abrègements
Valant de par statut dus éclaircissements,
Veuille donc, étranger, me suivre sans attendre
Pour plus ample examen des mesures à prendre. »
Après ce peu de mots, je me vis au milieu
D’un amas de ces nains, et me remis à Dieu.
Tirant au pistolet dans un globe de verre,
Je parvins à créer un trouble salutaire.
Fuyant je ne sais où, vif comme l’ouragan,
Tout à coup je glissai le long d’un toboggan
Et chutai dans le noir sur un pouf en matière
Élastique émettant une vague lumière.
Je sentis les cloisons autour de moi trembler,
La pyramide était en train de s’envoler !
Et puis quelle ne fut encore ma surprise,
Le flan gélatineux, mon improbable assise,
Entreprit de ramper, comme un être vivant.
Une trappe s’ouvrit et dans un coup de vent,
Jetés hors du vaisseau qui s’élevait rapide,
Le pouf et moi dessus tombâmes dans le vide.
Allah est pour les siens miséricordieux :
Je planais sur mon pouf dans l’azur clair des cieux
Plus que je ne tombais, et nous touchâmes terre
Sains et saufs. Gloire à Lui qui connaît le mystère.
Messieurs, vous savez tout. Nous avons établi
Un institut secret d’étude à Roswali
Où nous nous occupons, afin de le connaître,
Du Blob auquel je dois devant vous de paraître.
*
XXI
L’émir Abdoullah est l’invité du maréchal Amin Bobo
La délégation des bishts noirs et dorés
Du royaume gardien des monuments sacrés,
Sortant des cadillacs aux drapeaux couleur jade
Flottants, enluminés, dans l’air chaud en cascade
Agitent les longs plis de leur sombre appareil
Comme un nid de corbeaux s’ébrouant au soleil.
L’émir Abdoullah songe à Djeddah dans la brise.
C’est le fardeau de l’homme au keffiyeh cerise.
Le maréchal Amin, ogresque et colossal,
Rutilant de sueur, ce vernis tropical,
Et sur son fier plastron d’innombrables médailles,
Souvenir de non moins abondantes batailles,
Comme une poule avec, la pressant, ses poussins,
Entouré de soldats, séides, spadassins,
Est avec les émirs pour leur faire la grâce
De partager sa table insigne et son palace.
Tyran Amin Bobo, suréminent golgoth,
Est-ce toi qu’on appelle, à Job, le Béhémoth ?
Ô combien d’ennemis t’es-tu mis dans la panse
Pour étaler si riche et belle corpulence ?
Ton pays tout entier a-t-il assez de bras
Pour soulever ton pied ? Je ne le pense pas.
Un négrillon, ce n’est, pour ta sublime bouche
Et ton grand appétit, guère plus qu’une mouche.
Mais je sais, mon Amin, que tandis que l’émir
Admire en ton château d’ivoire et de saphir,
D’ébène et d’or, les œufs cyclopéens d’autruche,
Les défenses, les peaux, le chat-pard, la guenuche,
Les esclaves, en route –à peine un freluquet
Près de toi, l’éléphant– vers la salle au banquet,
Que sous ton air guerrier, exécutif et roide,
Tu mousses en passant devant la chambre froide.
.
ÉLÉPHANT NOIR
.
XXII
Maréchal, voilà le maître-queux !
Par Hadji Lamouche, poète lauréat
Grand Amin, l’univers est ton œuf, et l’Afrique
Est ton œuf à la coque, et c’est grâce à la trique
Dans ton poing de babouin que le monde va droit,
Grâce à l’engrais des forts que la justice croît.
Tous les diamants bleus que des griffes tu touches
Se changent aussitôt en gluants nids de mouches.
Si tu mettais les pieds dans la source du Nil,
On ne parlerait plus du Caire, peuple vil.
Les femmes, bel Amin, ne peuvent se contraindre
Quand tu roules des yeux : il faut ou les étreindre
Ou les faire punir par tes maîtres d’hôtel.
Qui dira que cela n’est point surnaturel ?
Mais tu sais délecter ton sang, ton oxygène
Par de meilleurs moyens de tendres corps d’ébène.
Il ne te suffit point d’écraser sous ton poids
Des cuisses où fermente un équivoque empois ;
D’où croit-on que te vienne une telle sagesse,
Dépassant ce qu’a vu le monde, dans ta graisse ?
Et qui ne sait les bancs vides des facultés,
Pleine ta chambre froide avec ses voluptés ?
Oui, les meilleurs cerveaux du pays sont, je pense,
Depuis longtemps passés par le fond de ta panse.
–Mon lecteur goûtera ce fin oxymoron :
Ta panse est un abîme et non pas un chaudron.–
Et c’est avec bonheur, non face de carême,
Que je chante aujourd’hui mon ultime poème.
Amin Bobo, salut, voilà le maître-queux
Pour trancher dans mon lard croustillant et musqueux.
*
XXIII
Maréchal Bobo, l’éléphant noir
Par un autre poète lauréat
Dieu, dans sa bienfaisance infinie, a voulu
Que tu règnes, aussi prodigue que goulu,
Au principe du Nil, paradis sur la terre,
Grand éléphant d’ébène en habit militaire !
Sois gros ! sois devant nous le vrai Léviathan
Dont parlent les babouins dans leur Kafiristan.
Sois sur le monde un poids énorme, un monolithe,
Pyramide vivante et sphinx hétéroclite.
Sois composé de tout le sang, de tous les nerfs,
De tout le gras, de tous les muscles de nos chairs.
