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De l’autre côté des dunes : La poésie de Martien Beversluis

Le poète néerlandais Martien Beversluis (1894-1966) est quelque peu tombé dans l’oubli dans son pays, comme dans les leurs la plupart des écrivains des pays voisins compromis dans la collaboration avec les vaincus de la Seconde Guerre mondiale.

Il fait partie de ces militants de gauche passés du côté qui allait subir l’épuration. On ne saurait trop souligner le caractère non exceptionnel d’un tel parcours. Il suffit pour cela de rappeler quelques figures politiques éminentes de la collaboration française, qui venaient aussi bien du communisme (Jacques Doriot), du socialisme (Pierre Laval, Marcel Déat), du radical-socialisme que de l’anarchisme. Avant d’avoir été notables dans la collaboration, ces personnalités l’avaient d’abord été du fait de leur engagement dans les formations politiques de gauche. Doriot avait dirigé les Jeunesses communistes, été député de Saint-Denis et membre du Bureau politique du parti, ainsi que son porte-parole ; c’était « le grand Jacques », un des membres les plus connus du PCF à l’époque, le seul député du parti élu au premier tour lors des élections législatives de 1932, aujourd’hui un des noms les plus célèbres de la collaboration française avec le Reich. Quant au normalien Marcel Déat, membre, avec d’autres futurs collaborateurs, du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, il eut deux mandats de député SFIO et fut ministre en 1936 dans le gouvernement du radical-socialiste Albert Sarraut.

Que l’on retrouve de telles trajectoires dans les milieux intellectuels n’est a priori pas étonnant. C’est, comme nous l’avons dit, le cas de Martien Beversluis aux Pays-Bas, passé de l’anarchisme au socialisme, où il joua un rôle non négligeable dans la presse de ces formations, dont le journal Links Richten, avant de rejoindre le mouvement fasciste et de participer à la politique culturelle collaborationniste pendant l’occupation des Pays-Bas. En raison de quoi, à la fin de la guerre il fut (1) condamné à mort, peine commuée en 1947 par l’invocation de troubles mentaux, (2) interdit d’exercer la profession de journaliste pendant vingt ans et (3) interdit de publier quoi que ce soit pendant dix ans, peine ramenée en appel à trois ans. Le paradoxe que des forces ayant combattu au nom de la liberté prononçassent de telles peines contre la liberté d’expression ne semble pas les avoir déconcertées, le principe étant resté, en Europe et contrairement aux États-Unis, celui de la doctrine robespierriste « pas de liberté pour les ennemis de la liberté », une absurdité qui rend tout à fait spécieuse la supposée supériorité d’un tel système. Il ne s’agit pas seulement d’une histoire de femmes tondues.

Pour les amateurs de poésie que ce préambule n’aurait pas dégoûtés, nous avons traduit en français dix poèmes du recueil Verzen (Poésies) de 1922. Il s’agit d’une poésie versifiée, classique et, sur le fond, impressionniste, par un virtuose de la description signifiante.

Martien Beversluis était marié à la femme de lettres Johanna Verstraate, connue sous le nom de plume Dignate Robbertz. Les deux ont été peints ensemble par l’artiste Han van Meegeren en 1942 : voyez le tableau ci-dessous.

Beversluis a traduit le poète belge francophone Émile Verhaeren en néerlandais (1935, 1940, 1966).

Pour rappel, sur ce blog nous avons déjà traduit du néerlandais en français de la poésie du Suriname et des Antilles néerlandophones. Les liens vers ces billets se trouvent en Table des matières.

Portrait de Martien et Johanna Beversluis par Han van Meegeren, 1942.

*

De l’autre côté des dunes (Achter en over de duinen)

Soir

Nous avancions sur le chemin vallonné
le long des hautes herbes indistinctes,
formes sombres à travers le paysage clair,
vers les dunes brillantes et la vaste plage,
à pas lents, ascendants.

À travers la végétation arbustive,
les lacets du chemin,
tantôt nous descendions les déclivités couvertes de chardons,
tantôt nous gravissions les dunes, comme un rempart jaune
face à la mer immense.

Nous restâmes un moment sur la hauteur ;
autour de nous régnait la tranquillité de l’ombre
et à nos pieds, loin dans la lueur crépusculaire,
s’étendaient la plage, vespérale, et la ligne blanche
de la mer le long de la côte.

Nous écoutâmes d’un cœur recueilli
la profonde voix de cette paix…
nos yeux voyaient le rivage qui murmurait
sous l’écume effervescente devant la plage paisible
dans son périple depuis la mer obscure.

Ta forme sombre… sur la dune pâle
était pieuse, penchée,
ta robe flottait, lourde, et claires-obscures
étaient seulement la flamme de ton visage
et tes mains immobiles et nues.

Je t’emmenai le long de la pente,
nos têtes sous la ligne de crête ;
nos pieds s’enfoncèrent et glissèrent
jusqu’à la planéité face à la mer –
et les dunes furent derrière nous.

Sur la surface humide
récemment abandonnée par la marée,
nous avançâmes, dans le sombre retentissement
des vagues dont les chutes puissantes
crépitaient sur la plage.

