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Droit 34 : Quand une agression sexuelle passe pour un manquement déontologique
Alors que la répression de la parole n’a pour la majorité des Français qu’un caractère répressif, attentatoire aux libertés fondamentales d’opinion et d’expression, elle a également, dans le cas de certains privilégiés, une autre fonction, moins connue, qui consiste à condamner des actes comme de simples paroles. C’est une forme de privilège puisque, malgré le caractère inique de telles lois, la parole reste encore – et c’est heureux – moins sévèrement punie que les actes. Un « propos haineux », par exemple, reste moins condamné qu’un « crime haineux ». (Ces terminologies n’ont d’ailleurs guère de sens, puisque non seulement l’opposition n’est pas entre un propos et une infraction, dès lors qu’un propos peut être une infraction, mais, en outre, quand on traduit hate crime par « crime haineux », on commet une erreur puisque crime en anglais désigne aussi bien un crime qu’un délit, et nous avons donc, avec l’expression « crime haineux » ou « crime de haine », introduit en français un nouveau sens pour le mot « crime », à savoir le sens qu’a le mot crime en anglais.) Dès lors que les actes de certains privilégiés ne sont pas condamnés comme des actes mais comme de simples propos, ou même comme de simples manquements déontologiques, on garantit à ces personnes une forme d’immunité ; c’est ce qu’il est permis d’appeler, en toute rigueur, un privilège.
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1/ Les faits
2/ La sanction : une simple amende administrative prononcée par une quasi-juridiction
3/ La caractérisation pénale des faits
4/ Immunité audiovisuelle ?
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1/ Les faits
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Quels sont les faits ? Le 9 février 2023, selon un article publié en ligne ce jour-là par l’édition française du Huffington Post, la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé les sanctions prises en France à l’encontre d’une chaîne de télévision à la suite des agissements de l’un de ses animateurs (dont nous ne souhaitons pas citer le nom sur ce blog, et que nous appellerons donc M. – pour monsieur – X). Les sanctions avaient été prononcées, non par un tribunal de l’ordre judiciaire à l’encontre de la vedette, mais par l’autorité administrative indépendante (AAI) connue alors, au moment des faits, en décembre 2016, sous le nom de Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et devenue entre-temps l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), à l’encontre de la chaîne de télévision dont la vedette est un employé.
En décembre 2016, M. X avait, sur le plateau de l’émission qu’il anime, « au prétexte d’un jeu, amené une des chroniqueuses, qui avait les yeux fermés, à poser la main sur son pantalon, au niveau de son sexe, ‘sans que cette séquence ne fasse apparaître qu’elle aurait été prévenue ni que son consentement aurait été recueilli’, note la CEDH ». La citation est tirée de l’article du Huffington Post, qui poursuit : « La séquence avait suscité plus de 3 500 plaintes auprès du CSA qui, en 2017, a imposé comme sanction à la chaîne une suspension des coupures publicitaires, 15 minutes avant et après l’émission, et au cours de celle-ci, pour une durée de deux semaines. Le CSA avait sanctionné cette séquence en imposant une amende de 3 millions d’euros à [la chaîne]. » La Cour a constaté les manquements de la chaîne à ses « obligations déontologiques ».
Il semblerait en fait (article du Monde en ligne du 26 juillet 2017) que la suspension de publicité soit la sanction pour ces faits-là tandis que les 3 millions sont la sanction d’un canular téléphonique jugé homophobe, diffusé en mai 2017 et pour lequel le CSA aurait cette fois reçu 47 000 plaintes. La Cour européenne a examiné les deux affaires ensemble. Nous ne parlerons pas ici spécifiquement du canular homophobe, mais ces faits eux aussi seraient passibles selon nous de poursuites pénales, au titre des délits dits de presse.
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2/ La sanction : une simple amende administrative prononcée par une quasi-juridiction
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La sanction était, au terme d’une procédure nationale devant le juge administratif, contestée par la chaîne devant la Cour européenne des droits de l’homme au nom de la liberté d’expression, garantie par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Le 9 février 2023, la Cour européenne a donc débouté la chaîne de sa demande (laquelle incluait une réparation par le CSA à hauteur de 13 millions d’euros), précisant, comme le souligne l’article, « qu’elle ‘considère que la mise en scène du jeu obscène entre l’animateur vedette et une de ses chroniqueuses ainsi que les commentaires graveleux qui celui-ci a suscité véhiculent une image stéréotypée, négative, et stigmatisante des femmes’. » La Cour EDH a donc jugé que le CSA avait à juste titre condamné la chaîne pour une forme d’expression « négative, stigmatisante des femmes », ce que l’on appelle en droit français un propos haineux envers des personnes « à raison de » leur sexe.
