Tagged: poésie anglophone

Pierrot crucifié : La poésie de George Sylvester Viereck

Le poète nord-américain d’origine allemande George Sylvester Viereck (1884-1962), de New-York, présente plusieurs points communs avec l’écrivain Hanns Heinz Ewers qui fait l’objet de notre récent billet de traductions ici.

Tout d’abord, les deux ont écrit de la poésie mais restent surtout connus pour de la prose dans le genre fantastique. En l’occurrence, le roman le plus connu de Viereck est The house of the vampire (1907), dont certains prétendent que ce serait le premier roman évoquant une forme de vampirisme psychique plutôt que par absorption de sang. Le roman de science-fiction Rejuvenation: How Steinach makes people young (1923) est son autre œuvre la plus connue.

Par ailleurs, la poésie de Viereck comme celle d’Ewers sont volontiers blasphématoires (et pas seulement anticléricale, comme dans le cas de Victor Hugo). Cela n’apparaît guère dans notre choix de textes d’Ewers et peut-être pas non plus tellement ici, à moins que le « Pierrot crucifié » que nous prenons comme titre, et qui est celui d’un des poèmes traduits ci-dessous, ne le soit déjà, soit que cela laisse entendre que Jésus est un clown triste soit que cela détourne le sens mystique de la crucifixion pour un objet tout autre, indigne de la même révérence. Selon nous, cette image est avant tout une représentation du poète.

Enfin, tant Ewers que Viereck furent propagandistes de la cause allemande aux États-Unis pendant la Première Guerre mondiale. Nous en donnons ici deux exemples pour Viereck, avec les poèmes « Le Germano-Américain parle à son pays d’adoption » et « Le neutre », parus en 1916. Nonobstant avoir été exclu, en raison de cet engagement, de la Poetry Society of America, en 1919, Viereck recommença le même genre d’activité pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui lui valut cette fois d’être interné, de 1943 à 1947. Une première condamnation en 1942, pour avoir omis de s’être déclaré aux autorités américaines comme agent nazi, fut cassée par la Cour suprême américaine en 1943, mais les autorités trouvèrent d’autres raisons de l’envoyer derrière les barreaux, intelligence avec l’ennemi, espionnage, sédition ou autre.

Viereck était un ami proche du célèbre inventeur Nikola Tesla. Par ailleurs, l’occultiste Aleister Crowley fut éditorialiste de l’un des deux journaux fondés par Viereck, The International (l’autre journal étant The Fatherland). C’est apparemment à peu près tout ce qu’on peut citer de ses fréquentations intellectuelles, compte tenu de l’ostracisme qu’il subit du fait de ses prises de position, malgré le succès de ses débuts. Une autre amitié littéraire fut cependant la poétesse new-yorkaise Blanche Shoemaker Wagstaff, dont la poésie est dans la même veine moderniste et liberty.

Il nous semble certain que la poésie de George Sylvester Viereck n’a jamais été traduite en français.

*

Ninive et autres poèmes
(Nineveh and other poems, 1907)

.

Prémonition (Premonition)

Voici venue pour moi la saison des chants, la disette
de musique est terminée ; je suis fécond
en sons comme en couleurs, et mes poèmes
réclament à grands cris leur naissance.
Peut-être, s’élevant au-dessus de la terre dissonante
pour répandre sur nous les doux présents du rythme,
quelque véhément frère de Théocrite
inspire-t-il sa valeur, plus divine, à mes lèvres.

Ou bien l’haleine fantomatique d’un barde, mon aîné,
flotte-t-elle jusqu’à moi, et d’étranges voix résonnent
à l’oreille de mon âme avec un avertissement pressant :
« Bâtis, maintenant ou jamais », disent-elles, apportant
avec elles la prémonition d’une mort prématurée
qui m’intime de hâter ma récolte.

*

La cité qui est un empire (The empire city)

Des monstres géants aux squelettes d’acier élèvent
leurs tours babyloniennes tandis que,
comme des serpents aux écailles d’or, planent les trains rapides dans le ciel1
ou bien rampent sous terre dans leur antre secret.
Ce millier de lumières sont des joyaux dans sa chevelure,
la mer est sa ceinture, et sa couronne, le ciel ;
son sang vital pulse, les palpitations de la fièvre volent ;
immense, rebelle, haletante,

elle est à l’écoute, dans le bruit incessant,
attendant son amant qui doit venir,
dont les lèvres chantantes réclameront leur dû
et feront résonner ce qui en elle était muet :
la splendeur, la folie et le péché.
Ses rêves d’acier et ses pensées de pierre.

1 les trains rapides dans le ciel : Il semble évident qu’il s’agit des lignes aériennes du métropolitain, le vers suivant évoquant les lignes souterraines.

*

Quand tombent les idoles (When idols fall)

Ndt. Certains veulent lire ce poème comme décrivant une relation homosexuelle, parce que la personne aimée est dite « un dieu » ; nous contestons cette interprétation. Le poète se situe dans un contexte religieux où ce sont des dieux, non des déesses, qui sont adorés ; en l’occurrence, le contexte étant même fortement chrétien, il aurait été absurde de comparer l’amante à une déesse, dans la relation d’adoration ainsi posée. Le poète veut dire que son dieu est une femme. On rappellera que Viereck était marié et père de famille ; si cela ne suffit pas à écarter toute relation ou tendance homosexuelle, cela permet cependant de dire que l’interprétation homosexuelle devrait être étayée par d’autres éléments. Selon nous, c’est un argument de bonne poésie qui fait que le poète parle ici de son aimée comme d’un dieu. – Que d’autres poèmes puissent confirmer une tendance homoérotique dans la poésie de Viereck n’est pas impossible (voyez la note 6 au poème « Le fantôme d’Oscar Wilde » ci-dessous). Mais si, toutefois, les références à la poésie grecque, par exemple, étaient déterminantes à cet égard, c’est toute la littérature européenne classique, et au-delà, qui serait homoérotique. La fréquentation du susnommé Aleister Crowley nous paraîtrait en réalité un indice de plus de poids.