Nous nous arrêtâmes devant la fière,
la déferlante et désespérée
– nos pieds immobiles couverts d’eau –,
devant la rebelle, folâtre,
la murmurante et démesurée.

Là-bas la mer roulait puissante
ses éruptions en avant,
son écume s’élevant et plongeant
et se développant en bande bleue
d’étincelants phosphores.

Ici le ressac déchaîné
était comme la limite de régions lointaines.
Au-dessus de nos têtes frissonnantes d’admiration
passait le tout-puissant et monotone
son de ce déferlement. –

La nuit tomba… nous remontâmes
la montagne de dunes mates ;
nous ne parlions pas mais emportions avec nous
le lointain tonnerre de la mer,
sourdement, par-dessus la ligne de crête.

*

Victoire (Zegetocht)

Ndt. Nous n’avons pas pour habitude de gloser sur nos choix de traduction mais cela nous paraît ici indiqué. La victoire dont il est question est celle de l’amour, deux amants célébrant leur union par un « zegetocht » en patins à glace sur une rivière gelée. Ce zegetocht est ce qu’on appelle en français une « marche de triomphe » ou « cortège de triomphe » ; or ni la « marche » n’a paru pouvoir être gardée, compte tenu du fait que le poème insiste sur la vitesse, ni le « cortège » puisqu’il ne s’agit que de deux personnes. Si le détournement du terme est possible de cette manière en néerlandais compte tenu des facettes du mot tocht, qui n’exclut pas a priori les idées de vitesse et d’acte à deux, une telle figure de style rencontre bien plus d’obstacles en français.

Le soleil se couchait, l’éclat
des murs jetait en flammes écarlates
son reflet sur nous, rouge comme le vin,
et la glace était sur le point de brûler.
Nous patinions à travers la lumière étonnée
en direction des cieux flamboyants,
nos patins crissaient sur la glace,
criant : victoire ! victoire !

Nous courions le long des champs,
ses cheveux illuminés par le soleil
volaient dans notre course,
le vent nous lançait des scirpes.
Et le monde nous était lumière
et, de toutes parts, immensité –
nos patins crissaient sur la glace
et criaient : victoire ! victoire !

Une bourrasque rapide descendue
dans notre dos avec un grand bruit
nous dépassa, s’éloigna devant nous
en soulevant de fins nuages couleur de chaux. –
On entendait de temps à autre frémir
les joncs de la berge ;
un grand bruit de glace se fissurant
courait, stimulant, avec nous.

Volant ainsi au bord des prés,
nous fîmes disparaître aire après aire,
sa main frénétiquement et fermement
attachée à la mienne.
Sa tête illuminée, sombre et fière
se renversait impétueusement –
planer sur la rivière, méandre après méandre,
c’était comme un rêve, un sortilège.

La boule rouge du soleil
s’immergea derrière les prairies,
la neige s’empourpra et le ciel
se constella d’étoiles éparses,
tout devenait solitaire… et le vent
tomba, les champs se turent…
nos patins crissaient sur la glace
leur hymne clair : victoire ! victoire !

Nous nous précipitions à travers le crépuscule
toujours plus vite,
bras contre poitrines
ou croisés autour de nos tailles.
Et plus sauvagement, fiévreusement
– le corps courbé… –,
notre route, les arbres et la voie,
le ciel, la berge volaient.

Parfois le vol de ses cheveux
caressait ma joue.
Je l’emmenais riche et fier avec moi
comme en rêve.
La vie était belle et bonne,
si près l’un de l’autre
comme deux oiseaux qui volent
ensemble dans le ciel.

La route sombre devint indistincte,
l’air figé, plus clair,
et elle allait de l’avant plus impétueusement
et jubilait : plus vite ! plus vite !
Nous courions en triomphe
vers les lumières des villages,
nos patins crissaient sur la glace,
criant : victoire ! victoire !

*

La neige tombe (Sneeuwval)

Quelle lenteur et quel silence autour de moi !
Comme tout est recouvert !
Pas un souffle dans l’air, seulement
en volutes d’en haut
la descente calme, la chute continue
des flocons, des flocons, partout !

Sur les chemins, le long des champs, à travers
les arbres enveloppés de blanc,
ils disparaissent sans laisser de traces
là où doucement ils se posent ;
sur mes mains, mon visage,
je les sens tomber, mouillés et légers…

…les sens tomber sur moi tel un duvet,
de la peluche envolée,
intraçables, en masse épaisse
d’étoiles et de points,
comme le vent printanier
fait avec les particules d’écorce des arbres.

Puis c’est plus doucement
qu’ils tombent du ciel.
Ce n’est pas une pluie, mais un vol
de cristaux en train de nager,
comme emportés, nombreux et légers,
à travers l’espace, impondérables.

Ils m’effleurent comme des ailes,
m’enveloppent de leur tournoiement,
je marche comme en un voile blanc,
erre à travers leur danse,
aveuglé, déconcerté, comme si c’était
un brouillard, un désert de flocons.

Mon cœur ne fut jamais si léger,
si joyeux qu’en ce moment,
conduit par la généreuse cadence
aérienne des flocons.
Ô blanche illusion, reste ! il le faut !
Mon cœur vit pour cette occasion !
Il fera bientôt soleil pour de bon ! pour de bon ?
mais… tout étincellera.

