Journal onirique 26 : Miwatch Kultu Kulu
Suite du journal onirique, qui devient de plus en plus sporadique et s’achemine vers sa fin.
Deux périodes : I/ avril 2022 et II/ août-octobre 2022.
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I
Mes nouvelles activités demandent que je me rende régulièrement en RER, train régional francilien, dans une banlieue défavorisée. Un jour, alors que je m’apprête, depuis le quai de la gare, à monter dans le train pour rentrer chez moi, les deux enfants qui me précèdent entrent dans une altercation avec trois enfants descendant du train et qui considèrent que, dans leur hâte de monter, les deux leur ont rendu la sortie difficile. Au cours de l’altercation, l’un des deux lance un coup de pied. Nous montons finalement, moi derrière eux, mais au moment où la porte du compartiment se referme, l’un des trois descendus revient en arrière et bloque de son corps la fermeture de la porte, souhaitant continuer à en découdre. C’est alors que j’interviens pour calmer les choses par des paroles de raison et d’apaisement. L’enfant ayant bloqué la porte n’insiste pas mais, en voulant descendre, il tombe dans l’espace entre le train et le quai, sur la voie. Le train redémarrant, je crains pour sa vie mais vois l’enfant rouler au milieu de la voie, sous le train, en évitant les roues. Je pense donc qu’il s’en sortira. Cependant, je m’inquiète des suites judiciaires d’une telle histoire, au cas où l’enfant voudrait me tenir pour responsable de sa chute.
Un autre jour, alors que j’attends de nouveau mon train dans cette gare de banlieue, je vois un étrange manège se produire avec un train au départ. Les enfants de cette banlieue ont pour jeu de bloquer la fermeture des portes des trains en y faisant obstacle de leur corps. Ce passe-temps a pris une telle ampleur que les trains n’attendent plus la fermeture des portes pour repartir et je vois donc le train bondé quitter la gare avec plusieurs portes ouvertes (de l’une desquelles flotte au vent une longue robe jaune), avec des enfants sautant du train en marche. Les usagers sont complètement apathiques vis-à-vis de ces comportements irréguliers et dangereux.
Un jeune homme que j’identifie immédiatement comme un des organisateurs de ce passe-temps, avisant dans ma personne un nouvel usager de la gare, m’aborde pour me mettre au parfum et obtenir mon approbation en me présentant la chose sous un jour inoffensif et badin. Le contact avec cet individu, malgré le ton affable qu’il prend avec moi dans la circonstance, m’est particulièrement déplaisant puisqu’il s’agit pour lui de provoquer une adhésion formelle de ma part à ces pratiques que je réprouve de toute ma raison, ce qu’il ne sait pas mais est en sans doute enclin à supposer. Il me vante par exemple les exploits d’un « petit Nicolas » qui serait particulièrement habile à ce « jeu ». Je ne me dépars pas d’une réserve correcte mais romps avec lui dès que cela m’est possible sans que ce soit offensant : je dois faire attention à ne pas me mettre à dos un véritable gang régnant sur cette gare.
Je lie conversation avec un usager qui me paraît étranger à ces pratiques, à ce gang, et semble au contraire les subir dans le même état d’esprit que moi. Nous évitons d’évoquer le sujet, en déambulant le long du quai. Cependant, quand il trouve deux couteaux Opinel au sol, qu’il les ramasse et se met à les aiguiser l’un contre l’autre en m’expliquant que c’est ce qu’il faut faire quand on trouve ici deux couteaux par terre, je n’y tiens plus et lui demande si ce n’est pas malheureux de trouver de manière habituelle des couteaux sur le quai d’une gare.
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Au moment où je dois passer en caisse pour mes courses, la caissière essaie de me faire comprendre quelque chose et je crois comprendre que c’est que je dispose d’un avoir de 25 euros sur mes courses en raison d’un avantage non utilisé par la cliente précédente. Je m’en réjouis mais il s’avère au bout du compte que j’ai mal compris et que j’ai seulement le droit d’emporter quelques courses laissées par la cliente si je le souhaite, mais les produits en question ne me sont d’aucune utilité. Je m’éclaircis mon erreur d’interprétation et l’explique à un autre client qui sort en même temps : un avoir tel que je le concevais n’était pas possible en raison de la défiscalisation appliquée à certains produits et non à d’autres, ainsi qu’aux subventions appliquées à certains produits seulement. Surtout ici, dans une île anglo-normande où le souverain héréditaire encore aujourd’hui se fait appeler par la population, sans connotation négative, le Tyran et n’a d’autre contre-pouvoir qu’un certain prélat ecclésiastique, et les deux ne sont jamais d’accord sur les produits à défiscaliser et subventionner.
