Poésie révolutionnaire du Pérou
Les poèmes suivants sont tirés du livre Antología de la poesía revolucionaria del Perú, anthologie compilée et présentée par Alfonso Molina (Ediciones América Latina, 1966).
La publication de ce livre remonte à deux ans avant l’instauration du Gouvernement révolutionnaire des forces armées (Gobierno Revolucionario de la Fuerza Armada) par le général Juan Velasco Alvarado en 1968, un gouvernement dont les réformes, le « Plan Inca » (nationalisations, réforme agraire, réforme de l’éducation…), furent saluées par le poète Ernesto Cardenal comme authentiquement révolutionnaires et socialistes. Alvarado fut renversé en 1975 par le président de son Conseil des ministres, le général Morales Bermudez, qui affirma dans un premier temps vouloir faire entrer le gouvernement révolutionnaire dans une « seconde phase » et poursuivre les réformes, mais finit par revenir dessus, avant de convoquer de nouvelles élections en 1980, qui permirent, sans surprise, le retour au pouvoir des représentants du capital apatride. Afin d’éviter un embrasement général, et menacé par la guérilla du Sentier Lumineux, le nouveau pouvoir, s’il cassa les décrets d’expropriation dans l’industrie et les médias, ne revint pas sur l’expropriation des propriétaires terriens, raison pour laquelle la paysannerie péruvienne bénéficie toujours des effets des réformes du Gouvernement révolutionnaire.
Les poètes ici traduits sont : Julio Garrido Malaver (un poème), Luis Nieto Miranda (un poème), Mario Florián (deux poèmes), Leoncio Bueno (un poème), Juan Gonzalo Rose (deux poèmes), Manuel Scorza (quatre poèmes), José Hidalgo (un poème) et Arturo Corcuera (un poème). Comme il ressort de leurs poèmes, plusieurs d’entre eux ont connu la prison et l’exil, en raison de leur appartenance à des mouvements de travailleurs, notamment l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (Alianza Popular Revolucionaria Americana, APRA), à l’instar de Gonzalo Rose et Manuel Scorza.
*
Document pour notre temps (Escritura para el tiempo) par Julio Garrido Malaver
Nous sommes en prison.
Une nuit à mourir, dit l’un des nôtres.
Je dis : une mort à vivre.
–Ils nous ont pris tous les chemins
et les ont brisés là-bas derrière le Soleil–.
Nous tournons dans la cellule
comme un moulin meulant le blé de la Mort.
Nous tournons dans la cellule et ils nous punissent
avec des crucifix doubles de souffrance et d’oubli.
Ici le rire ouvrant les fenêtres n’est plus,
ni le « il fait froid » courant par les rideaux.
Les mains n’appellent plus les étoiles
pour qu’elles versent leur nectar d’allégresse
dans le puits de soif de nos baisers.
On n’entend plus le patenôtre des grillons
ni cette rumeur de fleurs nous joignant les lèvres.
–L’obscurité nous lèche jusqu’aux os
et se gèle notre cri, que nous avions ardent !
Qui m’a pris mes yeux, camarades ? demandé-je.
Et un homme me répond : ils ont accaparé la lumière…
Pendules de tendresse, nos voix
aiguisent leurs aiguilles dans la nuit.
Une soudure d’accolades nous réunit encore une fois.
Et la terre frissonne.
Le ciel devient muet,
la Mer se colore de rose.
Et ce ruisseau de larmes qui naît de l’île pénitentiaire du Fronton
s’en va comme une couleuvre qui doit mordre Dieu :
Car je suis né dans la Sierra
de forêts, de sources et de prairies.
J’avais une femme,
j’avais des enfants.
Nous parlions de lumière avec le bétail.
Je cultivais la terre.
Et les alouettes illuminaient tous mes chemins.
Sous la pluie légère
à cheval
je gravissais les sommets
pour envelopper les nuages de mes mains.
Je dormais au soleil dans les pâtures
pendant que les fringants ruisseaux cabriolaient.
Je n’ai jamais prêté attention à mon cœur.
Et si j’eus de la peine,
si j’eus du chagrin,
je ne m’en souviens pas, camarades.