*

Un pré avec des vaches (Wei met koeien)

Au bord du pré,
là où les saules dispensent leur fraîcheur,
l’ombre mouvante
de leurs branches feuillues –
restent les vaches, indolemment penchées,
avec leurs pattes à moitié cachées
dans la profusion des boutons-d’or,
comme en une myriade d’yeux brillants.

C’est comme si leurs corps lourds,
noirs ou roux et parsemés de blanc1,
pressés les uns contre les autres
et mouchetés de soleil
étaient des taches,
sous le vert tremblant de la saulaie,
peintes sur un fond jaune
de pointilliste prairie d’été.

1 noirs ou roux et parsemés de blanc : La vache de Groningue, ou blaarkop, originaire des Pays-Bas, a en effet une robe noire ou rousse parsemée de blanc, avec une tête presque entièrement blanche comme l’indique son nom néerlandais.

*

Le prunus (De prunusboom)

Au début du printemps,
comme un blanc feston
au milieu des premières verdures,
le prunus.
Ainsi qu’un grand bouquet
sur le ciel paisible,
ainsi qu’un doux
rêve immaculé.

Se berçant déployé
en tous sens,
il inclina vers ma fenêtre
sa parure délicate,
si bien que je ne pus attendre
et cueillis
un rameau plein de fleurs et de soleil,
merveilleusement beau.

Combien je voulais,
désirais – ardemment,
que sans faner
il gardât ses fleurs,
mais je savais aussi
que cette splendeur
était condamnée
à mourir.

C’est au crépuscule
que je passais près de lui,
cherchant un souvenir
mais ne le trouvant pas.
Et de cela un peu attristé
– je ne le savais pas –,
je chantai une chanson simple
pour moi-même.

Et quand j’entends de nouveau cette mélodie
– n’est-ce pas merveilleux ? –
je revois la couronne de ce prunus
parée de fleurs
et je m’enivre encore
de la même luxuriance
que je vis ce jour-là
et n’oublierai jamais.

*

La rose dans le parc (Die roos aan de warande)

Et un soir le vent souffla sur la campagne,
et ses grandes ailes invisibles
battirent au-dessus
du paysage clair-obscur, des vallées de blé…
et de la frondaison
des ormes hauts comme des tours.
D’aller et venir ainsi
doucement réunies, les feuilles se parlèrent.
J’écoutai négligemment, sans bouger, cette mélancolie.

Sur le rosier qui le long du parc
laissait déborder sa profusion,
l’unique était perdue
de toutes mes pensées, des fleurs, de la rougissante
et tremblante douceur des roses :
une seule ! dans toute
cette luxuriance fantastique,
la plus chère, évoquait
tout ce qu’en toi je trouvais, ma rose, parmi tant d’autres.

Car tu n’étais autre chose qu’un rêve,
une fleur que je m’étais choisie
et que j’avais prise de la main.
Comme mon cœur se tournait vers son être ensoleillé !
elle brilla…
et mourut, avant que je connusse
la plénitude de sa confiance
en moi, qui étais sur le point de déployer
toute la rosée et le soleil.
Ô tu ne me fus qu’un rêve, une rose tremblante…

Et tout passa comme un rêve ce soir-là…
et le vent souffla loin sur la campagne
comme toujours… comme toujours…
comme s’il n’y avait plus de souffrance pour toi dans cette vie
à jamais…
et rien ne resta ;
mais, jeune fille, comme l’aveugle
désir du vent,
mon âme te trouvera…
devant toi m’inclinant ainsi qu’une rose tremblant dans le parc obscur.

.

À une jeune morte.

*

Le dernier voyage (De laatste vaart)

Dans son bateau longeant
la terre, qui lui était si congéniale,
de chaque côté,
comme toujours silencieux
il se pencha sur le bord…
et rêva.

Il regardait son image
voyager avec lui,
et les rides de l’eau disparaître
dans son sillon,
et il était content,
allant de l’avant…

Jusqu’à ce que son bateau,
dont le glissement ne s’entendait plus,
dans l’eau assombrie
par le crépuscule
se fût pris dans des herbes –
alors il s’éveilla.

Et moulinant précipitamment avec les rames,
– grand clapotement de part et d’autre –
il vit le soleil disparaître
derrière la rive et l’herbe
et la mer !… dont les sombres scintillations
n’étaient plus éloignées.

Et un si grand désir obscur
monta en lui
de l’ondulante, illimitée,
vaste pureté de la mer
qu’à ses yeux
pleins de rêve elle parut vivante.

Alors, oubliant la terre dont il s’éloignait,
accroissant son effort,
évaluant la ligne de démarcation
en riant –
il se laissa entraîner sans le savoir
vers son dernier bonheur.

…..

Comme une mouette qui vers la mer
moutonnante, sûre d’elle,
vole, où sa vie est si
diminuée, raréfiée,
son âme s’est envolée
ainsi qu’une voile qui rêve.

Nullement étonné, magnifique,
sur la joie du courant
il se sentit voler
vers la dernière limite…
jusqu’à ce que son rêve naufrageât dans la vie
et sa vie dans un rêve.

.

