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Poésie nord-américaine de langue suédoise

Les poèmes suivants, traduits en français du suédois, sont tirés de l’anthologie Svensk-amerikanska poeter i ord och bild (Svenska folkets tidning förlag, Minneapolis Minn., 1890) (Poètes américains de langue suédoise en paroles et en images ; les images en question étant des gravures à l’encre représentant le portrait de chacun des poètes) par Ernst Skarstedt.

Dans son introduction, Skarstedt explique que, dix ans avant la publication de l’anthologie, vers 1880, on ne pouvait pas parler de langue suédoise comme langue de culture aux États-Unis (et pour cause, l’émigration suédoise dans ce pays ne commença véritablement que dans les années 1870), tandis qu’au moment de la publication de son anthologie elle avait pris un essor considérable, marqué par une florissante activité littéraire et journalistique dans cette langue. Cette activité connut son âge d’or entre le milieu des années 1880 et la Première Guerre mondiale, l’entrée des États-Unis dans le conflit s’accompagnant d’un mouvement nationaliste américain antagonisant en particulier les dénommés « hyphenated Americans », c’est-à-dire les « Américains à trait d’union », tels que, justement, les « Swedish-Americans », Suédo-Américains, dont la dénomination avec trait d’union n’indiquait que trop, selon ce nationalisme virulent, la double appartenance suspecte. C’est ainsi que la dénomination s’effaça peu à peu, et, en même temps qu’elle, l’emploi de la langue suédoise aux États-Unis (comme les autres langues des populations immigrées), suivant également d’autres dynamiques sociologiques d’acculturation plus fondamentales et sans doute moins liées aux vicissitudes de l’histoire. Quelques personnalités de la communauté suédo-américaine tentèrent bien dans la période de l’entre-deux guerres de s’opposer à cette dissolution progressive des liens avec la nation et la culture suédoises, à l’instar du docteur Johannes Hoving, citoyen américain d’origine suédoise (plus précisément originaire de la communauté suédophone de Finlande) et auteur de mémoires au titre éclairant, I svenskhetens tjänst (Au service de la « suédité », 4 volumes publiés de 1944 à 1953), mais ces efforts ne purent s’opposer efficacement à l’irrésistible mouvement d’absorption dans le substrat anglo-saxon de la culture nord-américaine. À tout le moins en ce qui concerne la langue. Une esquisse de ces évolutions ainsi que d’autres faits relatifs à la présence scandinave aux États-Unis se trouvent dans ma contribution au présent blog intitulée Scandinavian America (ici).

De l’anthologie de Skarstedt, j’ai traduit des textes des poètes suivants : Johan Enander (2 poèmes), Magnus Elmblad (3), Carl Fredrik Peterson (1), Jakob Bonggren (2), Gustaf Wicklund (3), Ninian Wærner (2), Edward Sundell (1) et Oliver Linder (1). J’ai peu de doutes quant au fait que ces poèmes n’ont jamais été traduits en français, et il ne me paraît pas impossible qu’ils ne l’aient jamais été non plus en anglais. Ce billet se conclut par un poème d’Herman Stockenström dans l’original : le thème de ce poème étant le Swenglish des émigrants suédois établis aux États-Unis, il est pratiquement intraduisible en français.

Compte tenu de la date de leur publication, les textes originaux sont versifiés selon les règles de la prosodie classique. Dans la série de traductions poétiques de ce blog, c’est une première : les poèmes que j’ai traduits jusqu’à présent sont, à l’exception d’un petit nombre, en vers libres dans l’original (le plus grand nombre de vers classiques se trouve dans mes traductions de poèmes d’Argentine : voyez l’Index). Pour quelqu’un qui écrit de la poésie classique en français, un tel travail de traduction ne cherchant pas à reproduire l’original versifié dans une versification française (un tel exercice n’aurait pas grand sens de nos jours, où la versification n’est plus guère pratiquée et où de ce fait le lecteur peut manquer de certaines connaissances relatives à la scansion et à la mesure des vers classiques qui doivent permettre de produire leur plein effet rythmique) est un peu frustrant dans la mesure où l’effet produit par toute versification régulière (rimes, rythme des vers…) est forcément perdu.

*

Aurora borealis (Norrskenet) par Johan A. Enander (Johan Alfred Enander)

Flamme d’offrande montant au plus haut
ciel étoilé,
l’œil pénétrant de la science
ne découvre point le lieu de ton autel.
Le soleil se couche, l’œil du jour
s’endort, mais toi tu restes,
couronnée d’étoiles, et roules ta fulguration
sur la route éminente, en silence.

Par-dessus mer et terre tu élèves
ton rayonnement pur et clair.
Insondable, tu ne dévoiles point
ton origine.
Limpide torrent de lumière, personne ne peut suivre
la course rapide de tes vagues :
ainsi que le Nil tu caches
la source d’où ton flot s’épanche.

Seule une voix intérieure dévoile
ce mystère ; elle déchiffre
les lettres de feu de cette merveille et répond
enfin à ma question :
« Quand, mue par la main du Créateur, la terre
entama son parcours circulaire,
l’empreinte de Dieu se marqua sur le Nord,
et une céleste splendeur y resta. »

*

1871 : L’incendie de Chicago (Chicagos Brand 1871) par Johan A. Enander

Les flammes fulgurent, les cloches sonnent, le char de la tempête bondit,
les ténèbres mêmes de la nuit s’éclipsent ; l’étoile s’efface et disparaît,
un manteau rouge sang se répand sur la terre et les eaux,
et les vents de l’ouragan sèment autour d’eux des étincelles de feu.

La terre tremble, les murs branlent, les temples s’effondrent dans un bruit de tonnerre ;
les bannières écarlates claquent au-dessus des toits,
palais et chaumières sont engloutis dans le brasier ;
terre et ciel en flammes : l’espoir est sans refuge.

La puissance de l’argent devient impuissante : le luxe n’a plus d’éclat.
L’œil humide, l’ange de la vie regarde les moissons de morts,
suit chaque acte de noble courage comme chaque horrible forfait,
voit l’incendie et la canaille hasarder le sort de la belle cité.

On entend des cris de désespoir et des rires sardoniques, des prières montent vers Dieu
et les esprits des ténèbres sont invoqués dans un vacarme démentiel.
Le père voit son fils en danger, le fils voit son père en détresse ;
la mère voit son enfant dans les flammes, l’enfant voit sa mère mourir.

Aucune aide, aucune protection ne trouve contre le danger la main humaine.
La couronne des flammes illumine la nuit à travers des nuages de fumée.
Demain peut-être brillera de nouveau l’espérance ;
Demain peut-être le feu aura cessé de chevaucher les vents de la tempête.

Folie ! D’immenses vagues de feu se répandent et ne se dissipent
qu’après avoir atteint les limites de la métropole.
Cent mille hommes errent sans foyer, sans pain,
dans la faim et la misère, sur l’étendue dévastée.

Mais bientôt les secours arrivent pour adoucir les souffrances,
un air de calme confiance redescend sur les fils de la terre
et la ville renaît de ses cendres dans le jour nouveau,
éprouvée par le feu, plus noble qu’auparavant.

*

Le 4 juillet (Den fjerde juli) par Magnus Henrik Elmblad

Ndt. Comme chacun sait, le 4 juillet est la fête nationale des États-Unis.

Non, aujourd’hui les outils doivent reposer,
on célèbre la fête du peuple.
Les vents d’ouest soufflent sur la ville,
le drapeau flotte au-dessus d’une foule joyeuse.
Frère, ton cœur ne se dilate-t-il pas en ce jour,
ton sang ne s’échauffe-t-il,
n’oublies-tu point tes chagrins passés
en voyant ton nouveau foyer en joie ?

Les maïs ondoient. Les champs de froment se vêtent de blanc.
Le 4 juillet brille sur eux.
Oublie le passé, oublie ce qui est à demi usé,
embellis d’un habit de fête ton nouveau foyer.
Respire libre et, lorsque dans les rades fières
flotte en paix le pavillon rouge et blanc,
jouis tranquillement des fruits abondants de ta liberté ;
vide ton verre ; romps le pain savoureux.

Nuls fers n’entravent ici ta pensée –
dès lors que toi-même ne demandes point de fers.
Aucun synode n’entrave ici ta foi –
dès lors que, craignant la lumière, tu ne l’y aides.
La voix d’aucun grand de ce monde ne vaut plus
aux élections que la tienne – si tu sais en faire usage.
Si tu désires la liberté, elle est tienne,
tu peux marcher confiant et satisfait parmi des hommes libres.