Mais hier
ma femme
mes enfants
ma joie
me sont tombés morts des mains.
Parce que j’ai dit non !
oui, camarades,
c’est pour ce non en moi qui m’est devenu dur comme une pierre
que je suis ici…
Les étoiles sont tombées dans la mer !
Une communauté de larmes se revêt de nos yeux !
Et un silence d’épées
monte la garde aux lèvres des morts !
*
Chanson pour les héros du peuple (Canción para los héroes del pueblo) par Luis Nieto (Luis Nieto Miranda)
Venez voir les hommes
que les soldats ont tués.
On dirait que leurs lèvres
sourient encore à la Liberté.
Venez voir les enfants.
Un galop de chevaux
a imprimé sur leurs fronts
la malédiction de leurs fers.
Venez voir les pauvres
tués de vingt coups de feu.
Les fusils eux-mêmes
les admiraient, somnambules.
Et regardez les étudiants
aux yeux en deuil
là où vivait auparavant
une population d’oiseaux.
Ils aimaient la liberté
comme l’aiment les braves.
Pour les tuer il fut nécessaire
de tirer à coups de canon.
Venez voir les héros !
Venez les voir, mes frères !
Ils sont ici avec leurs poitrines
galonnées de sang.
Que forment une garde martiale,
des brigades de miliciens,
et veillent sur leurs tombes
les volcans millénaires.
Et plutôt que de couvrir leurs dépouilles
de tristes bannières de larmes,
faisons-leur un incendie
d’hymnes révolutionnaires.
Ils ne sont pas morts ! Contre les nôtres
les coups de feu ne peuvent rien.
Dans le cœur du peuple
ils vivront mille ans.
À présent pas de larmes !
Poings et poitrines blindés !
Et au combat comme des lions
Parce qu’ils ne sont pas morts en vain !
*
Haylli1 augural par Mario Florián
(Là sont Tupac Amaru et Atusparia2 !)
Quand enfin il gagnera la montagne,
quand le sang escaladera la montagne,
quand les Indiens occuperont la montagne,
la terre tremblera,
les hommes trembleront…
La montagne lancera de la lumière !
Les Indiens se serviront de la montagne
comme d’une fronde de guerre,
comme d’un diabolique canon de tonnerre…
Elle sera fronde,
elle sera feu,
la montagne infligera des châtiments !
Alors claqueront des dents
les puissants, tous les puissants mourront.
La chaîne raciale, comme un tambour
résonnera
en se brisant.
Ô liberté née de la montagne !
Une indigène ère humaine, radieuse,
descendra bientôt de la montagne ;
bientôt en bronze héroïque se transformera
la pierre de la race…
Quand le sang gravira-t-il la montagne ?
Quand les Indiens occuperont-ils la montagne ?
1 Haylli : chant cérémoniel inca.
2 Atusparia : si on ne présente pas Tupac Amaru, Atusparia est certainement moins connu ; il s’agit d’un chef quechua qui conduisit une rébellion à la fin du dix-neuvième siècle.
*
Chant triomphal de l’homme nouveau (Canto triunfal del hombre nuevo) par Mario Florián
Le Péruvien d’aujourd’hui (celui de la côte, celui de la cordillère)
doit être plus fort que son robuste ancêtre impérial.
Qu’il enterre le passé. Qu’il se construise un nouveau chemin.
Que ses chevilles se libèrent des fers de l’exploiteur.
Qu’il ne soit pas la relique d’un âge d’or sans retour.
Qu’il ne simule pas la forme du soleil inca qui s’est éclipsé.
Qu’il dise son message ! Qu’il soit lui-même ! Qu’il ébauche
une prouesse sienne ! Qu’il vivifie son moi mort…
Qu’il arrache sa misère. Qu’il quitte ses haillons.
Qu’il se fasse homme, un homme ! Qu’il ne croie plus être inférieur
(mais supérieur, libre). Qu’il accomplisse de grands travaux :
de chauffeur et de jardinier et de commerçant et d’exploitant
de forêts tropicales et de mystérieux méandres de fleuves.