Dehors, sacs de courses en main, je dévale un beau chemin que je crois aller vers la mer, sous des arbres méditerranéens, mais au bout d’un moment le chemin s’incurve et monte ; c’est une dune qu’il faut gravir et j’ai besoin de mes mains pour terminer, ce qui, avec les sacs, n’est pas commode du tout. J’arrive sur une place de village en surplomb sur la mer. Le maire, à qui je demande mon chemin pour rapporter mes courses chez moi, me dit de le suivre dans un escalier descendant le long de la forteresse sur laquelle le village est bâti. Mais cet escalier est si étroit qu’il n’y a sur chaque marche de place que pour un pied et je crains donc, surtout avec les sacs de courses en main, de tomber à l’eau si je l’emprunte. Le maire engagé dans l’escalier, qui suit la circonférence de la forteresse et dont la fin est cachée à la vue, disparaît sans se retourner et je reste gros-jean comme devant.
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Il fait nuit et nous passons le temps avec un jeu de société. I. doit compter mentalement jusqu’à ce que l’un de nous l’arrête ; elle prononce alors à voix haute le nombre auquel son compte est interrompu, nombre qui représente une lettre de l’alphabet. Comme elle dit 30, je conclus qu’il s’agit de la lettre T, la trentième lettre de l’alphabet selon mon calcul. Ensuite, I. doit piocher une autre lettre dans un sac de Scrabble mais cette lettre doit être différente de la première. Or I. tire un T. Tandis que les autres prétendent que le tour peut à présent commencer, je proteste en indiquant que nous avons deux fois la lettre T, contrairement à la règle. On répond que je me suis trompé. C’est alors que nous entendons trois coups frappés distinctement, qui me font sursauter. Nous sommes dans une pièce avec de grandes fenêtres, près de l’une desquelles remuent, au dehors, les branches d’arbres remués par le vent, mais les trois coups frappés ne peuvent selon moi être le choc de branches contre la fenêtre et révèlent plutôt l’intention d’une intelligence. Quelqu’un nous épierait-il, caché dans la nuit ? Je me réveille effrayé.
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Dans une salle de classe, en attendant le professeur, le chanteur Stephan E. demande aux quelques personnes présentes de se rapprocher de lui pour que nous observions tous que, dans l’état normal de dispersion des élèves dans la classe, toujours un peu sombre, nous nous voyons mal les uns les autres. Nous faisons cercle – ou plutôt demi-cercle, car il est assis sur une chaise contre le mur – autour de lui. Il nous fait alors remarquer que nous nous voyons bien mieux. Il dit qu’il voit mieux untel, puis untel, puis, me désignant : « Quant à Florent, on ne le voit, lui, jamais. » Ce qui se veut une allusion amusante au fait que je participe peu, voire presque pas aux discussions de cette classe. La remarque suscite un rire général. Je réponds : « Là tu m’as vu, là tu me vois », suffisamment vite pour permettre de croire – même si c’est dérisoire – que la réponse contribue elle aussi, puisqu’elle intervient avant que ne cessent les rires, à la gaîté générale. Mais la remarque, qui ne m’a pas vraiment surpris, m’est pénible, tout comme cette classe, bien qu’il n’y ait aucune méchanceté dans tout cela.
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II
Deux femmes discutent. La première assure à la seconde qu’elle n’a plus à craindre une troisième femme qui la faisait chanter.
Changement de scène. Nous nous retrouvons dans une chambre où nous allons comprendre que la troisième femme en question est morte, et ce qui lui est arrivé. Dans cette chambre, deux personnes font l’amour, cachés sous un drap. Nous savons que l’une de ces personnes est la femme morte… L’homme parle, il vient de terminer l’acte et présente de vagues excuses pour avoir imposé cette fois encore son désir avec si peu de cérémonie. En se relevant, il écarte le drap et nous permet de les voir, elle et lui. L’homme est grisonnant. La femme, plus jeune, est immobile et, à la façon dont lui tombe le menton sur la poitrine, on comprend qu’elle est bel et bien morte. L’homme, à cause de son empressement, ne s’en aperçoit qu’à la fin de l’acte. Il est inquiet car il pense que la femme a été assassinée et que son assassin se trouve encore sur les lieux. Dans le jardin, alors qu’il fait nuit, s’est en effet caché l’assassin tandis que l’homme arrivait. Il se dirige à présent vers la porte de la maison pour tuer l’homme, après avoir épié par la fenêtre. C’est une sorte de créature de Frankenstein manchote et boiteuse, portant des lunettes, très difforme et donnant en même temps une impression de force terrible. Il pointe dans le jardin, d’une main où manquent des doigts, une souche d’arbre possédée par l’esprit maléfique dont il est le rejeton.
