La Lune chryséléphantine: Poèmes
Le recueil poétique La Lune chryséléphantine, présenté ici, a paru en 2013 aux Éditions du Bon Albert et reçu le deuxième prix du Prix Stephen Liégeard 2015.
C’est le quatrième et dernier recueil que nous avons publié par la voie d’un éditeur. Les recueils suivants ont été publiés directement sur ce blog.
Le Bon Albert nous avait été présenté par un ami commun, c’est grâce à nos relations que nous avons pu faire paraître des recueils chez un (micro-)éditeur. Notre tentative auprès des maisons d’édition parisiennes, avec le précédent recueil Opales arlequines, ne reçut que les réponses de refus polies et génériques dues aux gueux, y compris de la part de L’Harmattan, maison qui fait pourtant payer les écrivains qu’elle édite et ne risque donc pas d’essuyer des pertes financières. Je n’ai pas cherché à réitérer l’expérience.
Je n’entends pas, avec la publication en ligne de mes recueils réécrits, donner raison aux pontes de notre culture commercialisée de leur choix de m’appliquer le traitement par défaut, car s’ils avaient pensé qu’une réécriture eût pu sauver quoi que ce fût dans mes vers, ils n’eussent pas manqué de me le dire, au lieu de m’envoyer leur lettre générique de refus (y compris, pour l’un d’entre eux, manuscrite, à savoir, d’une belle écriture à la main polycopiée, ce qui montre une rare cuistrerie et nullement de l’élégance, comme il semble le penser). Pour qu’ils sussent dans quelle mesure un poème versifié peut gagner le moins du monde à être remis sur le métier, il eût fallu qu’il se trouvât parmi eux des gens à qui cette pratique littéraire n’est point étrangère. Or nous savons que la versification leur est étrangère depuis bien longtemps, et qu’ils sont même parfaitement xénophobes à cet égard. Je ne pouvais donc même pas être incité par ces refus à améliorer mon écriture poétique, leur jugement sur ce point étant celui de profanes ténébreux.
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I
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I
Le parc
Souviens-toi du printemps de nos quatorze années.
Les lilas embaumaient le parc luxuriant,
Aux enfants amoureux tellement attrayant
Par ses bosquets profonds, ses vasques surannées.
D’être ensemble si bien deux âmes étonnées,
Étoilés, souviens-toi, de clair-obscur brillant,
Nous vîmes dans nos yeux des pleurs, en souriant,
Partageant vœux secrets, promesses devinées.
En ce jour du printemps, tous les massifs de fleurs
Firent à notre amour don de mille couleurs
Afin que nous sachions quelle grâce est la vie.
Aujourd’hui me voilà sur ces lieux retourné,
Seul, séparé de toi par la route suivie.
Pardon pour le baiser que je n’ai pas donné !
*
II
Si nul ange des cieux ne nous dit ces paroles,
Aux accents ravissant ceux qui les ont ouïs :
« L’amour est descendu dans vos cœurs éblouis
Ainsi qu’une onde pure en de blanches corolles »,
Chacun de vos regards, chastes et doux moments,
Est une effusion de tendres sentiments
Dont le cher souvenir en mes songes essaime.
Un sourire céleste a fait voler mon cœur ;
De ma timidité son éclat fut vainqueur ;
Je sais que vous m’aimez, et vous que je vous aime.
*
III
Vous me faites languir, Madame, et sans raison.
Enfin ! vous qui goûtez la belle prosodie,
Vous que les vers bien faits rendent toute ébaudie,
Que des sonnets galants jettent en pâmoison,
Où sont-ils, mes rivaux en cet art d’oraison ?
S’il n’en est point, le jeu tourne à la comédie.
Et si la nation se trouve d’art grandie,
Retenir les lauriers n’est-il point trahison ?
S’il faut encourager le goût parmi nos gens,
Cultiver ce don-là, dont ils sont indigents,
Examinez l’effet de vos rigueurs extrêmes.
Votre sévérité me met au désespoir.
Soyez la volupté des cours d’amour suprêmes :
Vous trouverez la paix en ce noble devoir !
*
IV
In Pace
I
Hélas, c’est dans les cieux que sont tes lendemains
Et dans l’éternité que tu grandis encore.
Le monde t’avait vue, âme de rose, éclore
Caressant le bonheur dans tes petites mains.
Ô noble ange d’amour pourvu de traits humains,
Pourquoi laisses-tu seul l’univers qui t’adore ?
Nous souffrons, nous pleurons, chacun s’afflige, implore,
Et tout a goût de cendre, et nos rêves sont vains.
Nous n’avons plus de jeux, nous n’avons plus de joie ;
Nous tremblons au malheur que le ciel nous envoie ;
Nul de nous n’aperçoit ce qui nous sauverait.
C’est la captivité, Babylone fulmine,
C’est le désert encore où tout le peuple errait,
La déréliction, catastrophe et ruine !
II
Quoi ! la terre te voit la quitter pour le ciel,
La quitter pour toujours, sans cesser de tourner !
Et nous éprouverions le goût d’y séjourner,
Après un sacrifice aussi démentiel !
Le déluge retient son flot torrentiel !
Le noir Léviathan ne vient pas l’enfourner !
Ô le temps ne peut-il sur ses pas retourner
Et nous rendre la joie, où n’est plus que le fiel ?
La main qui te donnait sa plus tendre caresse,
Las ! se pose aujourd’hui sur un sein en détresse.
Comme saigne ce cœur si pénétré de toi !
Excuse ma révolte et reçois cette offrande ;
Que ne puis-je adoucir, d’un moins débile envoi,
En son cœur maternel une peine si grande…
III
Comme une frêle fleur par le vent détachée,
Comme une fleur qui tombe, à ses sœurs arrachée,
Et qu’appelle vers lui l’azur étincelant,
Comme une fleur qui va dans la nue en tremblant,
Que ne cueille la main, que la main n’a touchée,
Que l’averse n’a point sur la terre couchée,
Comme une fleur qui naît au ciel en s’envolant
Et que porte la brise aux nuages dorés,
Ton enfant est en Dieu ; ton enfant te regarde.
Si tu n’entendras plus ses rires adorés
En ce monde imparfait,
l’Amour divin la garde.
*
V
Quand je veux m’épancher en vers tendres et doux,
Je tremble, à chaque mot, Philis, de vous déplaire ;
Je ne sais si mon cœur est pur, mon âme claire,
Ni si mes sentiments sont bien dignes de vous.
