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Moganni Nameh : La poésie de Hanns Heinz Ewers
L’écrivain allemand Hanns Heinz Ewers (1871-1943) est surtout connu pour ses romans et nouvelles fantastiques, traduits dans de nombreuses langues, dont le français. Dans ce genre, il fait figure de classique, avec des romans célèbres tels que Mandragore (Alraune). À notre connaissance, il n’existe cependant pas de traductions de sa poésie dans la langue de Molière à ce jour, sauf pour les poèmes tirés de ses romans.
Sa poésie a été réunie en 1910 dans un recueil intitulé Moganni Nameh, complété en 1917, peu avant la fin de la Première Guerre mondiale, par son éditeur, qui ajouta quelques chants de guerre écrits dans ces années-là. Nos lectures de Paul Déroulède ne nous laissaient pas attendre grand-chose d’un tel ajout, mais nous avouons avoir été surpris par l’intérêt et la qualité littéraires de ces pièces ; nous n’en avons cependant pas retenu dans le présent billet (peut-être plus tard). Il ne semble pas que H. H. Ewers ait écrit d’autres poésies par la suite.
Un mot sur le titre du recueil. Ce titre en persan est emprunté au poète Hafiz via le Divan occidental-oriental de Goethe, dont le premier livre s’appelle « Moganni Nameh », ou « Le livre du chanteur ».
Dandy balafré (voir photo), peut-être à la suite d’une Mensur, c’est-à-dire un duel traditionnel au sein des fraternités étudiantes, H. H. Ewers fut un écrivain à succès, que ses travaux comme scénariste et co-réalisateur placent également parmi les pionniers du cinéma allemand. Peu satisfait, cependant, des conditions sociales de la République de Weimar, il adhéra en 1931, donc relativement tôt, au parti national-socialiste et servit un temps la propagande de ce mouvement, avant de présenter cette étonnante particularité d’être un national-socialiste dont l’œuvre fut interdite par les autorités du Troisième Reich, en 1934. Il passa les dernières années de sa vie à contester cette censure et parvint à publier un dernier recueil de nouvelles peu avant sa mort, en 1943.
*
J’ai cueilli des fleurs
(Blumen brach ich)
.
Iris
Ndt. Iris est, en allemand comme en français, la personnification de l’arc-en-ciel, et la fleur est ici décrite de façon qu’elle puisse être perçue aussi comme un arc-en-ciel.
Brume du matin, brume déliée du matin
qui tout autour flotte encore,
couvre encore le soleil, à peine sorti,
d’un halo humide,
quand le vagabond marche
d’un pas léger
dans l’haleine de la terre jeune,
quand énergique il va
à travers les prés mouillés,
quand il va,
va toujours,
d’un pas léger.
Ainsi pousse l’iris couleur bleu de flamme
solitaire et silencieux
à travers l’humide
brume du matin,
ainsi pousse-t-il
à travers les prés
mouillés – –
Demande au vagabond où il va,
demande-lui pourquoi il va solitaire –
silencieux, il haussera les épaules
et continuera de marcher
d’un pas léger,
sans s’arrêter.
– Cette marche est sans raison, sans objet, sans but,
sans fin :
n’est que mouvement, impulsion, élan
à travers l’humide
brume du matin
et les prés
mouillés – –
Tu entends encore au loin le pas léger
du vagabond,
tu vois encore au loin l’iris
briller – –
Connais-tu donc ce voyageur
là-bas dans la brume ?
Connais-tu, bleu de flamme,
cet iris ?
Ô tu le connais,
puisque c’est toi-même !
*
Orchidées (Orchideen)
Quand le diable devint femme,
quand Lilith
noua ses cheveux noirs en lourdes torsades
et coiffa sa tête pâle
de boucles pensées par Botticelli,
quand, lasse et souriante,
à ses doigts minces elle passa
des anneaux d’or sertis de pierres de couleurs,
quand elle lut Villiers de l’Isle-Adam
et goûta fort Huysmans,
quand elle comprit le silence de Maeterlinck
et baigna son âme
dans les couleurs de Gabriele d’Annunzio,
– – elle rit.
Et comme elle riait,
la petite princesse des serpents
sauta hors de sa bouche.
Alors, la plus belle des diablesses
frappa le serpent,
frappa la reine des serpents
d’un doigt qui portait un anneau.
Si bien que le serpent se convulsa, siffla,
siffla, siffla
et cracha.
Mais Lilith rassembla les gouttes
dans un lourd vase de cuivre
et dessus jeta
de la terre humide,
de la terre humide et noire.
Sans réfléchir, ses grandes mains
caressèrent les flancs
du lourd vase de cuivre ;
sans réfléchir, ses lèvres pâles
entonnèrent leur vieille malédiction –
Sa malédiction ressemblait à une comptine pour enfants,
douce et lasse, lasse comme les baisers
par lesquels sa bouche
but la terre humide.
Mais la vie leva dans le vase,
et attirés par ses baisers las,
attirés par sa douce mélopée,
lentement, hors de la terre noire rampèrent
des orchidées –
Quand ma bien-aimée
dans le miroir coiffe ses traits pâles
des couleuvres de Botticelli,
des orchidées
rampent le long des flancs du vase de cuivre –
Fleurs du diable, que la vieille terre,
unie par la malédiction de Lilith
à de la bave de serpent, a poussées à la lumière,
orchidées
– fleurs du diable.
