Poésie révolutionnaire du Suriname
Je ne sais s’il existe au monde un pays plus étrange que le Suriname (capitale : Paramaribo). Pays à la population principalement noire, qui parle néerlandais, en Amérique du Sud. À quoi l’on peut ajouter que c’est le seul pays d’Amérique marqué par les cartographes de l’islam, en raison d’une proportion de Musulmans estimée entre 15 et 20 %, l’islam ayant été importé par les travailleurs malais venus des Indes néerlandaises.
Ancienne colonie des Pays-Bas, comme quelques îles-confettis caribéennes, le pays, voisin de la Guyane française, n’est devenu indépendant qu’en 1975. Sa langue officielle est le néerlandais mais la population pratique aussi – surtout, je pense, les Afro-Surinamiens – le sranan ou sranantongo, créole national. Plusieurs des poèmes qui suivent ont été écrits dans cette langue et je les ai donc traduits depuis une version en néerlandais.
L’histoire du pays depuis l’indépendance est marquée par un coup d’État en 1980 et une dictature militaire jusqu’en 1991. L’ex-dictateur Desi Bouterse fut reconduit à la tête du pays en 2010 à la suite d’élections libres (le pays ne semblait donc pas trop lui en vouloir). Le régime militaire qu’il dirigea établit des relations avec Cuba, avant de s’en distancier au moment de l’intervention de l’armée nord-américaine à la Grenade (événement que je relate brièvement en introduction à la Poésie révolutionnaire de la Grenade ici). Puis, en tant que président démocratiquement élu, il conduisit une politique internationale « bolivarienne », cherchant l’appui des États qui suivent cette orientation. C’est à peu près tout ce que je sais et je ne voudrais donc pas que l’on comprenne le titre de ce billet, à savoir l’expression de poésie révolutionnaire, autrement que comme désignant une sensibilité révolutionnaire, car je n’ai pas vraiment cherché à savoir si l’engagement des uns et des autres reflétait bien ce qualificatif. Parmi les poètes que j’ai traduit, certains, comme Eddy Pinas et Trudi Guda, ont soutenu le coup d’État et le régime militaire, d’autres en ont été les victimes, comme Jozef Slagveer, qui fut éliminé physiquement, après avoir été, cependant, le porte-parole civil de la junte, c’est-à-dire qu’il en était devenu un dissident.
Les poèmes sont tirés de l’anthologie Spiegel van de Surinaamse Poëzie (Miroir de la poésie surinamienne) compilée et présentée par Michiel van Kempen (Meulenhoff Amsterdam, 1995).
Les poètes sont : Eugène Rellum (trois poèmes), Johanna Schouten-Elsenhout (3), Henri Frans de Ziel connu sous le nom de plume Trefossa (3), Kwame Dandillo (2), Shrinivási (1), Orlando Emanuels (2), Bernardo Ashetu (1), Michaël Slory (3), Rudi Kross (2), Eddy Pinas (1), Trudi Guda (3), Jozef Slagveer (2), Dorothee Wong Loi Sing (1) et André Pakosie (1). Sur ces vingt-huit poèmes, dix-huit ont été écrits en néerlandais, dix en sranan.
*
Négritude (Negerschap) par Eugène Rellum
La négritude
est vanille en fleur
haut dans les arbres de la forêt ;
sur une vaste étendue
l’odeur s’en répand,
forçant chacun
à la chercher des yeux
autour de soi.
Elle m’enveloppe
dans des pensées chaudes, parfumées,
je lui trouve plus de saveur
qu’au plus riche banquet.
Elle m’est source
de fierté :
c’est mon drapeau,
mon poing,
mon soleil.
*
Rupture (Doorbraak) par Eugène Rellum
Quand viendront les crues
les rivières gonfleront
comme les belles poitrines
des femmes de Kaiman-Kondre.
Alors mon bateau
enfin pourra se rendre là
où
les bancs de boue
ferment à présent tout accès.
Quand viendront les crues
j’espère voguer
sur la crête de la vague de tête
pour
accompagné du tambour apinti
porter le message
depuis longtemps murmuré
mais encore incompris.
*
La grenouille noire (De zwarte kikker) par Eugène Rellum
Il aimait être avec eux
dans la mare de boue ;
ils étaient gris sale,
il était noir ;
ils disaient :
pas de problème, aucun souci,
nous sommes tous
des grenouilles dans la boue.