Qu’il colonise des jungles –revêtant la chemise de coton,
se chaussant et se coiffant du bonnet– : qu’il cueille les fruits miséricordieux,
avec des paroles de joie, de son propre lopin heureux…
Qu’il conquière la glèbe. Qu’il ait quelque part un bout
de terre humide. Qu’il bâtisse, de ses mains fortes, une
Patrie (comme l’antique Tahuantinsuyo), où n’existeront plus
la sangsue ni le serf, l’indigent ni l’exploiteur.
*
Pérou, voici ton heure (Perú, ésta es tu hora) par Leoncio Bueno
Pérou, voici ton heure,
que renaissent tes condors guerriers !
que renaissent tes laboureurs courageux !
Les Andes tremblent, les pics pleurent,
la cordillère brame ardente de pumas.
Pérou, voici ton heure,
tes prairies se peuplent de frondes et d’aigles,
les rivières bouillonnent de piranhas rouges ;
que renaissent tes condors guerriers !
que renaissent tes laboureurs courageux !
Pérou, voici ton heure,
l’heure de créer, de forger en patrie vivante
ta nouvelle Faucille. La Faucille de la victoire.
C’est l’heure du Pérou fraternel,
sœur, camarades, mettez du cœur à l’ouvrage !
que renaissent tes condors guerriers !
que renaissent tes laboureurs courageux !
Les casques verts imbibent de sang
la campagne, l’usine, l’école,
des étudiants imberbes empoignent les fusils,
des poètes crient leur chant, assassinés ;
que renaissent tes condors guerriers !
que renaissent tes laboureurs courageux !
Par-delà toute vaine illusion, toute niaise espérance
Voici l’heure du Pérou. Les montagnes vont se mettre à marcher,
silence !
La Parole arrive dans le canon du fusil.
Voici l’heure du Pérou, déjà résonnent
les premiers crépitements dans la montagne.
Pérou, voici ton heure.
Que renaissent tes condors guerriers !
Que renaissent tes laboureurs courageux !
Que tombe le ciel et qu’un incendie
total, inexorable,
la peur nous triture jusqu’à la moelle !
Et que la terre entière se lève
pour écraser le joug séculaire…
que se lève un nouveau soleil, le soleil du peuple
avec des roses et des pommes pour tous,
des tracteurs et des livres pour tous.
Pénitentier El Frontón, juin 1962
*
Assassiné dans le désert (Asesinado en el desierto) par Gonzalo Rose (Juan Gonzalo Rose)
Il nous est né un mort.
Ici dans les jours de l’exil
il nous est né un mort.
Il est venu s’asseoir parmi nous
avec son gilet sanglant et troué,
et nous ne pouvons plus étirer nos mains
sans lui peigner les cheveux,
sans lui laver le visage.
Helmo Gomez Lucich, mort dans la rue
parce que c’est dans la rue que tombent les drapeaux,
la lumière du soleil, les feuilles d’automne ;
parce que c’est dans la rue que le temps
laisse tomber chaque jour de ses épaules
son manteau transhumant,
parce que dans la rue tout tombe et tombe
–une allumette, un papier, un livre ouvert–
et tout se qui tombe se lève.
Helmo Gomez Lucich, est tombé dans la rue.
Beaux étudiants de Colombie,
il allait avec vous,
sa poitrine au front du combat ;
il était le délégué de mes morts,
il était le délégué de mes prisons,
le jeune délégué de mes crépuscules
flamboyant dans votre atmosphère.
Ne l’oubliez pas, frères de Colombie,
guérilleros du Cauca,
altiers boulangers de la poudre,
paysans dresseurs de la furie,
ne l’oubliez pas :
la mort de ce mort, moitié
moitié de douleur nous appartient.
Un jour passeront sur son cadavre, notre peuple
et le vôtre,
passeront pour se baiser les joues sanglantes,
partager les bandages de lin urbain,
partager la hauteur de l’épi
et la couleur des jours de récolte ;
sur sa colonne vertébrale brisée nous passerons
comme sur un pont éternel et fleuri.