*
Les jacinthes (Hyazinthen)
Je cueillis des centaines de jacinthes
et posai mes jacinthes de couleurs
sur un drap de soie blanc –
grandes jacinthes rouges,
grandes jacinthes violettes,
jacinthes jaunes, blanches, bleues.
Alors je penchai ma tête au-dessus d’elles,
j’y enfonçai mon front et mes tempes,
plongeai dans les jacinthes de couleurs.
Et je baisai mes grappes de couleurs,
toutes ces grappes blanches, rouges, jaunes,
me baignai dans le parfum des jacinthes.
De merveilleuses et délicates mains de femme
me caressaient –
et sur de merveilleux seins de femme
ma tête reposait –
Des baisers de femme me fermèrent les yeux,
et ma gorge était pressée par de merveilleusement doux
et tendres bras de femme.
Ô je sens ces baisers légers
pénétrer ma peau avec d’imperceptibles tremblements,
peu à peu dissiper ma grande souffrance.
Ô je sens ces mains si fines
caresser, charmeuses, mes boucles humides,
refermer peu à peu des plaies profondes.
Et de ces mains de femmes et baisers de femmes
s’exhale le parfum de corps délicats de femmes,
le merveilleux parfum de corps de femmes.
Doux parfum qui m’enveloppe comme une brise d’été
sur de blancs battements d’ailes
et dont l’harmonie, en vagues tendres,
traverse chaque fibre de mon corps.
Doux parfum ! Contre une fraîche poitrine de femme
se blottit ma joue chaude comme une forge ;
et dans le crépuscule chancellent mes sens
dans le doux parfum de poitrines de femmes.
– – Des jacinthes, j’ai cueilli des jacinthes,
des centaines et des centaines de jacinthes,
j’ai plongé ma tête dans les jacinthes de couleurs.
Et j’ai nagé dans des baisers de femmes,
dans le parfum de doux seins de femmes,
dans le doux parfum des jacinthes.
*
Les châtaigniers (Kastanien)
« Kathlin Mac Murdoch !
Tel est mon nom ! »
– Et de seulement l’entendre dire son nom,
tu penses :
inassouvie1 !
S’il te plaît,
regarde
la façon dont elle écarte ses longs doigts –
regarde
comment ces lèvres de magnolia
restent ouvertes,
tandis que, humide haleine de Satan,
entre les dents serrées
rampe son souffle.
Et maintenant
regarde
comment les minces narines
s’enflent en aspirant –
voilà : cette sorcière
boit voluptueusement
l’haleine de phallus
des fleurs de châtaignier.
– – Oui, je te le dis, mon ami :
Kathlin Mac Murdoch,
qui affamée d’amour a traversé des mondes, échevelée,
a servi Aphrodite et embrassé Sappho,
s’est livrée aux turpitudes à Sodome – –
Kathlin Mac Murdoch,
qui aux messes de Satan
– Philopygos2 !
fut prêtresse – –
– elle – –
boit du parfum – –
dans les fleurs – !
Vois !
Elle est assise immobile à sa fenêtre,
et immobile
dehors se dresse le géant,
le châtaignier – –
Large, fier, immobile
il étend ses branches puissantes,
dont chacune
porte des cierges sacrificiels en fleur.
Et maintenant tu vas entendre le plus inouï :
cette femme,
Kathlin Mac Murdoch,
fornique avec cet arbre !
Aspires-en le parfum – toi aussi !
Qu’est-ce que cela sent ?
– Tu comprends à présent ?
C’est l’éternel parfum triomphal,
le parfum sauvage,
l’unique, le parfum bâtisseur de mondes,
dont la source est le phallus !
Elle est assise là,
Kathlin Mac Murdoch,
enveloppée par la pluie,
qui est vie pour elle – –
elle est assise et boit
par tous les pores de sa peau
l’haleine voluptueuse d’un homme,
elle, femme, femme,
sexe seulement
de la tête au pied !
Incline-toi si tu es artiste !
Car ce que tu peux voir là,
c’est un relent rare de cet effroyable feu
qui brûla Salomé, consuma Salammbô :
– Inassouvie1 !
1 inassouvie : En français dans le texte (deux fois).
2 Philopygos : Qui aime les fesses.
*
Les baies du frêne (Eschenbeeren)
Ndt. Le poème fait manifestement allusion à une croyance populaire relative à l’ombre de certains arbres, sous laquelle on ne se reposerait pas sans être saisi de visions. Le poème – tableau de la vie des steppes d’Europe orientale – oppose la réaction d’une paysanne rejetant le mélancolique vague à l’âme provoqué en elle par ces visions à celle du poète, qui réclame leur présence douce-amère.
Ce frêne rouge
pousse en Orient,
entre les cinq fleuves,
mais encore là où la fille
du grisonnant cosaque
aux jambes arquées, à la barbe de bouc
aide son père à descendre de l’alezan fourbu
quand il revient le soir
de ses chasses à travers la steppe ukrainienne.
– Elle rompt la branche,
jetant les baies rouges
aux oiseaux piailleurs,
mais les feuilles
en sont mangées de sa main par la chèvre blanche.
– Qu’y a-t-il, jeune fille ?
Ta poitrine frissonne
et sur tes mains bronzées
l’amie barbichue lèche des gouttes salées –
– Qu’y a-t-il, femme des champs ?