D’immondes oiseaux de nuit surplombent en essaims effrayants
le chemin qu’il me faut parcourir :
tu n’es pas ce que j’ai longtemps cru, hélas,
et je voudrais être mort.
Moins amère fut l’éponge qu’on s’empressa
de présenter au Christ sur la croix
ou les larmes salées qu’il versa pour les hommes,
abandonné à Gethsémani.

Car tu étais l’unique dieu pour moi,
tout ce temps, mois après mois ;
le doux parfum de tes lèvres me donnait autant de joie
que les saintes cloches à la tombée de la nuit.
Oui, pour toi, mon dieu sur cette terre,
je me réjouissais de souffrir tout ce qu’il m’était possible
et comptais comme de moindre importance
le calice contenant le sang du Sauveur !

En transe je me prosternais devant ton sanctuaire
et remplissais d’amour les coupes, moi ton prêtre ;
De fleurs pourpres comme le vin
je couvrais notre autel pour la célébration.
Je te donnais plus que ce que peut donner l’amour,
les premiers fruits du chant, vérité, honneur –
je t’aimais trop, et je dois vivre
pour que la terrible justice de Dieu soit faite.

Je saigne par une blessure que les années
qui guérissent toute peine ne guériront pas ;
ô stérile désert, ô larmes inutiles !
je t’ai donné mon bonheur éternel.
Mon idole s’est effondrée dans la poussière
(Hélas, avoir vécu pour voir ce jour !)
Une commotion me foudroya soudain
et toute ma vie fut morte en moi !

Tu prononças une seule, hideuse parole.
Et cette parole devint le tombeau
de tout ce qui me rendait chère la vie, effaçant
la frontière du bien dans mon âme.
Mieux eût valu être couvert de bubons pestilentiels
ou que le bourreau fît le signe fatal
plutôt qu’entendre cette parole monstrueuse
dans une bouche que je jugeais divine !

Un voile de ténèbres recouvrit le soleil,
la nuit tomba, les étoiles furent jetées hors du ciel.
Car lorsque cette chose effroyable s’accomplit,
elle prononça la ruine d’un monde.
La corde dont la musique me gagna mes lauriers
se brisa dans un aveuglant claquement de douleur ;
et dans le temps qui me reste à vivre
je n’entendrai plus sa note.

Dans la noire tristesse, à tâtons je cherche un chant ;
les feux qu’alimentait la passion se meurent :
tu n’es pas ce que j’ai longtemps cru, hélas,
et je voudrais être mort !
Pourtant, pire que le chagrin de cette perte,
que le sourire scellant une intention traîtresse,
ceci : que, connaissant cet or pour de l’ordure,
je n’ai d’autre choix que de t’aimer.

*

La fleur écarlate (The scarlet flower)

C’était aux jours, aux jours des roses,
quand sous tes baisers s’envolait ma peine ;
à présent le jardin enclot des fleurs d’automne
et des fleurs d’automne coiffent nos têtes –
l’amour, la joie et le mois de mai sont morts.
Et le monde est une tempête dans un grand désert :
le temps des roses est depuis longtemps fini.
Et la fleur écarlate de l’amour a péri.

En ce temps je souhaitais laisser sur tes lèvres
des baisers impérissables, rouges comme les manteaux des reines,
en ce temps je pensais qu’aucun amour n’était pareil à celui-là,
ô bel amour, ô ce rêve qui n’est plus –
mais le vent souffle dans les frondaisons, toutes les feuilles sont tombées,
ont roulé sur les flancs de la montagne ;
toutes les bonnes choses s’en vont, comme l’été s’en est allé.
Et la fleur écarlate de l’amour a péri.

Ensemble nous avons goûté le miel de l’amour,
en gorgées longues nous avons bu la lumière d’or du soleil,
mais la clé du jardin où c’était notre habitude de nous retrouver,
où cette fleur rouge comme le vin était éclose,
elle est perdue dans quelque divine contrée mystique. –
Notre amour n’a plus aucun refuge, nulle part où aller :
c’est l’automne dans le jardin, au milieu des bois et des vignes –
et la fleur écarlate de l’amour a péri.

L’envoi

Aucune fée ou reine des elfes ne peut changer notre destin.
Le mot magique nous est à jamais refusé ;
le passé est mort, le charme est dissipé,
et la fleur écarlate de l’amour a péri.

*

Les chants d’Armageddon et autres poèmes
(Songs of Armageddon and other poems, 1916)

.

Le Germano-Américain parle à son pays d’adoption (The German American to his adopted country)

À notre oreille retentit l’écho lointain
des canons crachant leur colère.
Nous prions pour ceux dont la vie
au-delà des mers nous est chère.

Nous percevons le sourire d’une mère, nous pressons
à nouveau la main d’un père, en pensée.
Nous voyons la maison et, à travers les arbres,
un visage de jeune fille à la fenêtre.

Que Dieu étende Sa main sur eux,
car les hommes sont fauchés comme les blés des champs.
La destruction galope sur la terre et l’océan
ou tombe comme la foudre depuis le ciel.

Columbia, même si tes yeux sont secs,
laisseras-tu attiser la haine, d’un souffle malsain,
par ces écrivaillons imbéciles qui ricanent
quand ceux qui sont nos frères vont à la mort ?

Sur le papier, avec une joie infernale,
ils étalent leurs transports en rouge et noir.
Tandis que les Teutons se battent pour la liberté
et que les mères teutonnes comptent leurs morts.

Tandis que la Mort et les Kérubs guerriers
planent au-dessus des sanglants champs de bataille,
sur la cotte de mailles de celui
qui conduit les légions de Dieu, ils vomissent leur ironie.