Helmo Gomez Lucich, pont d’ossements,
pont du cœur,
pont de l’homme,
pour nous voir passer tu dois te peupler
d’yeux infinis
–peut-être tremblera un peu la main de ton sang,
à voir passer par tes montagnes
l’ombre changée de ta mère–.
Attends-nous, frère,
continue de coudre la fumée à la cigarette,
continue de presser lundi contre mardi,
attends-nous allongé sur le monde
dans ton attitude de fleuve praticable.
Mourir en exil,
ça c’est mourir.
Dis-moi, Helmo :
ton linceul n’est pas trop grand ?
ton cercueil ne te serre pas trop, comme
un soulier emprunté ?
la terre où tu dors
n’a pas la saveur du pain étranger ?
et ton cimetière lui-même
ne te semble pas un hôtel macabre,
où tu es pour lui un hôte inconnu ?
quel mort t’a souri
à l’ombre bleue des fougères ?
ils ne sont pas de ceux
qui tirent à eux la couverture du silence
pendant que tu restes seul et que frissonne
l’odeur péruvienne de tes os ?
Mourir en exil,
ça c’est mourir,
en jour et en année.
Ça c’est mourir en roseraie et en rose,
en étoile et en firmament ;
c’est mourir en cendre et en feu,
en visage et en sceau,
en vol et en nid,
en anneau et en doigt.
Mais attends, attends-moi,
attends-nous un peu, camarade :
nous effacerons les frontières,
et les morts du monde
doivent dormir tenus par la main ;
alors tu trouveras que sont à ta mesure
l’ombre des arbres,
l’épaisseur de la terre,
la silencieuse altitude des astres,
comme tu vas bien dormir,
Helmo, cette nuit-là
dans les draps de chaux de tes frères !
Tombé sans chute,
notre pont,
cadavre de la taille de la vie :
nous dormirons à tes côtés ;
nous descendrons à toi, mais en emportant
une fleur du jardin que tu rêvas.
*
Lettre à Maria Teresa (Carta a María Teresa) par Gonzalo Rose
Il faut que je sois pour toi, petite sœur,
le méchant qui fait pleurer maman.
Je me demande,
pourquoi n’ai-je pas aimé seulement
les roses imprévues,
le vent marin de juin,
les lunes sur la mer ?
Pourquoi a-t-il fallu que j’aime
les roses et la justice,
la mer et la justice,
la justice et la lumière ?
J’étais un enfant comme les autres,
mon enfance aussi
était traversée par une rivière
et possédait une heure mystérieuse
où les colombes
obéissaient à mon âme.
Mais je me demandais,
pourquoi dans notre rue
la joie est-elle un vent
fugace et inattendu ?
pourquoi ne sèment-ils pas du blé
aussi sur ma poitrine,
si là dans mon cœur
toutes les nuits
les rivières débordent ?
C’est pourquoi un soir
le visage de ma mère
fut un astre de cire et de larmes
dans le ciel éteint de ma cellule de prison ;
c’est pourquoi ils m’ont dénié
le Pérou dans mes insomnies,
et je crie en vain :
rendez-moi ma patrie,
rendez-moi mon école de colombes,
notre maison devant la mer,
rendez-moi sa rue la plus petite,
le lampadaire le plus cassé,
son lieu le plus aveugle.
En dépit de tout cela,
il faut que je sois pour toi, petite sœur,
le fantôme qui renverse
le sel sur la table,
le mauvais destin qui brise
les pointes des jours
et dire que cela te fait tellement mal
de voir maman pleurer.
Mais un jour, ma sœur,
les jouets des autres
dans la rue te blesseront ;
le rire des pauvres
te ceindra la taille
et sur la pointe des pieds m’arrivera ton pardon.
Quand viendra cette heure
c’est que tu aimeras les roses,
les vents marins de juin,
le jardin de décembre
où vont les enfants ;
c’est que tu aimeras mes rêves
et mes affaires,
tu sauras pourquoi se rompt
facilement
le pain par la moitié !
Quand viendra cette heure
et que l’orphelin que je suis deviendra tutelle
nous irons nous tenant par la main
dans les rues de Lima,
en une trinité de joie :
le rire de maman.