As-tu perdu un chevreau ?
ta chère mère est-elle tombée malade ?
ou bien ton céladon t’a-t-il insolemment frappée de sa cravache ?
– « Je n’ai pas perdu de chevreau,
ils sont là tous les sept
à gambader gaîment dans le trèfle bigarré ;
ma mère n’est pas tombée malade,
à l’intérieur de la chaumière
elle emperle les souliers de sa chère fille ;
et dans la steppe
le plus fringant des hommes vole,
zébrant le crin de sa cavale :
c’est là qu’il frappe allègrement de sa cravache,
jamais sa brune amie !
– Dans la Volga jaune
j’ai lancé des baies rouges ;
dans le frêne
bruissent, murmurent les feuilles,
il y a des bourdonnements dans l’air ;
ce qui me dilate la poitrine,
je ne sais, je ne le connais pas :
ce sont des rêves confus !
– Laissez-moi en paix, attrayantes images,
je ferme les yeux :
Jamais plus je ne me reposerai à ton ombre,
frêne rouge ! »
Frêne rouge aux branches tombantes,
lourdes branches pleines de baies rouges,
jette sur moi ta grande ombre fraîche ! –
Je t’en suis reconnaissant –
– Bruisse, murmure,
il est doux d’avoir de nouveaux rêves,
et plus doux encore d’oublier les rêves anciens.
*
Les heures de l’âme
(Stunden der Seele)
.
Tat tvam asi !
Ndt. « Tat tvam asi » est une formule sanskrite, signifiant « Tu es cela », popularisée par Schopenhauer, qui résume avec elle sa philosophie selon laquelle, par-delà l’individuation à l’œuvre dans le monde des phénomènes, nous appartenons tous à la même nouménalité, nous sommes tous la même chose en soi, si bien que le sujet pensant, devant toute chose peut se dire : « Tu es cela. » Le poète reprend la formule selon une acception personnelle.
La nuit tombant,
mes regards se portent sur la campagne :
je vois un homme,
presque un géant,
marcher d’un pas vigoureux,
cependant courbé
comme si sur ses épaules
pesait un lourd fardeau
le ployant vers le sol.
Mate et nue
sa chair brille dans le soleil couchant,
son poing serre
un fouet massif
avec lequel, frappant les nuages et le brouillard,
il les réduit en flocons, en lambeaux.
Sourd et creux
résonne le pas de sa marche
vers le soleil,
chaque pas,
sourd et creux.
Parvient-il à son but ?
À quel homme il ressemble,
je ne le sais que trop !
Derrière lui tu vois
une traînée rouge
sur la verte campagne.
C’est le sang de larges plaies
que des mains invisibles
lui ont ouvert dans le dos,
aujourd’hui comme hier, à toute heure –
Purulentes, elles creusent dans le cœur
des trous sanglants, profonds –
– La souffrance qu’elles causent,
je ne le sais que trop !
Toi, l’artiste,
tu dois me peindre comme cela :
la victoire au front, mais dans le dos
de rouges, de sanglants
tourments insoutenables.
– Nostalgie de soleil dans le regard brillant,
et sur la nuque
la mort.
*
Destruction (Vernichtung)
– – As-tu vu
la souffrance sans bornes de mon âme – ?
– maudite !?
As-tu vu, reine rouge de la mort,
les convulsions de mon cerveau ?
Lentement la louve blanche enfonçait
dans ma gorge le feu brûlant de son poison,
– plomb fondu…
lentement elle répandait de ses mains fines
le sel et la poussière sur mes plaies à vif ;
– – puis violemment elle m’arracha
les ongles –
elle arracha mes yeux
de leurs orbites sanglantes !
Amusant ! amusant ! – Oui, la louve blanche
fit suer mon corps sang et larmes,
cependant mon âme fière en riait !
Mais toi, maudite fée de la mort,
tu souffles sur moi avec tes lèvres maudites,
tu caresses mon cerveau avec des doigts humides :
– – et la matière à l’intérieur de mon crâne fond, gluante,
fermente, et se répand, et pue, par la bouche et le nez !
Cependant, mon âme, mon âme fière,
pourrit et meurt dans des affres lamentables,
pourrit et meurt – – et dans cette décomposition avancée
te voue ses oraisons, ô déesse de la pourriture.
*
Galehaut (Galeotto)
Noi leggiavamo, un giorno, per diletto,
di Lancialotto, come amor lo strinse;
soli eravamo e sanza alcun sospetto.
Galeotto fu il libro e chi lo scrisse.
Dante, l’Inferno V. 127 ff.
Ndt. Traduction de L’Enfer de Dante par Marc Mentré : « Nous lisions un jour par plaisir comment amour saisit Lancelot ; nous étions seuls et sans aucune crainte. … Galehaut fut le livre et celui qui l’écrivit. » Galehaut servit d’entremetteur entre Guenièvre et Lancelot ; dans le récit de Dante, Francesca da Rimini appelle Galehaut « le livre » lu à deux avec Paolo Malatesta car ce livre, décrivant un baiser, fut l’occasion, de même, forcément, que l’auteur du livre. Dans son poème, H. H. Ewers conclut en disant que c’est le monde tout entier qui est entremetteur entre deux personnes qui s’aiment.
Nous lisions un jour – – qu’était-ce donc, Iseult ?