La Cour EDH avait déjà jugé que les lois françaises de répression de ce genre de propos stigmatisants envers des personnes, à raison de leur ethnie, race, nationalité, religion, sexe, orientation sexuelle, handicap, etc., étaient justifiées et de ce fait permises par l’article 10 CEDH. Cependant, elle jugeait alors des condamnations pénales, tandis que nous sommes en présence ici d’une simple sanction administrative ou quasi-juridictionnelle. Le code pénal pour ce genre de propos stigmatisants, que ces propos soient qualifiés d’injure, de diffamation, d’incitation à la haine ou autre, prévoit, en plus d’amendes, une peine d’emprisonnement. L’amende prononcée par le CSA contre la chaîne était certes, en laissant de côté les punitions relatives à la publicité commerciale, incomparablement plus élevée (3 millions d’euros) que les amendes pénales prévues (45.000 euros pour une diffamation, par exemple) mais ne comporte en revanche aucune mesure privative de liberté. Les AAI investies d’un pouvoir « quasi-judiciaire » n’ont d’ailleurs pas le pouvoir de prononcer des peines privatives de liberté, qui restent une prérogative de l’ordre judiciaire.
La Cour EDH a donc considéré qu’était justifiée une sanction administrative à l’encontre de contenus qui pourraient faire l’objet d’une condamnation pénale en France. Il est étonnant, une fois relevé le caractère justifié de la mesure, que la Cour n’ait pas aussi relevé le caractère étrangement bénin, absente toute réponse pénale, d’une amende administrative prononcée pour des faits délictueux condamnables pénalement.
Mais ce n’est pas tout, car les faits en question, loin d’être un simple « contenu » sexiste, un hate speech stigmatisant, sont une véritable agression sexuelle. Et si une simple amende du CSA pour toute réponse des autorités françaises est déjà étonnante en soi pour un propos haineux, elle devient totalement incompréhensible, et choquante, dans le cas d’une agression sexuelle.
Avant d’en venir à la caractérisation pénale des faits, un mot sur la procédure quasi-juridictionnelle. Ce que le CSA sanctionne, précisément, ce sont des manquements à la convention qui le lie à la société audiovisuelle en question, de telles conventions étant passées avec les chaînes de télévision sur le territoire national. Il s’agit en l’occurrence de manquements à l’obligation pour cette société de « lutter contre les discriminations », discriminations sexistes dans l’affaire qui nous occupe, discriminations homophobes dans l’autre affaire examinée conjointement par la Cour EDH. Ce n’est donc pas directement de la législation pénale contre les contenus haineux qu’il s’agit, mais des obligations conventionnelles d’une société privée vis-à-vis de l’État. Puisqu’aucunes poursuites pénales n’ont été engagées, ni à titre d’injure, diffamation ou autres à raison du sexe, ni à titre d’injure, diffamation ou autres à raison de l’orientation sexuelle (dans un canular qui, selon le CSA, a « eu recours à de nombreux clichés et attitudes stéréotypées sur les personnes homosexuelles »), cette « obligation de lutter contre les discriminations » s’est donc substituée, dans les faits, à la législation pénale sur les délits dits de presse. En d’autres termes, le fait d’avoir une obligation contractuelle de lutter contre les discriminations crée une immunité vis-à-vis de la législation pénale sur le sujet. Il serait difficilement intelligible que des propos véhiculant de nombreux clichés et stéréotypes vis-à-vis de certaines catégories de personnes protégées par la législation contre les contenus haineux puissent ne pas être, justement, haineux, et ne pas tomber sous le coup de cette législation – car il ne s’agit pas de dire qu’on n’est pas haineux tant qu’on reste poli ; non, puisque ces lois sur les contenus haineux existent, elles visent nécessairement les clichés et stéréotypes négatifs stigmatisant les catégories de personnes protégées par elles.