*
Lettre aux poètes qui viendront (Epístola a los poetas que vendrán) par Manuel Scorza
Peut-être les poètes demain demanderont
pourquoi nous ne célébrions pas la beauté des femmes ;
peut-être les poètes demain demanderont
pourquoi nos poèmes
étaient de longues avenues
par où débouchait la colère violente.
……….Je réponds
En tous lieux nous entendions des pleurs,
en tous lieux nous assiégeait un mur de vagues noires.
Et la Poésie aurait dû être
une solitaire colonne de bruine ?
Il fallait qu’elle soit un éclair perpétuel.
……….Tant que quelqu’un souffre,
la rose ne pourra être belle ;
tant que quelqu’un regarde le pain avec envie,
le blé ne pourra dormir ;
tant qu’il pleuvra sur la poitrine des pauvres,
mon cœur ne sourira point.
……….Tuez la tristesse, poètes.
Tuons la tristesse à coups de bâton.
Ne racontez pas la romance des lys.
Il y a des choses plus nobles
que de pleurer des amours perdues :
le bruit d’un peuple qui se réveille
est plus beau que la rosée !
Le métal resplendissant de sa colère
est plus beau que l’écume !
Un Homme Libre
est plus pur que le diamant !
Le poète libérera le feu
de sa prison de cendre.
Le poète allumera le feu de joie
où brûlera ce monde lugubre.
*
Villages aimés (Pueblos amados) par Manuel Scorza
Villages aimés,
poètes fulgurants,
pères lointains,
chers amis,
vous inspirez le dégoût.
Pour votre information !
Je ne m’implique pas !
……….Ne venez pas à moi avec la patrie lait et miel.
La patrie pue,
malheureusement la patrie vomit des vautours.
Ne venez pas me dire : « Il y a de la visite » !
Jusqu’à quand la patrie sera-t-elle
le mur contre lequel urinent les gendarmes ?
Las ! jusqu’à quand seras-tu la fille de joie
avec qui couchent seulement les types saouls ?
……….Faites ce que vous voulez !
Couvrez de boue le pur,
de joyaux le voleur,
couronnez l’assassin,
conchiez le héros,
soyez écroulés de rire.
Très bien, mais ne cherchez pas à m’impliquer !
……….Ô patrie, ô ennemie,
avec quoi m’as-tu trempé
que je n’arrive pas à me sécher ?
Je passe les jours
badigeonnant de tristesse le papier,
je passe ma vie à signaler ta douleur.
Je me suis éteint,
je ne suis plus rien,
je ne trouve pas la parole qui te libèrerait,
le mot qui t’élèverait, la lumière qui te laverait.
……….Que se passe-t-il, mon amour ?
J’ai vu les villages pleurer en silence,
les astres pourris tombent,
je vois ma poitrine se remplir de rouille.
Libère-toi, ma bien-aimée !
Homicide, lève-toi, je t’en prie !
C’est en vain que je chante si tu es à terre,
je ne suis rien si tu es muette,
je suis du fumier s’ils t’humilient.
……….Reviens à toi, vagabonde.
Ce n’est pas vrai, ce que je dis.
Les prairies ne peuvent t’oublier.
Quand personne ne les regarde, les pierres pleurent.
Les agneaux te regrettent, les types saouls te regrettent,
mon cœur te regrette.
Ôte les épines de mon sein,
efface les mauvais rêves,
allume la Lumière qui ne s’éteint pas,
donne-nous la Liberté qui ne connaît de fin.
*
Chant aux mineurs de Bolivie (Canto a los mineros de Bolivia) par Manuel Scorza
Il faut avoir vécu absent de soi-même,
il faut avoir veilli en pleine enfance,
il faut avoir pleuré à genoux devant un cadavre
pour comprendre quelle nuit
peuplait le cœur des mineurs.
………Je ne connaissais pas
la stature mélancolique de l’eau
avant de monter, un soir d’automne,
à El Alto, banlieue de La Paz,
pour contemple les mineurs ascensionner l’avenir
sur l’escalier de leurs balles fulgurantes.
Comment oublier les ouvrier
luttant à mort dans les fusils !