Un jour d’été parmi le chèvrefeuille –
le petit livre était rouge à tranche d’or –
sur ton épaule reposait la docile tourterelle –
nous étions seuls, et tout autour de nous était
silencieux comme une tombe, aucun souffle d’air ne remuait les feuilles –
nous lisions – était-ce le tourment d’amour
du couple de Rimini, transpercé par une lance ?
Était-ce la chanson du rêve de Lancelot ? –
Qu’était-ce donc ? – Était-ce le chant sans joie,
d’un cœur lourd, qu’écrivit Echegaray ?
Était-ce le voyage de Tristan sur une mer ivre d’amour ?
Je ne sais ce que c’était, mais j’ai gardé
à l’esprit comme était douce, sur ma main,
ta main quand tu l’y posas, mon amour.
Et mes doigts dénouèrent tes tresses
– tu me regardas dans les yeux, et dans ce regard
était, tout au fond, le mot magique, et vrai.
Le mot juste, au moment propice.
Nos cœurs battaient et le soleil brûlait
et le destin requérait nos âmes.
– Dense était le feuillage enveloppant notre amour ;
nous étions seuls sous cette tente verte –
transportés par une chère fée au pays des contes.
Tu étais la reine et moi le héros ;
le prince entremetteur connaissant notre amour,
Galehaut – ce fut le monde entier !
*
Le rubis (« Gioia ») (Der Rubin [„Gioia“])
Cardan : De vita propria cap. XLIII
de somniis cap. IV
de somniis cap. XXI
de subtilitate p. 338
« Porte à tes lèvres le rubis rouge,
place-le doucement sous ta langue,
penche-toi en arrière et ferme les yeux ! »
Les flammes lécheuses dévorent,
mordent le cœur, le cerveau fatigué,
flammes claires, flammes chaudes,
flammes de feu du calvaire du Fils –
« Baise le rubis,
le rubis rouge,
baise-le, baise-le ! »
C’était un empoisonneur, le très-cher, le bien-aimé ;
de douloureux parfums, blessés parfums,
tournoient dans le feu autour des bûches,
verts parfums dans les flammes rouges –
« Baise le rubis,
ferme les yeux ! »
Poète de la fumée ! Un brouillard épais
trouble le regard,
couvre la pièce.
Brume volatile
qui rafraîchit les tempes fiévreuses,
caresse le cerveau.
– – Des images s’élèvent, images bariolées,
des formes minces en robes blanches ;
elles répandent des fleurs, répandent des feuilles,
onduleuses feuilles de pavot rouge.
– Des harpes jouent,
des sons apaisent,
des parfums t’enveloppent ;
l’air s’anime :
À ta paix !
« Baise le rubis ! »
*
Les chansons de la blonde Katie
(Die Lieder von der goldenen Kätie)
.
Toi depuis la droite… (Du von rechts…)
Toi depuis la droite et moi depuis la gauche,
nous marchions sur le chemin,
sans nous connaître et – pourtant nous connaissant,
au diable cette incroyable histoire –
tu venais de droite et moi de gauche
sur le même chemin.
Ma sphinge blonde marchait à petits pas
sur l’étroit chemin –
nous nous aimâmes et – ne nous aimâmes point,
nous nous serrâmes la main, bonjour, ça s’est passé comme ça,
toi depuis la droite et moi depuis la gauche
un bout du même chemin.
Nous sommes fous et des fous tout autour
nous accompagnent sur le chemin.
Nous rions d’eux et – nous ne rions pas.
– Nous regardons voleter le papillon ;
il va de droite, il va de gauche,
folâtre sur le chemin.
L’or scintille dans la coupe – trinque et bois :
vive notre petit bonhomme de chemin !
Nous nous reverrons sans doute – ou nous ne nous reverrons pas –
Qu’est-ce que ça peut faire ? Sois folâtre, sphinx blond,
bise-moi sur la droite et bise-moi sur la gauche
sur notre petit bonhomme de chemin !
*
Ce matin, avant de me séparer de Katie… (Eh ich diesen Morgen mich von Kätie trennte…)
Ce matin, avant de me séparer de Katie,
elle me dit : « Écoute bien, si tu veux
que je t’ouvre ma porte ce soir
quand tu frapperas et m’appelleras, ‘Katie, Katie’,
si tu veux que je t’embrasse sur la bouche,
que je dorme avec toi cette nuit,
mes bras passés autour de ton cou,
Hanns – – ce matin il faut
t’asseoir à ton bureau, de même que l’après-midi
et jusqu’au soir – pour composer des chansons,
de jolies chansons à ta blonde Katie ! »
Blonde Katie, je voudrais que tu sois ma mère –
Dans la maison d’artistes au bord du cher Rhin perfide3
il y a sur un épais tapis un vieux fauteuil
à côté de la cheminée.
Et dans ce fauteuil tu es assise,
devant toi je m’agenouille –
que signifient ces larmes sans raison ?
Mais dans le crépuscule brille ton œil las –
il comprend mes larmes.
– Elles coulent lentement sur les veines bleues
de tes mains,
comme une nostalgie de paix éternelle :
mes larmes – –
Ô blonde Katie, je voudrais que tu sois ma mère.
Blonde Katie, je voudrais que tu sois ma fille.
Là où près du bleu Léman murmure le Rhône bleu,
sur la petite île où Rousseau rêva,
où des ormes séculaires couvrent l’azur rayonnant du ciel
et le soleil riant de l’après-midi,
mon enfant est assise sur mes genoux.