Brise nos os trop secs et suces-en la moelle.
Saisis notre seul bien, nos enfants, à la poêle.
Sois gros ! bois des cocktails de nos gluants cerveaux,
Nous voulons que les plis de ta panse soient beaux,
Que par ta voix nous parle, embelli, le génie
De notre race : sois la sagesse infinie.
Dévore ce qui vit sous ton autorité,
Car nous ne voulons pas d’un totem déjeté.
Aplatis sous ton sac la morgue de nos femmes,
Les singes aux sourcils d’argent sont omnigames,
Et quel meilleur levain que le tien, éléphant
Qui manges la forêt, pour pétrir un enfant ?
Amin Bobo, sois gros, ô sois la corpulence
Incarnée : épandage, énergie, opulence !
*
XXIV
L’éléphant noir des marécages
Par le poète lauréat Jean-Bedel Toto
Grand éléphant Amin, si tu vois l’éléphante
Remuer devant toi sa trompe, alors enfante !
Couvre d’éléphanteaux le limon volatil
Du bocage enchanté sur les sources du Nil.
Tu les verras jouer avec les flamants roses
À les faire s’enfuir comme des vols de roses
Dans le doux crépuscule incarnat des marais.
Tu les verras, prenant sous les arbres le frais,
Vers les chauves-souris tête en bas suspendues,
Par toute la ramure épaisse répandues,
Lever inquisiteurs leurs trompettes, serrés
L’un contre l’autre et prêts à courir effarés.
Et tu les entendras klaxonner : « Notre père,
Nous louons tes hauts faits d’éléphant militaire.
Apprends-nous à fouler le vulgaire ahuri. »
Même quand tu sais bien qu’un autre est son mari,
Grand éléphant Bobo, si tu vois l’éléphante
Remuer devant toi sa trompe, alors enfante !
*
XXV
Le laurier de la chambre froide
Par le poète lauréat Jean-Bedel Toto
Maréchal éléphant, zébu pharaonique,
Amin Bobo, c’est toi, notre bombe atomique !
Tu fais peur aux toubabs avec tes grosses dents
Et pèses comme vingt de leurs nains présidents.
Ça sent, dans leurs journaux, la miction des chèvres
Quand ils parlent des plis de tes énormes lèvres.
Leurs maîtres sont contrits en voyant ton harem,
En voyant ton pouvoir sans limites idem ;
Nous rions avec toi de leurs mélancolies,
C’est nous qui triomphons quand tu les humilies.
Et ta panse est le terme éternel, sépulcral,
Labyrinthique, ancien, profond, pyramidal,
De nos jours sans valeur, notre nuit de momies.
Pour repousser toujours les forces ennemies,
Nous aimons enrichir ton sang en zinc, en fer,
En tungstène, en titane, alimenter ta chair,
Nous fondre dans le gras de l’union mystique
Éléphantesque, en or tomate hiérophantique.
C’est mon tour, j’ai chanté ta grandeur, tes cheveux
Crépus, ton biceps dur, tes pieds fatals : je veux
Le laurier qui m’attend, pour que ma viande roide
Se parfume à ton goût exquis, la chambre froide !
*
XXVI
Jean-Bedel Toto, poète lauréat, espion
Le maréchal Bobo s’étant calé la panse
Et fait des bons morceaux du poète bombance,
Se trouva ballonné quand un rapport secret
L’informa de l’affront : Jean-Bedel, indiscret,
N’était rien qu’un mouchard, qu’un sale communiste,
Et c’est sans doute encore ironie anarchiste
De sa part s’il s’était laissé glorifié
Par l’État souverain ainsi mystifié
Qui venait d’assurer, pour son apothéose,
Le transfert de sa moelle à la glacière close.
Le malaise d’Amin ne dura cependant
Pas plus que le quartier le moins long d’un instant :
Une éructation le fit tôt disparaître–
Suffit à déloger de ses tripes le traître.
*
XXVII
Le maréchal Bobo et les femmes
C’est un sujet sensible, on n’ose en murmurer.
Ce torchon qu’est la presse aime se censurer,
Souvent le directeur songe à la chambre froide,
Cela lui rend la nuque usuellement roide
Car il n’espère point, ce clown, l’insigne honneur
D’être un jour –et pourtant c’est un pur flagorneur–
Convié comme une huile au banquet délectable,
Si ce n’est dans le plat et très méconnaissable.
D’ailleurs, Fatoumata, sa femme, lui redit :
« À quoi bon remuer tout ça ? Sois érudit,
Un intellectuel qui voit loin, dans la brume,
Ne trempe pas dans l’eau croupissante ta plume,
Ne va point avilir ton stylo compassé. »
En outre, pour Fatou, le bon temps est passé.
Naguère, en son printemps, elle connut la panse
–où sa fière beauté trouvait sa récompense–
Qui dans la terre meuble enfouissait son corps
Sous son poids merveilleux, les sublimes accords
De ses os aplatis, ses hanches démanchées,
Écartelés ses seins et ses bronches bouchées,
Avec l’énorme sac du maréchal Bobo.
C’était comme au palace-hôtel sans lavabo.
Dans la fosse excavée à coups de panse pleine,
C’était voir contenter son rêve d’être reine.
Comment oublierait-elle, ô non ! qu’elle eut un jour
Entre ses bras un peu de l’immense pourtour
De graisse et de replis du Président suprême,
Son levain écumeux à ras bord. Quel poème !
