Tagged: Suède
Automne dans l’archipel et autres poèmes d’Emil Kléen
Le poète suédois Emil Kléen (1868-1898) était proche d’August Strindberg, autant qu’on pouvait l’être de ce solitaire, lequel écrivit une préface à l’anthologie posthume produite par les amis de Kléen après sa mort prématurée de tuberculose à trente ans. C’est de cette anthologie, Valda dikter (Poèmes choisis), parue en 1907 et dont le projet fut dirigé par le poète Lännart Ribbing, que nous nous sommes servi pour les présentes traductions.
Dans sa préface, Strindberg raconte qu’il fut aux côtés de Kléen lors de la lente agonie de ce dernier, après lui avoir servi de mentor (« ce fut une joie pour moi de lui enseigner mon art »). Il ajoute que Kléen pouvait « peut-être à bon droit » lui reprocher de l’avoir conduit sur la mauvaise voie, vu qu’il était, lui, Strindberg, plus jeune dans ces années-là : on sait que Strindberg devint célèbre pour un esprit de révolte qu’il discuta et renia par la suite (ce qui ne le rendit pas moins célèbre).
L’anthologie en question connut plus de succès que les recueils publiés par Kléen de son vivant, notamment en raison des éloges qu’en firent quelques hommes de lettres, à l’instar de Vilhelm Ekelund que connaissent les lecteurs de ce blog (voyez ici).
*
Poèmes tirés du journal étudiant
Från Lundagård och Helgonabacken
de l’Université de Lund
.
Ndt. Le nom du journal renvoie à deux parties de la ville de Lund. Les poèmes en question ont été repris dans l’un ou l’autre des trois recueils poétiques publiés de son vivant par Kléen. L. Ribbing explique en prologue que les responsables de l’anthologie ont préféré retenir les poèmes dans la forme qu’ils avaient dans le journal plutôt que dans les versions publiées en recueil.
.
Chants à Vénus : Prologue (Venussånger: Prolog)
Je ne viens pas avec des roses rouges
des sombres buissons d’Eros
ni avec de fragiles rêves de nuit de printemps
quand les clairs de lune illuminent la vie.
Je ne chante pas des cantilènes
au virginal amour, timide et délicat ;
les seringas de ma poésie sont fanés.
Mais la vigne sauvage y pousse à profusion.
Autour du château de ma pensée s’enroulent ses feuilles
en formes merveilleuses et fantastiques
et leurs longues vrilles rouges balancent
quand y passent les orages de Vénus.
*
Venus Victrix
Dans tes yeux rêve le printemps
dont les jours sont pleins de soleil et de sève,
les nuits, de bouquets d’amour dans les taillis –
tu es une Aphrodite, habitante de l’écume,
à la chair chaude et tendre.
Et tu m’appartiens ! Pour moi seul agit la magie
du trésor de ta jeune beauté, de tes regards
où mes yeux scrutent dans des profondeurs obscures
les larmes chaudes du bonheur
comme des perles de rosée sur des violettes.
De ton sein fluent des parfums d’amande,
des odeurs de vanille de tes cheveux blonds,
et les rêves audacieux de vingt ans
lâchent la bride à tes sentiments
quand tu vas telle un glorieux vaisseau.
Dans les crépuscules de juin,
tu t’enfonces au cœur de la forêt
tandis que le soleil darde ses derniers rayons,
répandus en rouge de sang,
et trémulants, d’arbre en arbre.
Je t’embrasse, ma beauté bronzée,
ta blanche gorge m’appartient,
comme tes pieds que mouillent les langues de l’herbe –
et quand je le désire tu donnes à boire
à ma bouche le vin chaud de ta jeunesse.
*
Venus Rustica
Il y a une couleur, un brillant de vigne
délectable et chaud
dans ton regard qui brille,
tu respires la santé, le printemps
et les sombres taillis
pleins d’obscurité mélancolique
quand tombe un soir d’été.
Née sous une bonne étoile,
tu connais les mystères
que cache le voile d’Isis,
tu as posé ta tête sur son bras
et bu la sève chaude
que ce sein géant
répand au soleil de printemps.