*
VI
Ô laissez-moi pleurer mes ivresses perdues
Alors que la jeunesse a passé sans retour ;
Pleurer un doux émoi, plus beau de jour en jour,
Qui nous voyait unis, nos âmes confondues ;
Un sourire de sœur, ses mains vers moi tendues,
Pleurer un rêve fou de soulas et d’amour !
La jeunesse est finie et j’ai passé mon tour,
Je ne connaîtrai pas les grâces attendues.
Plus vieux de jour en jour, mon cœur n’a plus d’espoir,
Plus d’élan, plus de rêve, et lorsque vient le soir
Je vois en étranger mon passé, sa promesse.
Tant que j’aimais, j’avais encore un avenir.
Mais ce hère, si seul, éploré, sans tendresse,
Quel bien lui reste-t-il, qu’un cruel souvenir ?
*
VII
Présent trop insensé d’un Destin négligent,
Quel chagrin, quelle honte en mon âme asservie !
À qui puis-je avouer le secret de ma vie ?
L’objet de mon désir a des cheveux d’argent.
Las ! faut-il que je sois bien inintelligent
Pour que d’appas plus frais mon cœur ainsi dévie
Et que ce crépuscule attise mon envie,
Qu’une ruine, enfin, me trouve diligent !
Est-ce d’avoir, si jeune, assommé par l’effort,
Bravé les passions, méditant sur la mort,
Que je veuille aujourd’hui d’une telle amertume ?
Ou bien que de ce corps glissant vers son tombeau
Ne montent des parfums plus forts que de coutume,
Échauffant jusqu’à la froideur de mon cerveau ?
*
VIII
Le faune
Ah, que mon chalumeau de roseau dur est triste !
Mais dès que j’aperçois au milieu de la piste
Le dessin de tes pieds, je cueille des bouquets.
Nymphe dont la blondeur est la seule tunique,
À l’affût de tes jeux, satyre des bosquets,
Je rêve à chaque instant, moi, que je te panique.
*
IX
Certes, si votre époux, comme Candaule épris,
En moi voulait bien voir un Gygès incrédule
Pour le faire témoin du joyau qu’il adule,
« Volontiers », lui dirais-je, et j’en connais le prix !
Hérodote I, 8-11
*
X
L’automne est revenu, drapé de feuilles mortes,
Et les jours sont moins longs, l’obscurité grandit,
Les gens rentrent chez eux, le froid les engourdit,
Les boulevards muets m’ouvrent leurs tristes portes. –
Saluons ton retour lugubre et diligent,
Compatissant automne aux lumières d’argent,
Ange annonciateur des funèbres étreintes !
Parmi l’or mat des bois angoissés de leur fin,
Je m’en vais, solitaire, en proie à tant d’atteintes,
Vers la nuit de l’amour, comme au fond d’un ravin.
*
XI
Nos cœurs l’un dans l’autre abîmés,
Comme nous nous sommes aimés !
Je vois encore ton sourire,
Et comme alors mon cœur soupire.
Je pense toujours à nos jeux :
C’étaient, en riant, nos aveux.
– Et les fleurs que tu m’as données
Pour moi ne se sont point fanées.
Leur parfum me rappelle à toi.
– Que j’étais heureux sous ta loi !
Mais je ne sais pas – ô comprendre ! –
Ce qui brisa ce nœud si tendre,
Ce qui m’a de toi séparé…
Qui de nous a le plus pleuré.
Je crois que des mots m’échappèrent,
Des mots fous qui me désespèrent.
Et comme si rien ne restait
Du rêve qui nous exaltait,
Chacun reprit ses habitudes.
Au lieu d’amour, deux solitudes !
C’était un jeu, n’est-il pas vrai ?
Dis-moi que non, je le croirai !
– J’ai gardé toutes ces années
Les roses que tu m’as données ;
Dans mon cœur, dans mon souvenir,
Tant de beauté ne peut finir…
*
XII
Des lanternes vénitiennes,
Une nuit de bal en été.
Je voudrais tant que tu retiennes
Contre toi mon cœur exalté.
Ne serai-je rien dans ta vie ?
Je n’ose pas me déclarer.
Toi que j’aurais partout suivie,
Tu pourras toujours l’ignorer ?
Et tu passeras sans comprendre,
Toi pour qui j’aurais tout donné,
Tout ce que je devais te rendre,
Tout ce qui t’était destiné ?
Le bonheur de t’aimer, la joie
De connaître ce sentiment
Qui m’élève quand il me ploie,
Veut mon éternel dévouement.
Et j’ai si peur de perdre l’âme
Si tu ne prends ce qui t’est dû,
Si je ne peux offrir ma flamme
Pour t’être à jamais confondu ! –
Apaise, ô nuit étincelante,
Ma trop grande fébrilité,
Accorde à mon âme brûlante
L’ombre de ton immensité !
*
XIII
Galatée lointaine
Quatrains
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Commisération
Ô toi la compassion même,
Qui plains ceux qu’atteint le malheur,
Tu pleurerais de tout ton cœur
Si tu savais comme je t’aime !
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Le jars
Sur un tableau du musée d’Oslo
Le jars qui voit passer son peuple migrateur
Dans le ciel automnal, lié par une corde,
N’est pas plus malheureux, plus triste que mon cœur
Soumis à cet amour pour toi dont il déborde !
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Quand je vois que d’aucuns, en liens trop étroits
Avec vous, n’ont pas même une face pâlie,
N’ont pas l’air obsédé par une âpre folie,
Je comprends mieux comment des borgnes sont nos rois !
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Puisque tu ne veux point de mon amour fidèle,
T’en éjouir serait signe de vanité ;
Mais moi qui chaque jour souffre par la plus belle,
J’aurai raté ma vie, et c’est là ma fierté !
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Si j’étais un roi maure en sa cour de Séville,
Et que tu fusses mienne – on peut toujours rêver –
Mille épouses perdraient le goût de se lever,
Sûres de ne plus voir mon œil qui s’écarquille !
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Sur un îlot comme une fleur,
Si tu m’y donnais ton suffrage
En te pressant contre mon cœur,
Que je voudrais faire naufrage !
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Dites-moi qu’elle dort en un château dormant
Gardé par un dragon dans un hallier d’épines ;
Alors je baiserai ses lèvres purpurines ;
Mais ne me dites pas qu’elle a son jugement !
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Il faut souffrir pour être belle ?
Et moi qui m’afflige en tout lieu !
Comme elle est à plaindre, mon Dieu !
Personne ne souffre autant qu’elle.