Comment oublier les absents
combattant, par le souvenir, dans les faubourgs !
……….Je regardai leurs maisons
édifiées sur le tonnerre,
j’entrai dans leur vie comme le charbon ardent,
je touchai leurs corps
capables de contenir la haine et les éclairs,
quand ils avaient encore l’âge des fronts inclinés.
………..J’étais en Bolivie à l’automne du temps.
Je demandai le Bonheur.
……….Personne ne répondit.
Je demandai la Joie.
……….Personne ne répondit.
Je demandai l’amour.
……Un oiseau
tomba sur ma poitrine avec les ailes en feu.
Tout brûlait en silence.
Dans les cordillères, même le silence est de neige.
…..Je compris que l’étain
était
une
longue
larme
pétrifiée
sur le visage épouvanté de la Bolivie.
L’homme ne valait rien !
Personne ne se souciait de savoir si sous la chemise
existait un corps, un tunnel ou la mort !
…..C’est en vain que les mineurs creusaient
tentant d’enterrer leur grande fatigue ;
des siècles durant ils cherchèrent leurs yeux aveugles dans le métal,
sans savoir qu’en haut les larmes étaient brouillard.
Ne pas l’avoir su me couvre de honte !
Car dans les villes les poètes
pleurent la mélancolique absence de l’air,
mais ne savent pas ce qu’est vivre sous la pluie,
confondant la faim avec la soif,
et la soif avec un oiseau peint.
…..Je fus un des leurs.
Je ne savais pas pourquoi les rivières
s’assèchent dans le sommeil
ni pourquoi certains visages dans les Andes
sont de purs regards mélancoliques.
…..Jusqu’à ce que les mineurs
fatigués de n’avoir qu’une seule vie pour tant de morts,
domestiquèrent le tonnerre,
se nourrirent de pierres,
burent la pluie,
brisèrent de leurs mains la prison de la vie.
…..À La Paz.
C’était l’automne.
Souvenez-vous-en.
C’était l’automne.
Veillez les morts –souvenez-vous d’eux.
…..Le sang versé
…..–c’était l’automne–
est l’oreille secrète de la terre
……….–à l’automne–
et à travers son silence
…..–c’était l’automne–
la racine déchiffre la langue future des fleurs
…..–c’était l’automne–
et l’air sent que son corps
…..–c’était l’automne–
finit en verte volée de cloches.
Souvenez-vous-en.
…..Vous le verrez depuis les hauteurs.
Ici commence
la dynastie qui succède à la rosée.
Je retourne à ma patrie brisée.
Mais avant de partir, dites-moi, mineurs :
Quand verrai-je cette lumière dans les yeux de l’Amérique ?
Jusqu’à quand joueront-ils aux dés
la tunique sanglante de ma patrie ?
Ô, frères, véritables rossignols du métal,
prêtez-moi votre mort pour édifier la vie !
Mexique, avril 1952
La date indique que le poème de Scorza évoque la « Révolution nationale » de 1952, par laquelle le Mouvement nationaliste révolutionnaire (Movimiento Nacionalista Revolucionario, MNR), soutenu par les travailleurs des mines d’étain, prit le pouvoir en Bolivie et nationalisa les mines. Pour quelques aperçus historiques et idéologiques sur ce mouvement, voir la collection de documents que j’ai réunis (textes en espagnol).
*
En chantant j’attends l’aurore (Cantando espero la mañana) par Manuel Scorza
AMÉRIQUE,
je te quitte,
je vais au combat,
lutter est plus beau que chanter.
Je te le demande,
en dépit de toutes ces douleurs,
en dépit de ces patries effondrées,
aime les moineaux.
Je sais qu’il est difficile
de trouver parmi les tombes une place pour le rire ;
moi-même, parfois, je tombe plus bas que mes pieds,
et le vent
soulève mon visage comme un tapis en lambeaux,
mais même dans mes prisons,
sous la pluie,
quand au milieu de mon nom roulaient
……….les syllabes humiliées,
je ne perdis pas la foi.