In memoriam Jan van den Broek.

*

Voix intérieures (Roepstemmen)

Une nuit je parcourais seul le long chemin,
enfant errant, plein d’aspirations,
quand dans le sombre paysage, parmi les arbres
avec force le vent se mit à souffler.

Le déferlement de sa plainte au-dessus de ma tête,
je suis allé à travers lui
pour boire son souffle purifiant et
comprendre sa voix obscure.

Il s’inclinait pesamment sur les fûts tremblants,
dont la base sombre gémissait,
et sur les branches fuyantes
retentissait son vaste flux.

Il emportait dans sa marche à travers la nuit frissonnante
et sur ses ailes prépondérantes
la chanson sans paroles de la terre obscure
et de la mer murmurant au loin.

De même tout le désir tendu qui vit
dans un fils de l’homme errant tristement,
sa lutte et sa joie rebelle aussi.
Ô sauvage – ô vent jubilant !

Ô vent délectable, soufflant, chantant !
esprit violemment présent !
Es-tu le puissant appel de la joie ou de la langueur ?
De quelle énigme es-tu le messager ?

…..

Ton être nous traverse dans les frissons d’amour
et par tout ce qui nous rend passionnément heureux et aveugles.
Nous touchons… saisissons… perdons comme toi !
ce qui se dissipe comme un parfum dans le vent.

Et toujours nous demandons… nous demandons,
jusqu’à ce que nous nous inclinions comme devant un ordre
et trouvions toute notre aspiration contenue
dans une soif indicible… de Dieu !

*

La mouette (De zeemeeuw)

Calme habitant de la côte et de la mer,
pressé, sans repos,
marin du ciel aux plumes d’argent,
mouette, vagabonde !
Ton esprit m’apporterait la consolation
du dernier et du plus cher hommage
en tournoyant lumineusement autour de moi
– si je mourais.

Car tu es la très-heureuse,
au-dessus même de la joie et de la peine,
au-dessus du retour des saisons,
de la tempête et de la bonace.
Car tu es, ne s’éteignant jamais,
la foi qui ose et brille,
comme une prière qui s’élève
au-dessus de notre mélancolie.

Mes yeux mouillés de larmes tristes
ont suivi de loin
ton vol enthousiaste,
étincelant, dans la lumière,
ô tu étais une penne projetée
d’arcs subtilement tendus,
fusant avec la rapidité d’une flèche
et tombant comme une étoile.

Tant de ce que j’ai vu le fut
d’après ton image, ainsi qu’une ombre ;
non, ô hirondelle aux ailes blanches,
sœur de la mer…
quelque joie qui me pousse à chanter,
rien ne peut aspirer à ta splendeur,
tes ailes prêtes contre la tempête
m’emportaient plus loin.

Je t’ai vue, vaillante
sur la masse des vagues sombres,
entre des dangers précipités
danser, joie après joie…
aussitôt visible que perdue de vue,
bercée et régénérée
– blanc drapeau sur de sombres donjons –
dans le vent, parmi l’écume.

Et à nouveau, sans embarras, détachée
du cylindre roulant d’une vague,
vers le ciel voler, comme un papillon
quittant une rose blanche…
et avec d’autres mouettes en chastes
mouvements d’ailes louvoyant
au-dessus du clapotis et du grondement
rapides et tumultueux.

À travers le tonnerre et l’accroissement de vent,
le mugissement et sifflement des vagues,
tu pousses ton cri de victoire,
grêle et sans écho…
et ainsi que des algues emmêlées
qui dansent dans la houle,
t’entraîne dans le ciel en tourbillons
ton âme de vagabonde.

Exilée dans le vent, mais ne navrant point,
au milieu de la détresse et de l’effrayant
grondement… mouette si légère, si noble,
sur tes deux ailes
tu étais une voix portant la joie
plus haut, plus aérienne, ascendante
vers le ciel, au-dessus de lourdes masses
alignées de musique.

Tu m’étais une voix intérieure et un signe,
étais, toute lumière éteinte,
le bonheur qui doit se libérer
à travers l’obscurité de l’âme,
qui vers le sommet guidé,
aspirant à la lumière donnera de la lumière
– chacun le verra dont la vie
est clairvoyante et pure. –

Mouette ! mouette ! être comme toi !
emporté puis de nouveau libre,
dansant dans la lutte et heureux,
sauvage, et sûr du vent,
mouette ! mouette ! qui appartiens aux dieux,
qui t’es envolée depuis nos cœurs,
qui entre la beauté de la terre et celle des cieux
es le lien.

*

Le berger… (De scheper…)

Qu’y a-t-il de plus semblable à toi,
ô berger, que la lande de bruyères ?
la lande rude et vaste,
forte comme tu l’es toi-même,
où le vent seul triomphe,
le ciel haut règne,
la lande, si ample et si ouverte,
si humble et si royale,
qu’y a-t-il de plus semblable à toi,
ô berger, que la lande de bruyères ?

Je garde ton image en moi depuis longtemps
et elle me devient toujours plus familière.
C’était une longue journée d’été
quand je la vis la première fois et à jamais.
Tu étais silencieux, assis
– depuis longtemps tu l’as oublié –,
le soleil du soir paraissait attardé
derrière ta tête tannée,
ton ombre devant toi s’allongeait difforme, 
aplatie, colossale, sur le sable.