Ma petite fille écoute murmurer le Rhône,
écoute bruisser les feuilles des ormes
et ma voix roucouler
en racontant des contes bruissants – –
Ô blonde Katie, je voudrais que tu sois ma fille.
Blonde Katie, je voudrais que tu sois ma femme.
Sur Ravello brille la lune, la toute-puissante lune,
illuminant la cité sarrasine.
Et les nuages brillent
ainsi que la montagne
et la profonde mer italique.
Nous sortons de notre palais
sur le haut balcon
et regardons cette imposante
et mystérieuse splendeur – –
Ton bras se sépare du mien
et se pose sur mon épaule,
mais du fond de ta poitrine
viennent les mots :
« Je t’aime. » – –
Ô blonde Katie, je voudrais que tu sois ma femme !
Blonde Katie, tu es ma reine.
Tu es ma mère,
qui comprend
ces larmes sans raison.
Tu es mon enfant sage,
qui voyage sur mes genoux,
écoutant mes rêves chanter,
tu es ma femme fière
qui me donne son corps et son âme
par les mots
« Je t’aime ».
Ô blonde Katie, ma reine bien-aimée !
3 le Rhin perfide : Allusion à l’opéra de Wagner L’or du Rhin. Une autre allusion à Wagner, plus bas, est Ravello en Italie, rendue célèbre, au moins pour « la tribu wagnérienne » (selon l’expression de Pío Baroja), par son maître.
*
Sensibilités
(Empfindsamkeiten)
.
Mère (Mutter)
Mère, chère mère, ô rêve à ton bonheur !
– Vois, je m’agenouille devant toi aux heures du crépuscule
et baise les plaies profondes de ton cœur :
rêve au bonheur, ô mère, rêve au bonheur !
Mère, chère mère, ô rêve à ton bonheur !
– Pose ta tête sur mes bras forts ;
loin de la souffrance et des maux quotidiens
le pont bigarré de mes chansons te conduira.
Des banderoles enguirlandent gaîment mon voilier,
– Il se rend à Avalon, au pays des fées !
Mère, me vois-tu à la barre ?
Viens-tu avec moi ? Et – est-ce que tu ris, chère mère ?
Des nénuphars ! – Regarde comme je les cueille !
Les vagues clapotent ! – Le vent pousse la voile joyeuse !
On voit au loin de blancs oiseaux migrateurs – –
Ah, tu rêves enfin, mère, tu rêves au bonheur !
*
La jeune fille parle (Das Mädchen spricht)
Quelque part – – quelque part
loin dans le vaste monde
un jeune cœur m’attend.
Attend dans la douleur,
rouge comme la braise, gonflé d’amour –
Où ? – – où ?
Un jour – – un jour,
loin dans le cours du temps,
deux bras m’attendent.
Attendent dans la peine et le silence,
attendent longtemps, longtemps –
Quand ? – – quand ?
Un jour – – quelque part,
loin sous le dôme du ciel,
je trouverai mon bien-aimé.
Loin dans la course du temps,
loin dans le vaste monde –
Quand ? – – où ?
*
Changement (Wechsel)
J’étais un gamin de seize ans
quand elle m’attrapa
dans les rets de sa chevelure de jeune fille,
passés autour de mon cou.
Lili sifflait un air idiot
de son gosier encombré,
pourtant je crus à cette musique
comme à mon âme.
Lili sifflait ! Et solennel
je balançai les jambes,
comme un singe je dansai
fièrement au bout de sa laisse.
Aujourd’hui, c’est moi qui joue la musique,
je chante et trompette,
et les jeunes filles ouvrent de grands yeux,
gambillent selon mon humeur.
Élisabeth sautille une polka,
Ella pour moi glisse une valse,
La noiraude Grete danse le cancan,
Sténie la tarentelle.
Las ! comme je voudrais jeter
ce violon, ces bonds et ces glissades,
et danser encore comme un singe
aux couplets sifflés par Lili !
*
Andalouse (Andalusisch)
Mon amour, voilà l’orange sanguine
que j’ai cueillie au fond du jardin.
Mon amour, voilà l’orange sanguine.
Ne la coupe au couteau
car tu dépècerais mon cœur,
au cœur de l’orange sanguine.
Mon amour, romps l’orange sanguine
par le milieu avec des doigts prestes,
mon amour, romps l’orange sanguine.
Bois, bois avec des lèvres chaudes,
c’est le sang de mon cœur que tu boiras
au cœur de l’orange sanguine.
*
Sonnets caribéens
(Westindische Sonette)
.
Curaçao
Avec de la pâte d’amandes et du meilleur chocolat Lindt
un pâtissier a bâti cette centaine de maisonnettes.
Canaux de vanille, chapiteaux de nougat
et façades croquantes en sucre.
Avec un coulis rouge de framboise
il a fait les toits, puis a répandu mandarines
et raisins secs comme autant de pierres dans les jardins,
ajoutant la prune et la noisette.
Et dans ce pays enchanté de Delft4 la sucrière,
aux maisons de pain d’épices, nous nous promenons,
trois enfants blonds et sages, main dans la main.
Mais à la fin il nous faut remuer les doigts,
il faut que nous grignotions nos sucres d’orge –
devant d’étranges sourires de Noirs dans l’embrasure des portes.