Des odeurs de bruyère de la vaste lande
ton esprit est embaumé,
plein de rêves obscurs.
Tes épaules sont larges, ta joue bronzée
par le soleil et le vent –
tu fermes les yeux quand les tilleuls
embaument les jours de juin.
Mais viennent les danses des nuits dominicales,
alors avec un rire ardent
tu te rends aux veillées de l’amour,
les yeux humides, et ton sein se soulève
quand belle et chaude
tu ploies contre le bras
fort et velu de l’homme.
Pour toi bien des plaies s’ouvrent
dans les sombres taillis,
quand les couteaux sont tirés
et l’homicide voit couler le sang –
mais toi tu restes couchée
parmi les roseaux au bord du lac
l’esprit tranquille, attendant le vainqueur…
Il y a une couleur, un brillant de vigne
délectable et chaud
dans ton regard qui brille ;
enfant chérie de la nature, tu sais
dans la langueur torride
déchiffrer son mystère
durant les veillées des nuits de saints.
*
Chants à Vénus : Épilogue (Venussånger: Epilog)
Avec quelle ardeur j’ai voulu chanter
un hymne au printemps, aux jeunes désirs,
mais les mots se glacent sur ma bouche
et tombent sourdement dans le noir.
Mon regard est assombri par des visions mauvaises,
contre le doute le poème aiguise sa pointe sèche
mais le chant de joie ne monte plus.
C’était un mensonge ce que nous avons pensé quand notre sang était chaud,
quand les yeux brillaient en pleine jeunesse
et les rêves vénusiaques donnaient aux paroles
la couleur de la pourpre et l’odeur de la mer.
La nouvelle épopée ne fut jamais écrite,
ne prit jamais forme dans la joie
quand le rythme bouillonnait comme la sève printanière.
Mais il arrive encore parfois, certaines nuits,
que des lueurs s’élèvent, dans des feux gris –
je veux serrer les poings
pour asséner un coup à cet eunuque de siècle,
me venger de tout ce que nous avons souffert,
de tous les combats menés sans fruit,
des sarcasmes excités par chaque idée nouvelle.
Pour la Vénus indomptée je veux chanter
un hymne, un ave aux jeunes désirs –
mais les mots se glacent sur ma bouche,
aussi chaude que soit la pensée les faisant naître.
La nouvelle histoire ne sera jamais écrite,
le bonheur ne jaillit plus pour nous autres,
nu, dans la vague de sang.
*
Nocturne (Nocturne)
Voilà que se défont les lourdes chaînes des choses
et c’est la nuit, une nuit de visions et de rêves
où les âmes balancent comme des arums
sur le fleuve mystiquement sombre des sentiments.
Alors tu seras mienne. Les trésors de ton être,
tu les étales humblement à mes pieds,
les blancs parterres fleuris de ta beauté
dans la pénombre brillent devant moi.
Et quoi si je ne jouis que de leur parfum
sans toucher à ces lys délicats,
si je ne te serre pas dans mes bras
ni ne trouble le silence de ta pudeur ?
Écoute ! Dans la nuit s’exhale, pesant,
un soupir de tristesse : Pan est mort !
Mais Psyché vit, Psyché, faible et fragile,
nous charme et comble de bonheur.
En son nom je veux, tout doucement,
te murmurer mes rêves,
ô Rosa Mystica, Virgo Intacta,
dont la pupille est pleine de l’azur lointain du ciel.
Et la nuit en silence passera,
nuit d’un bonheur délectable comme les fleurs,
et notre âme glissera lentement
dans un seul et même Nirvana bleu.
*
Lilith
I.
De mon âme j’ai fait un chœur de temple
où des parfums de lys flottent dans l’ombre
et sous une vaste et haute voûte
règne un silence profond, solennel.
Comme une jeune vierge en neigeuse gaze,
les sentiments défunts de ma jeunesse marchent sans bruit
vers la niche du chœur où derrière des voiles de soie
vit l’Isis jamais aperçue de mes désirs.