Mais certains ne pouvaient
s’empêcher
de remplir l’air
toute la nuit,
et parfois tout le jour,
de leur chant de grenouille ainsi :
nikker…
nikkerrr…
krrr…1
1 Le chant des grenouilles est ici rendu par le mot nikker, anglicisme qui signifie nègre dans un sens péjoratif. Le mot désigne également, de manière plus ancienne, un ondin, un esprit malfaisant des eaux.
*
Mon rêve (original en sranan : Mi tren, néerl. Mijn droom) par Johanna Shouten-Elsenhout
Entends ma voix
crier comme une mouette
derrière les rochers.
Mon cœur bat dans une angoisse mortelle.
Je cherche un endroit pour me cacher
où vive l’amour.
Je vole comme un oiseau de paradis
dans la tempête
au-dessus des hautes montagnes.
Les rapides de la rivière m’entendent appeler.
Mon corps tourne et vire de-ci de-là.
Seul le ciel voit
mon tourment.
Ô mon pays, mon buisson de roses,
mon nid !
Quand soudain la mort m’atteint
dans mon rêve.
*
Danseuse de sekete (sranan : Sekete uma, néerl. Sekete danseres) par Johanna Schouten-Elsenhout
Toi
qui danses le sekete
au clair de lune
dans la forêt, sous les branches
d’un puissant cotonnier,
où les tambours appellent mes dieux à se réveiller,
je ne peux me détacher
des fleurs que tes pieds
ont répandues sur le sol.
Ton corps
enveloppé dans les bandes colorées
de ton châle,
se balance au rythme dur du musicien.
Je vois les yeux bleus, les cheveux d’or
d’une petite fleur qui se balance en mesure
sur ton dos. Elle lève la tête
et tire mon âme d’un sommeil profond.
Ta chevelure frisée a chassé tous mes
soucis, m’a montré
deux yeux clairs qui conduisent mon âme
délivrée de l’obscurité
à la rencontre du jour, cherchant
ce qui lie l’amour et le sang.
*
Kodyo (original en sranan) par Johanna Schouten-Elsenhout
Je n’en peux plus,
terre-mère,
de ce que je vois.
Je ne veux plus
entendre d’histoires
qui me fendent le cœur.
Je n’en peux plus
de mes errances affamées
parmi l’abondance
qui n’a qu’une prière à donner :
Pardonne-moi,
mon Dieu,
les pauvres ne sont pas voraces.
Je n’en peux plus,
Maisa2,
du poisson des pauvres au temps de l’esclavage
qui nage tous les jours dans mon sang.
Je n’en peux plus,
tambours apinti,
de danser cachée
pour ne pas perdre courage.
Je ne le fais plus.
Je veux vivre à la lumière du jour
comme un citoyen libre.
Entendez-le ô gens
pour que
je puisse être moi-même.
2 Maisa : Terre-mère.
*
terre-mère (sranan : gronmama, néerl. : grondmoeder) par Trefossa
je ne suis pas moi
tant que mon sang
n’est de toi possédé
dans toutes les veines de mon corps.
je ne suis pas moi
tant que mes racines
ne descendent, poussent,
ma terre-mère, jusqu’à ton cœur.
je ne suis pas moi
tant qu’il ne m’est donné
de conserver, porter ton image
dans mon âme.
je ne suis pas moi
tant que je ne l’ai pas crié
de joie ou de peine
par ma voix.
*
Granaki (original sranan) par Trefossa
la rivière coule
au bord du débarcadère de mon cœur,
la nuit tombe,
mais ce soir
les lampes brilleront.
sur mon ponton
les lanternes brilleront aussi
pour montrer
les coins pourris,
afin que les pieds suivent
les endroits secs.
Viendras-tu ce soir,
Granaki ?
car si tu ne viens pas,
à nouveau je devrai
marcher sur les pierres et les souches,
marcher et chercher
des ponts cachés,
pour arriver à
ton seuil.
*
indépendance (sranan : srefidensi, néerl. : zelfstandigheid) par Trefossa
connais-tu la force
des nombreux siècles
derrière toi
qui poussent tes descendants
vers les nombreux siècles
à venir ?
peuple,
toi qui lèches le miel des mensonges
au point que tes chromosomes eux-mêmes en sont pleins,
quel en sera le bénéfice
au final ?
après les mois
qui terminent l’année
d’autres commencent
qui tendront l’oreille
à l’appel de quelque chose de nouveau.
peuple,
lave-toi
avant qu’un nouveau serment sacré
passe tes lèvres.
peuple,
lave-toi
pour qu’une société nouvelle
remplisse la terre
– à craquer –
d’un rouge avenir.