4 dans ce pays enchanté de Delft la sucrière : « in den Delfter Zuckerzauberland », ce qui renvoie, selon nous, non pas tant au sucre de pâtisserie des vers précédents que, cette fois, à la culture de la canne à sucre, culture que les Pays-Bas avaient développée dans cette colonie. (Delft est une ville des Pays-Bas.) – Une photo pour montrer à quel point la description poétique de Curaçao par H. H. Ewers est pertinente.
*
Au cimetière de San Juan de Porto Rico (Auf dem Friedhof zu San Juan de Puerto Rico)
Le terrain grimpait en pente douce depuis le fossé,
des roses rouges donnaient des baisers aux bancs de marbre,
dans les lauriers résonnaient un appel et une caresse,
des anges de pierre écoutaient le doux chant des oiseaux.
Chemins sinueux, tapissés par le lierre
rampant, épais, de tous côtés –
mais, au bout, là où le chemin se perdait,
un monticule d’ossements blanchis.
Pas d’argent, pas de sépulture ! – C’est là que reposent les proscrits,
ceux que n’honore nulle croix, nulle colonne,
bohémiens, mendiants, musiciens errants.
Ô comme le soleil brille sur ces crânes !
Je lève mon chapeau et salue ces confrères
qui n’ont pas payé leur dernier loyer.
*
Forêt vierge à Trinidad (Urwald in Trinidad)
Et je devrais tirer ? – Où donc la coupe de vie
ronde et pleine déborde-t-elle à ce point ?
– Ici volent des papillons grands comme l’éventail de Margot
et des colibris aussi petits que sa bouche.
Le sol vit, arbres et fleurs vivent,
de la mer souffle doucement une brise fraîche,
chaque fourré résonne de mille voix
qui veulent s’élever de toutes parts dans l’air.
Puis-je néanmoins croire ceux qui inventèrent
une chanson de paix pour la forêt ? Ô pourquoi
faut-il que mon œil ne manque rien de ce qui se passe ?
Meurtre au-dessus de ma tête, meurtre autour de mes pieds –
suis-je le seul qui sois peu doué pour le massacre ?
– Deux yeux luisent soudain – mon coup de feu retentit.
*
Fables
(Fabeln)
.
Jésus et le chien mort (Jesus und der tote Hund)
Au temps où le Christ vivait encore parmi les hommes,
il se rendit un jour au marché d’une ville étrangère.
Quand les apôtres tournèrent au coin de la rue,
ils virent un chien mort devant eux ;
on venait tout juste de le sortir de l’eau,
la pierre encore autour du cou ; la peau gluante,
trempée, couverte de boue, les yeux répandus
hors des orbites, le corps gonflé.
– Un disciple s’exclama : « Mon Dieu !
Peut-il rien y avoir de plus répugnant ? »
Un autre se boucha le nez :
« Par le ciel, qu’est-ce que cette charogne pue ! »
Le troisième : « Pouah ! il est déjà plein de vers,
ça grouille dans ce cadavre nauséabond ! »
Le quatrième : « Oh, ça me rend malade,
j’ai envie de vomir ! »
– Chacun d’eux exprima
son dégoût du chien mort.
Quand Jésus les rejoignit,
il regarda tranquillement le cadavre
et dit : « Regardez ces dents
qui brillent comme un collier de perles. »
– Cette histoire est contée par le Persan Nizami,
élève de Ferdowsi et maître de Djami,
le plus lucide observateur des mondes sereins,
aux antipodes de Schopenhauer.
Il nous enseigne ceci : aussi repoussante que soit l’ordure,
un Dieu et un poète en voient la beauté.
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Journal onirique 27 : The cop killer is a killer cop
Cette suite tardive à notre journal onirique (précédent numéro ici) en est sans doute aussi la dernière entrée, avant longtemps. Les rêves qui suivent datent en effet d’octobre 2022, sauf pour les deux derniers, qui sont de décembre 2022 ; autant dire que nous avons cessé de retranscrire nos rêves. Nous ne faisons donc ici que présenter le reliquat de notre journal qui n’avait pas encore été mis en ligne.
Une remarque générale, a posteriori, faute de l’avoir faite plus tôt. Puisqu’il s’agit d’un journal onirique, d’aucuns ont pu se dire, légitimement, que c’était pornographique. Or nous avons délibérément écarté de ce journal les contenus les plus sexuellement explicites de notre activité onirique, afin, justement, que ce journal ne soit pas de la pornographie. On trouvera sans doute çà et là quelques passages plus ou moins érotiques, quand le rêve dans lequel ces scènes avaient lieu imposait qu’elles figurassent dans le journal, mais, dans l’ensemble, les rêves à caractère principalement sexuel n’ont pas été retenus. Pour les passages plus ou moins érotiques restants, nous sommes également d’avis qu’une reprise de ce journal (par exemple à des fins de publication en livre) appellerait quelques autres suppressions à cet égard, surtout vers les débuts du journal où nous n’avions pas encore adopté cette politique éditoriale avec toute la détermination d’une véritable politique. – Le journal n’est donc pas fidèle de ce point de vue, cela soit dit en passant à l’attention de ceux qui, le lisant, se seraient fait la réflexion que l’auteur n’a pas, étrangement, de rêves sexuels. Ce malentendu dissipé, nous assumons pleinement cette « censure », au nom de l’idée que nous nous faisons de la littérature, une idée juste et à contre-courant de la politique des maisons d’édition occidentales contemporaines, dont l’activité n’est qu’un témoignage parmi d’autres d’une décadence irrémédiable et qui n’a de conception de l’activité littéraire que celle d’un rêve éveillé (appelé parfois autofiction).