Or le raisonnement de la Cour EDH elle-même n’est nullement dénué d’ambiguïté. Elle examine en effet le cas – c’est l’évidence même – à la lumière de sa jurisprudence sur les lois pénales des États en matière de propos haineux, mais la véritable question de droit était en réalité de savoir si l’État peut imposer de telles clauses conventionnelles à une chaîne de télévision. En effet, cette dernière se plaignait certes d’une violation à la liberté d’expression à l’occasion d’une sanction financière, mais après avoir signé une convention l’obligeant à lutter contre les discriminations, c’est-à-dire à conformer ses contenus à la pensée non-discriminatoire promue par l’État. Si sa liberté d’expression a jamais été méconnue, c’est donc tout d’abord par la convention elle-même. Et si la pensée non-discriminatoire est la seule dont l’expression soit licite en droit, une obligation de lutte contre les discriminations ne peut être méconnue qu’à titre d’omission, tandis qu’une faute par commission est, quant à elle, sanctionnable pénalement. Pourtant, le CSA, la justice administrative française et la Cour EDH ont sanctionné au titre de la convention non pas une faute par omission mais une faute par commission, un propos stigmatisant, c’est-à-dire qu’ils auraient dû, en outre et sans préjudice de leur propre action au regard de la convention, saisir les autorités judiciaires.
Or les faits en question, dans l’affaire sexiste, vont même au-delà, selon nous, des délits dits de presse ; ce ne sont pas de simples propos sexistes.
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3/ La caractérisation pénale des faits
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Le code pénal (CP) définit une agression sexuelle à son article 222-2 : « Constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ou, dans les cas prévus par la loi, commise sur un mineur par un majeur. » Une agression sexuelle est passible de cinq ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende (art. 222-27 CP).
La « surprise » mentionnée par l’article 222-2 s’applique au cas d’espèce, où la malheureuse chroniqueuse a été conduite par surprise à poser sa main sur le sexe de l’animateur vedette, devant le public du plateau et des milliers de téléspectateurs. Il nous reste donc, pour savoir si les faits en question sont bien une agression sexuelle, à définir l’atteinte sexuelle, puisqu’aux termes de cet article une agression sexuelle est une forme d’atteinte sexuelle.
Certains juristes semblent considérer qu’une atteinte sexuelle ne porte que sur les mineurs de moins de quinze ans, car elle est mentionnée à l’art. 227-25 CP : « Hors les cas de viol ou d’agression sexuelle prévus à la section 3 du chapitre II du présent titre, le fait, pour un majeur, d’exercer une atteinte sexuelle sur un mineur de quinze ans est puni de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 € d’amende. » Le site public service-public.fr considère ainsi, à la page « Infractions sexuelles sur mineur », qu’une atteinte sexuelle « désigne tout comportement en lien avec l’activité sexuelle (avec ou sans pénétration) adopté par un majeur à l’encontre d’un mineur de moins de 15 ans, sans qu’il y ait violence, contrainte, menace ou surprise », tandis que l’agression sexuelle « est un acte sexuel sans pénétration, commis par violence, contrainte (contre sa volonté), menace ou surprise (attouchement) ». Cette présentation est peu conforme à la lettre de l’article 222-2, qui décrit une agression sexuelle comme une forme d’atteinte sexuelle : dans un cas, l’atteinte est commise avec violence, menace, surprise, et c’est alors une agression, dans l’autre, l’atteinte est commise sur un mineur sans violence, menace, surprise, et c’est alors, pour la clarté des débats, un abus sexuel. L’atteinte n’est en effet pas une catégorie sur le même plan que l’agression car c’est bien plutôt la catégorie qui chapeaute tant l’agression que l’abus. Ainsi, alors que, selon la typologie que nous suggérons, l’atteinte se subdivise en agression et abus, dans celle présentée par le site des autorités françaises, l’atteinte se divise en agression et atteinte : une typologie médiocre, source de confusion.
Avant de nous demander ce qu’est une atteinte sexuelle, posons-nous la question de savoir si les faits pourraient être du harcèlement sexuel. Ce dernier est défini à l’art. 222-33 CP : « Le harcèlement sexuel est le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. » La précision que les faits doivent s’être produits « de façon répétée », termes soulignés par nous dans la citation, exclut a priori l’acte reproché à M. X. Cependant, le même article ajoute : « Est assimilé au harcèlement sexuel le fait, même non répété (nous soulignons), d’user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers. » La répétition n’est pas un caractère décisif du harcèlement, dans les cas énoncés à cet alinéa. Le harcèlement est passible de deux ans d’emprisonnement et 30.000 euros d’amende, portés à trois ans et 45.000 euros lorsque les faits sont commis « par une personne qui abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions » (même art.), ce qui est bien le cas de M. X, dont la victime est une collègue placée en-dessous de lui dans la hiérarchie de la chaîne. Toutefois, même avec cette circonstance aggravante, le harcèlement reste moins sévèrement puni qu’une agression.