Une colonne de nuages, dorée, dilatée,
se leva sur la cuvette de la lande
au bord moucheté de noir où
tu étais en repos tel un géant ;
tête penchée, un menon2 paissait
de l’autre côté de la cuvette ;
ton bâton, comme illuminé dans le ciel,
était posé de biais à hauteur d’épaule ;
tableau mural devant la nuée,
héroïque et si puissant.

Le dos rude, penché ;
les mains grossières, jointes…
méditant devant la claire étendue
de la solitude du soir –
taciturne connaisseur de la lande,
c’est pour toujours que je te quittai,
mais comme un héros des temps anciens
tu ne peux être oublié.
Ainsi restes-tu dans ma mémoire
« le berger au crépuscule ».

2 menon : bouc châtré, traduction de hamel.

Poésie révolutionnaire des Caraïbes néerlandophones: Curaçao, Aruba, Suriname

Le titre que j’ai retenu pour ce billet est, il convient de le dire d’emblée, quelque peu paradoxal puisque les courants révolutionnaires marquants dans les Antilles néerlandaises ont parmi leurs revendications la reconnaissance du créole papiamento allant de pair avec une « dénéerlandisation » ou « débatavisation », dans un contexte de décolonisation.

Les Antilles ne désignant pas en français, me semble-t-il, les terres de la masse continentale de la région des Caraïbes et n’incluant donc pas le Suriname, le nom de Caraïbes néerlandophones m’a par ailleurs semblé plus exact que celui d’Antilles néerlandophones.

Les Antilles néerlandaises sont un ensemble d’îles des Caraïbes qui font toujours partie, contrairement au Suriname indépendant depuis 1975, du royaume des Pays-Bas, de manière plus ou moins autonome. Ces îles sont Curaçao, Aruba, Bonaire, Saint-Eustache (Sint Eustatius), Saba et la partie néerlandaise de Saint-Martin (Sint Maarten) dont l’autre partie est le territoire d’outre-mer français du même nom. Ces îles sont encore aujourd’hui des territoires ultramarins des Pays-Bas.

Les Îles-sous-le-Vent que sont Curaçao, Aruba et Bonaire se situent dans la plus étroite proximité géographique avec la République bolivarienne du Venezuela. La presse conservatrice de Curaçao voit dans le Venezuela un danger permanent et la base militaire nord-américaine établie sur l’île depuis les années quatre-vingt-dix a été l’objet de quelques tensions avec le voisin bolivarien. Le Partido Laboral Krusada Popular (PLKP) et le Frente Obrero Liberashon (FOL) poussent au contraire à une « intégration » avec le Venezuela comme seule voie possible d’une décolonisation réelle. Selon l’écrivain curacien Frank Martinus Arion (époux de la poétesse surinamienne Trudi Guda, dont j’ai précédemment traduit trois poèmes) : « Il y a quarante ans, nous avions encore cette vue néerlandaise des Antilles comme territoire néerlandais susceptible d’être chipé par le Venezuela. Nous ne connaissions pas notre histoire, n’entendions parler que des Bataves. Mais avec la conscience croissante de notre place dans le monde, l’orientation absolue vers les Pays-Bas a de moins en moins de sens pour Curaçao. » (Cité dans un article du journal De Groene Amsterdammer : « Chavez is een virus » du 14 avril 2006, en ligne : « Veertig jaar geleden hadden wij ook nog die Nederlandse blik van de Antillen als Nederlands grondgebied dat door Venezuela kon worden afgepakt. We kenden onze geschiedenis niet, leerden alleen over de Batavieren. Maar door het groeiende bewustzijn van onze plaats in de wereld wordt de absolute oriëntatie op Nederland steeds onzinniger voor Curaçao. »)

Le FOL cité plus haut, dont le nom entier est « Frente Obrero Liberashon 30 di Mei » en souvenir des grèves massives du 30 mai 1969 à Curaçao, fut créé par des leaders de cette insurrection, à savoir Wilson « Papa » Godett, Amador Nita et Stanley Brown. C’est Papa Godett qui figure ci-dessous sur la peinture murale (photo) réalisée par l’artiste Ras Elijah (un nom rastafarien) dans la Bajonetstraat d’Otrobanda à Curaçao. L’uniforme kaki avec casquette adopté par les insurgés curaciens en mai 1969 montre l’inspiration que furent pour eux Fidel Castro et les révolutionnaires cubains.

Peinture murale sur la Bajonetstraat à Willemstad, Curaçao: Papa Godett et le Trinta di Mei 69

Les poèmes qui suivent sont tirés de l’anthologie Album van de Caraïbische poëzie (Album de la poésie caribéenne) compilée par Michiel van Kempen et Bert Paasman avec la collaboration de Norally Beyer (Éd. Rubinstein, 2022). Michiel van Kempen est le responsable de l’anthologie dont nous nous sommes servi pour nos précédentes traductions de poésie du Suriname : Poésie révolutionnaire du Suriname (x) et Autre Poésie du Suriname (x). Le Suriname est de nouveau à l’honneur en tant que partie des Caraïbes néerlandophones. On retrouve par exemple le poète Bernardo Ashetu, dont c’est ici le second poème que je traduis.