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Octobre 2022
À la rue depuis peu, je vois au bout d’un quai de gare, couvert par une colossale structure métallique rendant le quai très sombre, un groupe de clochards auxquels je décide de me joindre. Certains sont sur assis sur le même banc, d’autres par terre. En m’approchant, je constate que plusieurs d’entre eux ne sont en fait que des têtes sans corps – des têtes vivantes. Ils paraissent accepter de faire ma connaissance mais je ne suis pas complètement rassuré par la découverte que je viens de faire sur la véritable nature de certains d’entre eux.
À un moment, l’une des têtes sur le banc se lève sur ses entrailles, que je n’avais pas vues sous elle – ou sous lui –, à la manière d’un krasseu thaïlandais ou d’un léak malais, sortes de fantômes ayant l’aspect d’une tête volante d’où pendent les intestins. Je recule, craignant qu’il ne se serve de ses entrailles comme de pattes d’araignée pour se précipiter sur moi et m’attaquer. La tête vivante se sert en effet de ses intestins pour se mouvoir mais c’est pour quitter le groupe. Elle traverse la voie ferrée et se met à escalader le mur de l’autre côté, avant de disparaître en le franchissant.
Je me tourne alors vers un jeune clochard assis par terre et l’appelle « Routledge », croyant que c’est que j’ai déchiffré sur son tee-shirt. Il me détrompe à ce sujet : sur son tee-shirt est écrit « Knapp », ce qui veut dire, m’explique-t-il, quelque chose comme de la chair à saucisse, mais en plus spécifique, dans le jargon de la boucherie. Car, avant de tout quitter pour faire la cloche, il était apprenti boucher.
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The cop killer is a killer cop
Un policier véreux pense avoir été pris en photo par un collègue dans une situation compromettante. Plus précisément, il croit se trouver, par un malheureux concours de circonstances, dans l’arrière-champ d’une photo prise par le policier, qui travaillait sur une affaire. Le soir, le policier véreux se rend donc au domicile de l’autre policier, où ce dernier vit avec sa femme, également de la police. Il les assomme tous les deux, s’empare du matériel compromettant puis met le feu à la maison de manière à faire croire à un incendie accidentel. Alors qu’il a quitté les lieux, peu après que les flammes ont commencé à se propager, une voiture de police passe par là. Son occupant, voyant de la fumée et des flammes, sort de son véhicule et se précipite vers la porte d’entrée de la maison afin de prêter assistance aux personnes en danger. Mais le policier véreux a fermé la porte à clé derrière lui, pour parer à cette éventualité. Le couple de policiers à l’intérieur de la maison ne peut donc être sauvé ; le temps que les pompiers arrivent, il est trop tard. Cependant, l’assassin a commis une erreur. Si la porte avait été fermée de l’intérieur, on aurait pu croire à un suicide, mais comme elle a été fermée de l’extérieur on sait que c’est un crime. Car la police a les moyens de savoir si une porte a été fermée à clé de l’intérieur ou de l’extérieur. (Ce qu’il faudrait lui demander pour savoir ce qu’il en est dans la réalité.)
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C’est la finale dames du tournoi de Roland-Garros ; cependant, le sol n’est pas en terre battue, c’est un sol de couleur verte comme à Wimbledon. Les sièges du public, en cuir, sont également de couleur verte mais d’une nuance plus foncée. Il y a des sièges de plain-pied avec le court, et ce sont les plus chers car on y est toujours devant les caméras. Le public est très peu nombreux pour cette finale ; surtout des femmes. Je suis assis par terre devant deux sièges de plain-pied sur un bord latéral du court, sièges occupés par deux amies dont l’une se sert de mon épaule pour appuyer ses jambes croisées et nues. Je ne vois presque rien du match, si ce n’est que, quand sert la joueuse se trouvant de notre côté, elle se trouve au milieu des jambes du public occupant les sièges de plain-pied au fond du court, ce qui me paraît tout à fait ridicule.
Quand le match est terminé, tout le monde se lève. La jeune femme qui se servait de mon épaule pour allonger ses jambes me dit que la finale hommes a lieu dans la foulée ailleurs. Les gens sortent et se dispersent dans les rues de Paris. Je perds de vue mes deux compagnes et décide de suivre un vieil ami venu avec moi, qui prétend savoir qu’il faut traverser la Seine ; d’autres personnes suivent d’ailleurs cette direction, qui n’est donc pas forcément mauvaise. Après avoir marché quelque temps, les spectateurs de Roland-Garros ont formé un groupe cohérent qui marche à peu près comme un seul homme. Je retrouve entre autres F., élégamment habillé de blanc ainsi que la plupart des autres personnes venues assister au tournoi. Je lui demande si c’est une nouveauté que le public s’habille de blanc, car je n’ai pas le souvenir que ce fût une tradition. Il refuse de dire que c’est une nouveauté, même s’il ne peut non plus prétendre que ce soit une tradition. Je réponds alors que le public s’habille de blanc, avec élégance, depuis que les joueurs s’habillent, eux, à leur guise, c’est-à-dire comme des clowns.