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Enfant, il m’en souvient, j’imaginais longtemps
Dans un Éden lointain une parfaite idylle.
Quand parurent, plus tard, tes appas éclatants,
Pantois je reconnus l’âme sœur de mon île !
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Le vain conseil rassis, que je crus bon de suivre :
J’ai fait le tour du monde et n’ai pu t’oublier.
Quels que soient les tourments et l’échec, mon cœur ivre
En roseau délirant ne cesse de plier !
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Eussé-je quelque crainte envers sa chasteté,
Piqué j’entreprendrais aussitôt sa conquête,
Mais pour être jaloux elle n’est point coquette.
J’admire sa pudeur, je hais ma lâcheté !
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Ne croyez pas mes feux endormis sous le sceau !
Mais depuis vos rigueurs mon air est si morose
Qu’une femme rirait si j’osais quelque chose.
Je finirai peut-être où commença Rousseau† !…
† Les confessions, début du troisième livre.
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La chair est si peu triste, hélas, qu’elle me tente
Quand ta rigueur m’accable et m’ôte tout moyen ;
Les livres, j’en ai lu je ne sais pas combien,
Mais je reste en amour un pauvre dilettante.
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Oui, je puis me flatter que tu me distinguas,
Que tu me fis entendre être fort prévenue.
Mais c’était malgré toi, bonne et douce ingénue :
Tu ne peux réparer tes immenses dégâts !
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Bénédiction du chevalier servant
Étendu devant vous bras en croix, face à terre,
J’entendrai le latin qu’un rendu nous lira.
Béni de vous garder dans mon cœur solitaire,
Tout ce que je ferai pour vous réussira.
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Les jours nous sont comptés. Sans doute, un beau matin,
La flatteuse vigueur aura triste visage,
Et même avant son temps, faute d’en faire usage !
La vertu qui te plaît me vaudra ton dédain.
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Elle m’a laissé seul trop longtemps à chanter.
Quel dépit, quel dégoût pour la force caduque
Quand ma chanson finit un jour par la tenter,
Et qu’au lieu d’un amant elle embrasse un eunuque !
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Vois, je n’eus de vertu que le temps de creuser
La fosse où s’engloutit ma misère spectrale.
Je suis cette momie avide et sépulcrale
Qui veut connaître enfin le goût de ton baiser !
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Tu est une autre
– Votre visage hier évoquait certain conte,
Aujourd’hui vous avez un tout autre profil ;
Or laquelle des deux êtes-vous ? qu’en est-il ?
– Deux ? Attendez demain : vous êtes loin du compte !
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XIV
Autres Quatrains
Le docteur me voyant hâve, les traits tirés,
Conseilla du repos à la montagne, en cure.
Oui, dis-je, c’est mon vœu ! bien loin, dans la nature,
Que ma peine s’exhale en chants désespérés.
Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours… (Alfred de Musset)
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Les brahmes, véritables dieux
Sur la terre, avaient l’âme chaste ;
Mais leurs enfants n’étaient pas d’eux,
Ils ne purent sauver leur caste.
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Qu’est donc le Taj Mahal ? La lumière du jour
Sur le sein de la mort, le tombeau d’une femme.
Son époux l’a pleurée, et de toute son âme ;
La sagesse d’Allah a permis cet amour.
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Je suis du Languedoc : si j’ai le profil grec,
Je me sais tout de même une âme sarrasine.
De mon ancêtre Eldin† j’ai reçu, sans lésine,
Le don de m’enflammer comme du bois bien sec.
† C’est le même nom qu’Aladdin !
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Si j’étais convaincu, quand elle s’est offerte,
Qu’une femme pût vivre en dehors de ma loi
Et se bien consoler d’une si grande perte,
Je n’aurais pas pitié d’elle plus que de moi !
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Lourdes
C’était le vœu de qui devait changer de peau
Et, devant sa débâcle, expier, être austère.
Mais quelle place prendre au milieu du troupeau ?
Les insultes pleuvaient sur mon cœur solitaire.
*
XV
Le costume d’Ève
Ta vénérable aïeule, une attique matrone
Ou sa nièce latine, endossait, au dehors,
La calyptra, le sceau digne de sa personne,
La dérobant aux yeux du manant, des butors.
Leur fille, un peu plus tard, paraissait sous un voile
Ou bien une mantille, une mante, ou le loup ;
Eût-elle la splendeur de la plus belle étoile,
C’était assez qu’un seul en essuyât le coup.
Oui, voilà ce qu’était naguère la toilette !
Et leur petite-fille, il n’est pas si longtemps,
Ne sortait pas sans mettre au chapeau sa voilette,
Qui rendait indistincts ses attraits éclatants.
Mais toi, tu vas et viens dans le costume d’Ève
– Quasiment ! –, tous voyant ton charme ensorceleur ;
À quel danger s’expose un regard qui se lève
Quand tu passes ainsi, te l’apprend mon malheur.
*
XVI
Du mérite
la colère du rang contre le mérite (Stendhal)
Si ton ambition, jeune homme, est élevée,
Que ma plume t’enseigne une voie éprouvée :
Recours au fascinum autant que tu pourras.
Un aspect cornichon est de nul embarras
(Je ne te parle point ici de ta prestance :
Elle n’aura jamais qu’une faible importance)
Et telle asymétrie aisée à constater
Est bien normale et ne doit pas t’inquiéter.
Tu me comprends, esprit indompté, solitaire ;
Ton angoisse d’enfant ne m’est pas un mystère.
Gagne-toi les faveurs, et ta place au soleil.
Quand d’aucuns prétendront te donner ce conseil
En taisant le moyen du plus grand avantage,
Savoir en écartant les doutes de ton âge,
Tu sauras qu’ils pouvaient faire ton désespoir
Si tu n’étais vraiment certain de ton pouvoir.
–
Dans la préaucratie, où le bachoteur monte,
Recours au fascinum à chacun de tes pas !
Si tu crois que l’amour ne te le permet pas,
Ce scrupule ne peut te sauver de la honte.
*
XVII
Lex
Aldhane, fille, ayant mis au monde Merlin
Et tu devant la cour dûment instituée
Le nom du séducteur (car c’était le Malin)
Devait, suivant la loi, ou bien être tuée
Ou, parce que sa faute introduit le déclin,
Se faire sur le champ vile prostituée.
*
XVIII
Je ne vois pas comment l’on peut tromper sa femme.