Les poètes ici présents sont, avec un poème chacun :

– pour le Suriname : Bernardo Ashetu, Marius Atmoredjo, Eddy Bruma (qui fut aussi un homme politique, militant de l’indépendance du Suriname et partisan du coup d’État de Desi Bouterse en 1980 : pour des éléments relatifs au Suriname révolutionnaire, voyez l’introduction de mon autre billet) et Rudi Pinas (à ne pas confondre avec Eddy Pinas déjà traduit) ;

– pour Curaçao : Elis Juliana, Fred de Haas, Harry van Tienen, Tip Marugg et Walter Palm (note : Fred de Haas et Harry van Tienen sont des Européens ayant vécu dans les Antilles et dont les poèmes figurent dans l’anthologie en raison de leurs thèmes) ;

– pour Aruba : Frida Winklaar Domacassé, Nicolás Piña Lampe et Ramon Todd Dandaré.

Les poèmes ici recueillis ne sont pas tous révolutionnaires quant à leurs thèmes et certains poètes trouveraient peut-être à redire à l’étiquette que je leur applique sans avoir forcément des éléments biographiques précis à ma disposition. Ce n’est pas la première fois que je fais une telle remarque dans cette série, qui commence à devenir assez substantielle, de traductions de poésie révolutionnaire. Disons que c’est le genre de poésie qu’aime un traducteur révolutionnaire.

Les poèmes ont été écrits en diverses langues, à savoir le néerlandais (5 poèmes), le papiamento (4 poèmes), le sranantongo (Suriname : 1 poème), l’espagnol (Aruba : 1 poème), l’aukaans (un dialecte marron du Suriname : 1 poème), et tous ceux qui n’ont pas été écrits en néerlandais se trouvent traduits dans cette langue dans l’anthologie. C’est, dans le cas de ces derniers, de la traduction néerlandaise que je me suis servi sauf pour le poème de Piña Lampe, que j’ai traduit à partir de l’original espagnol. Par ailleurs, le papiamento est assez proche de l’espagnol pour m’avoir permis dans certains cas de contrôler la traduction néerlandaise avec l’original.

Sint Maarten est représentée dans l’anthologie par un poème en anglais de Lasana M. Sekou, poète que j’ai traduit dans Poésie révolutionnaire de la Grenade (x) car il a consacré un recueil entier à la révolution grenadienne.

*

Tropiques (Tropen, original néerlandais) par Bernardo Ashetu

Tropi-cal
Tro-pical
Tropical,
qu’on l’appelle comme on veut,
dans quelque langue que ce soit,
cela veut dire : danse
cela veut dire : chaleur.
Cela veut dire :
forêt de fleurs
de plantes.
Cela veut dire :
profonde obscure
impénétrable forêt
de fleurs et
de plantes.
Cela veut dire :
danse, chaleur
et
cela veut dire :
alcool
poignard
malédiction.
Cela veut dire :
haine parmi la profusion
des fleurs,
dans l’obscurité des
plantes noires,
de cette inconsolable végétation.

*

Curaçao : île délicieuse (original papiamento : Dushi Kòrsou, néerl. Curaçao : verrukkelijk eiland) par Elis Juliana

NdT. Le titre papiamento est celui de l’hymne de Curaçao.

Ah que cette maudite île peut être délicieuse !
Avec son soleil rogue qui brûle sans pitié
jusqu’à ce que la terre voie crever la peau de son ventre.
Avec son vent impudent qui dénude la nature
et fait pencher honteusement la tête aux arbres.
Avec ses fidèles cactus qui soldats muets
regardent méprisants les indisciplinés nuages
jouer à cache-cache sous la véranda bleue du ciel.
Avec ses blocs de roche torréfiés qui
s’émiettent sous les pattes de maigres chèvres
se battant pour une feuille chétive
tandis que les buissons d’épines jouent une
chanson triste sur leurs cages thoraciques
et leurs flancs caves.
Avec l’humble mer de la côte méridionale
qui lui lave les pieds en éternelle onction
et les vagues forcenées de la septentrionale
qui lui administrent des claques puissantes.
Avec ses nuits étouffantes
envahies par le chant monotone des grillons
et les mystérieuses étincelles des vers luisants.
Que cette maudite île peut être délicieuse !

*

Souvenir de Bonaire (Herinnering aan Bonaire) par Fred de Haas

pattes roses
molle croûte de sel
vent
le long de côtes en miettes

solitude
adossée
à des monticules de coquillages
au bord d’une mer
où des pêcheurs
jettent leur appât dans l’eau

coquillages :
spirales vers l’intérieur
où naguère la vie bavait
dans des mollusques

fraternellement
une caverne se penche
sur des peintures indiennes

soleil et sel et
lézards, iguane :
fidèles à la terre desséchée

un homme est là,
étonné par le silence

*

La cabane de Bah Sari (De hut van Bah Sari) par Marius Atmoredjo

NdT. Bah Sari, ou grand-mère Sari, est un nom javanais.