L’agression sexuelle étant, donc, une forme d’atteinte sexuelle, qu’est-ce qu’une atteinte sexuelle ? Un attouchement sexuel est une forme d’atteinte sexuelle. Si l’on admet ce point, et ce n’est guère difficile, comme nous allons le voir, il est clair, d’après ce qui précède, qu’un attouchement commis par surprise est une agression sexuelle (art. 222-2). Le site servicepublic.fr précise, on l’a vu, que l’agression sexuelle « est un acte sexuel sans pénétration, commis par violence, contrainte (contre sa volonté), menace ou surprise (attouchement) ». L’attouchement est expressément cité au titre des agressions sexuelles. Qu’il soit le seul cas où l’élément de surprise soit amené à jouer un rôle, comme cette présentation le laisse entendre puisque le mot « attouchement » est placé entre parenthèses après le mot « surprise », comme s’il ne pouvait y avoir de violences ou de contraintes par surprise, mais seulement des attouchements par surprise, est plus douteux, mais peu importe ici.
Un attouchement sexuel est une atteinte sexuelle et il existe des brigades spéciales de la police en civil affectées à la traque aux « frôleurs », ces délinquants sexuels qui satisfont leurs pulsions en attouchant les parties sexuelles de femmes, poitrine, fesses, parties génitales, dans les transports en commun, où ces actes peuvent être commis impunément quand les victimes hésitent à protester contre de tels agissements, par exemple lorsque, dans des compartiments particulièrement bondés, où les passagers sont pressés les uns contre les autres, elles n’ont peut-être pas une idée bien précise de la personne qui commet ces actes ; elles protesteraient alors sans pouvoir dénoncer quelqu’un en particulier. Les brigades de police en question visent à réprimer et prévenir ce genre d’atteintes sexuelles.
La jurisprudence de l’art. 222-2 comprend les attouchements sans consentement comme une forme d’atteinte sexuelle (cabinetaci.com : « Attouchement »). À ce titre, les attouchements sont donc condamnés de cinq ans d’emprisonnement. (La même page rappelle l’élément, parmi d’autres possibles, de la surprise, avec une jurisprudence Crim 25 avril 2001, Bull. crim. n° 99 précisant la notion.)
Rappelons donc, encore une fois, ce que sont les faits condamnés par le CSA. L’animateur vedette a manigancé, à l’insu de sa chroniqueuse (la Cour EDH insiste sur l’élément de surprise : « sans que cette séquence ne fasse apparaître qu’elle [la chroniqueuse] aurait été prévenue ni que son consentement aurait été recueilli »), une situation où la main de celle-ci s’est retrouvée en contact avec le sexe de celui-là. Nous avons donc : 1/ un attouchement sexuel, 2/ commis par surprise ; c’est-à-dire une agression sexuelle.
1/ Le présent attouchement est en effet analogue aux situations décrites plus faut. A) Dans les transports en commun, un frôleur ne touche pas les parties à même la peau mais à travers les vêtements ; le fait que la main de la chroniqueuse ait touché le sexe à travers le pantalon de l’animateur n’est donc pas, de ce point de vue, différent des attouchements poursuivis par les brigades de police anti-frôleurs. B) En outre, le fait de toucher de la main une partie sexuelle d’autrui est analogue au fait de faire toucher par la main d’autrui son propre sexe. Ne pas établir un strict parallélisme serait une faute. On ne voit pas comment, en effet, une de ces formes d’attouchement pourrait être un crime tandis que l’autre ne le serait pas. Puisque le consentement mutuel est requis pour que la main d’autrui touche intentionnellement une partie sexuelle, il est pareillement requis pour qu’une partie sexuelle d’autrui touche intentionnellement la main, ainsi que pour le contact de parties sexuelles de l’un et l’autre. En somme, dès qu’un contact intentionnel est impliqué, le consentement mutuel est requis pour que ce contact soit licite. Même dans le cas de contacts moins sensibles, on peut considérer qu’un simple attouchement non sollicité puisse être une voie de fait, au cas où le refus d’être touché serait suffisamment clair et manifeste, et, dans le cas de personnes de sexe différent, le fait de seulement toucher les cheveux, par exemple, pourrait même être un attouchement sexuel au sens de la loi, si ce contact était maintenu contre le consentement de la personne touchée, car les perversions sexuelles sont innombrables. Ce pourrait l’être encore entre personnes du même sexe, si c’est une gratification homosexuelle qui était ainsi recherchée.