Qu’importe si des serpents rampent sous les fleurs :
tu peux les voir et les tuer.
Eh quoi, si la perfidie veut voler la liberté ? –
Si cela arrive, ce sera par ta propre faute.
La force est tienne, si tu veux t’en servir.
On voit ici bien des malades. Mais ici se trouve le remède.
La blessure est fraîche. Des malades arrivent
d’Europe constamment et dévorent la racine de la vie.

Aussi, frère, célèbre la fête du peuple
sans plainte mais avec espoir et courage.
Orne le front de tes enfants de la feuille de chêne de la paix,
apprends-leur à se garder des larmes, de la guerre et du sang.
Apprends-leur à penser, à croire et agir en hommes libres,
sans béquille, comme il convient à un homme.
Alors – même si criaillent aigrement les oiseaux de malheur –
la bannière étoilée ne tombera pas.

*

À Kristofer Janson (Till Kristofer Janson) par Magnus Henrik Elmblad

Note. Kristofer Janson (1841-1917) est un poète et pasteur unitarien norvégien qui vécut aux États-Unis.

Il tonne sur la montagne. Avec une force prodigieuse
depuis les terres de l’ouest la tempête approche,
secouant la terre entière, elle appelle : « Entendez !
Mettez fin à votre frivole dissipation ! »
Elle réduit en lambeaux l’habit de l’oppresseur
et détruit sa couronne, son épée.
Elle chante le Dieu du peuple et de la liberté ;
elle retentit sur la masse des travailleurs.

Cette tempête, ô scalde, dans ton cœur allume
une sainte, une indomptable flamme.
La lumière, que les ténèbres avaient presque entièrement engloutie,
la vie, menacée de mort, –
tu voulus si fort les voir renaître,
c’est à elles que tu as dédié ton chant,
ta force et ta vie ; et tu échangeas ton village
contre la guerre et l’odyssée d’un Viking.

Pourtant non – quand tu allas plein de courage au combat
contre les préjugés, la stupidité, la vanité,
un ange te suivit de son regard lumineux
et noua des roses à ton épée.
Sur ton front il versa un éclat de rayons,
t’invita à embrasser
le monde entier – et en cela tu ne le fis attendre
car le nom de cet ange est amour.

Ô scalde, comme un rayon de soleil dans un ciel de tempête
par-dessus la mer tu viens à nous !
Tu viens – et notre joie déclinante redevient jeune
alors que nous avions insensiblement perdu notre jeunesse.
Nous avons entendu les torrents ; dans la prairie et la forêt
nous avons perçu ce son inédit.
Notre cœur bat de joie ; mais il bat le plus chaleureusement
de joie pour le Dieu de la liberté.

Il n’a pas oublié notre Nord aimé :
son regard de flamme a réveillé l’esprit du peuple
dans les forêts et sur les montagnes. Nous percevons même
une brise de l’allégresse de l’avenir.
Va, scalde, où te conduit ton chemin ! Ton chant
rugit comme les vagues sur la mer ;
il étincelle comme les étoiles. La nuit fut si longue
que l’aurore est d’autant plus belle.

Quand la rouge bruyère dans l’éclat du jour
se glisse entre les rochers gris ;
quand le ruisseau saute de galet en galet,
reflétant un ciel bleu ;
quand le bouleau murmure dans le soir d’été,
harmonieux et léger ;
quand le pin se dresse parmi les pierres moussues –
alors, oui, la montagne est pavoisée !

*

Orage (Oväder) par Magnus Henrik Elmblad

D’où vient cette sourde rumeur que j’entends, et qui enfle,
comme quand les lourds nuages roulent le tonnerre sur la montagne
ou lorsque dans la haute mer les vagues tombent sur les vagues,
d’où vient ce grondement lugubre ? cette sombre, sinistre procession ?

…..Les opprimés se soulèvent !
D’où vient et où va ce chemin ? Est-ce vie ou mort ?
Est-ce colère ? Est-ce souffrance ? Ces foules connaissent-elles la misère ?
Mendient-elles l’or et l’argent ? ou bien un quignon de pain ?
Pourquoi dans les yeux cette lueur injectée de sang ?
…..Les opprimés se soulèvent !

Chœur :

Entends-tu, entends-tu la foudre de l’orage ?
Les éclairs luisent. Mais après,
le printemps de l’espoir produira des merveilles.
…Les opprimés se soulèvent !

À cause du dénuement et du chagrin ils se soulèvent et surgissent à la lumière.
La terre entière leur est ouverte, la libération va de région en région.
Achète-les, vends-les, c’est en vain à présent… Impossible –
ce sont eux qui payent ; mais pour la liberté, achetée au prix du sang !

…..Les opprimés se soulèvent !
Ils ont bâti ta maison et labouré tes champs, tes domaines !
Ils ont défriché tes forêts, battu le fer et fondu l’argent !
Leur sueur a coulé pour toi ; ils ont pour toi souffert la faim,
le mépris, le chagrin… Et toi, arrogant ! comment les as-tu récompensés ?…
…..Les opprimés se soulèvent !…

Chœur :

Entends-tu, entends-tu la foudre de l’orage ?…

Aveugles et sourds, dans les siècles des siècles ils ont trimé sans repos.
La déréliction, le muet désespoir les a mis à genoux.
Mais ils commencent à penser, à comprendre l’exigence des temps présents.
Leur colère et leur aspiration écument comme une mer déchaînée…
…..Les opprimés se soulèvent !

Ô vous, les « grands », pâlissez, tremblez ! Entendez leur cri qui retentissant :
« Nous avons jusque-là supporté le joug (couverts de honte !) pour vous et pour la mort !
Pour nous-mêmes à présent et pour la vie nous combattons, car le Seigneur a dit :
« En vérité, l’homme ne vit pas seulement de pain »…

Chœur :

Entends-tu, entends-tu la foudre de l’orage ?…

« Voulez-vous la guerre ? Alors vous disparaîtrez
comme le bois pourri disparaît quand un bosquet prend feu !
Voulez-vous la paix ?… Alors ne défiez pas l’exigence de l’humanité !
Vivez avec nous ! Respectez la demande : « Pas de maîtres ! pas d’esclaves ! »
…..Les opprimés se soulèvent !

Chœur :

Entendez, entendez la foudre de l’orage !
Les éclairs luisent. Mais après,
le printemps de l’espoir produira des merveilles…
…Les opprimés se soulèvent !

*

Salut à l’émigré (Helsning till emigranten) par Carl Fredrik Peterson

Étranger venu du front de Heimskringla,
frère du haut Nord,
pourquoi ne veux-tu point rester
sur le vrai sol de la gloire ?
Qu’est-ce qui t’a poussé à voyager
par terre et mer vers l’ouest
alors que tu aurais pu chercher ton bonheur
dans le village où tu as vu le jour ?

N’est-il pas bien agréable de respirer
le parfum des fleurs sur les rives du lac Mälar,
bien beau de voir le ciel ourlé
par l’illumination de feu d’une aurore boréale,
bien heureux d’entendre, absorbé dans un rêve,
la harpe de l’ondin,
ou bien une chanson suédoise
retentir en joyeuse compagnie ?

Quand ta première flamme d’amour
brûlait ardente sur l’autel de ton âme
et la tendre question du cœur,
bégayée, trouva réponse,
songe comme la vie était douce –
heureuses minutes, et jours plus heureux encore
qui t’étaient donnés à voir
dans la longue-vue de l’espérance !

Mais pourquoi te fais-je ces questions ?
Elles ne méritent aucune réponse.
Personne ne peut combler la mesure de la peine –
Tu es ici, sois le bienvenu !
Va content ton chemin de citoyen
dans notre libre république
qui de son drapeau
t’offre la protection.

Le même soleil qui amicalement attire
l’anémone à lui dans le nord glacé,
brille ici quand tu cueilles
la rose sur la terre de Columbia ;
et la claire étoile du soir
que tu voyais dans le ciel de Svea
peut être ton étoile du matin
ici où ton chemin commence.

Ici comme là-bas couvent
les chants dans la poitrine de la jeunesse ;
ici comme là-bas leur voix nourrit
une joie de printemps dans l’automne de la vie ;
quand la noble flamme d’un jeune homme
échauffe son âme tout entière et que
de cette flamme vient une question,
la jeune fille rougit, ici comme là-bas.

Alors les deux deviennent un,
ainsi se bâtit sur les plaines de l’ouest
une petite maison, qui la protège,
tandis que pour leur droit à tous deux
il prend la charrue et la bêche
afin que ce qu’en grains son labeur
plante dans la terre
devienne épi le jour venu.