Elle n’oubliera pas. « À quoi bon, directeur,
Colporter des ragots sur notre Dictateur ?
Qu’il fasse son métier avec la compétence
Que nous lui connaissons. Les bruits, quelle importance ? »
*
XXVIII
Un banquet sur le Nil
Le maréchal Bobo qui buvait du zython
Pour arroser le riz au singe et le python,
Le méchoui de zèbre et le couscous d’autruche,
Se rinçait le gosier vidant cruche après cruche,
Quand un de ses jongleurs, pétulant comme un chat,
Tomba dans le Nil blanc au cours d’un entrechat,
Au bruit des cris affreux du pauvre pour sa vie,
En voyant les crocos, sourit : « Je les envie. »
Ô barde Jean-Bedel, que ce bon mot glaça,
Tu gémis : « Si Joseph Staline voyait ça… »
*
XXIX
Les nuits de Jean-Bedel
Je voudrais vous parler de Jean-Bedel Toto,
Poète lauréat du maréchal Bobo.
Jean-Bedel composait d’hétéroclites odes,
Fruit d’un labeur constant, d’innombrables maraudes,
De rapines sans fin dans les champs grands ouverts
De la littérature occidentale en vers.
Mais son plus grand amour, mais son unique Muse,
Et pour ses plagiats sa véritable excuse
–Car que ne ferait-on par l’amour qui rend fou ?–,
C’était Olivia, noire comme un cachou.
Il disait que son sort, des lundis aux dimanches,
Était entre ses mains dont les paumes sont blanches.
Olivia, le Nil blanc, clair et transparent,
Enveloppe ton col nu, noir et sidérant,
L’entendait-on encore halluciner, fébrile,
Et cela ne manquait franchement pas de style.
Las ! Pauvre Jean-Bedel ! Frivole Olivia,
Par ta faute un rêveur dans Engels s’oublia,
Un poète, vaincu par ton immoralisme,
Expia son amour dans le fauve marxisme.
Car, en sortant du Nil avec ton domino,
Tu reçus les baisers du maréchal Bobo.
*
XXX
Maréchal Bobo Bombe
Par le poète lauréat Abdoulie Jallow
Quand tu lèves la main pour saluer ta race,
C’est comme un récepteur dirigé vers l’espace,
Une antenne-relais qui diffuse sur nous
Les lasers des novas traversant nos boubous,
Ô maréchal Amin, la force des étoiles !
Sur l’estrade géante, à tes fils tu dévoiles
Les mystères du ciel et du temps, des volcans,
Du Nil bleu, du nickel, du sang, des diamants,
Du pétrole et du gaz qui sous terre bouillonnent
Dans les gouffres des djinns où leurs flots tourbillonnent
Et qui font des geysers de feu sur l’océan
Dont je ne sais quel diable est l’étrange artisan.
Nous saluons l’émir Abdoullah, ton convive,
Au thobé très seyant, au bisht élégant : Vive
Le maréchal Bobo, qui nous fait des amis
Chez les peuples les plus fiers, libres, insoumis !
Quand tu brandis le poing contre le diabolisme
Inique et répugnant de l’impérialisme†,
Quand tu montres les dents aux monstrueux vautours,
Ils retournent tremblants aux cailloux de leurs tours
Dans les nuages noirs, mais ton poing est la bombe
Qui fera de ces nids jonchés d’os une tombe.
Face aux Zorros haineux ton ventre triomphal
Est notre bastion. Vive le Maréchal !
†Le poète lauréat Abdoulie Jallow souhaite apporter la précision suivante au sujet de la diphtongue dans les mots diabolisme et impérialisme. Dans ce dernier mot, la diphtongue « ia » est une diérèse (comptée deux syllabes), conformément à la règle la plus classique. Dans diabolisme, Abdoulie a voulu suivre l’exemple du mot diable, dont il dérive et où, par exception, la diphtongue est une synérèse (comptée une syllabe). Le mot diable apparaît au vers 12 et se compte, selon l’exception elle-même classique, deux syllabes (dia-ble) ; en comptant une synérèse dans diabolisme comme dans son mot-racine diable, Abdoulie est conscient de faire un choix audacieux ; il espère que cela contribuera sans tarder à lui faire une réputation d’innovateur.
*
XXXI
Ma négritude
Elle ne cache pas son jeu, ma négritude.
C’est l’autre nom que porte ici ma solitude.
On m’appelle négro, je dis : spiritual !
On me dit : la forêt ! je dis : le Maréchal !
Là-bas, au paradis, au ciel, nous serons frères,
Ici je ne dois rien aux faux humanitaires.
Je parle au « négrophone », on est habitué :
Bonjour, le numéro n’est pas attribué.
Vous trouvez mon propos un peu trop didactique,
Ma révolution pas assez extatique ?
Allô, monsieur, pardon mais qui demandez-vous ?
Le singe est dans son arbre, avez-vous rendez-vous ?
Il ne peut recevoir qu’avec un bon prétexte,
Peaufinez bien le ton enjoué dans le texte.
Ta négritude est belge, ô mon vieux Léopold,
Et ton nom, d’un vieux roi qui m’étiquette : Sold.
Ma négritude à moi, le poète Abdoulie
Jallow, sans général d’opérette accomplie,
Va repasser l’histoire au charbon qui noircit :
C’est l’histoire du singe à qui tout réussit.
*
XXXII
La coupe de zython
Par Adboulie Jallow
Je te lève, ma coupe, au bord sombre du Styx.