Tes enfants lanceront-ils
leurs railleries sur les blessures de nos frères ?
Nous avons appris tes chants à nos cœurs,
nous avons, oui, combattu tes guerres.

Nous avons combattu pour toi quand la griffe
de la Grande-Bretagne était sur ton cœur,
quand la serre d’acier de l’aigle française
agitait l’ombre du grand Moctezuma2.

Les os blanchis de nos parents pourrissent
à Gettysburg. Était-ce pour cela ?
Schurz et Steuben sont-ils oubliés ?
Non ! ton baiser n’est pas celui d’un traître.

Ne laisse pas tes paroles démentir le droit,
ne te détourne point de ceux qui sont ta famille !
Ta couronne d’étoiles sera moins brillante
si les hommes libres sont vaincus, si le cosaque triomphe.

La moisissure du Tsar rouge ne couvrira jamais
la terre, la liberté ne s’effacera pas.
Tant que l’épée blanche de Parsifal
gardera le Saint Graal teutonique !

2 l’ombre du grand Moctezuma : Si le vers précédent est une allusion à la guerre d’indépendance américaine, ce vers rappelle l’intervention américaine auprès du Mexique pour détrôner l’empereur Maximilien, soutenu par les zouaves français de Napoléon III. Plus loin sont nommés Carl Schurz, officier germano-américain de la guerre de Sécession, du côté de l’Union, et Friedrich Wilhelm von Steuben, officier allemand envoyé par Louis XVI, roi de France, pour aider George Washington dans la guerre d’indépendance.

*

Le neutre (The neutral)

Toi qui peux arrêter ce massacre si tu le veux,
regarde comme nous envoyons des cargos de mort sur la mer dégoûtée!
Fais entendre ta voix pour mettre un terme à cette infamie :
les mains qui n’ont pas répandu le sang, néanmoins peuvent en être rouges.
C’est dans la poitrine d’un peuple, oui, jusqu’à la garde,
qu’est plongée l’épée de ta neutralité.
Quand bien même chaque vague nous apporterait un trésor,
de chacune notre âme reçoit une nouvelle mesure de culpabilité.

Des malédictions contre nous se mêlent aux larmes
des mères angoissées. Homme, n’as-tu point d’oreilles ?
Sur nos rivages se répand une marée rouge,
depuis le carnage européen. Dans cette longue nuit,
ne vois-tu point marcher vers toi, serrée,
la silencieuse, accusatrice armée des morts ?

3 nous envoyons des cargos de mort sur la mer dégoûtée : « with death we freight the unwilling sea » : c’est un appel à l’embargo sur les biens à destination des puissances ennemies de l’Allemagne.

*

Venus Americana

Tannhäuser parle :

La bouche affamée du temps est pleine de sable
mais moi, ton chevalier, je n’ai pas fait le moindre gain,
si ce n’est quelques tribulations pour ma main
et de féroces caresses du cerveau.

Une fois de plus la Montagne magique est déchirée ;
je quitte, mais non pour Rome,
les passions fiévreuses mourant non dépensées,
les stériles orchidées de ton cœur.

Dix mille ans, et les amants fatiguent
même les dieux. Ils ont apporté tant de changements
que le vin grec de ton désir
a tourné en absinthe, opiacée, étrange.

Tu es prisonnière de ton spleen
chez les heureux du monde4 ;
emmenée dans une scintillante Limousine,
jamais ton petit pied ne touche le sol.

La peur et des fibres nerveuses étrangères à la terre
retiennent tes affections par un fil invisible
loin de la réalisation pleine et entière
de l’extase amoureuse. Seule ta cervelle est de feu.

Mais bien que la beauté de ton corps
soit capable d’épingler le cœur d’un homme comme un papillon,
je ne vendrai pas mon âme pour moins
que l’amour pour l’amour, pour moins qu’œil pour œil.

Aussi grands que soient les plaisirs du Prince Paris
pour qui ton pouls bellement chantait,
et de plus d’un jeune Sicilien brun –
la ceinture dénouée, les pieds baisés par le soleil !

Mon amour est trop précieux, dis-je,
pour servir à titiller la vacuité de tes états d’âme,
noyé comme cette perle que la reine bistre
dissolvait dans un vin d’Égypte à robe sombre.

Vénus névrosée, sors de ta caverne,
profite de l’air créé par Dieu, frais et salé,
ou bien exhume de quelque tombeau hellénique
le splendide courage de la chair !

4 chez les heureux du monde : « within thy golden House of Mirth », d’après le titre d’un roman d’Edith Wharton, traduit en français « Chez les heureux du monde ».

*

L’amour en zeppelin (Love in a Zeppelin)

À nos pieds roulait la terre. Nous étions
comme des nuages au-dessus de la poussière et du bruit.
Nous entendions le violon de saint Pierre
car les portes du Paradis n’étaient pas loin :
nous allions en zeppelin,
le dauphin des airs, au puissant thorax.

La plaine était un tapis volant,
les gens rampaient comme des fourmis assoupies.
Un millier de peupliers formaient leurs lignes
comme des soldats marchant sur une route.
Ta bouche, dont la rose est jalouse,
buvait la lumière du soleil comme une coupe de champagne.

Alors les verres brillèrent pour nous
de vin. Comme jouvenceau et jouvencelle,
nous bûmes à tous les cœurs sans peur
qui vont courageusement sur les dangereuses
voies de l’air pour humilier les mânes
d’Icare et Phaéton.

Léandre, pour son amour, se jeta
dans l’abîme, mais moi,
plus chanceux que l’amant de Héro, je vole
au-dessus des vertes prairies emperlées de rosée
en serrant dans les airs
la plus belle femme du monde.

Doigt levé de Dieu, une tour paraît,
puis les fenêtres de la ville brillent.
Notre ombre fait la course avec le fleuve
tandis que le vaisseau monte toujours plus haut.
Mais pas aussi haut que mon rêve,
pas aussi vite que mon désir.