Si tu as déjà sous le ciel du Nord
atteint le méridien de ta vie
et que dans le tumulte du nouveau monde
tu souhaites, sur la voie des épreuves,
tenter une nouvelle fois ta chance,
sache que, quoi qu’il advienne,
la liberté est ici le plus grand trésor
qu’en tant qu’étranger tu as reçu.

Peut-être même que le temps a déjà
généreusement mêlé l’argent à tes cheveux,
et que ta vie, à son déclin,
retourne rapidement à son berceau.
Même alors tu récolteras :
où, si ce n’est ici, dis-je,
est allégé le fardeau de la fatigue,
est aplani le chemin du vieillard ?

Oui, bienvenue mille fois
dans notre jeune république
qui, bien que pauvre en chanteurs épiques,
est riche en vrais héros
et qui possède en chaque femme,
belle et vertueuse à la fois,
la toute-puissante héroïne
que loue le scalde dans ses chants.

Le front de Heimskringla : Heimskringlas pannan. Heimskringla est un nom scandinave de la Terre, et son front est le Nord. L’expression est tirée des sagas islandaises.

*

Au coin de la rue (I gathörnet) par Jakob Bonggren

C’est l’aube.
Le brouillard couvre la cité.
Aucun rayon de soleil n’éclaire encore
les grises rues humides.
Un jour de plomb, lugubre se lève.
La ville respire à nouveau.
Une rumeur se mêle au bruit des sabots de cheval
et aux cris d’enfants
dont la voix perçante
s’élève au-dessus de ce grondement :
…« Morning News… »

Depuis les entrailles des tavernes
on entend les cris rauques de l’ivresse :
le cabaretier n’est pas oublié
des premières lueurs du jour.
Le mannequin est placé dans la vitrine
et un vieux habillé en bouffon,
placé sur le trottoir
pour attirer le chaland
qui voudrait laisser
son argent, pour essayer,
…partir en fumée.

Un peu à l’écart du flot de la foule,
sur la terre battue froide et trempée,
presque cachée par un porche,
se tient une jeune fille, timide, effrayée.
Son visage montre la désolation.
Elle est transie dans le vent glacé,
claquant des dents et grelottant,
couverte seulement de quelques guenilles.
Elle est là avec un panier de pommes,
timide à la porte de l’homme riche…
…« Apples, sir… »

Ses paroles à peine murmurées passent inaperçues.
Elle ne trouve pas d’acheteur.
La pauvre fille est trop peu de chose…
Enfant, si tu pouvais mourir !…
– Si tu appartenais au monde des « grands »,
si tu étais des riches,
jamais aucuns maux ne t’accableraient,
tu serais une jeune fille que l’on montre partout,
rouge et blanche comme la rose et le lys,
gaie comme le ruisseau un jour de printemps,
…vive, audacieuse.

Si – malgré la faim – tu restes belle,
le riche te prendra ton honneur
et traînera ton âme dans la boue.
La richesse n’a pas de cœur.
Ceux qui font semblant de ne point te voir
te combleraient d’or et d’hommages,
t’adoreraient à genoux,
voudraient satisfaire leur désir…
Ô timide, pâle enfant,
rongée par la faim,
…si tu pouvais mourir !…

*

Le veau d’or (Guldkalfven) par Jakob Bonggren

Tu chantes pour les pauvres, mon frère ! –
c’est ce que j’ai entendu dire.
En cela tu agis plus sottement encore que tu ne le crois.
Un poète pour petites gens n’est pas appelé grand,
il reste pour toujours de la roupie de sansonnet.
Le pauvre est imbécile et doit subir le joug !…
Il ne peut même pas te payer ta chanson !…

Chasse de ton esprit toute pensée pour le peuple,
à quoi bon songer à son secours ou à son avancement !…
Vois-tu là ce vieillard ? Quelle sottise et quelle bassesse,
il n’a jamais ouvert un livre ni un journal de sa vie.
Il est bien digne du mépris et des insultes !
Les pauvres méritent notre haine,
et non de la douceur ni des écoles, – à peine un peu de nourriture !

Tu as l’esprit sombre. Entends résonner la danse
à cette fête où tu peux encore être convié ;
où tu pourras jouir du luxe et de la joie
si seulement tu veux bien tresser une couronne de roses
et la déposer devant le dieu.
Le veau d’or est un maître qui commande ;
devant lui toute mélancolie, toute tristesse fuit.

Viens, suis-moi dans la danse ! chante la louange du veau d’or
qui peut te payer tes chansons.
Introduis-toi humblement et souplement à la cour du roi !
Si tu vois des défauts aux puissants, fais comme si tu ne voyais rien,
mais apprends à dénigrer la populace.
Les grands ont pris pour eux toute la vertu ;
les humbles ont tous les défauts et toutes les tares.

Chante, prêtre du plaisir, une chanson, qu’elle soit très spirituelle !
Invite le peuple à renoncer à tout ce qu’il possède
pour le donner aux rois et aux prêtres ! Dis : « Un jour,
quand vous serez libérés du joug de cette vie,
vous recevrez ces dons en retour au centuple ! »
Alors les riches admireront le charme de ta voix attrayante
et le pauvre éprouvera une merveilleuse consolation.

Et entends bien : quand tu poétises, écris du bling-bling
car c’est ainsi que le public mord à l’hameçon.
Si tu écris simplement, personne ne t’en saura gré.
Mais tu seras placé haut dans le cercle des poètes
si personne ne comprend tes chants.
En hommage à la puissance du veau d’or présente les armes
et réjouis-toi que tout soit bel et bon comme il est.

*

Un frère trois points (Ordensbroder) par Gustaf Wicklund

Je suis frère maçon, moi,
je me rends à la « loge » de nuit comme de jour
d’un pas sûr, avec un port mystique,
et j’en ressors avec un air important ;
je porte un ruban terriblement voyant
et parfois on m’appelle « chevalier » ;
en uniforme j’inspire le respect,
oui, même quand je suis – beurré.

Je suis l’homme qui donne le ton
dans les défilés solennels.
Un tricorne avec plume blanche
fait une couronne appropriée à notre habit.
Et parfois je porte au côté
un sabre effilé, ah – take care !
Mais s’il faut que les gens nous respectent,
nous nous battons rarement, très rarement.

À présent je suis mort et dans mon cercueil
je reçois un bel enterrement,
car toutes les loges de la ville
m’accompagnent tristement et en rang ;
et c’est au moins 50.000
que je récolte, sans aucun doute.
Mais je serais tout de même mort plus heureux
si j’avais pu d’abord voir l’argent.

*

Une illusion (En illusion) par Gustaf Wicklund

Dans le train étaient assis
un jeune homme et sa bonne amie.
C’était la fin du jour,
tout était calme, paisible.

Je voyais leurs lèvres remuer
comme s’ils bavardaient,
pourtant je ne pouvais entendre
la moindre parole.

Je les épiai donc, étonné,
jusqu’à ce que je découvre
qu’elle mâchait avec application de la gomme
et lui chiquait du tabac.

*

Ballade (Ballad) par Gustaf Wicklund

Elle est ma vie – elle est mon tout,
quand il fait chaud, quand il fait froid,
tous les jours je la presse
charmé contre mes lèvres.

Quand le monde est neige et frimas,
je me réchauffe à son feu paisible,
et quand s’étend l’obscurité de la nuit
elle repose à mon côté.

Je me rappelle la première fois que je la vis,
comment elle entra dans mon esprit
et comment, dans l’extase, un jour
j’entrai dans le cabinet.

Pourtant elle est comme toutes les autres,
usant de bourre.
Mais moi – conformément à ma nature –
je me montrai indulgent.

Ah, quelle tristesse, que de larmes
quand viendra le dernier adieu,
quand elle sera froide
et que je disperserai ses cendres.

Tu commences à comprendre
ce qu’elle est, celle qui m’est si chère,
et tu devines son nom,
tu sais que – c’est seulement ma pipe.

*

Au bureau de travail de Magnus Elmblad (Vid Magnus Elmblads skrifbord) par Ninian Wærner

Ndt. Comme Magnus Elmblad, dont nous avons traduit trois poèmes (supra), Ninian Wærner fut rédacteur en chef du journal Svenska Amerikanaren (« Le Suédo-Américain ») à Chicago. La date du 9 avril, dans le poème, est celle de la mort d’Elmblad.

Écrit au bureau de la rédaction du Svenska Amerikanaren

Le soleil se couchait, la nuit
tombait avec sa paix rêveuse et calme
sur la houle engourdie du lac, les bourgeons des bois,
l’herbe tendre d’avril.