Ô Lilith, Lilith, toutes les nuits de printemps
quand de la chaste Diane luit la faucille dorée,
je m’attarde en ce lieu aux heures les plus propices.
À la fenêtre de la coupole, pâles et faibles
ruissellent sur le marbre des brassées de lumière –
et tout est Recueillement : rêve et repos.
II.
Dans une menaçante et noire mort de nuée
se consume le flambeau rouge du crépuscule
mais une lueur s’attarde encore, rose, belle,
comme une faible et fragile harmonique.
Le voile sombre qui couvre le ponant
brille comme d’une lumière intérieure
et sur les bords de la nuée un ruban s’étend,
un tremblant rayon rouge pâle.
Ô Lilith, Lilith, jamais aperçue, seulement rêvée !
Dans ces jeux de lumière le Symbole est caché
dont ma pensée en vain cherche à percer le mystère.
Et le temps fuit. Les années s’accumulent. –
Ô Mort, sur ton chemin de Damas nous allons
pour obéir aux lois obscures de l’Éternité.
*
Souvenirs (Minnen)
Le parc est sombre. Le vent du soir
chuchote étrangement dans la pénombre des arbres,
et veillant sur le vieux portail
dans l’obscurité brille la maison du jardinier.
Mes pas m’ont à nouveau conduit en ce lieu familier ;
des souvenirs dorment tout autour de moi, où que j’aille,
et le parfum d’automne dans le soir étoilé
est languissant des souvenirs de ce mort, le passé.
Ils se réveillent ; sur mon chemin ils attendent
et l’obscurité murmure un chant mélancolique :
je te vois à nouveau marcher avec moi
comme nous marchions, si souvent, autrefois.
Je tiens ta main dans ma main fermée,
ta main légère qui presse la mienne ;
un aster cueilli dans les platebandes
sur le respir de ton sein balance…
Oui, c’est toi – pas la même pourtant,
tout comme ce parc n’est plus ce qu’il était ;
il y a longtemps que ma bouche ne bredouille plus
ton nom avec émoi et lasse passion.
Et je marche seul. Seul, je veux parcourir
la route de mon errance le long des voies ombreuses
où nul souvenir mélancolique ne s’attarde
et rien ne chante la chanson de ce qui n’est plus…
Le parc est sombre. Le vent du soir
passe tristement dans les ramures avec un murmure étrange,
et veillant sur le vieux portail
dans l’obscurité brille la maison du jardinier.
*
Vigne sauvage et pavots
(Vildvin och vallmo, 1895)
.
Une chanson (En visa)
Une feuille morte tombe sur le chemin,
le chemin familier de ma flânerie solitaire –
autour de moi règne le silence d’un soir d’automne
sous un ciel bas et rouge, pâle ;
triste et fatigué
je vais, je vais
sur le chemin que mes pas ont usé.
Mon âme est vide et silencieuse,
que m’importent les biens et maux de cette vie
si les heures s’écoulent sans profit
et passent comme des feuilles au vent ?
Écoute la chanson de l’automne :
le plaisir dure peu –
mais la tristesse, la tristesse dure longtemps !
*
Octobre (Oktober)
Derrière les frondaisons clairsemées le ciel est froid et jaune,
les érables du parc perdent leurs feuilles rouges.
Octobre garde dans la grange et la remise
les dernières gerbes des moissons.
Sur les parterres de fleurs où cet été
le réséda exhalait son parfum si pur,
un pauvre aster solitaire, pâle et tendre,
ploie encore, tardif, dans le soir glacé d’automne.
J’ai mis mon âme en mineur pour le repos de l’hiver,
pour les heures crépusculaires devant le feu de l’âtre
quand sur tous souvenirs se ferme la cicatrice
comme la mousse efface le nom gravé sur un tronc d’arbre.
Bientôt, un soir la première neige tombera,
le bruit du fléau s’entendra tout le jour dans le fenil,
la glace étendra ses blancheurs bleutées sur le lac
et les coups de hache tomberont dans la forêt silencieuse.