Ma dame rit. Ô cruelle,
tous les bateaux payent tribut à la mer,
mais je peux, moi, construire pour vous un navire
allant plus vite que la terre elle-même,
et porter sur des ailes de musique
le désir de mon cœur jusqu’au soleil.

Tous les bateaux payent tribut à la mer
et c’est la mort qui sonne la dernière cloche du plaisir ;
l’adorable visage de l’amour à la fin sera
comme la terre, poussière, et comme la nuit ;
Mais celle qui partage le vol d’un poète
peut aussi partager son immortalité.

*

Pierrot crucifié (Pierrot crucified)

Dans quelle prairie lunaire recueillerons-nous
le miel de Théocrite ?
La terre a peu de joies à nous offrir,
et toutes les tendres fleurs qui nous sont chères,
la vie les foule comme un taureau enragé.
Aussi ta bouche n’est-elle amoureuse
que d’un étrange rêve passionné qui fut,
ô ! infiniment beau.
Mais infiniment pitoyable.

Quels vagues progéniteurs affirment
à travers toi certain art oublié de Circé
et cachent la fatale chenille
dans la rose blanche de ton cœur ?
Demande, dans les banquets de mon esprit,
à la récitation de quel souffleur ancestral
se hâtent ces figures encapuchonnées de péché, de chagrin,
avec leur horrible cortège.

Quelle jeune fille dont les lèvres étaient douces à payer,
meurtries par quels baisers destructeurs,
quel pâle et frêle garçon jouant avec le feu
et qui fit de l’amour un jouet stérile,
quel voluptueux, sinistre et grisonnant,
dont le plaisir était le gibier,
vida la coupe de mon désir
et laissa se perdre le vin de la joie ?

Est-ce d’une vague heure prénatale
que des imaginations armées de lances ont jailli
comme des prêtres de Baal pour déflorer
ton innocence impollue ?
Quelle déesse, folle de quelle étrange colère,
remplit le cœur sans tache des jeunes gens
de la lassitude d’aimer de Tyr
et de toutes les secrètes passions de Troie
qui se consument dans le bûcher lugubre de la vie ?

Madone clouée sur la croix
d’une fatalité perverse
pour des péchés il y a longtemps commis par d’autres,
tu es ma Colombine tragique,
je suis ton larmoyant Pierrot !
Mais étant humains et non des dieux,
il est deux maîtres assez forts
pour nous contenter : l’un c’est l’Amour,
l’autre a l’haleine fétide…

Ah, laisse-le vivre ! Ne choisis pas – la Mort.
Depuis mon propre Calvaire j’ai scruté
ton chagrin. Je suis amour. Ma main
tient la grande coupe de vin,
et ma jeune âme est aussi desséchée que la tienne !
La même épée a percé mon flanc,
des mêmes désirs mon sang regorge,
et je dois t’aimer pour tes blessures
car moi aussi je suis crucifié.

*

Trahison (Betrayal)

La vie m’a trompé, de sa bourse dorée
a tiré une promesse à moitié tenue,
les dés que jeta l’amour étaient pipés
et chaque amitié fut une malédiction.
Aussi, mes rêves sont devenus gris comme des fantômes,
les yeux hagards mes chants se sont fatigués :
notre pacte spirituel, libre de tout désir terrestre,
était le dernier soutien de ma foi combattue.

Puis, pour un battement des cils, tu retiras
ta main ; tu hésitas, faiblement, et nous tombâmes ;
un moment de doute peut envoyer une âme en enfer,
il suffit d’un instant pour qu’un tremblement de terre dévaste un pays.
Et ni la contrition la plus profonde ni aucun artifice
ne peut remettre sur pied la maison en ruines de mon cœur.

*

Le bouc émissaire (The scapegoat)

Ainsi, tu lui parles souvent de moi
quand il serre dans ses bras le trésor
qui fut mien ? Quels souvenirs
errent dans ta mémoire ? Le fantôme de quels plaisirs ?

Mais dois-tu lui raconter chaque frisson
et lui dévoiler ma nudité ?
Ah, tu es subtile, car il sera ainsi
l’amant par procuration

de ton passé plein de passion. Mais peut-il entendre
toute l’étrange vérité sans en être troublé ?
Murmureras-tu à son oreille
la Messe noire de l’amour et le secret Psautier ?

Nous avons évoqué d’entre les morts opiacés
Hécate et les rêves concoctés par elle.
À présent, tous ces péchés sont sur sa tête à lui,
comme sur le bouc émissaire des Hébreux.

Bien qu’il gagne pour fiancée Lilith,
il reçoit aussi le cauchemar écarlate
qui accablait mon âme, tandis que, libre,
je conduis dans l’aurore ma jument blanche.

*

Les trois sphinx et autres poèmes
(The three sphinxes and other poems, 1924)

.

Le fantôme d’Oscar Wilde (The ghost of Oscar Wilde)

Dans le cimetière de Montmartre
où couronnes sur couronnes sont empilées,
où Paris serre sur sa poitrine
son génie comme un enfant,
le fantôme d’Henri Heine rencontra
le fantôme d’Oscar Wilde.

Le vent hurlait, affligé ;
le visage mort de la lune brillait ;
le fantôme d’Henri Heine salua
le triste spectre dans une effusion de joie :
« Est-ce le toucher lent et visqueux du ver
qui te pousse à sortir la nuit ?

« Ou bien te reste sur le cœur la raillerie amère
des sots et pharisiens
quand les anges pleuraient à cause de la loi d’Albion
qui te cloua sur la croix,
lorsqu’elle arracha de son front la rose
de l’art doré des ménestrels ? »

Le fantôme d’Oscar Wilde répondit
tandis que criait l’engoulevent :
« Doux chanteur de la race qui enfanta
Celui qui fut blessé au côté droit
(je ne les aimais pas sur terre, mais
les hommes changent après leur mort5),

« Au Père-Lachaise ma tête repose,
mon lit dans le cercueil est frais,
le tertre au-dessus de ma tombe
défie le mépris de la canaille et des sots,
mais Dieu me garde, en sa miséricorde,
de l’École psychopathique6 !