Le silence se répandait dans les rues,
les gens fatigués retournaient à leurs foyers
où de chères âmes leur préparaient
un baume de paix, d’espoir et de repos.

Assis au vieux bureau défraîchi de Magnus Elmblad,
je rêvais un moment, seul,
aux moyens par lesquels il peut arriver que des âmes se joignent
sans regards ni paroles.

Quand soudain j’entendis un léger piétinement
et vis sur le bord de la fenêtre un oiseau.
Que voulait-il, dérangeant ainsi mon recueillement,
et quel message apportait-il ?

C’est la question que je me posais,
car selon la légende c’est un signe :
un tel piétinement annonce la perte
d’un ami cher.

Alors, pensif, je fermai les tiroirs usés ;
je rentrai chez moi en silence, absorbé,
et écrivis, sombre et d’une main lasse,
Dans mon journal neuf avril.

***

Puis vint la nouvelle, quelques jours plus tard,
un message funèbre par-delà terre et mer,
que le trop court voyage de Magnus Elmblad avait pris fin,
qu’il avait posé son bâton de pèlerin.

Peut-être voulut-il à l’heure de sa mort
envoyer une salutation, bienveillante et douce,
dans ces parages où il avait
mené avec honneur les combats de cette vie.

Le piétinement de l’oiseau n’était-il qu’une coïncidence, une illusion,
ou bien était-ce un message sans paroles ? –
Je me le demande encore, en silence, absorbé,
assis au vieux bureau de Magnus Elmblad.

*

Diamants (Diamanter) par Ninian Wærner

Dans une splendide salle de réception parée de fleurs
où les lustres jettent une clarté profuse,
pour les réjouissances s’est réunie
une multitude allègre ;
l’or, gagné par hasard, des dorures
prend plus de couleur encore à l’éclat des patriarches.

Il règne un plaisir radieux, ravissant
qui charme et ensorcelle le cœur,
la gaité brille sur les visages
qui ne connaissent point le souci –
va volontiers voir le bal, la coupe pleine ;
le sang chaud bouillonne sous le tulle blanc comme neige !

Dans le glissement de la valse les couples
touchent légèrement le parquet luisant ;
un murmure d’admiration se répand
parmi les belles roses, les beaux lys.
Aucune pause ; les menus souliers évoluent avec élégance,
tellement gracieux, ornés de diamants.

Des diamants, oui, sur les rubans et les volants,
et autant de perles,
tirés de trésors tintinnabulants
qui n’appartiennent qu’aux riches –
une mer de lumière brille en habit de perles ;
ses vagues ondoient au son de la valse.

Pour rafraîchir mon pouls brûlant,
trouver un peu de repos pour mes sens,
je sortis seul dans le soir
à l’écart de l’agitation et des éblouissements de la salle.
J’entendis alors une plainte provenant de la rue,
qui donc se tenait là dans un recoin glacé ?

C’étaient deux enfants pauvres :
frère et sœur, tellement frêles ;
ils s’étaient égarés en chemin par ici
et n’osaient faire un pas de plus.
Ils n’avaient ni maison, ni abri, ni soutien,
ni une croûte de pain pour apaiser leur faim.

Ô ce spectacle qui m’attrista
obsède encore ma mémoire !
Mon esprit en reste sombre et songeur,
et mes yeux se voilent de larmes –
Un diamant, un seul diamant
changerait le sort de ces malheureux !

*

En mai (I maj) par Ninian Wærner

C’est aujourd’hui le premier mai. – Ô quelle beauté
dans le baume des anémones, près du gai pépiement des oiseaux !
L’herbe de la vaste prairie est fraîche et verte
et la rivière s’ébaudit dans l’étincellement du soleil.
Ce jour de mai que tu dispenses, Colorado,
ah ! est aussi doux que dans le Nord.

Voyez la montagne ! Voyez comme haute dans le ciel bleu
sommet après sommet elle s’étire comme un fil de perles,
avec glace et neiges ! Ne trouves-tu pas étonnant,
montagne géante, que le pré soit si beau,
que chaque printemps l’anémone se vête d’apparat
tandis que tu restes à jamais dans ton habit de neige ?

Je t’aime, fier village d’étrangers,
dans ton habit de fête, entre les montagnes ;
je m’épanouis à l’abri de tes bois,
sous ton soleil si chaud, sous l’éclat des étoiles le soir.
Pourtant – il existe dans mon cœur un autre lien,
le cher pays de mon enfance.

Je revois une cabane au milieu de la forêt,
sur la belle rive d’un lac au milieu de sapins verts,
c’est là que je connus mes premières joies,
c’est là que je connus mes premières peines ;
quand le mois de mai en habit de fleurs parcourt la terre,
c’est vers ce pays que se tourne ma nostalgie.

Bien que les miens n’y soient plus,
c’est cette région que je préfère au monde ;
comme tu étais paisible et calme,
petite cabane dans le grand Nord !
Des années ont passé depuis que je t’ai vue pour la dernière fois
mais tu n’as jamais disparu de ma pensée !

Ô beau village de mon enfance, combien cher
tu me fus dans tous les changements de la vie ;
aujourd’hui encore tu restes mon meilleur souvenir,
tu es mon tout, du berceau à la tombe !
Quand mai vient avec son ciel si bleu,
je pense à toi souvent, tellement souvent !

Envole-toi, vent printanier, jusqu’à la montagne bénie,
à la maison de mon enfance que je n’ai pas oubliée,
pour saluer chaque rameau dans le soir,
chaque anémone au cœur de la forêt,
et reviens avec un parfum de paix
du mai de la vie, du printemps du cœur !

*

Une prière de jeune femme (Jungfruns bön) par Edward Sundell

ou le vœu édifiant de la folle fille du fabricant de savon américain

Écoute-moi, écoute, papa,
entends bien mes paroles :
amasse de l’argent, des milliards,
car il faut que je devienne princesse.

Regarde Kitty, la fille du colporteur,
la plus grande des sottes :
elle s’est acheté le prince Hatzfelt
pour trois millions de dollars.

Je ne suis pas née, papa,
pour devenir une simple missis.
Amasse de l’argent, les milliards
qui pourront m’avoir un prince !

Ô de blasons et de couronnes –
comme ils charment mes sens ! –
j’ornerai tout ce que je possède,
papa, même mes sous-vêtements.

Si je n’atteins pas ce but de ma vie,
j’en mourrai, je crois, de dépit.
Amasse de l’argent ! Il faut que je sois présentée
à la Queen Victoria !

Écoute-moi, écoute, papa,
vole comme les autres, fais des procès !
Amasse de l’argent, des milliards,
il faut que je devienne princesse !

*

Mes amours (Älskog) par Oliver A. Linder (Oliver Anderson Linder)

J’ai été amoureux, mes amis, des dizaines de fois,
parfois sérieusement et parfois pour rire,
comme les héros des feuilletons de Zola
je m’enflammais et brûlais toujours pour quelqu’une.

Il en fallait si peu pour prendre mon cœur :
un regard, un sourire, et j’étais captif ;
je restais alors éveillé toute la nuit,
ciselant des sonnets sans discontinuer.

Je jurais avec véhémence de me tirer une balle dans la tête
à chaque refus, pour mettre fin à mes souffrances,
mais alors… oui, alors je tombais amoureux d’une autre,
et cela dura comme ça des années.

J’ai aimé Karin, Lisa, Emma,
et la distinguée demoiselle Petterson.
Je courtisais les servantes de maman à la maison,
et une fois je suis tombé amoureux – à la folie – au téléphone.

J’ai aimé la vendeuse de la cave à cigares
et la serveuse de l’auberge dont j’étais client,
et la fille de la concierge, la mignonne petite Fiken,
et une – ah, dur de trouver une rime ! – une certaine demoiselle Lund.

J’ai aimé de belles filles et des filles laides,
des filles sans dot et des filles avec,
des filles têtues comme une mule
et des filles ayant réponse à tout.

J’ai été amoureux, les amis, des dizaines de fois,
et j’ai eu quelques succès puisque je ne suis pas encore marié ;
mais je ne sais vraiment pas pourquoi je reste any longer
célibataire puisque je ne suis plus amoureux…

*

To conclude this post, I wish to give an example of Swedish-American poetry in the original text, choosing a poem by Herman Stockenström that is basically untranslatable in French because of its humoristic focus on the ‘Swenglish’ or svengelska talked among (parts of) the Swedish-American community by the end of the nineteenth century. Footpage notes are from the author himself.