Au moment où il va fracasser la porte de la maison, changement de scène à nouveau : retour aux deux femmes du début. Celle qui parlait tient un boîtier de téléguidage. C’est l’appareil dont elle se sert pour contrôler la créature, comme une voiture téléguidée.
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Je me suis embarqué sur un navire sur le point de subir une violente tempête dont l’équipage n’est pas du tout sûr que nous pourrons réchapper. « Seulement la mer et nous » est la parole que répètent les hommes pour décrire la situation. Le ciel est gris et bas. Les vagues moutonnantes deviennent de plus en plus hautes. Nous sommes frappés par l’une de ces énormes vagues. Vu de l’extérieur, comme dans un film, c’est grandiose et malgré le risque de mort je suis exalté. Mon espoir est que je survivrai comme naufragé sur les côtes d’un monde nouveau.
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Dans le dernier film de Clint, l’acteur incarne un homme témoin de l’enlèvement d’une jeune femme. Le ravisseur est un tueur psychopathe qui tue les femmes qu’il enlève. Clint l’a suivi jusque chez lui ; s’ensuit une bagarre dans l’appartement du ravisseur armé d’un fusil-mitrailleur dont il se sert comme d’un gourdin tout en cherchant à se donner l’espace nécessaire pour faire feu. Clint, en raison de son âge, n’a pas vraiment le dessus. Soudain, le ravisseur se juche sur les épaules de Clint, prêt à faire feu dans la tête depuis cette position. Alors Clint happe le bout du canon avec la bouche et souffle dedans de toutes ses forces pour enrayer l’arme. Le ravisseur appuie sur la gâchette mais il y a deux gâchettes et c’est la mauvaise ; le temps qu’il appuie sur la seconde, l’arme est enrayée. Il saute à terre et se dirige vers la porte d’entrée. Clint lui demandant ce qu’il fait, il répond qu’il va chercher du renfort ; en attendant, Clint sera retenu prisonnier dans l’appartement. Le ravisseur lui demande de donner ses gélules à la femme et lui tend un sachet de pharmacie avant de sortir.
C’est alors moi qui remplace Clint. Avançant dans un couloir de l’appartement à la recherche de la jeune femme, je la vois sortir d’une pièce à ma rencontre : c’est une Asiatique accompagnée de toute sa famille, parents, grands-parents, frères et sœurs. Je lui donne ses comprimés. Un autre Asiatique, bedonnant, sbire du ravisseur chargé de garder ses proies, sort de la pièce après les captifs. Je lui demande s’il n’a pas une femme qui l’attend, avec laquelle il serait mieux qu’ici. Il répond : « Des femmes, j’en ai un peu moins qu’une et un peu plus que plusieurs. »
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Je regarde à la télévision un clip complètement ringard, une chanson française chantée par un vieux en blouson de cuir, chanson qui s’appelle « Paris lente écume ».
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Après m’avoir informé qu’il me licenciait, le directeur du service réunit l’ensemble des collègues pour leur parler d’« un certain Florent Boucharel » et leur énumérer ses tares. L’expression venimeuse « un certain … » vise à leur faire comprendre que je ne suis rien pour eux, qu’ils ne doivent plus me connaître, ne doivent m’avoir jamais connu. Quand il a terminé, je prends la parole : « Un certain Florent Boucharel souhaite répondre à un certain J.-F. D. » Le rêve s’arrête là, c’est cette phrase qu’il faut retenir. Que je sois « un certain » dans le service n’a relativement que peu d’importance par rapport au fait que le directeur y soit « un certain », car le directeur est censé être le plus connu de tous. Par son venin, il m’a donné le moyen de lui rendre la politesse au décuple tout en restant dans la pure réciprocité. Il est le perdant de cette passe d’armes.