« J’ai beau serrer mon linceul contre ma tête,
j’entends leur vacarme
quand avec couteaux et arguments
là-haut ils percent mon âme
parce que j’ai tiré du cœur de Shakespeare
le secret de son amour.

« Abstiens-toi de citer Krafft-Ebing et son armée
de lépreux à mon aide :
je suffisais, comme les fleurs de Dieu
et tout ce qu’Il fait.
Avec la moisson de mes chants,
je vais sans crainte devant Lui.

« Les fruits de la vie et de la mort Lui appartiennent ;
Il crée la moelle et l’écorce… »
La voix dorée semblait faible et fêlée
(le ver n’épargne personne),
tandis qu’à travers le cimetière de Montmartre
le vent hurlait, désespéré.

5 les hommes changent après leur mort : Le poète fait manifestement allusion à des sentiments antisémites chez Oscar Wilde, puisque « Celui qui fut blessé au côté droit » n’est autre que le Christ, né juif. L’œuvre d’Oscar Wilde n’est pas connue pour abonder en passages antisémites mais il doit s’en trouver puisque, avons-nous entendu dire, d’aucuns rééditent (de quel droit ?) son Dorian Gray en effaçant la qualité de juif d’un personnage, directeur de théâtre.

6 l’École psychopathique : « the Psychopathic School ». L’expression « École psychopathique » ne paraît renvoyer à aucune appellation connue, et serait donc une raillerie (une altération visant l’école psychanalytique ?). Cela pourrait désigner, dans le contexte, une certaine critique littéraire pour qui Oscar Wilde aurait été coupable d’avoir « révélé » l’homosexualité de Shakespeare. Ensuite, le passage semble être une critique de la psychologie scientifique, et en particulier, puisqu’il est nommé, de Richard von Krafft-Ebing (1840-1902), pionnier des études de sexologie, dont les recherches sont volontiers saluées dans les milieux homosexuels. Le poète fait parler Oscar Wilde, condamné de son vivant pour homosexualité, contre l’étude scientifique des comportements sexuels (« Abstiens-toi de citer Krafft-Ebing et son armée de lépreux »). – Pour revenir à notre propos introductif au poème « Quand tombent les idoles », nous avons ici, clairement, une dénonciation de la condamnation d’Oscar Wilde pour homosexualité, mais serait-ce là encore suffisant pour trouver dans le propos une tendance homoérotique caractérisée plutôt qu’un simple choix de tolérance, et le parti pris littéraire selon lequel seule l’œuvre, la poésie compte, ou rachète tout le reste (« avec la moisson de mes chants, je vais sans crainte devant Lui ») ?

*

La cité ensevelie (The buried city)

Mon cœur est comme une cité de gens joyeux
bâtie sur les ruines d’une autre, anéantie,
où mes amours défunts se cachent du soleil,
comme des rois vêtus de blanc, pharaons d’un jour.
La cité ensevelie est plongée dans le silence,
si ce n’est le bruit de la chauve-souris, oublieuse du bâton,
perchée sur le genou de quelque dieu abandonné,
et le murmure de rivières souterraines.

Ne t’aventure pas, mon amour, parmi les sarcophages,
ne tente pas le silence – car les destins sont mystérieux –
de peur que ceux qui rêvent, croyant venu le jour du jugement,
terrifiés ne se réveillent de leur sommeil hanté ;
et que, comme le battement d’une cloche maudite,
ta voix n’invoque les spectres de choses mortes, depuis l’enfer !

*

La maison du vampire, par G. S. Viereck, traduction française de Jean Marigny, aux éditions La Clef d’Argent, 2003

Poésie de Beaton Galafa, du Malawi

Beaton Galafa est un jeune poète du Malawi, résidant à Blantyre. Après avoir publié dans diverses revues et anthologies, il vient de sortir cette année son premier recueil, This Body is an Empty Vessel (Ce corps est un vaisseau vide), aux éditions Mwanaka Media and Publishing, au Zimbabwe.

Beaton est un poète de langue anglaise et chichewa (ou chewa, langue officielle du Malawi avec l’anglais). Son recueil est en anglais. Après des études au Malawi ainsi qu’en Chine, où il a passé deux ans, il vient de décrocher un poste de maître de conférences à l’Université du Malawi. Beaton parle également français.

Beaton et moi sommes entrés en contact lorsqu’il publia sur son site en ligne, Nthanda Review, un compte rendu de traductions de poésie du Malawi parues sur mon blog (ici). Certaines de ces traductions ont été reprises dans le n° 277 de la revue Florilège de décembre 2019, à la rubrique « Poètes sans frontières », et cette publication a fait l’objet d’un article du Daily Times, au Malawi, que j’ai reproduit ici.

This Body is an Empty Vessel, préfacé par Mankhokwe Namusanya, est un recueil de 53 poèmes, dont j’ai traduit ici un choix de 21, avec l’aimable permission de Mwanaka Media and Publishing, que je remercie.