2/ Quant à la surprise, elle est admise dans le cas d’espèce par la Cour EDH elle-même et ne devrait donc pas être mise en doute. Il ne s’agit pas d’un contact accidentel ; ce que d’ailleurs la chaîne ne prétend pas, puisqu’elle a au contraire défendu l’idée que cela relevait de la liberté d’expression de l’animateur, et ce n’est pas un accident qui peut relever de la liberté d’expression, mais bien une intention. Il est peut-être à propos ici de souligner que nous n’avons pas vu la séquence, la description par le journal paraissant suffisamment éclairante (en dépit de son euphémisme, volontaire ou non : la main n’est pas dite toucher le sexe mais « le pantalon, au niveau du sexe »). Si la chaîne avait invoqué l’accident, nous aurions sans doute tenté de vérifier ce point en regardant la séquence, mais, encore une fois, la thèse de l’accident n’est évoquée par personne.
S’il existe, par conséquent, le moindre doute quant au fait que ces actes pourraient être qualifiés par un tribunal d’attouchement sexuel non consenti, donc d’agression sexuelle, nous avouons ne pas du tout voir sur quoi pourraient bien se fonder ce genre de doutes. Il s’agit selon nous d’une manigance ayant visé à produire par surprise un attouchement sexuel, et c’est ce que la chaîne a prétendu défendre comme l’exercice de la liberté d’expression.
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4/ Immunité audiovisuelle ?
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Nous ne comprenons même pas, à vrai dire, comment de tels faits peuvent passer pour appartenant au registre de l’expression, si ce n’est qu’à ce compte tout agissement, quel qu’il soit, serait une forme d’expression. Un assassinat politique est certes une forme d’expression, mais cela n’écarte pas pour autant la cour d’assises : en l’occurrence, c’est plutôt même un facteur aggravant, soit que la victime soit dépositaire d’une forme ou d’une autre de l’autorité publique (art. 221-4 CP), soit que les faits soient classés comme actes terroristes (dont le mobile possède indéniablement un caractère politique). Dans cette voie, il faudrait en réalité considérer qu’un attouchement sexuel est aggravé par le fait qu’il s’agisse en même temps d’une forme d’expression, car cette forme d’expression est alors un « contenu haineux », « stigmatisant des femmes », c’est-à-dire que cet attouchement serait une infraction haineuse et non une simple infraction. (Mais le droit français – voyez notre essai « Le féminicide non intime en droit français » ici – ne prévoit pas les crimes de haine contre les femmes, bien qu’il reconnaisse et sanctionne les propos haineux contre les femmes, « à raison du sexe », et bien qu’en outre il reconnaisse et sanctionne plus gravement que les meurtres « ordinaires » les meurtres haineux à raison de la race, de l’ethnie ou de l’orientation sexuelle – mais pas du sexe.)
En outre, c’est comme si l’on pensait que la retransmission de l’acte à la télévision le ferait ipso facto basculer dans le pur domaine de la représentation, dans le domaine exclusif de la loi sur les contenus de presse et autres médias. Un crime filmé serait ainsi un pur et simple contenu audiovisuel hors de la réalité : la victime d’un snuff movie serait une victime irréelle, l’agresseur un criminel virtuel, tout est de la comédie, et la seule infraction reconnue est le manquement déontologique d’une mise en scène stigmatisante envers les femmes. Comme si une vedette cathodique ne pouvait plus commettre d’actes répréhensibles autres que des manquements à la déontologie des médias. Et comme si droit de la presse voulait dire qu’une carte de presse protège de toute incrimination autre que pour délit de presse. – Nous avons abordé une problématique semblable aux États-Unis (Law 22: Pacta turpia are not speech), pays où, dans tous les États sauf un, la prostitution est illégale (pactum turpe) mais où la pornographie filmée, produite en recourant à ce genre de contrats illicite, est prétendument protégée par le Premier Amendement.