*
L’Histoire se répète (titre en français dans l’original néerlandais) par Kwame Dandillo
Avec la peau du serpent sacré
tu as fait une ceinture
pour tenir ton pantalon.
Avec le bois de mon kapokier
tu as fait une batte de base-ball
et tu m’as interdit
de servir mes dieux.
Tu as fait sauter mes montagnes saintes
à la dynamite
et au-dessus de mes lieux consacrés
tu as franchi le mur du son.
Et tu as donné mes dieux à des musées.
Oui, je t’ai laissé faire tout cela.
Mais à présent, avec le bois
de tes bancs d’église
je fais mon tambour et son maillet.
Et du bronze fondu de tes cloches
je forge des fers pour ma sagaie.
Autour de tes autels dansent à présent mes chants de guerre.
Qu’ils osent un peu l’interdire !
Mon peuple appelle en kromanti le winti3.
Nous sommes libres de te rendre la pareille
ou… d’y renoncer par décence.
3 Kromanti et winti : Dans la religion afro-surinamienne du winti, où ce terme désigne l’esprit surnaturel, le kromanti est un langage rituel secret.
*
Paramaribo (original néerlandais) par Kwame Dandillo
Perdu je marche
le long de tes belles avenues
et vois les taudis
comme une série de trous
dans une dentition parfaitement blanche
Les gens déambulent en sueur
sous un soleil de plomb
et je me demande très étonné
pourquoi ils rient,
où trouvent-ils la force
de continuer
pendant que la température grimpe
et tout ce qui vit halète
Je sens le besoin de liberté
me prendre à la gorge
Pardonnez-moi si
dans mon désespoir j’en viens à penser
qu’œil pour œil et dent pour dent
doit être la loi de tout pays
où des foules de pauvres paradent sans fin
entre les limousines
des nouveaux maîtres
*
Deháti (original néerlandais ; le titre signifie « villageois » selon l’anthologie) par Shrinivási
Balayé
depuis la fange
et de la bouse de vache
aux talons
j’ai franchi le seuil
de la Ville.
Je professais une foi nouvelle
de Caritas
Justitia.
Mais les patriciens
jamais ne rompirent le pain
avec un paria.
Alors je suis retourné
à la paille
des étables
étranger
et repoussé
parmi mes propres gens.
*
Agriculteur (Landbouwer) par Orlando Emanuels
Dis-leur
que je
ne veux pas
mourir
Le champ
est planté
jusqu’au toit
de padi contre la faim
Bientôt
mes mains vont
éclore
dans le champ de boue
Déjà le riz
et la révolution
pierres angulaires
sont nés de notre sang
tandis que le convoi des coolies
trace encore
des sillons
dans le bran
Dis-leur
que je
ne veux pas
mourir
Dis-leur
*
Processus (Proces) par Orlando Emanuels
Voilà qu’avec
les années
mes cheveux grisonnent
mes pas et mes pensées
vont plus souvent le long de l’herbe et des fleurs
voilà que dans un dialogue de silence
j’apprends à mieux comprendre les choses
cela me va d’aller
seul
sous des étoiles amies
peut-être ai-je trop cherché
trop loin
et je n’ai rien trouvé que je
pusse garder comme saint
la seule chose qui reste
est l’amitié
je deviens plus sage
avec les ans
*
Asamar (original en néerl.) par Bernardo Ashetu
Pourquoi aucun profit, Asamar ?
Je t’ai donné les plus belles bananes.
Tu es restée dehors tout le jour.
Tu as parcouru la ville caniculaire,
tu as crié et cherché querelle
alors que tes paniers étaient jaunes des
plus belles bananes que je t’avais données pour
les vendre avec profit.
Maintenant te voilà de retour, pâle,
fatiguée, tu t’assois sur une pierre
les yeux vers le jour qui se retire
au crépuscule. Tu n’as rien vendu.
Tu restes indifférente, insatisfaite et
apathique. Tu veux mourir mais tu sais
que demain encore le jour
viendra avec l’insoutenable
rayonnement de son cœur.
*
Orfeu negro (original en sranan) par Michaël Slory
Je chanterai
pour faire venir
le soleil,
quand les étoiles seront effacées
du ciel.