Nous arrivons dans une grisâtre banlieue traversée par la Seine. Le public prend position au bord du fleuve et attend ; nous attendons en fait des nageurs, nous avons fait ce chemin pour voir de la natation. Avant l’arrivée des sportifs de haut niveau, les membres d’un club local barbotent dans l’eau, principalement des femmes d’âge mûr. La pratique de la natation leur permet d’avoir des mollets bien galbés, comme je le remarque quand certaines d’entre elles sortent de l’eau, mais cette remarque reste dominée par le fondamental défaut d’attraction que représente leur qualité de secrétaires, fonctionnaires, ou autres occupations professionnelles que je leur suppose.
Fatigué d’attendre, j’entre dans la maison de Jean Cocteau, qui vit dans cette banlieue. Il va et vient sans faire attention à moi. Dans des cahiers que je feuillette, je remarque que Cocteau apprend la langue thaïlandaise. Il a même écrit le mot « porte » en thaï sur une porte près des cahiers : le mot a été gravé à la pointe brûlante sur un petit écriteau de bois apposé sur la porte. Pratiquant un peu le thaï, je lie conversation avec lui sur le sujet ; il paraît intéressé, sans doute plus, me dis-je, que si je lui avais dit que j’écris moi-même de la poésie. Mais je crains que sa motivation pour apprendre le thaï ne soit pas très pure.
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Plongeur, je m’enfonce dans les profondeurs inconnues d’une mer sombre. C’est une plongée dans l’angoisse, avec des paliers indéfinissablement inquiétants. Quand je parviens au fond de la mer, je vois des gens me tournant le dos. Entre eux et moi se trouve un poteau. Quand j’observe le groupe depuis le côté gauche du poteau, c’est une image d’épouvante : l’individu le plus proche de moi paraît être, de dos, la créature de Frankenstein. Mais quand je regarde le groupe depuis le côté droit du poteau, la sensation de peur disparaît : c’est un groupe d’écoliers en rang qui attend l’ordre d’avancer.
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Dans le dernier film de Jean-Paul B., sa femme ourdit un complot avec son amante lesbienne pour le tuer. Il rentre chez lui le soir. Sa femme est assise sur le canapé dans le salon ; il la bise au front et s’assoit à l’autre extrémité du canapé. L’amante lesbienne de sa femme arrive par derrière, un bas de nylon tendu entre les mains pour étrangler Jean-Paul. Elle lui passe le bas autour du cou et une lutte s’ensuit. Comme elle n’a pas le dessus, elle fait finalement comme si ç’avait été de sa part une plaisanterie. La lutte les a conduits tous les deux dans une pièce voisine. Jean-Paul, qui fait semblant de croire l’amante, une amie du couple, se laisse tomber à plat ventre sur un sofa, où l’amante secrète de sa femme le suit en s’étalant sur son dos, soit que les deux soient à ce point déjà familiers entre eux, soit qu’elle cherche à présent à le séduire. Or Jean-Paul, qui n’a pas été dupe de ce qui s’est passé, se relève, la femme attachée à son dos, et, sautant en l’air, se laisse retomber lourdement sur le sol, la femme sous lui. Elle meurt sur le coup.
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Un homme d’aspect respectable, corpulent, avec un début de barbe sel et poivre, en costume mais sans cravate, cueille du cannabis au bord de la route. Un motard de la police s’arrête. C’est une femme. Elle dit à l’homme qu’il est interdit de cueillir du cannabis au bord de la route. Celui-ci, ne se laissant pas démonter, répond que sa femme a le cancer, sous-entendu : il cueille du cannabis pour un usage thérapeutique. Cela ressemble à une excuse facile. Or la motarde de la police, qui connaît l’homme, sort de sa poche des papiers montrant que la femme de cet homme n’a pas le cancer. Elle le laisse partir pour cette fois, dans un accès de mansuétude qui n’est pas du tout du goût d’un groupe de personnes qui font le piquet au bord de la route avec des pancartes dénonçant la pratique illégale de la cueillette de cannabis au bord des routes.
Plusieurs militants de ce groupe, dont je fais partie à présent, décident de suivre l’homme, qu’ils supposent être un gros bonnet. Nous le prenons en filature jusqu’à sa maison, dont l’intérieur, vu depuis les fenêtres, ressemble au quartier général d’une organisation de malfaiteurs. Nous entrons et, dans une chambre occupée, chacun dégaine son pistolet, si bien que nous restons tous, militants et malfaiteurs, immobiles, menaçants et menacés, ce qui s’appelle une « impasse mexicaine ».
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Décembre 2022
Cthulhu’s plancton.
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Je regarde vers ma bibliothèque vidée de ses livres et, voyant une grosse araignée dans l’un des casiers, je m’exclame : « Elle a le corps gros comme mon poing ! » Mais je vois ensuite que la bibliothèque est en fait entièrement infestée d’araignées, dont l’une, en particulier, me fait crier : « Elle a le corps gros comme ma tête ! » Rendu passablement malade par la vue d’un tel monstre, je me trouve en train de ramper sur la terre entre d’étroites allées de buis, convaincu qu’en frôlant ces plantes je dois forcément accrocher de nombreuses toiles d’araignée sur mon passage et faire tomber sur moi leurs occupantes. Je rampe et aucune chute d’araignées ne se produit, mais l’idée en est si présente, et si révoltante, que je me réveille.
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