Det nya modersmålet (The New Mother Tongue)

‘‘Farväl till Stockholm, dess mörka gränder,
Till gamla Svea, dess gröna stränder!
Farväl, du svenska! – Nu skall Fredrika
Som annat storfolk blott english spika.’’1)

Så sad’ Fredrika från Mosebacke
Och knyckte till på sin spotska nacke.
Snart nog hon seglar från Mälarviken
Med lättadt hjerta till ‘‘republiken.’’

Och under resan var vädret disigt,
Man vår Fredrika, hon tog det isigt.2)
Hon gick på däcket ibland och krafla’
Och fann det ‘‘trifsamt’’ på stimbåt travla.3)

Till ‘‘nya verlda’’ att monni maka4)
Hon for, Fredrika, den muntra däka,
Och förr’n hon ännu fått hatt på skalle,
Hon många gånger har kätchat kalle.5)

Förr var hon fattig; nu tycks hon lika6)
Att vara pyntad just som de rika;
Nur har hon ‘‘pullback,’’ vår Stockholmsjänta
Och brukar kinderna dugtigt pänta.7)

En tid hon bodde i staten Jova (Iowa)
Men snart till Nefjork (New York) hon åter mova8)
Och der hon ‘‘lefver’’ vid sjunde stritet9)
Och har et schapp,10) fastän det är litet.

Der syr hon kläder på sista modet,
Som äro nejsa11) – jag skulle tro det!
En 12) hon fått sig, som heter Larsen
Och är en dräjver13) i sta’n på karsen.14)

Han är så ‘‘kilig,’’ en präktig fella,15)
Och icke må han för grinhorn16) gälla, –
Med hakan shävad17), och pokahåret
Siratligt kuttadt18), med ‘‘knorr’’ som fåret.

Sin helsa troget Fredrika vårdar.
Bredvid en rälråd19) hon går och bärdar20),
Och efter dinner21), om så hon filar22),
På stoppad launch23) en stund hon hvilar.

När qvällen kommer, ni kan begripa,
Se’n väl hon ätit, hon går att slipa24)
Och om båd’ båar och marriak25) drömmer
Och dagens strider i natten glömmer.

Hon är ‘‘poetistk’’ hon tidning kipar26),
Med hvilken ofta hon flåret svipar27),
Se’n först i tårar hon ömsint smälte,
När det gick galet för skizzens hjelte.

I ståret28) tar hon allting på ‘‘krita,’’ –
Hon är för god att en menska chita29)
Hon går till mitingen30), vår Fredrika,
Der ‘‘vangelister’’ så fromma skrika.

Hon lefver lyckligt. Man henne prisar
För hennes ögon, – två fina pisar31);
Men jag mest prisar den nya svenska,
Som är så olik den fosterländska.

1) Speak English = tala engelska; 2) easy = lätt; 3) steamboat = ångbåt; travel = resa; 4) make money = förtjena pengar; 5) catch a cold = förkyla sig; 6) like = tycka om; 7) paint = måla; 8) move = flytta; 9) street = gata; 10) shop = verkstad; 11) nice = vacker; 12) beau = fästman; 13) driver = kusk; 14) car = spårvagn; 15) fellow = karl; 16) greenhorn = nykomling, ‘‘gröngöling’’; 17) shaved = rakad; 18) cut = klippt; 19) railroad = jernväg; 20) board = spisa; 21) dinner = middag; 22) feel = känna, tycka; 23) lounge = soffa; 24) sleep = sofva; 25) marriage = giftermål; 26) keep = hålla; 27) floor = golf; sweep = sopa; 28) store = butik; 29) cheat = bedraga; 30) meeting = gudstjenst; 31) piece = stycke.

Poésie chicano révolutionnaire: Aztlán

¡Ay te watcho, Aztlán!

La littérature chicano est la littérature des citoyens nord-américains d’origine latino et tout particulièrement mexicaine. Ces derniers étant très souvent bilingues espagnol et anglais, leur littérature l’est également. Certains poèmes font ainsi alterner les deux langues et le slang chicano va jusqu’à les mêler au sein d’expressions toutes faites (comme « ay te watcho » plus ou moins dérivé de « hasta la vista », « see you soon »).

Les traductions suivantes sont tirées de l’anthologie Canto Al Pueblo IV (1980), publiée à l’occasion du quatrième festival annuel de culture chicano Canto Al Pueblo (Chant au Peuple), qui eut lieu du 1er au 10 mai 1980 à Phoenix, Arizona.

Les poètes représentés sont : Arturo Arcángel (5 poèmes), María Arellano (1), José Antonio Burciaga (1+1), Ana Castillo (2), Rafael C. Castillo (un poème en six chants), Abelardo Delgado, également connu sous le nom de Lalo Delgado (3), Verónica Medina Ramos (1) et Jim Sagel (2). Les poètes les plus connus sont Arturo Arcángel, José Antonio Burciaga, Ana Castillo, Rafael C. Castillo, Lalo Delgado et Jim Sagel.

Les concepts politiques véhiculés par le mouvement chicano, notamment les revendications territoriales et culturelles liées à Aztlán, sont particulièrement saillantes dans les poèmes ici traduits de Rafael C. Castillo et Abelardo Delgado.

Certains poèmes ont été écrits en espagnol, d’autres en anglais. Le titre original entre parenthèses indique la langue traduite ; dans un cas, où le titre laisse planer l’ambiguïté, j’ai ajouté une note sur ce point. Comme je l’ai indiqué, il arrive que des poèmes soient écrits dans les deux langues à la fois. Il y avait alors deux possibilités : ou bien tout traduire, à la fois l’espagnol et l’anglais, en trouvant un moyen de distinguer, par exemple par des italiques, les passages de l’original dans l’une et l’autre langues, ou bien ne traduire qu’une des deux langues afin de conserver le bilinguisme du poème. C’est cette dernière solution que j’ai choisie, dans deux poèmes ; ce choix permet de conserver l’effet de l’alternance voulue par les auteurs, mais elle exige évidemment que le lecteur soit bilingue. En l’occurrence, dans les poèmes en question, j’ai traduit l’espagnol et laissé l’anglais tel que dans l’original.

Pour donner une idée de ce que donnent dans le texte original de tels poèmes bilingues, je reproduis en prélude de cette série un poème, d’ailleurs difficilement traduisible, de José Antonio Burciaga à la mémoire du peintre muraliste chicano Armando Estrella, qui fut impliqué dans les trois premiers festivals Canto Al Pueblo et mourut soudainement en janvier 1980. Artiste engagé, c’était un responsable du Partido de la Raza Unida, qui porte les revendications les plus radicales des Chicanos.

En annexe de cette série, deux photographies commentées me permettront d’ajouter quelques éléments sur le militantisme chicano tout en agrémentant visuellement ce billet.

*

Vámonos armando con estrellas par José Antonio Burciaga

You painted above me in Milwaquis
A mural in a brand new dilapidated barrio
And in Corpus I forgot your handle
But I will never forget
The rose you painted
Above my three skulls
Y de la muerte nació tu rosa
Armando Estrella

Those murals
Continue to breathe
La vida cotidiana
De tu querida Raza
But your colors
Betrayed you black T-Shirts
Armando Estrella

Today you painted
The saddest mural
Todo negro enlutado
Los colores te lloran
Y las murallas te añoran

Con murales
Fuiste Armando
Tus barrios
Con Estrellas
It was all so clear
Armando

And following your wishes
I will celebrate your exit
With a few beers
Just the way you wanted

Ay te watcho
Sabiendo que
Jamás te irás por la sombrita
Siendo Estrella
Vámonos Armando

Tu amigo
Que ya no te olvida

*

Seul et tout seul (Solo y a Solas) par Arturo Arcángel

Ndt. Arturo Arcángel est un poète colombien.

Regarde-moi
nuit
regarde-moi bien en face

déploie omnipotente
tes corbeaux de sadisme
et sur la légère luminescence de ma peau taillée
fouille avec acharnement dans mes cicatrices malades.

Regarde-moi
nuit
comme ça…
l’univers s’amuse à me congeler
et j’ai peur pour mon âme
………………..qui lutte
………………..toute seule.

Je lutte contre la lassitude
lutte contre mille offenses
lutte contre l’angoisse

Où va la paix
qui
…s’
…..échappe
……..de moi
………heure après heure
et goutte après goutte ?

Amour
béni !
Reviens, mon amour !
Jamais je ne t’ai autant aimée
que cette nuit !
Reviens mon amour !
Ouvre tes ailes et recueille-moi
sauve-moi en toi
si Dieu descend
il m’accordera le suicide…

*

Leçon 28 (Lección 28) par Arturo Arcángel

Dans cette chambre
il y a
une reine : l’angoisse

un roi : le gel
un bouffon : l’expérience
un courtisan : l’ennui
un trône : l’agonie
une fenêtre : la chimère
une porte : le suicide

et
un esclave,
un… Moi !