On peut s’étonner que le procureur de la République n’ait pas jugé pertinent de poursuivre ces faits. Cela ne dépend nullement d’une plainte, même avec constitution de partie civile, de la malheureuse chroniqueuse : les faits sont notoires et n’ont donc pas besoin d’être portés à l’attention des autorités, qui les connaissent. Nous sommes en présence de faits dont tout porte à croire qu’ils relèvent de poursuites pénales et au sujet desquels l’action de l’État s’éteint avec une simple amende administrative.
Même si des expertises montraient que la main de la chroniqueuse n’a pas exactement touché le pantalon au niveau du sexe, mais par exemple au niveau du pubis ou de l’aine, l’acte n’en serait pas moins – au mieux, c’est-à-dire si cela pouvait avoir la moindre importance – une tentative d’attouchement sexuel, et les tentatives criminelles sont elles aussi condamnées. Les « 3 500 plaintes auprès du CSA » (qui n’ont débouché sur aucunes poursuites) attestent la nature du « message » communiqué par ces faits : de nombreuses personnes se sont senties atteintes par l’agression. Une agression traitée par les autorités françaises en simple manquement déontologique plutôt qu’en infraction pénale.
C’est pour la même raison, pour ces mêmes consciences heurtées, qu’il n’est pas non plus indispensable d’interroger la chroniqueuse, devant des faits notoires en raison de leur diffusion. Non seulement cette personne était dans une situation typique de sujétion professionnelle de nature à créer un obstacle à des déclarations aux autorités, mais en outre on n’admet pas en droit pénal les déclarations telles que « Et s’il me plaît, à moi, d’être battue ? », dans Le Malade imaginaire de Molière ; à savoir, une infraction pénale est caractérisée quoi qu’en pense ou n’en pense pas la victime, car l’atteinte est portée, à travers celle-ci, à l’ordre public, dont les autorités doivent assurer la défense.
Par ailleurs, la publicité de cette dégradation subie est de nature à rendre son caractère plus odieux encore, de sorte que, même au cas où des faits isolés de cette nature pourraient, sans publicité, ne pas représenter une offense particulièrement grave, en revanche une dégradation morale infligée en public est une humiliation bien plus sensible.
Précisons deux points, avant de conclure. 1/ Nous ne prétendons pas que les faits soient à compter parmi les agressions sexuelles les plus graves. 2/ L’amende de 3 millions d’euros est cependant un trompe-l’œil : est-ce même tant soit peu dissuasif, pour une société dont le chiffre d’affaires était de 95,8 millions d’euros en 2021 (135 millions en 2015) ? Pour ce qui en est de l’animateur lui-même, c’est de toute façon l’impunité ; même si l’on nous disait que c’est un pion qui n’a fait qu’appliquer le script, il n’en serait pas moins un exécutant.
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Conclusion
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En conclusion, on voit le double emploi de la répression de la liberté d’opinion et d’expression. D’un côté, le quidam dont le seul tort est d’ouvrir la bouche est traité en délinquant pour de simples prises de parole. D’un autre côté, des privilégiés peuvent être sanctionnés pour des actes comme si c’étaient de simples moyens d’expression. Certains croiront que, grâce à l’action du CSA, confirmée par le juge administratif français puis la Cour européenne des droits de l’homme, l’égalité devant la loi n’est pas un vain mot, que les riches comme les pauvres sont frappés par le glaive de la justice dans ce « contentieux de masse » (selon l’expression du magistrat et député Didier Paris sous la précédente législature) que produit le droit dit de la presse, droit répressif de la parole ; mais ce n’est qu’un trompe-l’œil, et le contraire est vrai. Pour les uns, c’est un « contentieux de masse » ; pour les autres, la voie de l’immunité.
Que ces faits aient été traités par les autorités comme le non-respect d’une obligation de lutte contre les discriminations, c’est-à-dire comme la simple négligence d’une obligation conventionnelle de communication au sujet de valeurs, alors qu’ils sont le déni en acte de ces valeurs, est une faute d’appréciation juridique. La séquence sanctionnée n’était nullement la négligence d’une mission de service public, c’était une véritable attaque contre l’objet de ladite mission – non, par conséquent, une faute par omission mais une faute par commission. Et cette faute par commission ne relève pas des clauses d’une convention de service, mais du droit pénal.