Vous avez avec elle un rapport régulier –
Mettons qu’une ou deux fois par semaine elle pâme
Entre vos bras – eh bien, il serait singulier,
Si vous avez ailleurs jeté votre semence,
Qu’elle n’observât point comme la quantité
Que vous lui servez là n’a pas cette abondance
Qui la porte si bien à la félicité.
Elle voudra savoir si vous êtes malade !
À moins qu’elle ne songe à votre thème astral,
Au flux de la marée, à quelque galéjade
Que vous débiteriez d’un ton professoral…†
† La solution du paradoxe se trouve dans notre livre The Science of Sex: Psychology and Competition, de 2016. La quantité de sperme éjaculée n’est pas principalement une fonction « mécanique » intuitive mais une fonction « téléologique » dans le cadre de processus de « compétition spermatique ». (En gros, un homme éjaculera la même quantité de liquide séminal dans deux rapports consécutifs avec sa maîtresse puis sa femme, tandis qu’il éjaculera une quantité décroissante au cours de rapports consécutifs avec la même femme.) Si même le tractus féminin peut être supposé suffisamment « précis » pour faire la différence entre la quantité de deux éjaculats. On admettra que ce tractus est particulièrement sensible, pour des raisons évidentes, mais que cette sensibilité rende possible la transmission au cerveau d’une information de cette nature était sans doute déjà une hypothèse hardie, même dans un modèle mécanique. Le poème est bien sûr à prendre au second degré : qui pourrait douter que les femmes sont trompées ? (2025)
*
XIX
Éprends-toi d’une femme au-dessus du troupeau
Et fais de ton serment l’aune de ton mérite ;
Opiniâtre-toi dans un rêve trop beau,
Le cœur tout dolent, l’âme expectante et contrite ;
Ne cesse pas de croire, au nez des rodomonts,
Qu’en ce monde tu vins pour t’y montrer fidèle,
Et qu’il faut récolter après que nous semons ;
Repousse tout plaisir qui ne te viendrait d’elle.
Comme ce sexe est faible, elle doit te céder
À la fin, c’est normal. Cependant ta posture
Aura d’abord fini par te déposséder
De ta vigueur. Alors ? Tant mieux. Tant pis, Nature !
*
XX
Le dieu-vampire
Le soleil dans sa chute, en diamants de feu,
En gerbes de rubis évanescents éclate
Sur le miroir stagnant du Cénote écarlate.
Le soupir des forêts s’exhale peu à peu.
En l’azur envoilé de pourpre camaïeu,
Comme après l’holocauste arde la pierre plate,
La nuit a bu le sang du jour et se dilate,
Tonatiuh s’éteint ; s’élève un autre dieu.
Gouffres cyclopéens, cavernes éthérées
Soufflent des tourbillons de stryges altérées,
Essaims silencieux, par leurs mufles béants ;
Et de l’abîme noir, du profond labyrinthe
S’enfonçant dans la terre en limaçons géants,
Jaillira Camazotz à la hideuse étreinte.
*
XXI
Les zouaves à Veracruz
Où l’aigle mord, crachant et déroulant ses nœuds,
Le serpent qui se tord en sifflements de rage,
Les zouaves français abordent au mirage
Surplombé par les pics de monts fuligineux.
D’écarlate et d’azur dans le jour lumineux,
Quel obstacle pourrait dominer leur courage ?
Non, la nuée altière, augure de l’orage,
Ne les fléchira point sous son vol moutonneux.
À travers les halliers où plane le vampire,
Les cañons colossaux d’un fantôme d’empire,
Napoléon déploie un ost en diamant.
Et Maximilien à la barbe dorée,
Ainsi que Zorrilla le grave au firmament†,
Dans la légende, en preux maudit, fait son entrée.
† Le célèbre écrivain espagnol José Zorrilla fut poète de cour sous le règne de Maximilien Ier du Mexique. Il écrivit sur Maximilien et le Mexique le long poème « El drama del alma ».
*
XXII
Magnus de la Gardie
Non, Magnus, chancelier du trône suédois,
Que tu fusses l’amant de la reine Christine,
Ce n’est point à cela que ma plume destine
Un hommage vibrant au plus grand des Audois.
– Je crains tant d’échouer que m’en tremblent les doigts –
Si Ponce, ton aïeul à l’âme adamantine,
N’avait quitté le mas de sa terre latine,
Quel Français eût reçu les vers que je te dois !
Upsal, où ta sagesse insigne l’a conduite,
A la Bible d’argent, par Ulfila traduite
En idiome goth, jadis sacramentel.
Et tu fus le soutien d’un esprit des plus nobles,
Rudbeck, qui dédia son ouvrage immortel,
Sa nordique Atlantide au fils de nos vignobles !
*
XXIII
Gargouilles à Manhattan
Surplombant la rumeur de la vaste cité
Qui telle un diamant dans la nuit étincelle
Et lance à l’univers l’éclat qui l’ensorcelle,
New-York, son grand tumulte et sa célérité,
Contienne l’air du soir tant d’électricité,
Le difforme animal dont la gueule ruisselle,
Qui domine le gouffre et jamais ne chancelle,
Atone, est accroupi, couvert d’obscurité.
Habitant des créneaux, sous la flèche gothique,
Paraissant détenir un secret fantastique,
La gargouille contemple et la foule et le ciel. –
Ô grotesques démons exhalés des ténèbres,
Indifférents témoins du malheur éternel,
Vous grimacez sur nous et nos destins funèbres !
*
XXIV
Minneapolis-sur-Seine
Voyez le billet ici.
*
XXV
La chute des Arabes du Congo
D’après The Fall of the Congo Arabs (1897), par Sidney Langford Hinde, capitaine dans « l’État indépendant du Congo », chevalier de l’Ordre royal du Lion.
Voyez le billet ici.
*
XXVI
Le rescapé d’Oman
Voyez le billet ici, où ce poème a été mis en ligne sous un titre alternatif « Le survivant du Yémen » (avec les raisons d’un tel flottement, à savoir que les faits historiques réels sur lesquels le poème est fondé se sont en réalité produits au Yémen).
*
XXVII
Les mystères de Bandar Seri Begawan
XXVIII
L’union mystique
XXIX
Mina de Batavia
Voyez « Le Diwân » ici.
*
XXX
Lesseps
C’est l’homme d’une idée, ergo c’est le grand homme.
Vous qui riez déjà, faites un peu la somme
De tous les livres lus par vous, et dites-moi
Quelle idée en jaillit dans votre tête. Eh quoi !