Dans une petite cabane vit Bah Sari
qui mange avec une cuiller en aluminium brillant
dans une assiette en émail
ornée de petites fleurs rouges

Elle se lève le matin tôt
La fumée de son feu
traverse les murs de petit bois
et le toit de feuilles de palmier
comme si sa cabane prenait feu

Sous le bois fumant
elle met une cassave et une banane
et en a fini pour le matin

À l’échoppe la plus proche
elle achète une tasse d’huile piquante
et une chopine de pétrole
pour préparer son dîner

Tandis qu’à moitié endormie
elle mâchonne son repas
ses amis les cafards et les souris
se partagent les restes à la dérobée
et l’araignée regarde avec un rictus depuis le plafond

*

Boni est arrivé (original sranantongo : Boni doro, néerl. : Boni aangekomen) par Eddy Bruma

Ndt. Note de l’anthologie pour Boni : « Chef marron de la seconde moitié du dix-huitième siècle, combattant de la liberté contre le gouvernement néerlandais. »

Une remarque sur le vers « Qui aide les Blancs deviendra un Blanc » : plusieurs communautés marrons contemporaines continuent de vivre isolées, ce qui se traduit notamment par le fait qu’elles n’acceptent pas la présence de personnes de race blanche en leur sein.

ciel sombre vent humide
au fond de la rivière Boni repose
des piranhas voraces s’enfuient en riant
quand je demande à voir Boni qui repose sous la surface

écoute les rames fendre les eaux
de la rivière profonde où Boni repose
écoute l’entraînante chanson des Noirs
mère raconte que les enfants de Boni sont là

papa Boni, père des guerriers
père des hommes ont fui les plantations
ouvre les yeux et regarde autour de toi
ancêtre Boni, enfant du boa

un vieillard noir qui connaît la rivière
et qui était allé s’assoir sur un rocher
tendit les oreilles et cria
camarade, écoute écoute les tambours

écoute les tambours écoute le grondement
dans le creux où Boni repose
écoute l’apinti écoute le bongo
ô notre ancêtre Boni, tes enfants sont là

le chant flambe fièrement
écoute nous étions là quand
les Blancs gagnèrent beaucoup de sang coula
avant que nous apportions en ville la tête de Boni

alors papa Boni père du peuple guerrier
père des esclaves qui ont fui les plantations
tourna son regard vers le ciel
ô notre ancêtre Boni, enfant du boa

je pris peur et criai
ami, maître Boni est parti
les soldats blancs commencèrent à tirer
on n’y peut rien, la tête de Boni a disparu

sur les eaux une tache rouge
comme si du sang avait coulé sur du pétrole
alors un éclair rasa les eaux
un cri puissant fit trembler la terre

papa Boni, père du peuple guerrier
père des hommes qui ont fui les plantations
à nouveau s’élève au-dessus des eaux
puis y replonge pour toujours

un vieillard noir qui connaît la rivière
père de milliers d’enfants noirs
pleure… les rameurs s’immobilisent telles des statues noires
et regardent regardent regardent son corps

de la profondeur des eaux tendu et long
avec le grondement des tambours monte l’appel
rapide comme le serpent qui mue
une peau blanche tourbillonne contre les flancs du bateau

papa Boni, père du peuple combattant
père des Noirs qui ont fui les plantations
des barques brisées flottent sur la rivière
qui aide les Blancs deviendra un Blanc

ciel sombre vent humide
au-dessus de la rivière où seul Boni
laisse entrer qui il veut
ô sage de la rivière qui vit là

et papa Boni, à présent son cœur s’apaise
ancêtre des hommes qui firent la traversée
menacés moquant riant voyageant sur les eaux
qui aide mon ennemi court à sa perte

*

Rêves de liberté (original papiamento : Soña di libertat, néerl. : Dromen van vrijheid) par Frida Winklaar Domacassé

NdT. Tula est un autre chef marron.

lune, parle-moi de Tula
tu as lu son livre

tu as vu son combat
tu l’as entendu rêver sous les étoiles

des rêves de liberté
la liberté de l’oiseau warawara dans l’air libre

la liberté du troupiale sur le cactus
la liberté de l’aigle pêcheur

lune, dis-moi quelle était sa constance
pour que je garde son exemple à l’esprit

pour que je puisse me tenir droite sans tomber
sans tomber dans une perspective sans avenir

pour que je puisse accomplir cela
chaque jour qui me reste à vivre
que je puisse persévérer sous le fouet de la vie

*

Je porte en moi mille poèmes (Llevo en mi mil poemas) par Nicolás Piña Lampe

Je porte en moi mille poèmes
que je n’ai pas écrits
mille poèmes que je n’écrirai jamais
car j’en souffre et m’en délecte
avec la délectation et la douleur
de ce qu’on porte caché en soi
car je vis avec eux
avec cette peine et ce bonheur
qui toujours me guettent
menacent et séduisent
depuis les étoiles
avec cette peine et ce bonheur
auxquels je ne donne aucun commencement
pour ne pas en voir la fin

*

Après le 30 mai 1969 (Na 30 mei 1969) par Harry van Tienen

Les lances à incendie près du monument sur le boulevard de l’unité de l’Empire
non loin de l’école Reine Juliana pour jeunes filles
étaient tout aussi crevées que la symbolique du monument.