Marqué par la mort récente du père de Beaton, ce recueil est l’expression d’une voix originale et mûre, d’une poésie abondante en formules « justes dans l’absurde », pour reprendre une définition de l’art poétique par Pierre Reverdy (qui trouve cette justesse dans l’absurde chez les plus anciens poètes et les plus classiques, démontrant, s’il en était besoin, l’ineptie des écoles qui sont dans le dénigrement du passé, comme elles peuvent être aussi dans le dénigrement de la parole étrangère, les écoles du « nous maintenant »). Cette définition, ou cette manière d’approche, plutôt, revient à dire qu’est poétique ce qui est juste dans le domaine propre de la poésie. Autant la volonté de remodeler la logique a quelque chose de dérisoire quand elle est exprimée par de supposés graves philosophes, autant on ne saurait concevoir de poésie sans cet « absurde » qui cherche la beauté au-delà des choses : au-delà des choses parce que nous ne parlons pas de poésie descriptive, de la beauté des choses, mais de poésie ayant affaire à la beauté de la vérité. La poésie ne dit pas ce qu’est la vérité mais elle la montre, parce qu’il faut ressentir la vérité, le sens de la vie, et que nous avons un ressenti au-delà des choses qui nous entourent, ne serait-ce que dans le jeu gratuit du langage (ce que je ne crois néanmoins pas, contrairement à d’autres, qu’est la poésie). Cette beauté du vrai, c’est le travail du poète, et la poésie de Beaton Galafa est saillante.

This Body is an Empty Vessel de Beaton Galafa. Couverture par Denyse Agahozo. Le quatrième de couverture est également illustré : l’homme est plus avant dans le tunnel et il ne reste que son ombre, ce qui fait qu’en tournant le livre sur lui-même on regarde un dessin animé…

*

Dans un rêve (Inside a Dream)

Je suis de l’eau
répandue
d’un vase vide
sans fleurs,
serpentant à l’intérieur
de mes veines et dissimulée
en sang. Je vais sur
le chemin d’un ver
en direction de quelque lieu en
moi mort et pourri. Sa
forte puanteur stérilise
mes pensées tandis que j’essaie
de m’échapper de cages
dans des rêves tristes
de mon père et moi en
imaginaires conversations,
parfois dans des paysages de collines
près de bureaux ministériels,
d’autres fois à l’intérieur
de salles de conférence
où il me regarde
modeler trois chaises avec
de l’argile pour les placer dans un splendide
musée.

*

Arc-en-ciel (Rainbow)

Ces couleurs
aveuglent tes yeux.
Entre les deux
un brouillard te laisse
attendre que les étoiles et la lune
fusent du ciel et se répandent
dans la lumière des lampadaires à Lilongwe,
ce lieu où la poussière et la puanteur
de la ville s’écoulent dans
tes poumons. Certaines nuits de solitude
tu es pris dans des égouts
où tu te décomposes pour un nouveau départ
sous la terre et ils te retrouvent
triste et pourri le lendemain
matin. Le pire c’est quand
trois garçons te sortent les yeux
des orbites tandis que tu flottes sous
des ordures dérivant vers le sud avec
ton âme vide jusqu’au lac.

*

Corps vides (Empty Bodies)

Le son sifflant
de ma voix
enregistrée à partir
d’un téléphone gris argenté
sous oxygène
bloque le bruit d’un prédicateur
tandis que sa salive
et la sueur d’enfants
courant dans les rues
tombent sur le sol, attendant
que les pluies s’écoulent réunies
en rivières mourantes
jusqu’où l’humanité
au ventre vide
pisse son chagrin
sans savoir
ce qu’il y a à déballer
de corps vides qui
parfois ne contiennent
même pas
d’âmes sans domicile.

*

Oubliés (Forgotten)

le bout de mes doigts se rebelle
et court après le papier
l’un après l’autre
ils réduisent en lambeaux
de modernes livres d’histoire
saturés
d’hystérie révolutionnaire
comme si nous n’avions jamais dansé
avant que les chiens
aboient
et nous déchirent en petits morceaux
l’un après l’autre
engloutis par la terre
ou par des murs de prison
jusqu’à l’os.

*

Mère (Mother)

est le son
des oiseaux
avec des murmures de vent
couverts par des pleurs d’anges
et des berceuses de démons
gelés debout,
enfermé dans une maison mourante
qui ne vécut jamais vraiment.
si je n’étais pas ces débris
de métal à la recherche de
mendiants pour me ramasser et caresser,
ma mère
traversant une rivière à la nage
et trempée d’or
de la tête aux pieds,
nous dînerions
avec des rois et des reines,
nos tables rangées sous
la membrane des poches de tes yeux.

*

En mer (At Sea)

Sens le cœur de mon âme
et dis-moi
si l’on dirait aussi
la texture de ta paume, ou
les chemins perdus qui se croisent
au milieu,
flottant comme ton
esprit sur une mer démontée.
mon père vagabonde dans le vent
il cherche où dans les eaux
nous pourrions nager ensemble,
la tempête nous ballotant de-ci de-là,
un tir à la corde entre de nombreuses paires :
feu et eau, vie et mort, paix et
guerre.
ma mère pense qu’il n’est rien
que l’on puisse faire pour fondre l’iceberg
et laisser nos corps usés
dériver à l’autre bout de la mer.
la lune n’est pas d’accord,
elle portera nos ombres
vers l’avenir.
en échange nous laverons sa surface
à grandes eaux pour effacer la crasse et le sang
dans les empreintes de Neil Armstrong.

*

Ex nihilo (Out of Nothing)

entre
la douche et
une tasse de café
il y a un homme qui pense
que cet univers
s’est lui-même jeté hors
du néant.
quand rôdent les fantômes
dans son jardin
il se tapit dans
le seul coin sombre
méticuleusement aspergé d’insecticide
et d’une petite dose
d’eau bénite
volée aux glandes sudoripares
de la terre
au petit matin et à minuit.
il réinvente
sa forme
dépouillée de chair – cette
terre même
jaillie du néant –
tournant et tournant
seul dans du bois
pourri tandis que des voix
qui naguère disaient
l’aimer disparaissent
dans une nuit silencieuse.