*

Anticipation II (Anticipo II) par Arturo Arcángel

Un jour viendra

le
vide
sera
l’unique présence.

Nous nous retrouverons
sous terre
– décomposés –
et
sans plus d’analyses
nous comprendrons
……………que
……………rien
……………ne
……………valait
……………la
……………peine.

*

Portrait dans un aquarium (Retrato en un acuario) par Arturo Arcángel

Avec de vieux cartons
et des cartons neufs,
avec des cartons blancs
et des cartons noirs

je vais fonder un village
sans frontières d’adobe
ni fleuves de larmes.

Un village sombre
…….et monotone
……….semblable à ma vie.

Vieux cartons
cartons neufs
cartons blancs
cartons noirs

je fonderai ce village

dans chaque maison le portrait de son maître
pour que l’on sache à quoi ressemble dieu,
sur chaque lit une rose
pour que les rêves aient l’odeur de l’amour.

Il y aura aussi une place de village
mais pas de prison
mais pas d’église
Car la liberté y prévaudra

Un sombre village en hiver
comparable à ma vie.

*

Au miroir (Al espejo) par Arturo Arcángel

Nous enfermons des poissons
dans un aquarium
et surveillons leurs nageoires
avec un plaisir malicieux dans les yeux
……….pour oublier
……….que nous sommes prisonniers
……….et n’avons ni paysage ni chemin.

Nous enfermons des oiseaux
dans quarante centimètres d’air
délimités par du fil de fer
……….pour oublier
……….que nous sommes des prisonniers
……….inutiles et restreints.

Nous enfermons le poisson.
Nous asphyxions l’oiseau.
La terre nous enferme.

*

Sans titre par María Arellano

Ndt. Poème bilingue espagnol-anglais que j’ai traduit en poème bilingue français-anglais.

Seigneur,
…je dois être folle car je n’arrive plus à comprendre
…ce voile qui me couvre.
Moi, si jeune, si vivante once, je ne suis plus.
Mais je reste là, Groping into the
……………………………..F
………………………………A
………………………………..L
………………………………….L
……………………………………I
……………………………………..N
……………………………………….G
…………………………………………dusk.

Bien que je regarde les arbres, mes amis, l’art… et
mes livres, there is a stillness to it all.
L’ordre qui rend compte, où est-il ?

Les gens que je respecte ne le trouvent pas non plus, mais eux
rient. Empty Actors. Damn them for not
knowing and STILL BEING.

Seigneur, mes amis chaque jour continuent de faire
………………………………………………ce
…………………………………………qu’ils ont à faire
…………………avec des sourires tellement beaux…
……………………………………………………………….mais comment ?

*

Rats de bibliothèque (Book Worms) par José Antonio Burciaga

L’étudiant
a labouré son esprit nocturne
en sillons réguliers de connaissance
sachant que la récolte
lui apporterait
l’abondance

S’inclinant avant
et après
chaque paragraphe
l’absorption
d’encre noire
a sanforisé
le cerveau hyper-musclé
de caillots de surdouée sagesse
et d’inoubliables futilités

Les esprits qui ont trait
l’huile de lampe des élucubrations
développent des cloques
entre leurs oreilles
à force de flagellation intellectuelle

Il s’est forgé
une mentalité stoïque
en disséquant
grenouilles
poèmes
et romans
et en apprenant dans des livres
et encore des livres
la science appliquée de la vie
au prix
d’une expérience neuve
et ce de façon à écrire d’autres livres
et des articles
et des essais…

titulaire
d’une licence
il passe un mastère
puis un doctorat
pour obtenir
sa carte de membre à vie
de l’école
sans interruption
depuis le jardin d’enfants
jusqu’à ce que la mort
l’emporte…

*

Pensées d’une nuit de fin d’été (Thoughts on a Late August Night) par Ana Castillo

je pensais…
(oui, c’est une mauvaise habitude
dont je n’ai jamais réussi à me débarrasser
malgré tous mes efforts)
que les simples mots
je t’aime
ne sont pas du tout ce que l’on prétend.

je suis sûre que jadis
le simple fait de les prononcer
provoquait des guerres
assujettissait des nations
changeait l’aspect
de la carte du monde
et en général
donnait lieu à de très bons moments
entre celui ou celle qui les prononçait
et l’heureux auditeur ou auditrice.

Mais il semble à présent, du moins
à mon humble avis
et selon mon esprit
passionnément observateur,
qu’on les emploie à la place
de quelque chose d’autre…
que pour des raisons personnelles
on préfère ne pas définir ;
et qu’en fait
la signification réelle de
je t’aime
pourrait bien être :

je sais ce qui est le mieux pour toi
et donc ce qui sera le mieux
pour moi.
je t’aime…
et tu avais promis !
je t’aime… alors
où étais-tu cette nuit ?
et ainsi de suite.

Il suffit d’indiquer
en conclusion que
je t’aime
est une illusion interprétée
servant de fondement
à la confusion
des deux parties
et que si nous pouvions dire en toute sincérité
ce que
nous voulons vraiment,
ce dont avons vraiment besoin,
on verrait sans aucun doute
une réduction des statistiques
de cœurs brisés…
et même peut-être
de têtes cassées.

Mais bien sûr
comme je l’ai dit
je ne faisais que penser
alors que cette nuit de fin d’été
n’en finissait pas
et que me trouvant
seule de façon si embarrassante
sans la possibilité de l’entendre ou
de le dire
l’ironie de la situation
requérait mon attention.

Comme je l’ai dit…
je ne faisais que penser
(une mauvaise habitude dont je ne suis jamais
parvenue à me débarrasser).

*

Hiver sauvage (Invierno salvaje) par Ana Castillo

Ndt. Les quelques noms propres apparaissant dans ce poème, tels que « le John Hancock », pour John Hancock Center, indiquent que nous sommes à Chicago.

Sans être nommé, le Chicano Park de cette ville est réputé pour ses peintures murales appartenant à la culture chicano. Sur l’une d’elles, l’artiste a rendu hommage à Fidel Castro et Che Guevara parmi les figures du mouvement chicano.

Hiver Sauvage –
Tu veux nous tuer ?

………………..Tu n’auras pas
………………..cet honneur.

Les usines
nous attendent
et la voix
du contremaître
est plus
………………..forte
………………..que la tienne.

Les bureaux
de la Tour Sears
Les « Steel Mills »
et la multitude
des boutiques et des magasins

………………..nous appellent

jour après jour
nuit après nuit –

………………..et

Le souvenir de la faim
que nous avons connue
nous force à

………………..répondre.

Nous sommes les « petites machines »
qui font briller le sol
des hôpitaux
et chaque vitre du
John Hancock.

Tu crois que ta morsure
féroce qui gèle
les pieds et bleuit
les mains

………………..nous coupera
………………..le courant ?

Non, Hiver Sauvage,

………………..Non.

Même si nous nous rappelons
cette terre aride
un soleil constant
des plages blanches

………………..les palmiers qui dansaient
………………..dans la brise –

C’est un luxe
de touristes
de gouverneur
et de président
de grande compagnie.

Rien de plus qu’un
souvenir pour

………………..nous.

Alors, je t’en supplie
de la part de tous,
va-t-en, maintenant ! Va-t-en.

………………..Cesse
………………..de plaisanter.

Car quelque chose de plus grand
et menaçant
que toi
nous appelle :

………………..la vie.

*

Variation sur un thème de Dostoïevski (A Variation on a Dostoevski Theme) par Rafael C. Castillo

Note. Poème en anglais avec quelques insertions en espagnol (ainsi qu’une en français et une en allemand), que j’ai laissées non traduites. Je laisse également au lecteur le soin de se remémorer les multiples références littéraires présentes dans le texte.

Canto I

J’étais étendu le visage caché dans mes mains sales
quand la sensation d’yeux perçants me força à me redresser.
Figura fantomatique d’un Inquisiteur espagnol du XIIIe siècle,
visage obscurément noir : indistinct, vide
visage, sans contours, sans traits, sans forme.

Le visage de Méphistophélès n’a pas de forme –
Marlowe était un sacré menteur ;
« Es-tu prêt pour la sentence ? »,
demanda une voix caverneuse ;
« Qu’ai-je donc fait ? »
Je refusais d’accepter le destin kafkaïen de l’humanité ;
« Prépare ton âme et ton corps pour le Premier Cercle !!! »
« Qu’ai-je fait ? » répondis-je.
Mais à peine avait-il parlé que cela fut accompli.