Pour que je vive encore il n’existe aucun ptyx.
Les jeux du mont Parnasse auront d’autres trouvères,
Parmi lesquels, toujours, beaucoup de pauvres hères.
Nul Boileau, de nos jours, pour siffler ces marauds,
Car personne n’entend leurs cantiques lourdauds ;
On ne peut rabaisser ce qui rampe sur terre
Dans le trou dont il est fondé propriétaire.
Ils vivent malheureux et cependant cachés,
Dans un anonymat dont ils sont très fâchés.
Mais que Victor Hugo pût siffler ce grand maître,
C’est une balourdise à ne point s’en remettre.
Si l’on veut bien juger de son discernement,
Ce sifflet dit l’absence, et surabondamment.
Sa force, qu’il osa croire contemplative,
Fut grande pour un clown mais pour penser chétive
Voilà ce qu’attendant Charon je dis : Victor,
Boileau fut génial et toi, Hugo, butor.
Et je lève ma coupe à la belle mémoire
Du poète où trouva notre verbe sa gloire.
Qu’un paillasse lui plaigne un jargon ampoulé
Indique la curure où ce drôle a roulé.
Qu’il dénigre l’« ancien » parce qu’il est « moderne »,
C’est le fiel attendu d’une vieille baderne.
Je t’ai vengé, Boileau ! Content, je peux mourir.
Ce poème plaira, j’en suis sûr, à l’émir.
*
XXXIII
Poète dont le nom est Abdouli Jallow,
Que ton chant à la bouche, ainsi qu’un chamallow,
Soit moelleux, délicat, fondant, mielleux et rose,
Et que Fatou l’entende en baisant une rose.
Poète dont le nom est Jallow Abdouli,
Que ton chant soit pour l’œil comme de la jelly,
Transparent, cristallin, miroitant, diaphane,
Fatou l’écoutera mangeant une banane.
.
JE BAISE LES PIEDS DE LA PALESTINE ET AUTRES POÈMES
XXXIV
Je baise les pieds de la Palestine
En un siècle sali, nauséabond, infâme,
Rien ne saurait donner au dégoût de mon âme
Plus grand apaisement que ce baiser contrit.
Et tant mieux si le fou dans sa bêtise rit,
Si me tournent le dos les grandeurs irritées,
Si le fiel se répand de biles dépitées,
Tant mieux si la justice inhumaine, aux abois,
Abuse de la force en profanant les lois :
Je baiserai ces pieds, baiserai leur poussière,
Je lave mes péchés dans ce baiser sincère.
Je dis : Gloire aux martyrs de ce siècle odieux,
Ils gagnent en souffrant le royaume des cieux.
Gloire au martyr debout face à l’ignoble outrage,
Tout éclat, au soleil de son sang, est mirage.
Et tel qui croit gagner lâchement, a perdu,
Son néant par le sang des martyrs confondu.
Je baise la poussière et gagne l’or des justes,
Je baise avec respect tes blessures augustes.
Palestine martyre, enfant des oliviers,
En ce monde je baise humilié tes pieds.
*
XXXV
Intifada
Contre les chars blindés et l’escadron vampire,
Ton sang se fait cailloux, Palestine martyre,
Et ta poussière monte au ciel comme un drapeau
Fait de tes ossements épars et de ta peau ;
Ton sang se fait cailloux, l’occupant pétrophage,
Et l’olivier tombé, dans les méandres nage
Des larmes que n’ont plus les yeux de tes enfants.
Ton sang vole, ababil narguant les éléphants,
Ton sang crie à l’assaut sur les murs des ruines
Et ton sang marche droit sur un chemin de mines.
Ton sang ne coule pas : dans le jardin rasé
La terre ne boit plus, le nuage est brisé.
Ce caillou, pur cristal de larmes héroïques,
Poème fulminant que jamais tu n’abdiques,
C’est un bourgeon de fleur poussé dans un charnier,
Le pigeon qui retourne à l’eau du colombier,
Et c’est le chant d’amour du sang pour ses racines
Craché sur la terreur des balles assassines.
Ce caillou, c’est ton sang fait pluie et chant fécond,
C’est la clef de la porte oscillant sur un gond
Dans le pré qui n’est plus qu’un trou, qu’un cimetière,
C’est ton sang fait tempête, éclatante lumière.
Ce caillou, cette pierre aveugle, est la beauté
Qui montre à l’univers ce qu’est l’humanité.
De ce germe semé par ton cri, Palestine,
Graine persécutée, immense, clandestine,
Naîtront sur ces débris de nouvelles moissons,
De nouveaux oliviers, de plus belles chansons.
*
XXXVI
Territoires occupés, ou Le haillon de sang
Les soldats, bons robots, font le travail des flics,
Les flics font le travail, tout en étant moins chics,
Des muets croque-morts, et ce métier là-bas,
Pour le gouvernement du moins, n’existe pas
Car personne ne meurt en terres occupées,
Où les prisons high-tech sont des villas huppées
–On y retrouve goût à la vie, à l’amour–,
Où les fils barbelés qu’on a mis tout autour
Servent à retenir chiens et chats domestiques
Mais surtout à garder au dehors les moustiques,
Oui, ce réseau crochu par tant de sang rouillé,
De snipers, miradors, projecteurs émaillé,
Est une moustiquaire immense et géniale,
Un cadeau pour montrer l’amitié spéciale
Liant à l’habitant primitif son docteur,
Expert en psychotisme et malaises du cœur.
Territoire occupé, paradis sur la terre !