Si bien que flambaient haut, alimentées au whisky, des flammes
de poêle dans les deux moitiés de Willemstad
qui furent plus tard rebaptisées Plundra et Otrabranda1, reliées
par le pont articulé Reine Emma.
Les poings de Papa Diamante Negro2, qui avaient fait de lui un champion,
ne purent contrer les balles mais le firent entrer
au Parlement, flanqué de son Vito, Stanley Brown.
Mon père m’emmena à Berg Altena et l’image
de ce qui en restait quand Jésus fut soumis aux séductions
de Satan s’est marquée comme sur un polaroïd
dans ma rétine, comme gravée sur cuivre par Gustave Doré.
Cependant la vue de la prière du colibri
n’a cessé de m’émouvoir
malgré la coquille de la Royal Shell3 qui continue
de projeter son ombre de suie en maints lieux de la terre.

1 Plundra et Otrabranda : Altération du nom des quartiers Punda et Otrabanda de Willemstad, capitale de Curaçao. L’altération évoque les pillages (plunderen) et incendies (branden) survenus pendant le Trinta di Mei, l’insurrection de 69.

2 Papa Diamante Negro : Le syndicaliste afro-curacien Wilson Godett, meneur de l’insurrection de 69, avait été boxeur sous le nom de Papa Diamante Negro. « Son Vito, Stanley Brown », deux vers plus loin, est un autre meneur de l’insurrection, qui publiait un journal appelé Vito. Les deux fondèrent quelques mois plus tard la même année, avec Amador Nita, le Frente Obrero Liberashon (FOL).

3 Royal Shell : Shell est une multinationale néerlandaise.

Wilson “Papa” Godett pendant le Trinta di Mei 69
Journal Vitó de Curaçao, numéro du 10 mai 69 avec en titre “Welga Welga Welga Welga” (welga est le papiamento pour grève, de l’espagnol huelga). Source: International Instituut voor sociale geschiedenis.

*

Mon île (papiamento : Isla de mi, néerl. : Eiland von mij) par Ramon Todd Dandaré

Mon île, je veux
changer ton visage

Je veux aller m’assoir
près du phare de California,
avec une pierre
écrire
mon nom dans le sable
et laisser les vagues
l’effacer

Je veux grimper jusqu’à
ton nombril
et jeter en l’air la fleur de kibra-hacha
pour que tu puisses
retomber en tourbillonnant avec le vent
et te couvrir d’or.

Je veux pencher l’arbre watapana
en direction de l’est
exprimer toute sa sève
pour me nourrir de la force
de l’Indien primitif.

Je veux prendre ton corps
et le rouler sens dessus dessous
pour jouer avec le trésor
qui se cache au fond de toi.

Je veux pénétrer ton cerveau
comme une idée d’hier
comme un fait de demain
comme un acte sexuel.

Je veux être en toi
pour que tu puisses être en moi.

Je veux être un,
ne faire qu’un avec toi
et je veux te conduire
comme un pêcheur conduit sa barque
pour lancer son filet.

Je veux t’en retirer
et m’échapper avec toi
jusqu’au soleil
pour te placer au-dessus du monde
sur la plus haute cime
afin que tu sois comme un dieu
qui crée les hommes
et puis les détruit,
le planter profondément
au plus intime de ta chaleur.

Mon île, je veux
changer ton visage.

*

Viens voir d’où je viens (original aukaans : Kon luku pe nkomoto, néerl. : Kom kijken waar ik vandaan kom) par Rudi Pinas

Écarte le rideau vert
des arbres
et tu verras d’où je viens
Dans les grandes rivières je nage
au milieu du danger :
piranhas et bien d’autres
menaces des eaux
Au milieu des cascades
et des grands rochers
je conduis ma barque
chargée de produits de la ville ;
rien ne peut me nuire.
Dans la forêt vierge je marche à côté
de la gueule empoisonnée des serpents
mortelle aux hommes :
mais rien ne me fera de mal
car rien ne fit de mal à mes ancêtres
qui vivaient là,
et c’est pourquoi je vivrai là
jusqu’à ma mort.

*

La saison des pluies (papiamento : Den tempu di áwaseru, néerl. : In de regentijd) par Tip Marugg

à la saison des pluies
les rigoles parlent doucement
avec des paroles d’écume

l’angoisse produit la force
la peur prospère
l’âme entrave l’espoir
les mauvaises herbes poussent partout

dans la trop grande maison
dans le lit trop froid
depuis si loin revient
se poser la vieille ombre :

dieu a coupé le courant
le monde est privé de lumière
il n’y a pas de croix sur le calvaire

qui va là dans le noir ?
qui erre là sans but
et fait ami-ami avec les lucioles ?

qui entend le décompte final
de dieu
ou de l’arbitre de boxe ?

*

Non plus ultra (original néerlandais) par Walter Palm

Pour Jules de Palm

Pour les habitants des îles
leur île est l’univers,
l’univers est leur île.

Là où meurent les vagues
finit aussi le monde
des habitants des îles.

Après la plage il y a
seulement la mer introvertie
au clapotis indifférent.

Et là où le regard
n’atteint pas, c’est l’horizon,
la fin, la mort.