Pensées V

La plupart des sociologues font de la science comme les journalistes font de l’information : avec force protestations d’objectivité. Certains n’ont même produit autre chose qu’une longue profession de foi à la gloire de l’objectivité scientifique ; quand on cherche ce qu’ils ont bien pu dire avec tant d’objectivité, on ne trouve rien – ou alors un pamphlet.

Le sens de la causalité dans la conversion hystérique. Selon la psychanalyse, l’hystérique inscrit dans son corps la métaphore langagière. Par exemple, « me voilà obligée d’avaler ça » se traduit, hystériquement, par « une aura hystérique dans la gorge ». Il faut se demander si la métaphore (« avaler ça ») n’est pas née de phénomènes physiologiques réellement éprouvés dans le cadre des interactions humaines. Il est possible que les métaphores de ce genre, nombreuses, renvoient à une communication beaucoup plus somatisée, par le biais de la suggestibilité, que ce que notre savoir en dit, que ces métaphores décrivent au fond des relations de suggestion, des phénomènes que la superstition décrivait sous le nom de « mauvais œil » et autres. (Voir ici ma traduction du texte « Les Procès de sorcières » de Strindberg.)

Qui lit de la littérature, en dehors des écoliers ? Je veux dire, qui a le temps de lire de la littérature ? Avant la révolution bourgeoise, les nobles avaient le temps. Après la révolution bourgeoise, les femmes avaient le temps : la littérature était écrite pour elles. Mais aujourd’hui ? Les gens qui savent lire n’ont ordinairement pas le temps de lire. Aujourd’hui, on écrit des romans pour les vieillards.

Le problème du mysticisme, c’est qu’il peut conduire loin dans le monde : une situation fatale au penseur.

Je crois comprendre que ceux qui dénoncent le puritanisme sexuel du passé sont en même temps convaincus que l’aventurisme sexuel est beaucoup moins répandu de nos jours.

Castes. L’insistance sur la pureté dans le système des castes tient sans doute au fait que l’invasion aryenne depuis le Caucase (vers 1 500 avant J.-C.) fit passer l’envahisseur d’un milieu sec à un milieu plus humide, où les bactéries prolifèrent plus rapidement. La barrière raciale devait avoir un caractère hygiénique, visant à prévenir les contagions. Le sud de l’Inde, plus humide, est aussi plus rigoureux dans l’exclusivisme des castes que le nord : on n’y accepte jamais d’eau ou d’aliments des mains d’un membre d’une caste inférieure. Les Indiens d’Amérique ont été décimés par les maladies de l’homme blanc, contre lesquelles ils n’avaient pas de  défenses immunitaires. Un tel risque a nécessairement toujours existé dans le cas de grandes invasions depuis des milieux différents.

Si Schopenhauer a raison sur le mariage, notre ère féministe est celle qui a réalisé la débâcle des femmes, l’anéantissement de tous leurs plans, le complet écrasement du principe féminin – par l’action d’œstrotypes/hormotypes asexués.

Il est impropre d’appeler féminisme le mouvement tendant à gommer les différences sexuelles, et il est erroné de penser que la nature s’oppose à un tel mouvement. Des hormotypes à peine distincts sexuellement peuvent parfaitement se fixer dans une population (devenir le type normal) ; c’est tout à fait concevable, c’est même sans doute ce vers quoi nous tendons, pour le plus grand bien « moral » de l’humanité – si l’on peut encore parler en termes moraux d’une espèce qui a évolué au point d’extinction des passions, en particulier amoristiques.

Le prestataire en marketing politique travaille à « extravertir » son client en vue de lui faire remporter une élection, le client étant en règle générale un bureaucrate introverti ou, pour parler péjorativement, un crâne d’œuf, homme ou femme. Il s’agit de rendre crédibles des hormotypes asexués en tant qu’incarnations de valeurs sexuelles prestigieuses aux yeux d’un électorat primitif. Ensuite, la victoire aux élections représente un véritable shoot hormonal (on connaît les relations des interactions sociales avec la balance hormonale), en l’occurrence un shoot à la testostérone (y compris pour les femmes : la « battante », dans tous les milieux, est saturée en testostérone, ce qui va de pair avec un grand appétit sexuel et me fait penser que la battante est aussi la femme facile). En d’autres termes, le crâne d’œuf, homme ou femme, acquiert véritablement, avec la victoire aux élections et l’exercice du pouvoir, les qualités sexuelles qui lui faisaient défaut, et sans doute aussi les notions primitives qui vont avec.

Dans la mesure où l’on vote pour des idées, pourquoi élit-on des hommes ? Il suffirait que le programme soit appliqué par l’administration, neutre et impartiale par définition. Dans tous les cas, l’élu ne se substitue pas à l’administration. Ce n’est pas un métier (M. Weber parlait des élus comme de « nebenberufliche Politiker »). Il est temps que l’homme politique, et même que l’homme d’État, disparaissent : il n’est plus permis au pouvoir de s’incarner.

Un hommage bureaucratique. Contrairement à ce que prédisent les théoriciens des organisations, esprits chagrins, c’était un directeur irremplaçable. Comme tous nos directeurs.

Les dividendes aujourd’hui demandés par les « actionnaires », si décriés, ne reviennent pas tant à des personnes physiques qu’à des organisations (fonds de pension et autres) gérées par une technostructure et pour lesquelles ces dividendes s’intègrent dans une comptabilité planifiée. Le management lui-même s’automatise, pour devenir plus rationnel et plus stable (par définition, une organisation est un algorithme : une routine) ; la présence d’hommes ne devrait bientôt plus y être requise, pas plus qu’elle ne l’est sur une chaîne de montage robotisée. Je prévois une contraction toujours plus importante des postes d’encadrement (qui ne soient pas du make-work ou du make-believe).

Je prévois également la fin des emplois de caissiers et caissières, à cause des innombrables fois où ma politesse n’a pas été payée de retour. Ou alors il faut se préparer à répondre à des questions du type : « La baguette, avec ou sans le sourire ? » – à tant le sourire.

Sur le Peter Pan de J. M. Barrie. Les temps ont changé ; le Neverland a disparu, et c’est notre propre monde qui est devenu la contrée du make-believe.

Une réflexion kantienne sur le baiser de cinéma (Métaphysique des mœurs). Autrui ne doit pas être considéré comme un moyen pour mes fins, ni aucun de ses organes car l’individu est un tout. Ceci est au fondement de l’illégitimité de tout pactum turpe. Or la différence entre le baiser de cinéma et la prostitution n’est qu’une différence de degré et non de nature : il s’agit d’individus monnayant l’usage de leurs organes en tant que ceux-ci sont érogènes (nonobstant que la finalité se veuille artistique dans un cas). Dans un esprit de conciliation, si l’on reconnaît à cette forme d’expression, le cinéma, le droit de représenter la passion amoureuse, il importe de ne tolérer qu’une seule forme de représentation corporelle de cette passion, celle de l’embrassement, avec ou, de préférence, sans baiser, et immobile. Cette représentation conventionnelle est la seule qui soit respectueuse de la dignité humaine dans les acteurs qui se prêtent à de tels rôles. Cette analyse n’a d’ailleurs rien d’original, et l’embrassement immobile a été la règle au théâtre et au cinéma par le passé.

La publicité commerciale est trop souvent une insulte à la disposition morale de l’humanité, et en même temps trop omniprésente dans la société, pour ne pas conclure en défaveur du système qui prétend requérir une telle situation.

Avril 2014

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