On entend bien parfois le mot « sécuritaire »,
C’est, je pense, une erreur de la traduction :
Il ne s’agit ici que de compassion
Et d’amour du prochain par relais satellite,
Vidéosurveillance et mitrailleurs d’élite,
Actroïdes, cyborgs députés, couvre-feu,
Check-points, état d’urgence, intox, espions, jeu
De guerre, électrochocs, colons, loi martiale,
Censure, bulldozers et guerre spatiale,
Assassinats ciblés et massacres gratuits†,
Des hectares de champs et de vergers détruits,
Une terre indomptable à ses bourreaux livrée
Qui jure d’être un jour de ses maux libérée.
Palestine au cœur haut, du sang de ta douleur
Tu te fais un haillon pour couvrir ta pudeur.
†Voyez les rapports de l’ONU.
*
XXXVII
La belle Ahed
Pour Ahed Tamimi
Parce que les jasmins sur ton cœur ont saigné,
Ton doigt contre la bombe atomique a gagné.
L’astronaute foulant les cailloux de Naplouse
A grimacé devant ta faconde andalouse.
Les maréchaux d’empire, angoissés par tes yeux,
Ont envoyé des taons zigzaguer dans les cieux.
Les cyborgs entraînés à la guerre d’usure
Prennent peur quand le vent touche ta chevelure.
Les éléphants d’acier, en criant « Ababil ! »,
Ont voulu se jeter effrayés dans le Nil.
Le sanglant bulldozer a revomi sa proie
Et s’est souillé, craignant que ton poing ne le broie.
Le Mur a dit au ciel : « Envoie un ouragan
Avant que me détruise Ahed d’un rude vlan ! »
Les snipers étendus, sinueuses vipères,
Ont préféré fouir dans leurs viles ornières.
Ahed, ô belle enfant de la terre martyre,
Accepte cet hommage et lyrique délire.
Moi, ce pauvre poète où saigne le jasmin,
Aux souverains martyrs je demande ta main.
*
XXXVIII
Intifada 2
Prends ce caillou bien dur dans les dents, sale tank.
Va pleurer au guichet de la Goldman Sachs Bank
Et ne reviens qu’avec des mégatonnes d’armes,
Supersoniques jets, bombes, robots gendarmes,
L’Oncle Sam en inox pour ta sécurité,
Tous les brevets du monde en destructivité,
La bénédiction de Wall Street à la hausse,
Sinon tu finiras le nez dans une fosse.
Va pleurer tout ton saoul devant tout Parlement
Pour qu’ils votent des lois brisant virilement
Notre haine antichar, autrement tes oreilles
Siffleront jour et nuit comme un essaim d’abeilles.
C’est bien d’avoir beaucoup d’avions rutilants
Mais mieux vaut prévenir les propos trop cinglants.
Et toi, le bulldozer à la gueule flétrie,
La terre est devenue une Rachel Corrie
Sur laquelle tu cours comme un vil puceron.
Tu submerges les morts et le sang de goudron,
Et les courts de tennis sont un grand cimetière,
La balle rebondit sur la blanche poussière
Des crânes concassés, broyés d’enfants martyrs.
On entend dans le vent des jardins leurs soupirs.
Ton rire cache mal, si jaune, les tortures
Qui couvrent ton État comme un dépôt d’ordures.
Et toi, le satellite, orbitant œil de lynx,
Va requérir d’E.T. les mystères du Sphinx !
*
XXXIX
Asmaa
Asmaa, je vais te lire : ô ne me déçois pas !
J’aurai, pour déchiffrer le sens de tes combats,
Un masque étanche ainsi qu’une paire de palmes
Et j’irai près des rocs bercés par les vents calmes
Pour regarder le fond de la mer en nageant.
Les étoiles d’onyx et les oursins d’argent,
Les poissons colorés et les blancs coquillages
Me subjugueront-ils plus que du bord des plages
Quand, seul et suspendu sur leur havre brillant,
Je laisserai parler leur silence accueillant ?
Asmaa, pour déchiffrer ton ire, quelles larmes
Par toi vais-je verser, moi qui voudrais des armes
Pour empêcher la nuit de cacher ta douleur,
Asmaa, car il faudrait qu’ils s’arrachent le cœur
Pour vivre en te voyant couverte de ténèbres,
Et c’est le cœur qui tient ensemble les vertèbres.
Qu’ils se bouchent les yeux, qu’ils vivent sans te voir,
C’est tout ce qui pourra leur garder un pouvoir
Sur la terre qui boit ton sang par trop de plaies
Et les étouffera dans ses oliveraies
Désertes, où murmure un fantôme glacé,
Sauvages, où la main d’Astaroth a passé,
La terre qui te boit comme un vin qui l’enivre,
Marécage de sang où lasse tu dois vivre.
Tu seras de ces eaux mortes le feu-follet,
Un phare sur le Styx et dans le serpolet.
Que l’on ne dise pas que cette ombre de terre
Est un grand casino, car c’est un cimetière.
Asmaa, quelle clef d’or pour déchiffrer ton ire ?
Quelle clef ? Quelle épée ? Asmaa, je vais te lire…
*
XL
Mon Asmaa dont je suis inconnu
Asmaa, si tu lisais les mots de ma folie,
Si tu voyais ton nom dans ma tête abolie,
Tu saurais que la terre où se posent tes yeux
A pour elle une place, un trône dans les cieux.
Tu vivais avant toi sur une terre ailée ;
Quand d’autres l’ont voulue, elle s’est écroulée.