Tu fus, été fini, munificent, et bon,
quand juin répandait les bleuets dans les seigles,
quand le chaud mois d’août vint avec l’or des grains
et les nénuphars de juillet se balançaient sur l’eau !
Je me souviens de toi comme d’un rêve, une lumière dorée :
le jasmin fleurissait dans la pénombre du parc
et le pré, ceint du murmure de la forêt,
réfléchissait l’œil du soleil, renoncule jaune.
Oui, munificent… À présent cette misère
est le dernier souvenir que tu répands autour de toi :
où tu élevais il y a peu le fier château des fleurs,
un aster jaune pâle baisse la tête en silence.
Derrière les frondaisons clairsemées le ciel est froid et jaune,
les érables du parc perdent leur feuilles rouges –
octobre garde dans la grange et la remise
les gerbes fanées des moissons…
*
Les jasmins
(Jasminer, 1898)
.
Poème d’ouverture [au recueil Les jasmins] (Inledningsdikt)
Le jardin de mes pensées s’est changé en friche
et nulle pluie de printemps n’en arrose la terre,
la flamme bleue et lilas des seringas
s’est consumée, ne se rallumera pas.
Tout est fané, fané. La fraîcheur du printemps s’en est allée,
les parfums ne flottent plus dans la pénombre,
l’herbe et les feuilles couvrent le sable mouillé
et le silence de ce redoux d’automne se répand perceptiblement.
Mais quelquefois par une nuit, une nuit claire et vaste,
quand le ciel brille comme la nacre
et l’éclat doré de la lune resplendit sur la terre…
je sens venir doucement un parfum vers moi,
dans la masse sombre des feuilles une blancheur filtre –
alors, en silence, je cueille les jasmins de mes poèmes.
*
Une impression du passé (Gammalstämning)
Le vieux parc du presbytère
a de nouveau ses feuilles, ses fleurs,
ses jeux de lumière sur le sol
dans une profusion dorée.
J’ai retrouvé mon vieux banc,
à la même place sous le tilleul –
un tilleul sur lequel un nom est gravé,
un nom de jours qui ne sont plus depuis longtemps.
Tant de souvenirs à demi oubliés
reviennent à la lumière,
j’écoute comme en rêve
le doux murmure des arbres. –
Ô, vieux parc devant moi,
abandonné depuis tant d’années,
que caches-tu
dans la luxuriance de ta verdure ?
Je sens vers moi flotter
un étrange parfum du passé,
il se détache des haies et reste là,
augural et doux. –
Ce qui vient de briller soudain
derrière le tronc du noyer,
ne sont-ce pas deux yeux gris et tendres
au regard sérieux ?
Avec une charmante coloration des joues,
elle est jeune, délicate et belle,
et le vent vif joue
dans ses cheveux blonds.
En chemisier et robe de linon,
à nouveau la fille du pasteur
marche vers le portillon
et la lande couverte de fleurs, pour attendre.
Où l’aubépine et le pommier remuent
leurs floraisons de neige sur la colline ensoleillée,
notre savant maître d’école
autrefois se rendait souvent. –
Quel poème compose-t-il en ce jour du printemps ?
Ce ne sont pas des homélies pour la maison du Seigneur,
ne va-t-il pas, sévère et morose,
vers le jugement dans le délire du péché ?
Il est attiré vers son bonheur
et le portillon fermé du désir
où des mains brûlantes sont pressées
en échange d’un baiser sur la joue
quand des paroles ferventes timidement traduisent
le plaisir et la détresse de deux jeunes cœurs
et la nudité de la terre se pare
d’une profusion de feuilles…
Sur la colline le vent joue comme avant
avec les feuilles tombées des pommiers
mais ce lieu près du portillon
est depuis longtemps désert,
ce rêve de bonheur qui exista un jour
s’est perdu dans le ressac des années ;
et ne reste plus que, sur le vieux tilleul,
un nom gravé dans l’écorce.