Que me déclamez-vous vos gloses byzantines,
Ces jeux pour écoliers, ces leçons enfantines :
On pourrit, avec ça, pendant quatre cents ans
Et puis on disparaît après deux mots plaisants.
Lesseps, c’est le grand homme, il a changé le monde,
C’est par sa volonté que cette terre est ronde !
Il a bouclé la boucle avec le feu sacré,
Avec la vision d’un esprit libéré,
Hors des sentiers battus ; de son pas solitaire,
Il a suivi la route inconnue au vulgaire.
Il avait devant lui le but, la mission,
C’était son leitmotiv, sa seule passion :
L’idée était Lesseps, Lesseps était l’idée,
Une idée incroyable et si coordonnée
Qu’il fallait qu’elle fût aussi réalité
Par l’acte de Lesseps, son organe entêté.
Que vouliez-vous qu’il fît des auteurs à la mode
Du jour au lendemain déjà plus vieux qu’Hérode,
De ces ratés contents, enflés, bavards, en toc
Qui touchent leurs cachets au ministère ad hoc,
Et de tout ce parti dit de l’intelligence
Qui n’est qu’un vil rebut, de la pire indigence ?
Intelligence, soit, mais avec l’ennemi :
L’ennemi du génie accablé, las, blêmi !
Voyez Lesseps en proie à ses tortionnaires,
Les financiers véreux, les hauts fonctionnaires,
Les politiciens, ce lugubre magma
Qui lui fait dégorger tout le sang : Panama !
Panama, Panama ! Les hâbleurs contre l’âme,
Les pets-de-loup élus et la basoche infâme,
Les crochets bien plantés dans la chair du héros,
Remplissent les égouts de leurs ventres bourreaux,
Vivant sur le génie en sales parasites !
Par d’ignobles moyens, des brigues illicites,
La nullité s’acquiert un air condescendant :
Sa pompe, c’est le trou du moustique obsédant !
*
XXXI
Je n’ai pas oublié Chaville, près des bois,
Ses pavillons fleuris de lilas et de roses,
Les jardins chatoyants de nos amours écloses…
Je n’ai pas oublié, j’y pense bien des fois.
Qui d’autre connaîtra volupté si suave ?
J’en demande pardon à la postérité,
Chaville est le pays où croît la liberté :
Celui qui n’en est pas a tout pour être esclave.
Ailleurs, qui recevra pareille élection ?
Avoir eu le bonheur de grandir à Chaville,
C’est devenir celui pour qui tout est facile,
À qui donne l’Amour sa prédilection.
Sous un ciel enchanteur, que les filles sont belles !
Ô Cassandre, ô Philis, avez-vous oublié
Que je vous fus, riant, à tout jamais lié ?
Je me rappelle, moi, ce jeu grave, ô cruelles !
Cruelles, est-ce vous qui donnez de la voix :
Il me fallait choisir, j’étais bien peu sincère !
Sincère, je l’étais tellement que la terre
Ni le ciel n’aurait pu me décider au choix.
Mais vous ne parlez pas et je m’illusionne ;
Je suis seul, loin de tout, loin de l’Éden en fleurs,
Vivant dans je ne sais quel monde sans couleurs.
Mon cœur veut s’épancher et ne trouve personne.
Que d’amis, que d’amour, de rires et d’émois,
Que de printemps joyeux, de rêveurs clairs de lune !
Que j’y retourne encore une heure, une seule ! Une !
Quelle brume m’a pris Chaville près des bois ?…
*
XXXII
Ses jours de passion sont des jours pleins d’angoisse ;
Un malaise profond le tourmente, le froisse,
L’accable, mais il rit, car il voudrait pleurer ;
Peine ou soulas, son cœur ne peut rien endurer.
Pourtant, le souvenir de ce temps a du charme !
Quand il veut surmonter ses faibles, quand il s’arme
Contre les violents délires de l’amour,
Son existence prend alors un nouveau tour :
La paix entre en son âme, il goûte une sagesse
Prodiguant à l’esprit ses dons avec largesse ;
Son mal-être prend fin, le doute est emporté,
Il conçoit cet état comme la Vérité.
Le temps passe, il est mûr, il moque ses folies.
Mais le temps passe encore, en vagues affaiblies,
Et l’attrait du désir n’est jamais bien vaincu :
Il songe et puis un jour dit qu’il n’a pas vécu.
*
XXXIII
Agir, je ne le puis sans un auxiliaire,
Mais les valets rendus il n’est plus de seigneur,
Et je dois contempler la kermesse vulgaire
Quand de géants désirs me labourent le cœur ! –
Dans son souris, hier, que de belles promesses !
Il faut que je sois fou pour en croire mes yeux.
Non, elles disent vrai, les hautes allégresses
Qui me chantent, depuis, des airs délicieux.
Que faire ? Que vouloir ? La fenêtre est bien close ;
La porte, sans sa clef, jamais ne s’ouvrira ;
Ses amis sont d’accord pour traverser ma cause,
Où donc est le Crispin qui me les distraira !
Hélas, elle sait bien, pourtant, ce que j’éprouve :
Tel geste imperceptible était tout à fait clair.
Et comment se fait-il alors qu’elle ne trouve
Quelqu’une à m’envoyer quérir comme l’éclair ?
Va, tais-toi, fanfaron, ces jactances sont vaines.
Mais je donnerais tout pour la voir un instant !…
Toujours tu porteras ces invincibles chaînes,
Et tu les baiseras toujours, en sanglotant !
*
XXXIV
Un sourire
Un sourire, dis-tu, décide de ton sort :
Depuis dix ans, un charme ineffablement fort
Gouvernerait ta vie, et toutes tes pensées,
Si je t’en crois toujours, avides, oppressées,
Voleraient sans répit vers l’objet singulier
Que tu n’as plus revu sans pouvoir l’oublier…
– En effet.
– Je ne sais s’il faut pleurer ou rire.
Concevoir ça : dix ans sous l’effet d’un sourire !
– Dix ans, et plus encore ! Il faut bien l’accepter
Puisque ce souvenir ne me veut point quitter.
Un sourire, oui, mais tel qu’il fit trembler mon âme
Et que, toutes les fois que j’y pense, je pâme ;
Mais tellement puissant que, s’il avait duré,
Tu n’aurais devant toi qu’un esprit égaré ;
Un souris, le plus beau des moments de ma vie :
À peine une seconde, et que n’ont point suivie
D’autres douces comme elle, à croire que mes yeux
Se sont fermés à tout ce qui vit sous les cieux
Depuis ce jour, ou bien que désormais personne
N’aura gratifié mon cœur, qu’elle emprisonne,
De pareilles faveurs, et qu’il n’est plus pour moi
De sourire en ce monde auprès d’un tel émoi !