Mes amis,
même si l’on vous supplie,
jamais ne perdez la foi ;
même s’il advient des jours plus sales encore,
jamais ne perdez la foi ;
même si c’est moi qui demain vous le demande à genoux,
ne me croyez pas,
aimez la vie,
gardez la rosée
pour que les fleurs
ne souffrent pas des crapuleuses nuits à venir !
Soyez heureux, afin que je ne meure pas.
Je n’ai pas écrit ces chants
pour donner du miel aux femmes,
je chantais parce que les souffrances
ne tenaient plus dans ma bouche :
j’ai toujours été ici
à combattre des dogues d’effroyable neige,
je connais tous les visages,
j’ai vu les débiteurs
essayer d’entrer dans leurs chaussures chaque matin.
Où n’ai-je pas été ?
Quel marécage n’ai-je point bu ?
Dans quel trou malsain n’ai-je pas roulé ?
Las, sur mon âme tombaient les épluchures
grattées par d’amères cuisinières.
Dans mes mansardes il n’y eut jamais de silence :
j’ai entendu toutes les voix,
écouté les draps se plaindre,
j’ai su quand les servantes écrivaient des lettres affligées
et quand arrivait trop tard l’unique pied du boiteux,
et j’ai chanté, Amérique, tes souffrances,
et tu as posé contre moi ta tête triste.
Mais à présent je dis :
lisez mes chansons face à la mer.
Donnez-moi la main, camarades.
J’aime la terre chétive
qui m’a suivi en boitant dans l’exil.
Je n’ai jamais voulu l’avouer avant,
c’était difficile,
mon squelette m’étouffait,
l’air me faisait souffrir,
ma voix me blessait ;
mais aujourd’hui je t’aime.
Je ne suis rien,
je ne suis ni forgeron,
ni cavalier,
ni semeur,
je ne sais que chanter, mais l’aurore aussi
se construit avec des chansons.
Mes amis,
je vous charge de rire,
aimez les femmes,
parlez avec les pommiers,
…..(ils me connaissent),
appelez le rossignol,
…..(il m’aimait bien).
Ne venez pas me chercher dans la nuit où je pleure,
je suis loin,
chantant en attendant le matin.
Amérique,
je te laisse ma poésie
pour que te débarbouilles.
Viens me chercher quand tu as du chagrin,
appelle-moi quand tu es triste.
Dans l’herbe
je chante…
*
Aux enfants d’Hiroshima (A los niños de Hiroshima) par José Hidalgo
6 août, Hiroshima.
8 et 15, Hiroshima.
Je me souviens des enfants d’Hiroshima.
Je les revois en train de jouer
deux secondes à peine
avant que la terre
devienne noire.
6 août, Hiroshima.
8 et 15, Hiroshima.
Je me souviens des enfants d’Hiroshima.
Je les revois en train de rire
une seconde et une fraction
avant que le rire
vomisse du feu.
6 août, Hiroshima.
8 et 15, Hiroshima.
Je me souviens des enfants d’Hiroshima.
Je les revois en flash
au moment précis
depuis les dix kilomètres d’altitude
nécessaires pour lancer la bombe.
6 août, Hiroshima.
8 et 15, Hiroshima.
Je me souviens des enfants d’Hiroshima.
Je les vois chanter
depuis le centre du champignon nucléaire.
Je les vois rire
au milieu du champignon nucléaire.
Je les vois joyeusement
sautiller sur le champignon nucléaire.
Appelant tous les pères du monde
à regarder la ronde du champignon nucléaire.
6 août, Hiroshima.
8 et 15, Hiroshima.
Je me souviens des enfants d’Hiroshima.
Je me souviens de l’un d’eux
qui avait le même sourire que mon fils.
Et d’un autre
qui avait le même sourire.
Et d’un autre,
Et de mille autres
qui avaient le même sourire que mon fils.
6 août, Hiroshima.
8 et 15, Hiroshima.
Je me souviens des enfants d’Hiroshima.
Je les revois en train de peindre
les couleurs de la vie
dans leurs cahiers.
Je me souviens qu’ils ne rentrèrent pas
de l’école ce jour-là.
6 août, Hiroshima.