Tu vivais comme un arbre avec tes longs cheveux
Dans le vent, tu vivais comme l’eau dans le creux
De la main, vivais-tu comme l’oiseau qui chante
Et qui meurt enfermé par une main méchante ?
Tu vivais sur la terre aux reflets de ciel bleu,
Dans le miroir du vent, des nuages, du feu,
Sur le bord d’une mer toute circonférence
Qui te tendait les bras de son aimant silence.
L’ombre des grenadiers pleurait sur toi ses fleurs.
Lumignons aux carreaux de toutes les couleurs,
Vers toi venaient les nuits de roses effeuillées
Sous les étoiles d’or au ciel éparpillées.
Asmaa, tu n’as aimé qu’en rêve, ton amour
S’est envolé sans bruit avant le point du jour,
Apprends de son départ qu’à ton seuil est la peste.
Ton amour est parti sans demander son reste,
Avec la clef des champs dans son bec ; chère Asmaa,
Ce rêve sans espoir est un sombre coma,
Tu ne vis point, tu crois grandir avec les heures
Que ton cœur te redit mais en vrai tu demeures
Prise en cette statue au regard effacé
Dont le soleil en vain frappe le front glacé.
Car comment vivrais-tu quand tes faibles racines
N’ont plus où s’enfoncer que trappes assassines ?
Comme ils ont pris la terre à tes pieds, et tu vas
Dans le vide où jamais tu ne te retrouvas.
*
XLI
La revanche des agomphes
Agomphe : (Zoologie) Dépourvu de dents. Épithète appliquée par Christian Gottfried Ehrenberg aux infusoires rotifères dont les mâchoires sont dépourvues de dents.
Du haut de votre esprit bureaucratique et fat,
Vomi de belzébuth – de peur qu’il n’étouffât
On le fit expulser cette vile immondice
De son gosier puant : vous fûtes le calice –,
Vous avez contemplé d’un œil incompétent
Ce siècle et décrété bigrement important
Qu’admirent ébahis la tourbe des agomphes,
Sur leurs droits piétinés, vos vulgaires triomphes.
Et vous voilà céans arbitres du bon goût.
Vous dont ne voudrait point le ruisseau de l’égout,
Tout rampe prosterné devant vos borborygmes,
Vos gris gargouillements d’estomac, paradigmes
Que de graves penseurs colligent en traités ;
Tout ce qui parle dit à vos acidités
Un oui tonitruant de grasse mouche bleue,
Qu’on sert en haut-parleurs aux morts de banlieue.
Il est écrit qu’un jour les morts se lèveront ;
Ce jour-là les sans-dents aphones rêveront
Qu’un dentier est possible, et ce non point pour mordre
Mais pour être compris. Quel effrayant désordre
Quand on aura cessé de croire que vos vents
Sont un esprit subtil !
– Quels peuples décevants,
Qui ne veulent plus être otages de nos urnes,
Les gueux, les malappris, les sans-dents, les sans-b*** !
*
XLII
Distiques 1
Quand plane l’esprit l’homme alors doit tituber
Ne prends cet escalier que si tu veux tomber
Surpris comme le fou cousin de la cigale
Quand tombe sur sa tête une grosse mygale
Tu ne vois point le cœur où tes doigts sont posés
Nous n’irons pas au ciel puisque tout est baisers
Ce n’est pas un bon jour mais demain sera pire
Ne demande pas trop d’éclat à ton sourire
Quand tu veux vers le ciel infini faire un bond
Tu tombes en toi-même et ce n’est pas profond
Dans ton jardin durcit ses épines la rose
C’est le sang de ta main rien d’autre qui l’arrose
Vivre qui peut le croire à l’échec est voué
On dirait que pour ça tu n’es pas très doué
Je tire mon chapeau claque à tous les poètes
Qui firent bon ménage avec de fortes têtes
Quand tu te fais bien mal imagine un passant
Qui le voit pour qu’au moins ce soit divertissant
*
XLIII
Vous qui toujours avez un goût de chère en bouche,
Que voulez-vous de moi ?
Que voulez-vous qu’un homme énonce qui vous touche,
Vous dont le ventre est roi ?
Gardez pour les mignons que votre panse admire
Ces lauriers dans vos mains :
Nous n’avons, eux et moi portant la même lyre,
Pas les mêmes chemins.
Gardez pour vos amis efféminés et lâches
Vos flétrissants lauriers
Ou couvrez-en le front docile de vos vaches,
Ils seront oubliés.
Je vais seul et n’ai point besoin de vos lumières
Pour assurer mes pas.
Je ne veux point avoir de part en vos affaires,
Je ne vous aime pas.