Avoir vu ce sourire et quand même fait taire
Le désir subjuguant de me jeter à terre,
À ses pieds, aussitôt, lui jurant son bonheur,
Eussé-je dû passer pour un fou, sans honneur,
Cela reste le point dont j’ai le plus de honte.
Car je fis prévaloir sur le seul bien qui compte
De sottes vanités et des mots de néant.
Ainsi, puisque j’ai craint un geste malséant,
Il convient que j’expie, en amant solitaire
Qui ne peut décider s’il prie ou désespère.
Ce sourire, ce n’est pas de quoi se vanter,
Mais cela change tout, et je veux le chanter,
Qu’importe si l’on doit rire d’un tel spectacle.
Parce qu’un tel moment, crois-le, c’est un miracle !
Dieu n’en concevant plus de son côté – pourquoi ? –
Je vais vers ce qui peut m’affermir dans la foi.
Et je le dis bien haut : si j’avais vu les ondes
Ouvrir et refermer leurs tentures profondes,
Débusquer les démons des fous et des pourceaux,
Multiplier les pains et marcher sur les eaux,
Béat j’aurais suivi le troupeau des fidèles !
Ce qui m’a frappé, moi : d’angéliques prunelles
Effusant jusqu’au cœur leurs flammes de clarté.
Qu’elle m’ouvre le ciel de la divinité
Ou me laisse gémir dans la nuit ténébreuse,
Elle décidera si ma vie est heureuse,
Si j’ai cause de croire, ou si je ne suis rien…
– Ne voudrait-elle pas que tu fisses le bien ?
Et si ta convoitise, au fond, était mauvaise ?
– J’ai gagné de savoir, par dix ans de malaise,
Que le bien ne serait pas plus à respecter
Pour peu qu’on en jugeât sur ce qu’il doit coûter…
*
XXXV
Corps médical
J’arrivais au collège, à peine. Un bruit courait,
Dont s’amusaient beaucoup les grands. Qui le croirait :
Certain collégien de quatorze ans, non, treize,
Réglementairement avait, mal à son aise,
Subi l’inspection de ses moindres défauts ;
L’infirmière scolaire est l’objet du propos :
Il pensait cette épreuve arrivée à son terme
Quand elle demanda… Quoi ? S’il avait « son sperme ».
– Je ne sais pas. – Alors masturbe-toi ce soir.
Je pense qu’il suivit l’ordre ; il ferait beau voir
Que non ! L’autorité de la science est telle,
Il devait obéir. (En s’excitant sur elle ?)
Méconnaissant la cause, en ignorant l’effet,
Je me fis quant à moi révéler le bienfait
De la main comparée à poigne simienne ;
Son initiatrice est donc aussi la mienne.
Il ne serait pas dit que je resterais coi
À cette question si cruciale en soi.
(Espérais-je en secret que lançant, à l’épreuve,
Un oui bien net, je dusse en apporter la preuve ?)
Cinq ou six ans plus tard, nouvelle inspection :
L’infirmière me pose une autre question.
Vous me direz un jour si cela vous étonne,
Elle voulait savoir, cette brave personne,
Las ! si j’utilisais… Quoi ? Le préservatif.
De crainte de paraître un poil intempestif,
Je répondis : « Bien sûr ! » ; pour le coup, sur sa fiche
Un grand P fut porté : fraude, mensonge, triche !
Je répondis « bien sûr » mais, à la vérité,
L’instrument ne m’était d’aucune utilité,
N’ayant jamais eu l’heur d’en pouvoir faire usage !
Et je ne savais trop qu’en penser à mon âge…
Aussi, la question m’assomma, je pâlis,
Les destins sans retour se voyaient accomplis :
Malgré tous mes efforts pour séduire des femmes,
Camarades de classe et dédaigneuses âmes,
J’étais dans mon genus un cas de nullité
Que la Nature hait et repousse, un raté
Qui n’utilise pas le plastique, et pour cause !
J’aurais été Werther, ma séance était close :
Après un tel éclair révélateur sur moi,
Comment ne pas vouloir fuir le glaçant effroi ?
Dieu merci, j’en causai, pour me sauver du Diable.
Entendant mon récit, une âme charitable
Me dit que, dans son cas, il n’en fut point parlé,
Le mot « préservatif » ne fut articulé.
Ô joie ! ô quel bonheur ! La bourde prometteuse !
La question, en fait, m’était plus que flatteuse !
On avait en moi vu le beau Don Juan fatal
Que je promettais d’être, ah c’est monumental !
*
XXXVI
Nuage d’hélicoptères
XXXVII
Retour au civil, ou L’histoire d’un tueur en série
Voyez le billet « Guerre du Vietnam » ici.
*
XXXVIII
Cendre verte
Je sais que j’ai passé le point de non-retour.
Et si j’ai pu quitter ce délire sauvage,
Je sais bien qu’il faudra que j’y revienne un jour,
Car je suis l’ennemi d’un monde qui m’outrage.
Certes, je reculai, tant ce dérèglement,
Puissant dérivatif au poison de ma haine
Pour la routine absurde et son accablement,
Prit, avec l’habitude, un aspect de géhenne.
Quelles hauteurs, d’abord, dans le songe éveillé,
Dans la possession de terres inconnues,
Accueillantes ! Quels jeux pour l’esprit égayé,
Pour le moi qui s’étend à l’échelle des nues !
C’est donner, conquérant d’un plus noble univers
Enfin débarrassé de toutes ses scories,
À son morne destin des succès sans revers,
À sa soif de beauté des palmes refleuries.
La Beauté pour seul guide, être le souverain
D’un lointain paradis se donnant à notre âme,
L’Idéal embrassé si fort, d’un tel entrain
Que l’on voudrait mourir fondu dans cette flamme,
C’est la source de tant, oui ! de tant de plaisir
Que l’orgueil en devient la garde nécessaire.
Ce qui ne connaît point le rêve doit moisir
Dans l’hectique et puant pourrissoir qui l’enserre.
Mais qui voit apparaître, en un long rituel,
Une perfection de quiétude aimée,
Jouit de son idole et se montre cruel
Pour la foule profane, et comme inanimée.