*
Rêve d’un jour de mai (Majdagsdröm)
Tu inclines la tête dans ta main de porcelaine,
c’est le mois de mai, les haies fleurissent,
les rayons du soleil jouent avec le sable du jardin
et scintillent sur des murs blancs,
le ciel est haut, pur et bleu,
il neige des fleurs de pommier,
le cheval hennit dans l’écurie
et racle du sabot contre la pierre de la stalle.
Quand je te regarde ainsi, mon esprit s’émeut
et rumine l’avenir –
Nés dans l’ivresse et les jeux,
nous mourrons dans la misère et les combats,
le bonheur qui te semble parfait,
une fleur d’été, jaune comme le soleil,
se fane dès que l’automne répand
les feuilles sur la terre mouillée.
Est-ce que je trouble ton rêve, ce rêve d’un jour de mai,
enfant qui mûris et deviens femme ?
Mes paroles sont creuses, oublie-les,
laisse-les couler comme du sable entre les doigts,
tu es encore la convive de la vie,
profite de ce qu’elle offre de meilleur
tant que les flambeaux pétillent
à la fête de ton bonheur !
*
Automne dans l’archipel (Höst i skärgården)
Le tremble murmure dans le vent,
le clair de lune blanchit les bois ;
debout près du portillon, j’entends
battre des ailes les colombes.
La mer et la forêt soupirent :
les moissons de l’été sont mûres.
Le soir tombe, il fait sombre. Dans la nuit
s’éteignent les dernières couleurs du jour ;
gris sur la mer grisonnante
se dressent les rochers, la falaise,
tandis que, criant, les mouettes planent
dans les vastes ténèbres.
La lune brille dans la forêt,
le hêtre tremble, de même le bouleau jaune,
le seigle est blanc et mûr
mais le coteau du jardin est sombre,
et les ombres longues et fantomatiques
marchent furtivement comme un bandit.
La nuit silencieuse ferme les yeux,
j’écoute le chant des ailes de colombe
qui disent que l’automne approche,
temps d’obscurité, temps long de mort,
temps d’obscurité dedans et dehors,
temps d’obscurité dans l’esprit de l’homme…
*
Chanson de pluie et de mélancolie (En rägn- och vemodsvisa)
Il pleut en silence sur la ville
dans le ciel gris d’un soir de mars. –
Bientôt les fleurs et les feuilles
viendront à l’efflorescence.
Je vois enfler les bourgeons
dans l’allée bordée de châtaigniers. –
Ah ! fluante source de la vie,
ah ! bonheur et mélancolie du printemps.
Bientôt fleuriront dans les parterres
le narcisse, la jacinthe et la violette,
bientôt reverdiront les prés et les collines
au soleil étincelant du matin.
Mais le désir qui se cache
au plus reculé du cœur,
le plus farouche désir rêvé –
n’a point la force d’atteindre au soleil.
Le narcisse et la violette bourgeonnent
tout au fond de notre être,
si secrètement qu’il n’est permis d’espérer
un moment heureux d’éclosion…
Il pleut en silence sur la ville
dans le ciel gris d’un soir de mars. –
Mais les fleurs et les feuilles
viendront-elles à l’efflorescence ?
Mélodies au crépuscule : La poésie de Vilhelm Ekelund (Traductions)
Vilhelm Ekelund (1880-1949) est un poète suédois, également connu pour des recueils de pensées et d’aphorismes. Proche d’Ola Hansson et influencé par lui, il appartenait comme ce dernier au courant symboliste, tout en adoptant les tendances du temps contre les contraintes formelles de la versification. À côté de vers classiques dans l’original, plusieurs des poèmes (ou des parties de poème) ci-dessous sont ainsi de la prose, d’autres sont en vers plus ou moins libres. L’influence de Swedenborg, soulignée par la critique, n’est pas des plus évidentes dans sa poésie, peut-être l’est-elle davantage dans ses autres livres.
Il existe une Société Vilhelm Ekelund (Vilhelm Ekelundssamfundet) créée en 1939 par les amis du poète pour lui permettre de publier et diffuser ses livres sans subir la pression des maisons d’édition. Il en profita une dizaine d’années, jusqu’à sa mort en 1949. Quelques grands noms de la littérature suédoise ont appartenu à cette société, tels que les Prix Nobel de littérature Pär Lagerkvist et Harry Martinson.