*

Dieu (God)

un homme pense :
ce corps mien fut arraché
à des pages d’histoire.
ces mêmes histoires
de purges et de croyants
rampant dans des égouts
déchirent mon cœur en
petits morceaux que je répands
sur terre et mer
pour découvrir la vérité
enroulée dans
des papyrus ou cachée
dans des traits gravés sur
des arbres ou des rochers jusqu’à
ce que je rencontre ton père qui
me bande les yeux avec un brouillard
et demande comment je peux penser
que l’homme-singe
ait pu produire par son péché le chocolat noir
et que Dieu roula nos os
dedans avec une marque
sur notre front
pour que nos chasseurs
ne nous ratent pas
même dans les salons obscurs
de nos maisons silencieuses
quand des ivrognes lançaient
des cris de détresse dans les rues
d’Amérique.
nous n’aurions pas dû laisser
le choix au créateur.
nous aussi
en avion en bateau
nous prêcherions le salut
tandis que notre police bâillonne
son propre peuple et
lui tire dans le dos.

*

Vaisseau vide (Empty Vessel)

ni âme ni chair
juste un creux
ponctué d’os brisés,
la moelle pompée
par des esprits orphelins
errant dans des rues
de terre nue.
c’est un vaisseau : sirènes
et coups de fusil rongent mes nerfs,
minuit je vois un homme et une femme
se disputer le vide.
dans quelque direction que le vent souffle
je vais. je suis une carcasse avec
un nom et une famille dont je dois faire le deuil
quand ce qui reste de ma souche
se dissout dans un volcan, perdu
dans d’équatoriales forêts
où je suis étendu côte à côte avec
la chair et les os de saisons sans âge
de souffrance et malheur.

*

Jambe cassée (Broken Leg)

Ma vie
est une jambe cassée
qui me regarde essayer
de sauter des étages supérieurs
d’une maison en flammes.
je réserve cette douleur pour la fin.
je serai assis sur les cabinets
pensant être accroupi
dans des latrines, priant pour que
tandis que j’évacue peine et chagrin
le vent n’emporte pas
le toit ou ne me jette
nager avec les asticots,
respirer la puanteur de
cette fosse commune. vider
sa vessie après une nuit
à avaler du poison est
libérateur. tu marches sur la pointe des pieds
jusqu’à la fenêtre
afin de saluer le soleil
qui se lève pour un nouveau
jour misérable dans la vie
d’un fantôme.

*

Emporté par le vent (Blown Away)

au moindre souffle de vent
je sens les brûlures de mon corps
la peau s’effrite et sa poussière
vole
en particules tombant
sur la surface sèche des feuilles
d’un proche maquis.
si je dois partir, je m’élèverai
en fumée et suivrai les rayons
de lumière jusqu’au centre
du soleil. avec de longues avenues
remplies de vide
en moi, je ne peux ni me dissoudre
ni brûler. j’apporterai
mon tas de cendre avec moi
là où mon père et moi pourrons mettre à profit
un peu de boue et d’eau pour insuffler
la vie dans une nouvelle effigie
du créateur.

*

Je méprise vos héros (I Despise Your Heroes)

Ce pays va exploser.
Je suis assis là allongeant le cou
vers l’avenir
Je veux exploser avec lui.
Où il ira, j’irai.
J’écoute attentivement le vent
qui siffle en passant
après de longs jours ensoleillés.
Il n’apporte aucune nouvelle
mais exporte nos calamités
vers la mer où des pirates
s’en emparent et déchirent en petits morceaux
des papiers où sont debout
nos champs incendiés
et ce qui reste de nous
est l’histoire d’un petit enfant aux
jambes cassées ayant besoin de béquilles
et une larme dans l’œil
du compatissant qui vote des lois
en de lointains pays.
Vos héros s’accrochent à des cerfs-volants et volent
de-ci de-là, montent sur des estrades
pour faire du lobbying dans des salles vides
et s’égosillent
à parler des incendies qu’ils déclenchent
tandis qu’ils se battent avec les grands titres
de projets pour lesquels on reçoit des balles
et rase des maisons.
Toutes les nuits mon âme s’échappe
et regarde depuis la lune
le cycle recommencer
dans des courants chauds pendant que les hyènes
chassent les chiens loin dans la nuit
vidant les rues pour une meute
de loups et Dieu merci
il n’y avait pas d’églises pour enseigner
à vivre dans la raison
d’autrui.
Et je reste assis comme ça
tout la nuit attendant d’exploser
– comme tout le monde.

*

Employé de morgue (Morgue Attendant)

notez le moment,
après quelques heures nous voudrons
emporter ce corps.
qu’était-il pour vous ?
est. il est. ce qui reste
après que la terre nous a volés
la nuit dernière. d’abord sa voix
ensuite son corps frêle
en sueur quand la mort aspirait
le restant de chaleur
laissant la main de ma mère
posée calme sur son front
se glacer de douleur pendant que j’essayais
d’être courageux, la tristesse
me dévorait le cœur
morceau après morceau au souvenir
de mon incapacité à me battre
pour lui quand le monstre
ouvrit sa gueule. Tous nous le vîmes
ramper dans le salon
de notre maison qu’il appelait un musée
jusqu’à hier quand mon père
décida de recevoir ses ordres directement
de notre créateur.

*

En danger de néant (Peril of Emptiness)

Je passe mon temps
devant une table imaginaire
à réunir des mots échappés
dans des couteaux et des flèches
pour trancher dans le mutisme
de ces nuits candides
où assis nous festoyons
d’imaginations et hallucinations
de droiture.
Peut-être que si nous étions honnêtes
avec les lettres,
si nous leur avions expliqué
le danger
du néant
dans les cages de nos cerveaux,
elles seraient restées
sans difficulté
sachant que l’encre
disparaît
quand
imbibée
d’eau.
de cette manière nos souvenirs auraient adhéré
au gris de murs de prison pour toujours.