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J’accepte d’accompagner un visiteur anglais, musicien de la scène indé de Manchester que j’héberge chez moi, dans une certaine pharmacie dont il me parle et où il pourra, selon ses informateurs, acheter les cocktails de médicaments dont il a besoin pour triper. Nous nous y rendons dans une espèce de téléphérique ouvert qui suit un certain parcours, comme une ligne de bus, très au-dessus de la ville. Nous sommes seuls dans le téléphérique complètement automatisé. Commentant en guide touristique quelques sites que nous survolons ainsi, j’oublie presque où nous devons descendre et ce n’est qu’au dernier moment, après un crochet du téléphérique au-dessus d’une vaste structure ressemblant à un stade ou à une usine futuriste, que je demande à mon visiteur d’appuyer sur le bouton d’arrêt qui se trouve à côté de lui. À cause de ma réaction tardive, il appuie sur le bouton un peu après que le téléphérique a passé la station. Le pilote automatique fait mine de s’arrêter, ralentissant, mais en réalisant que la station est en fait dépassée il reprend de la vitesse, sans nous laisser descendre. Je dis alors à mon visiteur que nous descendrons au prochain arrêt mais je suis gêné car je ne suis pas sûr de connaître le chemin entre cette autre station et la pharmacie.
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Un nid tombé d’un arbre est envahi par des insectes. La mère catastrophée essaie en vain de protéger ses petits, crevettes dénudées en train d’être dévorées vivantes par de grosses fourmis guerrières. Ce spectacle me fait dire à ceux qui le contemplent consternés avec moi : « Je hais la nature. » J. arrive avec un tuyau d’arrosage pour chasser les insectes et je lui suis reconnaissant de vouloir faire quelque chose pour ce nid, mais elle ne fait que l’inonder. Il devient un grand bassin d’eau verdâtre où rien ne surnage.
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Miwatch Kultu Kulu
Prononcer : Maïouatch koultou koulou. C’est le titre d’un nouveau programme de télé. Miwatch est une altération de Middle Ages et veut donc dire Moyen Âge. Kultu Kulu est une altération de Cool Cults : cultes cools. L’émission porte donc sur les Middle-Ages Cool Cults. Kultu Kulu rappelant immanquablement, pour les connaisseurs, le nom de Cthulhu, je comprends que cette émission antichrétienne est la propagande cryptée d’adorateurs contemporains des Anciens.
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Un documentaire à la télé. Une femme à la vie peu respectable, peut-être une simple danseuse qui monnaye occasionnellement des services de nature sexuelle, vit, en raison de sa marginalité, sous la coupe d’un homme violent. Elle raconte que ce dernier sait lui infliger des blessures qui ne font pas mal sur le coup mais restent douloureuses longtemps après. Ils ont deux enfants. On les voit lors d’une balade en forêt. L’homme est un jeune hardos. Des mouches le suivent partout. La femme quitte le champ de la caméra et l’homme reste seul avec les deux enfants. Je me dis : « Ils ne vont quand même pas nous le montrer infligeant des sévices aux enfants… », appréhendant que ce soit précisément ce qui va suivre. Mais je suis détrompé : les enfants découvrent sous des feuilles le cadavre d’un homme, en fait seulement le tronc, en décomposition avancée. D’où la présence des mouches. La famille décide d’aller pique-niquer plus loin.
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La rue Ramelot, dans une ville de Provence, est une création du dix-neuvième siècle des laboratoires Ramelot, qui y ont toujours leur siège. C’est une rue délicieuse bordée de jardins arborés, avec même un charmant petit escalier. Elle tourne sur elle-même et c’est en fait tout le quartier qui est la rue Ramelot. À l’occasion de l’un de ces détours, nous découvrons, Giorgia et moi, car je me promène en amoureux avec Giorgia Meloni, un délicieux jardin secret autour d’un petit étang. Nous nous couchons sur l’herbe au bord de l’eau, sous des arbres. Je ne sais pas si Giorgia n’a pas des choses importantes à faire ailleurs et si nous n’allons pas devoir quitter ce lieu tout de suite, mais elle me dit que nous pouvons rester jusqu’au soir. Nous sommes de tout nouveaux amoureux. Être ici contre elle est d’une grande douceur, puis je pense : « S’il lui vient à l’esprit que nous pourrions avoir ici notre premier rapport et que je n’entreprends rien, je vais perdre sa considération puis son amour. » Je tente un vague geste de la main vers ses parties, geste qu’elle paraît vaguement repousser. Rien de concluant. Je m’avise alors que nous ne sommes pas seuls, il se trouve notamment une famille qui pique-nique un peu plus loin sur une table. En tournant la tête vers eux, je me rends bien compte que notre présence ne leur a pas échappé. Je me dis que Giorgia ne peut vouloir faire l’amour dans ces conditions.