Le recueil sur lequel nous avons travaillé aux présentes traductions est celui qui donne son titre au billet, Melodier in skymning, « Mélodies au crépuscule », paru en 1902.
À l’occasion de la présente publication, nous rappelons au lecteur nos traductions de Strindberg (ici) ainsi que de poésie nord-américaine en langue suédoise (ici).
*
Les châtaigniers las inclinent… (Kastanjeträden trötta luta…)
Les châtaigniers las inclinent
après la pluie leurs blanches
et lourdes fleurs sagittales.
Les grandes, humides
grappes de lilas
doucement se balancent.
Timide, hésitant,
déjà commence
à chanter le rossignol.
Cœur, tu sens
couler sur toi
l’infini réconfort
du renouveau,
du silence :
cœur, mais ta chanson
est en mineur –
c’est le chant muet de la nostalgie.
*
La mort (Döden)
I.
Dans les rêves heureux, paisibles de notre enfance,
en de toujours plus riches,
toujours nouvelles joies ensoleillées
nous étions sans soucis ;
et nous avons irréfléchis laissé
l’un après l’autre nos printemps dorés
s’en aller de nous.
La mort sourit au monde,
ne sait pas
si elle rira ou pleurera,
souhaite à tous du plaisir –
faites un plaisant voyage !
avec un bon rire ironique.
La mort ne dit ni oui ni non…
II.
C’est le mois de juin, la brise souffle
doucement depuis la mer scintillante,
si doucement qu’à peine quelques flocons
de la neige couvrant les merisiers s’envolent.
Et de grands nuages légers
en rangs aériens et blancs
dans la lumière du matin
font voile vers les lointains.
Autour de moi l’herbe interrompt
sa fraîche ondulation silencieuse
et des fleurs bleues
et blanches murmurent.
Comme vers une mer sans rivage
m’emporte cette pensée,
que le même murmure, demain,
passera sur ma tombe.
*
Muse (Sångmö)
Toi partie, pour moi les jours sont vides
et ce qui me réjouissait est gris, stupide et triste ;
c’est en vain que chaque nuit j’écoute
si comme avant ne résonne ta voix.
Et le matin vient, les pâles flots de la lumière
me saluent à nouveau tandis je reste silencieux
et me rappelle l’écho faible et sourd
de ta voix, mais comme un écho des morts.
Tu m’as quitté, mon soleil, mon soutien,
claire étoile de ma mélancolie, et je n’ai plus la force
de supporter le noir de la solitude.
Mon cœur est malade ; malade, mon âme languit
de soif pour toi, seule aimée,
sans qui la vie est angoisse et mort !
*
La ville (Staden)
(À la manière de Theodor Storm)
Ndt. Theodor Storm, poète allemand du dix-neuvième siècle.
Grise sur la côte grise
et loin de tout, la ville :
avec un lourd brouillard pesant sur elle,
dans un silence désolé la mer murmure
son chant monotone autour de la ville.
Pas de forêt murmurante, nul oiseau
n’exhale ici ses trilles au printemps,
seules les oies sauvages passent avec leurs cris navrants
dans les sombres nuits d’automne,
et sur le sable les buissons frémissent.
Pourtant toute mon âme te reste attachée,
grise cité au bord de la mer ;
pourtant ma jeunesse me sourit encore
comme une lointaine lueur magique au-dessus de toi,
grise cité au bord de la mer.
*
Chant muet (Stum sång)
I.
La voix claire de ta juvénile timidité,
comme elle fait du cœur vibrer les cordes !
Ta voix –
une rosée de baume coule
sur mon cœur.
Toute la poussière des jours gris !
Ah, mon âme est comme
une plante fanée au bord du chemin
dont la tête ploie
dans l’étouffante,
blanche et sèche poussière.
Ô miséricordieuse,
douce pluie de printemps,
arrose-moi…
II.