*
XLIV
Distiques 2
Devant la porte close à quoi bon te parler
C’est un piètre miroir et mieux vaut m’en aller
Dès lors que l’on ne meurt d’un amour grand et triste
C’est qu’on en redemande et qu’on est masochiste
Pour ne plus jamais voir chez nous un dictateur
La moitié des Français sont des flics ça fait peur
Au jardin je voulus te cueillir une rose
Mais j’en fus détourné par une théraphose
Je parle dans le noir te croyant près de moi
J’allume et ton squelette a l’air tout en émoi
Si l’hyène voyait ta cruauté hideuse
Elle perdrait bientôt le beau nom de rieuse
Le seul petit problème avec le grand amour
Mais le seul c’est qu’il manque entièrement d’humour
Quel bonheur de t’avoir aimée et puis quittée
Vivre avec moi t’aurait tellement contristée
Ce grand esprit a dit à son fils un vaurien
Qu’on peut se marier sans renoncer à rien
L’étrange passion le très étrange orage
Quand on se dit que c’est pour former un ménage
*
XLV
Je suis venue au point du jour te démunir
De tout ce qui pouvait notre amour prévenir
Je te suis revenue ainsi qu’une colombe
Qui retourne au boulin alors que la nuit tombe
Je suis devenue oie et je vole en plein ciel
Car j’entends des ardents rivages ton appel
Je me sais bienvenue au jardin de la source
Où tu captes l’eau fraîche au milieu de sa course
Je ne suis contenue en aucun parchemin
Et je vais avec toi jusqu’au bout du chemin
Je suis tenue et toi dans mes bras tu te laisses
Aimer par mes baisers aimer par mes caresses
Ô je suis retenue au sommet de l’azur
En tes mains retiens-moi le sol aride est dur
Comme je m’insinue en racines et sève
Jusqu’à cette oasis que cache notre rêve
Je vais t’être connue en ce que tu renais
Du feu que dans ton cœur si grand je reconnais
Ma joie est si complète et forte et continue
Je suis à toi je suis à toi seul JE SUIS NUE
*
XLVI
Le paon ingrat
Comment donc vivrais-tu, séducteur volatile,
Amorti pesamment par ta roue inutile
Qui doit son merveilleux au goût dégénéré
Des paonnes pour le luxe et l’art exagéré,
Si nous ne te gardions en nos jardins paisibles,
Aux sanglants prédateurs fermés, inaccessibles ?
C’est donc bien plutôt nous et notre amour du beau
Qui sommes le jouet de ton charme d’oiseau :
C’est à nous que tu tends tes joyaux, tes ocelles,
Tes plumes de lapis-lazulis en ombelles,
Pour que nous t’enclosions parmi nos doux loisirs
Avec paonne et paonneaux comblant tous tes désirs.
Mais toi, vil suborneur ingrat, parmi les treilles
Pavané, tu te ris de nos pauvres oreilles
Et, tout en ravissant nos yeux de ton azur,
Tu lances le brocard railleur de ton cri dur.
*
XLVII
À Lucy, la première femme
Si c’est toi la première femme,
Ta mère était une guenon ;
Toi, tu possédais donc une âme,
Mais ta mère, la pauvre, non.
Elle ne put jamais comprendre
Pourquoi tu lui parlais de Dieu
Et puis de recueillir sa cendre,
Ayant imaginé le feu.
Comme c’était toi la première,
Il commit une impiété,
Ton stéatopyge derrière,
Car c’était bestialité :
Étant seule de ton espèce,
Tu ne pouvais avoir d’époux.
Un mâle à la fourrure épaisse
Te couvrit pourtant de ses poux.
Tu le trouvas abominable,
Pourtant tu prodiguas des soins
À l’enfant tombé dans le sable
Depuis tes viscères disjoints.
Lucy, comme il avait pour mère
Une femme, ton bambin blond
Sut vous sortir de la misère
Et mit sur ta tête un plafond.
Quels jours heureux quand à la chasse
De son fusil il tuait tout.
Tu pris du gras. Mais le temps passe,
Un jour notre corps se dissout :
Comme toi, ton enfant prodige
N’avait en ce monde d’égal ;
Il prit pour épouse une stryge
Et fut un père très banal.
Hélas, Lucy, fervente mère,
La première femme tu fus
Et fatalement la dernière.
Qui pourrait n’en être confus ?
*
XLVIII
Le putride Occident veut cacher ses poisons
Sous un exosquelette en fils électroniques ;
Il meurt asphyxié dans ses exhalaisons
En écrasant le monde avec des poings iniques.
*
XLIX
À l’inconnue
À la fin de l’été, dans, je crois bien, Narbonne,
À moins que ce ne fût, peut-être, à Carcassonne,
De retour de la mer où ma famille et moi
Avions passé des jours légers d’oubli de soi,
Nous marchions, moi pensif, à l’ombre des platanes,
Quand la plus belle alors, la perle des sultanes,
Sans voile tu passas ; ce souvenir si clair,
Si pur, je le refais comme si c’était hier.
Tu passais, toi que j’aime, et nos yeux se trouvèrent,
Et mes yeux, toi passée, épris me désespèrent
Toujours trente ans plus tard ; je n’ai pas oublié
Et ne me suis jamais, pauvre fou, marié.
*
L
Butor Hugo
Je serai bref. Butor, tu n’as aucun humour.
Et Despréaux en a trop pour faire la cour ;
S’il essaye pour voir, sa belle dulcinée,
Couverte par un flot de bons mots, consternée,
Sent pâlir son éclat auprès de cet esprit
Qui loin de vénérer semble se jouer, rit
Et fleuretant compose une satire encore,
Si bien que le moment de dire qu’il adore,
Bien forcé, se conclut par un cuisant soufflet.
Et c’est pour le poète un fiasco complet.
Or toi, Hugo, tu viens accabler son génie ?
Mépriser ce colosse est de la vésanie :
Tu pris un ton douteux pour abattre un géant
Mais il se porte bien, qu’en dis-tu maintenant ?
Tu lui dois le stylet dont tu voulus l’occire,
Avec Pradon ligué, Quinault, quelque autre sbire :
Il faut donc ajouter au pitoyable index
Des Panites perdus ton nom –oui, Dura lex
Sed lex, Butor Hugo, vieille et funeste souche–,
Et cela quoi qu’en dise –ou pas– l’ombre de bouche !