Je chanterai
dans des nuages orange,
pagnes tachetés de violet,
de noir, qui ne pourront rester
quand mon soleil se lèvera ;
un message jaune
pour tous ceux encore étendus dans leurs campements,
tous ceux aveugles de sommeil…
Je chanterai
pour faire monter
le soleil
de l’eau
si infiniment vaste,
jusqu’à ce que vous sortiez
pour écouter
le récit qui sourd
de mon cœur :
quelques gouttes de soleil du matin.
*
Nous les nègres (sranan : Wi nengre, néerl. : Wij negers) par Michaël Slory
Ô nègres !
Quand nous regardons derrière nous
pour voir ce qui s’est passé
nous nous
recroquevillons : « Oublie. »
Mais quand je me suis retourné
j’ai vu la mer
avancer à pas chancelants vers les racines des palétuviers,
dans l’écume blanche,
longue, longue larme,
et je murmurai en moi-même :
Ô nègres !
Comment devons-nous regarder
dans le miroir
de l’histoire, sombre, si sombre ?
*
Pour Djewal Persad (Gi Dyewal Persad / Voor Djewal Persad) par Michaël Slory
Tu es rose,
tes habits sont roses
comme la lueur de l’aube sur les plates-bandes de haricots,
humides mais seulement de rosée.
Un clair soleil du matin
illumine
tout ton corps.
La Holi4
joue de son tambour
jusqu’au soir.
Mon dos est bleu
encore, les cicatrices
ne veulent pas disparaître.
Mais nous verrons bien.
4 Holi : Il s’agit du festival hindou connu sous ce nom, encore appelé fête des couleurs, où les gens se jettent de l’eau colorée. Il existe au Suriname une communauté indienne relativement importante, dont le poète Shrinivási (supra) est un représentant. Michaël Slory, Afro-Surinamien, donc descendant d’esclaves, décrit ici une participation à la fête des couleurs, supposant poétiquement que l’aspersion d’eau colorée fera peut-être disparaître les traces des coups subis par ses ancêtres.
*
Les bombardements ont repris sur le Nord-Vietnam (Bombardementen op Noord-Vietnam hervat) par Rudi Kross
31 janvier 1966 : ce poing
sur le journal déjà en train de s’oxyder
ressemble au mien, mais les
masures sont brûlées, je vois les os blancs
entre les plis de la peau et entre
les lignes de la première page.
Cette cicatrice
je l’ai reçue du vieux couteau
trop grand pour le désespérément
maigre pain à l’eau sur la table,
mais trop petit pour le corps de
– voyez comme son nom tombe
entre les couteaux de bambou de ces lignes –
Lyndon Baines Johnson, U.S.A.
Tout comme le nom Quang Ngai apparaît soudain
sous ma plume comme s’il
avait toujours été là :
dans la province de Quang Ngai
montre le millionième cadavre son rictus
à la terre entre les éclats d’obus dispersés,
les cratères, les rats des marais
mais surtout les avions de chasse supersoniques abattus
et les corps en parachute qui fument le sol.
lequel est-ce de nous qui, poursuivi
par un bombardier
comme un mauvais rêve, est tombé
et fut détruit en même temps qu’une fabrique d’armes ?
ou bien, est-ce toi
qui fus jeté comme un sac d’ordures
d’une hauteur de 2.000 pieds
sur la province de Quang Ngai
depuis un hélicoptère LD-7
de la Bell Corporation ?
Pour pouvoir te couvrir avec
la batterie antiaérienne je n’ai pas besoin
de voyager loin, Nguyen
la ligne de front est vaste comme le monde
nous passons à l’attaque
*
Lamento pour Hugo Olijfveld le 19 juin 1967 (Lamento voor Hugo Olijfveld op 19 juni 1967) par Rudi Kross
NdT. Hugo Olijfveld, mort à la date indiquée dans un accident de voiture à Amsterdam, était secrétaire de l’Union « Notre Suriname » (Vereniging Ons Suriname, VOS), organisation militant pour l’indépendance nationale.
Où tu te posas et puis disparus
la lumière s’est allumée au-dessus des carreaux de la salle d’attente
dans le djebel du Sinaï
sur la traîtrise des sables mouvants où amis
nous avons louvoyé en route vers notre pays,
entre des tanks fumants pleins d’huile et de crânes
à présent tourne non-stop la roue crevée de la voiture d’Amsterdam
avec laquelle tu es resté sur ce champ de bataille.
Vivant comme si seule ta mort pouvait nous faire vivre.