Tu es comme un chant. Comme un chant tu vis dans mon âme ; comme une chanson qui ne trouve jamais ses paroles, je te porte en moi.
Sur ta bouche puérilement trémébonde, toute la peur de ton âme chaste et pure tremble devant l’ordure et l’insoutenable dureté de la vie. Comme quand une pluie légère un matin de printemps tombe à travers la lumière voilée du soleil – depuis de blancs nuages immobiles – et tout le ciel est comme un regard où brillent des larmes : ton regard.
Tu es comme un chant. Je te porte en moi.
*
Humiliation (Förnedring)
C’est le plus dur :
quand éveillé la nuit
je te vois
entourée d’étrangers –
d’un rauque murmure de voix rudes –
vois la détresse de tes regards,
sens en moi les battements de ton cœur,
comme ils deviennent forts des sanglots retenus,
du poids de l’humiliation et de la solitude amère,
et comme les pleurs veulent se répandre
sous tes cils tremblants.
Laisse-les se répandre, mon cœur,
laisse-les !
*
Nocturnes (Nocturner)
I.
En toutes choses je le sens : dans la mince obscurité bleue, dans l’ombre humide, dans le silence de l’air : le premier soir de printemps.
Le premier soir de printemps ! De nouveau c’est un soir avec une fraîche et calme pluie, une bruine tombant lentement comme si elle hésitait, pesait le pour et le contre – un soir de rues silencieuses, de parcs silencieux et solitaires où le ruissellement des branches mesure le silence.
Et le silence de mon âme est comme le silence sous cet arbre encore dénudé, comme le silence dans l’air immobile de cette soirée, si plein d’angoisse, comme si la vie s’était retirée de moi et que mon âme restait seule avec son vide sous ce ciel inquiétant, où rien ne bouge et nul oiseau ne chante.
Ô premier soir de printemps, sombre et silencieux ! Jamais mon cœur ne tremble autant qu’en ta présence, jamais mon âme ne souffre autant qu’en ta présence de sa grise froideur et morte misère. Tu es l’heure amère de la rétribution ; devant moi tu alignes tous mes jours laids et désolés ; tourmenté, chassé par la peur et le dégoût de moi-même, j’erre sans but. Déserts, tous les chemins de ma vie sont déserts et je n’attends rien.
II.
Une étrange vision me hante.
Je suis au bord d’un grand pré nu, gris comme le crépuscule tombant en silence autour de moi, bas et mélancolique crépuscule d’hiver. J’ai devant moi la périphérie d’un cimetière, et plus loin, dans le clair-obscur, se trouvent de sombres arbres avec entre eux de hautes pierres tombales. Sur les mottes hérissées sautille un grand oiseau noir presque aussi gros qu’un choucas, continûment et comme s’il cherchait quelque chose, avec un anxieux battement d’ailes.
Sur mon cœur pèse, dure et suffocante, une grande douleur, et mon âme est comme étourdie, aveugle ; ma mémoire cherche en vain : comment suis-je arrivé là ? Que s’est-il passé ? – Mais tout a été emporté dans un vide insane.
Sur ce sol boueux le pied glisse, avec dégoût je me vois trébucher au milieu des tombes, un petit ensemble de bas monticules éparpillés sans ordre ici et là dans ce lieu de fange désolé, avec des souches pourries pour en marquer la limite.
Alors j’entends un chien gémir dans la nuit ; aplati au sol avec sa truffe contre terre, il est étendu sur un tumulus fraîchement creusé. Paralysé par la peur, je tombe à genoux… et reconnais mon vieux chien, celui qui fut le camarade de jeu de mon enfance. Et sur la croix blanche le choucas s’est posé, c’est le jeune oiseau apprivoisé que j’avais enfant.
Sur le bois blanc… un nom…
*
L’odeur de l’orge humide… (Det våta kornets doft…)
L’odeur de l’orge humide se répand, lourde,
l’air de ce crépuscule d’août est douloureusement humide, tiède
et brumeux, sans vent ; un clair de lune voilé filtre
en lents rayons sur l’espace désolé, blanche écume.