*
LI
Le muet du sérail
Comme une gourgandine affreuse emperlousée,
Ce triste faquin va la panse punaisée
De frivoles rubans : Pour quels hauts faits, dit-on,
Pense être distingué cet obscur avorton
En portant si flagrant insigne de bassesse ?
Il a vendu, muet toujours, son droit d’aînesse
Contre un vulgaire plat de lentilles sans goût
Et porte l’appareil de sa honte partout
Tel un dandy raté qui ne verrait la tache
Sur son plastron, le bout de gras sur sa moustache,
Et se croyant permis de tout prendre de haut
Pour avoir bien soufflé sur le potage chaud
D’un plus maraud que lui. Le moindre esprit qui passe
Voit là ce qui périt sans conserver de trace.
Mais le faquin ricane : « On a besoin d’appuis ;
L’esprit va, sans rubans, au-devant des ennuis,
Sur sa poitrine nue on sent que l’arbitraire
Veut frapper à grands coups de knout judiciaire,
Et, même si l’on hait ce clinquant attirail,
On ne peut mépriser le muet du sérail. »
*
LII
Il faut savoir finir un amour éternel
Il faut savoir finir un amour éternel
Pour fumer son cigare au goût impersonnel
Et trouver à ce monde un peu de sens pratique,
Faire bonne figure au miroir apathique
Pour aux cartes jouer l’incurable chagrin
Et gagner un ulcère aigu de mandarin,
Pour perdre à la roulette, enfermé dans un bouge,
Son cœur au désespoir en misant sur le rouge,
Quand on aurait voulu dire au contraire noir,
Pour cacher ce malheur que l’on ne saurait voir
En portant un smoking capri sur un cilice,
Et pour, le poing cassé, vouloir entrer en lice :
Triomphe, ô l’invalide armé de pied en cap,
Au Barnum où ton pied lève à tous un hanap !
Il faut savoir finir une sotte amourette.
– L’amour ne meurt jamais, c’est toi qui meurs, poète.
*
LIII
La microcéphale
Casting partiel du film Freaks (La monstrueuse parade) de Tod Browning : sont assises sur les marchés de la roulotte Zip et Flip, deux sœurs microcéphales américaines, dont c’étaient là les noms de scène au temps des freak shows. Je pense que c’est le visage de Zip que j’ai entouré, et c’est de ce sourire que je parle. Zip était l’aînée des deux, d’une douzaine d’années, croit-on savoir (mais l’histoire ne connaît pas la date exacte de la naissance de Flip).
Ton sourire enfantin, chère microcéphale,
Me rappelle quelqu’un, une femme fatale
Dont je fus la victime et qui fait son malheur,
Ne pouvant accuser un bon mot sans douleur.
Enfant unique, un rien la transportait hors d’elle.
En elle rien n’était si vrai que le faux, quelle
Tristesse ! Et le départ du père avait laissé
Dans son cœur ombrageux un orage blessé,
Une haine de l’homme au fond de sa tendresse,
Un désir de poignard dans la moindre caresse.
C’est pourquoi lui venaient, faciles, les serments :
D’autant plus emportés que simples boniments.
Mais j’étais trop au fait pour croire sans réserve,
Et découvrant le peu de fruit de cette verve,
Sa chaleur nourrissait en retour le dépit
Dont s’aigrissait son cœur, par l’humeur décrépit.
Abandonnée aux soins d’une mère débile,
Elle avait vu navrer ses rets d’enfant habile
L’objet d’un sentiment innocent et profond.
Au tragique parfois le sordide répond :
L’homme veut, en partant, les jeter sur la paille,
Un ignoble procès change en gouffre la faille.
Elle entrait dans le monde avec des rêves morts.
Elle chercha quelqu’un pour redresser les torts,
Un chevalier servant, champion de sa Dame,
Qu’elle aurait adoré, comme aucune autre femme.
Mais un oiseau pareil, cela n’existe plus,
Elle fut un fléau pour les heureux élus.
J’aurais pu, quant à moi, qui rédige ces lignes,
Sur le berceau de qui se montrèrent des signes,
Rompre cette spirale, avec un parchemin ;
Encore eût-il fallu qu’elle donnât sa main.
Mais au lieu de chercher à dissiper mes doutes,
Elle voulut briser sa lance dans des joutes,
Comme si je devais recevoir sous mon toit
Un concurrent plutôt qu’un appui ferme et droit.
Aux temps de décadence implacable et de cendre,
Non, Adam et Hawa ne peuvent pas s’entendre.
Les femmes, ces sans-cœur, pour un plat de faux cils
Se sont payé nos droits d’aînesse et droits virils.
En ce Kali-Yuga de millions d’années,
À nous faire souffrir elles sont condamnées.
Que me jette la pierre aux très nombreux carats
L’idole aux seins bien lourds et desseins scélérats.
Ton sourire enfantin, chère microcéphale,
Me rappelle quelqu’un, une femme fatale…
*
LIV
Repousse loin de toi cette charge maudite
Où des sots se complaît la vanité séduite.
Le prix de ces honneurs est pour l’âme trop cher,
À ce piteux orgueil s’abaisse un esprit fier.
Tu n’as jamais reçu de cette panoplie
Qu’incurable dégoût et que mélancolie,
Et même un sentiment cuisant d’indignité,
D’être au-dessous de toi, dans cette gravité.
.
FIN