Il revient du sommeil accablé par le bruit,
Par le foisonnement d’un marché qui lui crie
La médiocrité de l’humain ; il la fuit
Avec des mots secrets de franc-maçonnerie,
Méprisant, haïssant les non-initiés
Un peu plus chaque jour, certain de la sagesse ;
Quel écœurant troupeau que ces suppliciés
De l’ennui, ne pouvant aimer avec largesse !
C’est seulement loin d’eux qu’il se retrouvera,
Dans l’extase buvant l’onirique fumée,
Et dans l’obscurité douce qu’il goûtera
La pipe de jasmin en tremblant allumée.
Mais voilà, plus ce culte au bonheur est rendu,
Plus la réalité devient cauchemardesque.
Je daubai sur le monde en l’appelant tordu,
Puis j’eus peur, j’eus très peur de ma cible grotesque.
Je ne pouvais croiser personne sans frémir,
Sans voir dans les regards une flamme assassine.
Je me sentais si haut : non, l’homme, sans blêmir,
Ne pouvait endurer majesté si voisine !
Cela devenait fou ; d’ailleurs, je savais bien
Que l’on n’ignorait pas dans quel état critique
J’étais ; et chacun donc, me traitant comme un chien
Malade, de frapper son coup bas, diabolique.
C’est moi, poète, moi qu’on traita de robot,
Parce que j’errais seul dans la cité du vice !
C’est moi que l’on voulut convaincre de nabot,
Dans ce harcèlement, cet ignoble supplice !
Själakamp†, le complot des pantins contre moi :
Par la suggestion, les venimeux murmures
Dans le dos, et les mots taraudeurs, et la loi
Du plus lâche, ô le tas de viles pourritures !
Cela devenait fou, je me suis donc sauvé.
Une mystique ad hoc, un brutal ascétisme
Forcèrent le poison dont j’étais abreuvé.
Je vécus quelque temps dans un noir fanatisme.
Triomphant de mon moi, j’en tirai vanité,
Car c’était bien toujours le mépris de ce monde
Qui m’élevait plus haut, plus haut que la cité,
Vers le trône de Dieu, contre le siècle immonde !
Mais j’ai passé, je sais, le point de non-retour.
L’ambition me ronge et j’ai gâché ma vie,
J’ai perdu trop de temps, et ne suis bien en cour,
Pour glaner les honneurs que l’imbécile envie,
Et puisque cela fait qu’on me traite en laquais,
Que l’on peut se payer de la condescendance,
Et puisque je n’ai plus la foi, que je manquais
À mes vœux, que je suis pourri de décadence,
Je sais bien qu’il faudra que j’y revienne un jour…††
† Strindberg : « le combat des âmes ». Dans cette transposition au plan spirituel et paranormal de la lutte darwinienne pour la survie, l’écrivain suédois a forgé cette expression en vue de décrire les malheurs de sa vie, de manière comparable au Rousseau juge de Jean-Jacques.
†† Une certaine considération m’induit cependant à penser que ma situation, relativement à celle de mes contemporains, n’est pas si grave, car, au cas où l’abus ici décrit m’aurait « déglingué », je suis assuré qu’un autre n’a pas non plus laissé indemne les hommes de ma génération. Cette autre « abomination », que je ne prétends certes pas ne pas connaître moi aussi, est, selon l’immortel Kant, dans sa Pédagogie, irrémédiablement grave : « Rien n’affaiblit plus l’esprit et le corps de l’homme que la forme de volupté tournée vers elle-même ; elle est en totale opposition avec la nature humaine. D’elle non plus il ne faut faire mystère au jeune homme. Il faut la lui représenter dans toute son abomination, lui dire que par elle il provoque la plus grande ruine de ses forces physiques, qu’il attire sur lui une vieillesse précoce et que son esprit en subit de graves atteintes, etc. » Je ne vois pas ce qui pourrait être pire. Que ceux qui voudraient me reprocher l’abus des forces que Dieu m’a données examinent s’ils ne sont pas eux-mêmes, dans la fleur de l’âge, ces vieillards décrépits à l’esprit taré dont parle le philosophe.
*
XXXIX
Invasion
Auch könnte unmöglich, wenn diese Welt von eigentlich denkenden Wesen bevölkert wäre, der Lärm jeder Art so unbeschränkt erlaubt und freigegeben sein, wie sogar der entsetzlichste und dabei zwecklose ist. – Wenn nun aber gar schon die Natur den Menschen zum Denken bestimmt hätte, so würde sie ihm keine Ohren gegeben oder diese wenigstens wie bei den Fledermäusen, die ich darum beneide, mit luftdichten Schließklappen versehen haben. (Arthur Schopenhauer)
Tu ne peux échapper à ce grésillement
Qui franchit les cloisons et partout s’insinue,
Ce bruit qui te conduit presque au vomissement,
Cette horrible marée, insane et continue,
Ce taraudage affreux qui dégoutte des murs !
Quand tu lis dans ta chambre, il vient d’un autre étage,
Nauséeux clapotis de fruits tombant trop mûrs ;
Quand tu vas au salon, t’y poursuit le battage :
Le voisin d’à côté, vieux fou, n’éteint jamais.
La machine à palabre a des mains colossales.
Si le silence est d’or – ah, comme tu l’aimais ! –
Les paroles sans fin sont de la rouille, et sales.
Quand tu fuis aux waters, la ventilation
T’envoie un air pesant d’infernal borborygme.
Tu ne peux échapper à la pollution
Par le bruit, devenue un nouveau paradigme.
Quel placard ténébreux, clos à cet univers,
Quel humble cagibi t’ouvrira son refuge ?
Où jouir d’un repos de prés lointains et verts,
D’une sérénité de jardins fébrifuge ?
Fais toi-même du bruit, chuchote ton démon,
Couvre de décibels bien à toi ton martyre !
Mais si je me livrais à cet abus sans nom,
Si j’opposais, dis-tu, l’escalade au délire,
Je ne me croirais pas digne de vivre heureux ;
Et sans l’être aujourd’hui, tant j’ai besoin de calme
Et tant je dois subir mille voisins fiévreux,
Du moins puis-je espérer, innocent, cette palme !
« Regarde, maintenant ! car je suis un Esprit
Venu de loin et j’ai des pouvoirs insolites. »
Soudain les murs rendus lucides, il comprit
Quel cauchemar c’était que tout !
Des satellites
Habités, dans l’espace, avaient jusque chez nous
Envoyé les essaims de leurs crabes difformes
Aux pinces et suçoirs dégoûtants, aux genoux
Cagneux, aux bras ballants, aux bedaines énormes.