Tirés de notre trou par les mêmes balles
nous avons respiré ton nom de bouche en bouche :
pourquoi ne t’es-tu réveillé, pourquoi n’as-tu pas continué.
Combien de temps va durer le long moment
où nous demanderons entre nos dents pétrifiées :
Hugo, que devons-nous faire de nos mains
qui t’ont salué, toi et le policier
qui rédigea le rapport sur ta dernière manœuvre temporelle
dans un pays où seules les eaux souterraines
font écho à ton propre pays ?
Peux-tu entendre tes propres chutes d’eau
dans ce sol étranger où se colle ton oreille ?
Plus silencieux que jamais tu répondras qu’on s’y habitue
comme nous apprenons à le faire avec
ce premier impact de mortier dans nos positions
qui s’étendent d’Ismaïlia à Wanica jusqu’au Vietnam.
Aucune loi ne dit que tout le monde doit mourir en héros ;
on peut mourir de manière neutre dans un fossé en Hollande
pour que d’autres meurent en héros
Il fallait toujours te trouver entre les mots
et les mots qui t’appellent de ta mort
ricochent détruits vers nous depuis cette terrible tombe
comme une tranchée perdue ;
mots dans un auditorium ingrat,
mots comme des guêpes de juin desséchées dans une morte saison
mots autour de ta tombe qui s’enfonce entre les cyprès
et mots entre de plus étranges encore peupliers du Canada
et les fleurs que nous avons louées pour ta couronne.
Sur le fer sans soudure de ta mort s’étiolent
les mots avec lesquels les amis mourants et blessés
s’aimaient sur les champs de bataille.
Nous apprenons à travailler en silence comme toi
quand tu étais encore parmi nous.
*
Hollandais synthétique (Synthetische Nederlander) par Eddy Pinas
produit d’importation d’Occident
libre de droits d’entrée
assujetti à la redevance statistique et KLM
droit de commercialisation exclusif TVA
copyright
La Haye
1863
moi synthétique ambulant
fabriqué sous licence
en 1954
à Paramaribo (la vieille)
bientôt
import limité – ou interdiction –
à prévoir
*
Sans titre (original néerlandais) par Trudi Guda
Si nos bouches
n’étaient pas fermées,
si nos héros
n’étaient pas oubliés,
Tu vivrais encore.
Tu accorderais doucement
ta guitare sur la montagne,
tu savourerais les saisons et les récoltes.
Nous entendrions
le vent
à tous les coins de rue,
comme Gudu-Gudu Thijm5,
enfant et oracle,
Tu rirais encore.
À présent
je plante
un frangipanier
sur une tombe.
5 Gudu-Gudu Thijm : Selon l’anthologie, il s’agit de « L.E. Thijm, chanteur de rue surinamien (1891-1966) ».
*
Sans titre (original néerlandais) par Trudi Guda
Où le sable
se répand
dans la mer,
ligne fragile
de bois et galets,
où les mangroves égratignent l’air
où le rivage reflète
le vol
des oiseaux
C’est là que nous vivons.
Quand la végétation
s’ébouriffe
en couleurs,
sauvages entourent la forêt
de mourantes odeurs
de bois, d’humidité
bronze vert-de-grisé, fougères.
Cette forêt est la seule terre.
Entrons.
Quand la végétation parade,
paon
sur les collines,
fantasques se meuvent
les arbres peau-de-serpent et les cèdres,
le bruit de la pluie
parmi les montagnes
voix rauque,
dans les terres comme
sur la côte,
le souffle d’un continent.
C’est
la seule terre.
Entrons.
Tout est ici à sa place,
les rivières, les forêts, les marais,
tels qu’ils sont.
*
L’heure du chien (Uur van de hond) par Trudi Guda
Entre des vies fissurées
se trouve ma maison
Mon chien galeux maraude
et ne hurle plus
quand un voyageur s’affaisse
et de ses mains froides
tâtonne contre les murs
Sans dire au revoir un mort est emporté
Inlassablement mon chien pleure
pour du Pain.
Large, grinçante, sa gueule peigne l’air
Nous buvons de l’eau
où se décomposent des cadavres
Nous sommes lépreux et aveugles
Parfois le vent apporte encore
aux enfants un peu de santé
Mais la peste blesse l’air
avant que le Pain
soit trouvé
Découragé mon chien demande de la lumière.