8 et 15, Hiroshima.
Je me souviens des enfants d’Hiroshima.
De personne d’autre
que des enfants
d’Hiroshima.
*
Printemps triomphal (Primavera triunfante) par Arturo Corcuera
I
Femmes qui regardez les précipices
sous des crépuscules désespérés,
poupons qui n’avez jamais ri,
êtres opaques qui creusez la nuit
pour trouver le soleil des métaux,
hivers taciturnes, journaliers,
rames immergées,
pianos,
solitudes :
le printemps arrive.
Il arrive ailé,
nous apportant la paix.
Non la paix des cyprès
qui gardent le silence des morts.
Non la paix des mornes plaines.
Non la paix des cellules de couvent.
Notre paix est différente.
II
La paix de la rivière récolte de poissons,
La paix des chansons de maman,
La paix du feu au milieu de la nuit
dorant le sommeil des boulangers.
La paix de la mer
frétillant dans les filets.
La paix des hirondelles bleu-nuit
portant l’été sur leurs ailes.
La paix d’octobre plein de septembre.
La paix du champ plein de dimanches.
La paix fleurie des carottes
fleurissant les joues des enfants.
La paix fière des libérateurs.
La paix sainte que ne connut Sandino.
Des soldats en temps de paix.
Du paysan maître de la rose.
De l’usine aux mains de l’ouvrier.
Des blancs éclairs pacifiques.
Des rouges crépuscules pacifiques.
Des cléments océans pacifiques.
III
Le printemps arrive.
Pour que l’âme de l’affligé
se voie nouvelle un jour dans le miroir.
Pour que dans les bourrasques cesse le poète
d’être un grillon plaintif.
Pour qu’ils n’empoisonnent pas les ruches.
Pour décorer le guérillero.
Le printemps arrive.
Il se posera sur les ailes de l’olivier,
sur le chausson de Cendrillon,
sur les moignons vaillants des martyrs,
sur les étincelles des cosmonautes.
Il approche avec verte vendange,
vertes marées
et vertes colombes,
distribuant gerbes et œillets :
aux maîtresses des marins
qui s’embarquent pour des soirs sans retour.
Aux prostituées de Copacabana
qui assombrissent le jour avec leurs yeux.
Au facteur augural de mon quartier
qui ne reçoit jamais de lettre dans sa nostalgie.
Au soleil lynché et nocturne de Harlem.
Au rire peinturluré des clowns.
Aux grands-parents tendres et grognons
avec leurs vieilles infirmités
et leurs lunettes neuves.
Aux strophes osseuses de Vallejo
mourant de froid
et de Pérou.
Le printemps arrive.
IV
Printemps de paix et de corolles,
printemps de livres et de légumes,
printemps d’amour et de mouettes,
printemps de pain et de justice.
Printemps dans le calice de la rose,
printemps dans le tunnel du mineur,
printemps dans la robe de la mariée,
printemps dans les gerçures de l’hiver.
Printemps sur la mousse de la grille,
printemps sur le toit des pauvres,
printemps sur la harpe du poète,
printemps sur le peuple et sur les forêts.
Dans la mousse quotidienne de celui qui a soif,
sur la pâle béquille de celui qui boite,
sur le pétale fragile du marchand de fleurs,
dans la coupe vide de l’automne.
Printemps sur le sable,
dans l’encrier,
sur le cerisier,
par la fenêtre aveugle.
V
Luciole démesurée :
–Illumine-toi et illumine-nous.
Diamant de rosée :
–Donne-nous des rêves.
Matin incandescent :
–Éteins les enfers.
Océan clément :
–Répands-toi en mille fontaines.
Éclair colossal :
–Avive nos forces.
Tournesol renaissant :
–Offre du soleil au voyageur.
Corne d’abondance :
–Prodigue tes grappes.
Ouragan de fleurs :
–Fais table rase des automnes.
Plumage de l’olivier :
–Couvre-nous tous,
libère-nous, conduis-nous,
protège-nous, éclaire-nous,
sur la terre vole.
*
Traductions de poésie révolutionnaire cubaine, nicaraguayenne, guatémaltèque.