Qui dira le succès de leur invasion ?
Chaque crabe pouvait d’un claquement de pinces
Se métamorphoser en télévision.
Nos chances de salut aujourd’hui sont très minces.
Le pauvre hère vit, dans les appartements,
Inertes, ses voisins cloués sur des causeuses,
Le crâne perforé de hideux téguments,
D’où coulaient à grands flots leurs méninges vaseuses
Vers le cloaque noir des goulus crustacés ;
Et le grésillement infini, monotone,
C’est le bâfrement long des cancres engraissés
Qui pompent nos cerveaux de bétail à la tonne !
Non, n’ouvre pas la porte au voisin souriant :
Il vient t’assassiner, âme par trop discrète !
Il n’entend pas chez toi le son stupéfiant,
Ce bruit d’homme déchu : d’où sa haine secrète.
N’ouvre pas ! n’ouvre pas ! car il est commandé
Par les monstres ; dis-lui que d’un moment à l’autre
Doit passer le marchand de ton écran 3D,
Le même que celui sous lequel il se vautre !
*
XL
Aux supérieures intelligences extraterrestres
Sagacités supérieures,
Nous savons que vous existez.
Au juste en quoi vous consistez,
Pour être plus grandes, meilleures,
C’est ce qu’on ignore toujours.
Pour pénétrer autant de choses
Que vous, saisir autant de causes,
Nos bulbes sont bien un peu courts ;
Notre soif reste inassouvie.
Puisque vous avez le savoir,
Vous nous apprendrez comment voir
Et donner un sens à la vie.
Vous avez ce qui fait défaut
Sur la terre notre planète :
Votre conscience est plus nette,
Votre jugement comme il faut.
Apparaissez, je vous en prie !
Vous n’avez pas besoin de nous
Mais, sans vous, nous devenons fous,
Nous sombrons dans la barbarie.
Le pourquoi, vous nous l’apprendrez ;
Le comment, vous savez le faire ;
Votre existence m’est si chère,
Je sais que vous me comprendrez !
.
II
UNE ADOLESCENCE
.
XLI
Ce siècle avait seize ans dans le cœur de la belle.
Elle avait trop vécu, déjà, si lasse qu’elle
N’aimait plus rien. La pierre occupait tout son sein.
Sa jeune chair, empreinte à jamais du malsain
Toucher de l’être impur, rejetait l’existence.
Jeune, elle avait voulu, après la folle transe
D’une passion noire avec un chaste amant
Qui vivait de soleil, étrange immensément,
Que son passé ne fût qu’un ennui pauvre et vague.
Le cœur du mal-amant fut pour elle une vague
Qui ne lui laissa rien du rêve et du désir,
Rien du mensonge humain, du mensonger plaisir,
Rien des illusions… Non, rien que la lumière
De la vérité : jeune, elle avait la poussière !
*
Ô mes amours, ô mes néants
(Supprimé)
*
Bourgeois suants d’hypocrisie…
(Supprimé)
*
XLII
Sur le piano poussiéreux
Grincent les doigts longs d’un squelette
Qui ricane bien malheureux
D’être un pauvre fou de poète
On danse on rit on boit le vin
Sa musique vous plaît mesdames
Mais vous lui souriez en vain
Il n’a pour vos cœurs que des blâmes
Dans la chambre on éteint le feu
On entend les cris des pucelles
Qui se lamentent C’est bien peu
En se pétrissant les mamelles
La lune est comme une tumeur
Le sang jaillit de la fontaine
Et les angelots prennent peur
Et les noceurs sont pleins de haine
Les étoiles pleurent ce soir
Jusqu’à mes yeux sous la tonnelle
Sur mes lèvres le désespoir
Trempe l’amour
Elle est trop belle
*
XLIII
La belle a les yeux noir citron
Quand on la regarde on s’envole
On est marquis on est baron
La belle est triste et fait la folle
Mais elle n’aime pas qu’on l’aime
Malheur j’ai passé l’interdit
Comme elle a ri de mon poème !
Souffre d’aimer Jésus l’a dit
La belle est un peu violette
Avec ses cheveux zinzolins
Dans les ombres où tout est bête
Où tortillent des gobelins
La belle a le sein ferme et rond
Quand on la regarde on s’envole
On chute de haut on se rompt
Les os on dit la vie est drôle
*
XLIV
J’appelle. Qui me répondra ?
Je suis dans le vent des ruines
Sur les cœurs soufflant des bruines.
J’ai froid. Personne n’entendra.
Je marche. Qui m’accueillera ?
Je suis le vagabond des nues,
Mes plantes de pied sont chenues.
Je cours, mais on m’arrêtera.
J’aime, mais qui me le rendra ?
Je suis un papillon des brises,
Je hume des saveurs exquises.
J’offre. Personne n’en voudra.
Je vis, ô mon Dieu, quel émoi !
Je vais, je viens, c’est rien, c’est bête ;
Fou, je me suis nommé poète ;
Je ris mais on rira de moi.
*
XLV
Marchand d’étoiles !
Chiffons !
Navires ! Voiles !
Chiffons !
Marchand de lunes !
Paniers !
Rivages ! Dunes !
Paniers !
Marchand de nuits !
Brocante !
Vins ! Rires ! Fruits !
Brocante !
Marchand de joie !
Cartons !
Satin et soie !
Cartons !
Marchand de ciel !
Cageots !
L’essentiel !
Cageots !
Marchand d’étoiles !
Chiffons !
*
XLVI
Si douce que le sang perle sous le soyeux
Tapis blanc de sa peau comme un rubis opaque
Si brune que mes mains tremblent et que mes yeux
Ne peuvent échapper à ces longs flots de laque
Si fraîche que les fruits de l’Éden ont un goût
Moindre que celui fort de sa lèvre qui laisse
Un papillon tremblant dans le creux de mon cou
Que celui merveilleux de sa folle paresse
Si pâle que le ciel peut peindre sur son cœur
Les teintes de l’amour d’un trait sombre et d’un rose
Et d’un halo d’azur tout son être est couleur
Dès que le doigt de Dieu sur sa tempe se pose
Si belle que l’étoile a couronné son front
Pour m’éblouir Amour ! et mêle dans la soie
Au parfum de la rose un parfum de citron
Au parfum de sa peau le parfum de ma joie
*
XLVII
Embrasse
L’amour
Du jour
Qui passe.
Tout lasse !
Ton tour
De cour
La glace.
Ce pied
Qui sied
Aux lèvres
Se vend
Aux fièvres
Du vent.