Un million d’apparitions se manifestèrent ;
la Malinche perfide me montra du doigt ;
la Llorona pleura pour moi ; Ivan Karamazov baisa
mon front ; je sentis même l’Albatros autour de
mon cou.

Puis, un grand signe rouge au néon : SANS ISSUE
Soudain l’apparition encapuchonnée
se dévoila : c’était Hernán Cortez ;
le faux prophète Quetzalcoatl ;
les voix hurlantes de mes frères par centaines gémirent :
Chicanos, Mestizos, Indios, Batos Locos.

« Quel est mon destin ? », demandai-je.
« Ton destin est bien pire que celui de tes ancêtres :
c’est le verdict de ce tribunal que tes
prédécesseurs soient harcelés de schismes, que le
Nouveau Monde arrose sa terre de ta sueur, que
tes enfants soient schizoïdes, ignorants à jamais de
leur identité ; et puisse leur biculturalisme bilingue
subir en vertu du Titre IV1 de nombreuses manipulations et dégradations bureaucratiques. »

Canto II

Un million de configurations traversèrent ma route mentale
Sans contours ni forme :
Peut-être que mon crime, pour ce visiteur nocturne,
avait été une certaine hauteur envers le bavardage des Témoins de Jéhovah, ou,
peut-être, ma sensibilité prufrockienne envers l’humanité,
ou le cauchemar sartrien d’un Enfer non matériel.
C’est seulement mon imagination : un léger assoupissement
aux dimensions et revitalisations borgésiennes ;
« Toi, Emiliano Moctezuma, es accusé
d’hérésie, de trahison impie envers le Rocher
de fondation ; et d’avoir répandu les paroles de L’Être
et le Néant. »

« Qui es-tu pour me juger, toi qui es seulement
un produit du néant et de l’intangibilité ? »
répliquai-je d’un air de défi.
« Une tabula rasa », hurlai-je. « Laisse-moi me réveiller ! »

Canto III

Je me réveillai pour découvrir que mon corps transcendait
l’interprétation husserlienne : sans forme, sans visage.
Je vis les lancinantes figuras obscuras de Gregor
Samsa ; ce bâtard pendu de Smerdiakov ; et le
dirigeant Œdipe : parricide con toto.
Un autre personnage apparut : « Nous sommes les gardiens
de la critique littéraire établie, de la religion
des gens de lettres. »

« La critique littéraire n’existe pas »,
répliquai-je. « C’est un mythe terrible, à la Susan
Sontag, Contre l’interprétation. »
« Même ton peuple y a succombé ; c’est
inévitable ; ton peuple a émigré à travers
le Désert à la recherche de la Citadelle de la Raison. »
« Oui, répondis-je, c’est écrit : nos chroniqueurs
célèbrent encore l’accomplissement prochain de la prophétie. »
« Oui, nous avons les écrits de Ricardo Sánchez, Alurista,
Omar Salinas, Tino Villanueva, Nephtali De León : les
forgeurs de mythes de la poésie chicano contemporaine », répondit
la voix.
« Il est triste qu’un tel sanctuaire n’existe pas : car les rêves
insipides ne font pas la réalité. »
« Mensonges ! Mensonges ! »
« Laisse-moi t’exposer mes raisons, afin que tu saches pourquoi
un rêve comme Aztlán doit survivre. »
« Je t’écoute, mortel », railla le visiteur à la cape.

Canto IV

Alors j’argumentai ainsi :

« Avant Zeus, avant le mythe du Cyclope et du Cerbère à trois têtes, avant Hercule, avant Ulysse de Joyce, avant les centaines de falsifications, l’Omeyocán des Aztèques – le treizième ciel – constitua l’autel des poètes et des dieux : Ometechtli, Omecihuatl, Tezcatlipoca et le légendaire Tonatiuh hantent encore de leur lamentation les rues de Los Angeles et San Antonio.

C’est le pseudo-érudit occidental qui a empêché la naissance de la littérature d’Aztlán ; c’est cette institution qui viola l’esprit fertile de la créativité ; tua et subordonna style, technique, narration, scénario, mètre et caractère à des instruments caducs et préformatés de divisions bourgeoises.

Non, je ne suis pas l’avocat de l’art pour l’art [en français dans le texte] puisque je transcende les mesquines dichotomies aristotéliciennes ; je ne demande ni faveur ni attention. Je ne fais que reconnaître la respectabilité de la littérature chicano. »

« Ça suffit, imbécile. Je vais à présent démolir tes accusations ! », tonna la voix. « Tu ne peux revenir sur l’impossible : ton peuple et donc ton art sont mesquins, bas et inesthétiques. Qui a cure de la littérature de barrio, de serpents à plumes à part D.H. Lawrence, du Colibri-de-la-gauche ? Nous aussi nous utilisons la méthodologie de Georg Lukaćs à notre avantage, car c’est une épée à double tranchant. »

« Tu ne peux revenir sur la littérature chicano », répondis-je. « La création de tant de petites revues et magazines témoigne déjà du fait que le ‘géant endormi’ du cliché est un Léviathan littéraire qui s’éveille. La civilisation occidentale n’aura pas d’autre choix que de louer les travaux colossaux de ces indios qui promeuvent las letras nobles.

En tant que tels, nous sommes libres de créer », conclus-je.

L’Inquisiteur encapuchonné éclata de rire. « Freiheit ist nur in dem Reich der Träume, ah ah ah ah ah ah !!! »

Pourtant, dans mes rêves la réalité existe.

Canto V

Je sentis la sueur qui coulait sur mes yeux, mes membres tremblaient ; puis les rayons de soleil du matin brillèrent sur mon visage ruisselant. J’étais sous terre. « Est-il l’heure ? »

Marchant le long des couloirs de l’erreur, je me souvins que le miracle, le mystère et l’autorité ont aussi été les fondations de l’idéologie occidentale : donnez du mystère aux masses : genre, courant-de-conscience, technique, avant-garde ; donnez-leur du miracle : science-fiction, hardcore, gothique, Bellow, Mailer, Fowles, Pound ; et enfin donnez-leur de l’autorité : Welleck, Eliot, Howe, Rahv ; ce sont les scalpels de la critique littéraire ; l’aune à laquelle l’idéologie occidentale mesure Aztlán.

Canto VI

Finalement, échappant à la poigne de l’Inquisiteur ;
échappant à la sombre caverne de la critique littéraire ;
fuyant les maudites icônes du quasi-art,
je vis les instruments de la sagesse griffonnés sur les
planches : de belles et resplendissantes peintures sur un mur.

M’élevant dans la brillante lumière d’Aztlán,
je sentis la force de la sagesse toucher mon visage.
Mes yeux ne voyaient plus l’Inquisiteur espagnol encapuchonné ;
à la place, un vide d’idées : Énergie et Masse.

En bas les poètes pleurent et rédigent des éloges funèbres ;
lisibles et clairs : « Ci-gît le
poète des poètes, un monument vivant de la
littérature chicano. »

1 Titre IV : Le Titre IV de la loi sur l’enseignement supérieur de 1965 aux États-Unis, relatif aux programmes fédéraux d’aide financière.

*

Aztlán par Abelardo Delgado

[Ndt. Poème traduit de l’anglais.]

Certains ont pensé que les Aztèques étaient originaires du nord lointain, c’est-à-dire d’au-delà de l’Arizona ; d’autres ont supposé qu’ils provenaient du légendaire pays d’Aztlán, mais personne ne sait où se trouve un tel endroit. (Victor W. von Hagen, Les Aztèques)

le légendaire pays d’aztlán
foules-tu son sol aujourd’hui, chicano ?
quel est ton rôle historique
en tant que descendant direct de ces
…………………………….faiseurs de légendes, les aztèques ?
en 1168, l’an deux aztèque,
l’année de la canne à sucre – la caña –
huit cent huit ans plus tôt…
soustrais ton âge actuel et insère-toi dans
l’octocentenaire calendrier aztèque.
une seconde ? un jour ? un an ?
vingt-quatre ans ? quarante-quatre ans ?
cent deux ans ?
les aztèques savaient qui ils étaient
…………………………….en 1168.
sais-tu qui tu es en 1976 ?
leur voyage avait pour destination l’anahuac.
ton voyage va-t-il de l’anahuac vers aztlán ?
le travailleur sans papiers
……………..semble le penser.
nous le pensons.
quelque mille aztèques seulement firent le voyage.
y a-t-il aujourd’hui mille chicanos
qui veuillent… qui soient capables… qui osent… conscients de leur histoire,
accomplisseurs des anciennes légendes incomplètes ?
les aztèques étaient fiers et toujours prêts à la guerre.
notre fierté est-elle aujourd’hui diluée
et notre volonté de combattre se réduit-elle
à écrire une lettre de protestation ?