*
in memoriam dr hendrik verwoerd (in memoriam doctor hendrik verwoerd, original en néerl.) par Jozef Slagveer
au commencement était la blancheur
et le blanc était avec dieu
et le blanc était dieu
tel était le commencement avec dieu
toutes choses furent créées par les blancs
et sans les blancs rien n’eût été
de ce qui fut créé
dans le blanc était la vie
et cette vie un nègre ne l’a pas
le nègre vint au monde
et le monde ne l’accepta pas
un homme apparut
(un élu de dieu)
son nom était verwoerd
il venait comme témoin
pour témoigner du blanc
il était la lumière véritable
qui éclaire chaque blanc sud-africain
il vint en afrique du sud
l’afrique du sud qui fut créée par lui
et pourtant les nègres ne le reconnurent point
mais à tous ceux
qui le reçurent
à ceux qui crurent en son nom
il donna la richesse et la faculté
d’être des enfants de dieu
ils ne sont pas nés du sang
ni des passions de la chair
(comme les noirs)
ils sont nés de dieu
la parole s’est faite chair
et a vécu parmi nous
nous avons contemplé sa gloire
une gloire
que reçut l’enfant unique d’afrique du sud
pleine de grâce et de vérité
nous avons écouté verwoerd témoigner
quand il proclama
celui qui est devant moi
est derrière moi
(et le nègre était devant lui)
nous avons tous reçu de verwoerd
la plénitude radieuse
grâces sur grâces
il nous a donné une nouvelle loi
une loi d’apartheid
personne n’a jamais vu dieu
le dieu enfant unique
pas même verwoerd (peut-être)
mais il l’a entendu –
et témoigne avec des mots de chair
*
averse (sranan : sibibusi, néerl. : plensregen) par Jozef Slagveer
averse viens
et lave notre corps
averse viens
libère notre esprit
mettons des habits nouveaux
averse viens
travaillons pour un nouveau Suriname
averse viens
soyons nous-mêmes
averse viens
viens, averse
lave-nous
de la pensée esclave
lave le chemin
averse
viens
fais le Suriname beau !
*
Avertissement (Waarschuwing) par Dorothee Wong Loi Sing
Pour Ro et Jeanette
Attention ! je ne suis pas une poétesse
je suis l’instigatrice intentionnelle
des cloques de votre cul.
Faites place à l’inondation de mots
quand la digue en moi sera percée
car je vous emporterai,
tel est mon but.
Ne cherchez pas dans mon poème
des signes extérieurs de compassion
cherchez-les dans l’effet des informations
sur mon esprit réceptif
quand dans le journal à nouveau les corps démembrés
gisent dans les rues de Palestine,
quand à la télé les ventres affamés
d’enfants du tiers-monde gonflent à nouveau
une tique s’accroche à ma gorge
Vietnam, avez-vous oublié ?
J’étais dans une plantation de riz du village
les maisons de bois partaient en fumée
les grenades déchiraient les corps en lambeaux
et les survivants étaient mis de côté
pour servir plus tard de cibles à l’entraînement.
Cris angoissés de mères et d’enfants
malédictions désespérées dans leur dernier souffle,
un enfançon qui ne comprenait pas était là
à regarder jusqu’à ce que le sang jaillît
des flancs de sa mère
et j’étais là, je cherchais mon père, ma mère
non, je n’étais pas là,
c’était dans le journal.
Informatif et d’actualité dit-on
à quoi bon
être tous les jours la victime ou,
si vous préférez, l’assassin
dans une identification avec le bien et le mal.
Cessez de participer :
ne regardez plus la télé
ne lisez plus les journaux
mais surtout :
écrivez des lettres de protestation
au consulat
de la poésie.
*
Sans titre (original néerlandais) par André Pakosie
NdT. André Pakosie est un représentant de la communauté des Noirs marrons du Suriname. Il a fondé aux Pays-Bas un centre de documentation sur la culture marronne, la fondation (stichting) Sabanapeti.
un moment encore
un moment encore et il n’y aura plus de chanson
un moment encore
un moment encore et il ne pourra plus y avoir de joie
la lumière va se cacher derrière les arbres
il fera noir
un moment encore
un moment encore et il n’y aura plus de rire
la bouche et les dents vont oublier de s’occuper du ventre
les sourcils vont trembler
un moment encore
et les joues seront fatiguées
la bouche ne pourra plus s’ouvrir
un moment encore et le cou refusera de porter la tête
songez-y
les choses vont mal tourner
des choses effrayantes vont se produire
les dents et la langue vont se battre
les dents et la langue vont se battre
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