*

Soleil dans le désert (Sun in the Desert)

je veux sortir de chez moi,
sentir la douceur du vent qui souffle
son air frais dans mes poumons
et rire du soleil qui pend
là-bas, tremblant. mais
l’obscurité m’effraie. je reconsidère
l’idée de plumer
cette dinde un matin d’hiver.
la nuit a emporté mon père
en nous invitant par traîtrise à dormir ou
fermer les yeux. j’ai toujours eu peur
que mes os fondent ou que ma peau
brûle en sortant par un jour ensoleillé.
combien de soleils a le désert
pour que tous ceux qui percent
son cœur se changent en sable avant
que les mers et les océans aient la moindre
chance de recevoir leur livre de chair ?

*

Prodigue (Prodigal)

La mort
par
ulcères
ou
la mort
par
pneumonie. Je choisis de courir jusqu’à la montagne
où personne ne trouvera un corps dont arracher les poumons
et jeter les pansements dans l’acide ou duquel incinérer l’estomac
quand le stress et le poivre m’enchaînent à des murs fatals.
Je vagabonderai librement dans les airs loin du paradis
et loin des affres de l’homme et de son étrange pandémie.
Je veux réécrire l’histoire de l’homme quand la maladie sera terminée
Je veux que le prochain homme noir s’assoie au bord du lac Malawi
et se souvienne d’un passé qu’il ne vivra qu’à travers les malheurs
qui nous sont advenus quand nous ne regardions pas, quand chauve-souris et labos
partirent en guerre pour savoir qui devait régner – l’Ouest ou l’Est.

*

Femme (Woman)

À présent que tu es là,
tous les chemins mènent à toi,
comme un million de statues d’or
debout contre des murs et assises
sur le sol de temples de montagne,
une mère avec un nimbe du jaune
du soleil peint autour de la tête
et portant un bébé dans son giron,
une image de vide rôdant
dans nos têtes,
et un modèle des mots
dans lesquels ils nous rangèrent
lorsqu’ils passèrent des décrets contre les vagabonds.
tu enserres mon âme dans
les fils huileux du noir de tes tresses.
nous devons créer notre propre monde et
permettre à ton ventre d’enfanter des dieux noirs
pour libérer nos ancêtres des chaînes
de l’esclavage avec lesquelles ils bâillonnent nos gènes
la terre avec l’âge s’éloignant de nos récits

*

Vide (Void)

Dans cette chanson
j’entends des choses.
ma mère partagea
son cœur entre nous,
la poussière du corps de mon père
a rempli le puits insatiable.
nous écouterons les vents
hurlant au sujet de créatures
avec des oiseaux perchés
les uns sur les autres pour former des cornes.
quel courage, mon père rampe le long de monstres
et ma mère chante des berceuses pour piéger les nuits
dans nos yeux.
je refuse de me cacher dans les rêves,
tout seul dans le noir,
je ne sais comment le néant
a pu ramer des confins de la terre
pour réclamer la moitié de ma vie chaque fois
que l’homme dans mes rêves essaie de s’échapper
dans l’abysse de bonheur que je suis.
ce monde n’est pas l’ombre
qu’il voit dans les chutes d’eau sous l’illusion
du clair de lune.

*

Des héros (Heroes)

J’ai arrêté de compter.
jours, mois, années…
cela importe à ceux
dont les paumes restent parfumées
de lait et de miel
dans les si nombreuses lunes
que la nuit tu congèles
avec une âme en lambeaux
se demandant comment
le cœur peut rester enveloppé
de bandages toutes les saisons
de sa vie.
Tu ne peux arrêter
de compter tes doigts
cassés. Que te rappelles-tu
de tes père et mère
la nuit où ils apprirent
que tu allais muer.
Arrête maintenant.
comment pouvaient-ils même vivre
et aimer dans le tumulte des
dunes de sable et des tempêtes du désert
quand tout ce qu’ils avaient
c’est l’un l’autre.
Si je devais vivre à nouveau,
prêtez-moi l’œil de l’aigle
de mes premiers pleurs
jusqu’au jour où ma mère m’empêchera
de courir à la rivière
pour parler en secret aux dieux
encore une fois alors que je dois
l’aider à tenir fermement
l’âme de mon père
essayant de déchirer
le cœur de ma mère
en morceaux.

*

Supercherie (Deception)

J’en ai fini avec le bruit des
fenêtres brisées
des verres éparpillés perçant les plaies
De la solitude
Arrachées de ma chair
Par des soldats déserteurs
Perdus dans une inextinguible soif de pouvoir
Et de vengeance.
Je sens les pneus et la chair brûlés
Sur la route et l’aine du bandit
Des jurés tournant et retournant des papiers
Pointant la direction dans laquelle le vent doit souffler
En même temps que le sang et la jubilation
D’un incendie déchaîné
Des voitures se renversent sur nos cercueils
Nous connectant à notre paupérisme
Dans cette longue marche vers la supercherie.

*

Éclipse de lune (Lunar Eclipse)

aux pires jours de la lune
j’appartiens à sa face la plus brillante
enroulée dans la nuit
qu’elle ne montre jamais à la terre.
cette terre infectée de maladies.
aux heures les plus sombres,
je m’assois sur les confins
et regarde l’humanité tandis que son âme
enfermée dans la poussière et la toux s’accroche
à des fils d’espoir sur les rayons de lune
qui réverbèrent contre les lacs et les rivières.
tout ce à quoi nous avons donné le jour va vers sa mort.
la tristesse et la joie sont les étoiles
qui éclairent les cieux
où tu flottes quand tu restes étendu
par terre te souvenant
que tu étais en guerre contre les dieux
et que la science disait
que tu hallucinais encore tout simplement.
aux plus mauvais jours de la lune
mon âme languit dans la solitude
mais je ne désespère pas
car en écoutant la nuit démarcher l’espoir
en la civilisation quand l’aube prend la relève
j’entends les pluies d’été murmurer
au loin – affluant
pour laver les rues
de leur obscurité
et
fatalité.