*

Le chemin le plus sûr (El camino más seguro) par Abelardo Delgado

Nous voulons aller en un lieu,
Sans avoir à nous traîner par terre,

…..Le lait
……..Et le miel
Sont fleuves et lacs.
De vagues efforts
Dans l’histoire
Nous rappellent
Qu’un tel lieu n’existe pas.
L’araigneau2
……Qui ne devient pas araignée,
Qui ne tisse pas de toile,
N’attrape pas de mouches
Et meurt bientôt.
Le chemin le plus sûr
Est le plus dur,
Celui de pierre,
Celui d’asphalte,
Celui de lutte.
C’est seulement par la lutte
Que s’accomplit le destin.
C’est seulement par le rêve
……….Que nous pouvons
……………Nous confronter
À la réalité
Qui coupe
Et de sang nous vide.
Je voudrais
…..Parvenir
……..À vivre
Assez longtemps
Pour voir
Un tel lieu
Où les enfants jouent,
Où les femmes, en plus d’être aimées,
Sont respectées,
Où les hommes
Ne transforment pas leur prochain en bête,
Où les êtres humains ne sont pas une nuisance.

2 L’araigneau : L’original dit «Uvar que no crece a araña, que no teje telaraña…» et j’ai traduit d’après le contexte (araigneau, petit de l’araignée) car je suis incapable de trouver nulle part le sens de cet uvar, si ce n’est que le mot figure dans le nom scientifique d’une certaine sauterelle, et il s’agirait alors d’appeler la sauterelle à se transformer en araignée pour pouvoir vivre…

*

Quand je serai grand (When I Grow Up) par Abelardo Delgado

Quand je serai grand
Je serai un soda.
Non, non, non.
Je serai docteur
Et ferai en sorte que tout le monde aille bien.
Quand je serai grand
Je serai un gobelet en carton,
Non, non, non.
Je serai avocat
Et veillerai à ce que la justice prévale.
Quand je serai grand
je serai un arrêt-court3.
Non, non, non.
Je serai homme d’affaires
Et placerai la satisfaction
Des clients au-dessus de mes profits.
Quand je serai grand
Je serai un keystone cop4.
Non, non, non.
Je serai acteur de cinéma
Et ferai rire et pleurer
Les gens.
Quand je serai grand
Je serai un chiot de chihuahua.
Non, non, non.
Je serai vendeur
Et vendrai de l’espoir aux gens
Et les ferai payer avec de l’amour.
Quand je serai grand
Je serai une serpillière.
Non, non, non.
Je serai promoteur
Et construirai une maison pour chaque famille.
Quand je serai grand
Je serai une grande côtelette de porc.
Non, non, non.
Je serai astronaute
et voyagerai jusqu’à Mars.
Quand je serai grand
je serai une confiserie.
Non, non, non.
Je serai un homme de Dieu
Et le ferai descendre
Pour jouer avec nous.
Quand je serai grand
Je serai une sucette.
Non, non, non.
Je serai policier
Et jamais n’utiliserai un pistolet.
Quand je serai grand…
……………c’est que j’aurai grandi.

3 Arrêt-court : shortstop, une position sur le terrain de baseball.

4 Keystone cop : Référence à une série de films burlesques muets des années 1910 mettant en scène une équipe de policiers incompétents, les Keystone Cops, précurseurs de la série des Police Academy plus connus aujourd’hui.

*

Je suis du sud du Colorado (Yo soy del sur de Colorado) par Verónica Medina Ramos

Je suis du sud du Colorado
Mon père était fermier aux temps heureux
De la transhumance des brebis vers les hautes pâtures
Quand on chargeait les mules de provisions
Et qu’on allait d’étape en étape aux aboiements des chiens
Et en hélant les bêtes
Sur la route de Capulín.

Je suis du sud du Colorado
De la si belle vallée de San Luis
Dans un espace de plaines 40 acres
Semés jusqu’au ruisseau,
Entourés de peupliers, bosquets de liberté
J’ai grandi seule, seule au point de savoir parler aux pluviers.

Je me souviens des jachères de mon papa,
Que remuaient les lombrics, nourriture des poules,
Et de la crème du lait blanc que, me semble-t-il,
On ne finissait jamais.
La coutume de discipline religieuse
De ces temps purs de la jeunesse
De premières communions, confirmations et aspirations.

Je suis du sud du Colorado
Des 40 acres de terrain
De Don Félix Rivera
Mon père gagna sa fiancée en se montrant capable de conduire les chevaux
De leur mettre le harnais et debout
De conduire les bêtes et l’attelage, gaiment, en sifflant.

Les hommes, dans mes souvenirs, étaient
Tondeurs, bergers, endurants
Et spirituels, amicaux et rieurs,
Et parfois, à cause des grands froids
Ou de la mauvaise récolte ou des nombreux enfants
Ou de la sévérité de la vie, parfois,
Durs et amers.

Et les femmes, cuisinières de nourriture d’ouvriers agricoles,
Suspendaient le linge sous les fortes bourrasques qui soufflent
Dans le fond de cette vallée.
Quelle beauté que de pouvoir dans la solitude
s’arrêter, s’arrêter
Devant le pur émerveillement de la sierra enneigée
Les couleurs d’automne et de printemps pour laver
La laine des matelas
Beauté de fêtes de Noël, de palmes innombrables
Souliers blancs et neufs d’espérance.

*

Procopio par Jim Sagel

Ndt. Poème bilingue espagnol-anglais que j’ai traduit en bilingue français-anglais.

L’œuvre de Jim Sagel est considérée comme faisant partie de la littérature chicano bien que ses parents fussent des fermiers d’origine prussienne. Après avoir épousé une femme chicano et appris l’espagnol, il s’est identifié à la culture chicano.

Procopio fut toujours un garçon
…très sérieux
kept himself to school
didn’t chase after girls
…comme les autres garçons
il passait tout son temps
with his left foot planted up
against the wall of the Ag [agriculture] building
hands hitched in his pockets
parlant de ses piments
…et de ses chers petits veaux.

il fut soldat là-bas au Vietnam
et gardait toujours sur lui son petit livre de prières
que lui avait offert sa maman
didn’t mix much with the other guys
wouldn’t even smoke any dope
and every night after lights
…were long out
he’d still be mumbling softly
through the tattered pages
en rêvant à son petit potager

but after he lost his left leg
and prayer book to a Viet Cong mine
il arrêta de prier
and a month later
when they flew him back home
barely in time for his mother’s veillée funèbre
il vendit tous ses veaux

puis il vendit aussi
le terrain de sa mère
and rented a trailer in town
which he rarely leaves
except to cash
his monthly disability check

*

En couleurs (De colores) par Jim Sagel

– Ah, mon cher petit Dieu – celui de là-bas,
…parce que celui d’ici c’est un Américain !
…..dit tante Lucía
quand elle ne supporte plus
les absurdités des Mormons.

– Qui t’oblige à rester en Utah ?
…..lui demande Papa,
son unique frère.

– Tu as raison, Nito5
…répond-elle
– et j’ai bien envie de retourner
au pays, où ils ne me traiteraient pas
comme une étrangère, mais ici j’ai une maison
et c’est ici que mon pauvre mari a travaillé
toute sa vie
et je mourrai ici à mon tour

Mais ici
dans sa petite maison près de Provo
les gens ne parlent pas espagnol
et le Safeway ne vend pas de pozole
et il n’y a pas de messe en espagnol
et la grande affaire d’être homme
et même les affaires du ciel
se font en anglais

Mais toujours tante Lucía
en se levant le matin
prend son chapelet
et prie en mexicain son cher petit Dieu
celui de là-bas
parce que cet Américain blanc d’ici
pense qu’il commande à tout le monde
tandis qu’elle sait que son vrai Dieu
peint le ciel en couleurs
et chante pour les oiseaux en des milliers de langues.

5 Nito : Sans majuscule dans le texte (nito), c’est en fait le diminutif de hermanito, petit frère, cher frère, difficile à rendre en français (frérot étant a priori exclu). C’est aussi un prénom en tant que tel, plutôt rare, ainsi qu’un sobriquet.

Une membre des Brown Berets (Boinas Cafés), organisation chicano militante, pendant la Marche de la Reconquête (Marcha de la Reconquista) de Calexico à Sacramento, mai 1971. (Source: Notes from Aztlan)

*

Une membre de Las Adelitas de Aztlán, organisation féminine chicano nommée d’après les combattantes de la Révolution mexicaine, las Adelitas. (Source: The New Yorker)