Où que je me tourne, le paysage est comme une mer
d’ambre safran sombre qui ondule, flue, houle,
et d’or vert pâle qui scintille magiquement dans la pénombre
au sommet des épis et sur le foin coupé des champs.
Je m’enfonce plus avant dans ce paysage, plus avant m’enfonce
dans cette clarté qui paraît lentement geler,
faite dure dans le brouillard à mesure qu’il la pénètre.
Mort, l’orge brille ; morte, rayonne la frondaison des arbres.
*
Dérision (Hån)
L’air chaud est immobile, pesant ;
aucun souffle ne bouge dans la sombre ramure,
une main invisible cherche à retenir la respiration,
le cœur bat dans une sourde angoisse.
Et la terre a soif comme une blessure de feu,
et les branches bruissent, fragiles, cassantes
comme si c’était l’automne ; pas d’autre son.
L’une après l’autre les heures passent dans l’inquiétude.
Alors des éclairs zèbrent le ciel. Et, déjà sonore et proche,
on entend soudain le tonnerre dur et sourd.
Bientôt, éclair après éclair déchirent l’obscurité.
Mais pas une goutte ne tombe. De toute la nuit
aucun souffle n’agite la sombre feuillée.
Dans les éclairs bleus luit la dérision du ciel.
*
L’arbre (Trädet)
Bleu comme la mer était l’air derrière l’arbre,
bleu comme la mer et profond d’un calme puissant
et de la grande clarté de l’après-midi.
Un arbre comme tous les autres et pourtant – c’est étrange !
je perçois encore la vibration de chaque ligne
dans le jeu muet de cette lumière ;
et comme un éclair ce me fut une mystérieuse révélation
que cette grande plénitude d’âme,
dont je ne peux comprendre l’être mais que je suis heureux
de pouvoir approcher et deviner.
*
Sans titre
De cette hauteur je l’ai vue, vu la mer comme un chemin de houle brillant à des milles de distance et pourtant si étrangement proche que je m’imaginais sentir son odeur au milieu de cette chaude journée de juillet. Et quelle odeur sur toutes choses ! Merveilles et révélations où que se pose le regard… des mélodies prises dans une sereine félicité, dans une reconnaissante et joyeuse dévotion.
Et toute chose est comme elle était. La mer est le même chemin flottant de lumière sur lequel respire le même rayonnement délicieux ; mes yeux sont enivrés, des créatures, des images vivent pour ma vision comme évoquées par une baguette magique. Et pourtant j’attends. Quelque chose manque, quelque chose qui était là comme une douce note de musique, un timbre calme, un sourire familier… Il est mort pour moi, ce paysage, mort, car il ne parle pas.
Et je pense à la vie. Combien de voix se taisent sur le chemin ! Combien de mélodies cessent et ne font plus battre notre cœur ! Que de paysages restent muets…
*
Stagnelius
Ndt. Erik Johan Stagnelius (1793-1823) est un grand nom du romantisme suédois.
I.
Ainsi me suis-je autrefois assis comme aujourd’hui
pour écouter ta voix douce et mélancolique, ici
où j’ai vu passer ton fantôme silencieux,
où j’ai souvent aperçu ta silhouette.
Ici dans les lointaines, automnales vallées calmes
où le murmure des sources fait silence parmi les taillis,
tu parles encore à mon cœur comme autrefois,
apparition qui me suis depuis l’enfance.
II.
Le mystère qui dans cette vie angoisse notre âme
reste sans dénouement derrière les portes de la mort,
l’aveuglement emprisonnant les regards de l’esprit
là-bas règne éternellement sur nos sens comme avant.
Du rêve profond enveloppant notre vie
notre âme jamais ne se réveillera, aucun tombeau
n’éteint la nostalgie qui nous brûle pour toujours
comme une étoile solitaire sur une mer de brume.
Scalde que j’aime, ceci n’est-il point la réponse
que je déchiffrai cette nuit-là dans le mystère de tes yeux,
quand j’étais assis seul sur une plage obscure ?
Pourtant, que peut la rumination malade, lunatique
tant que la Beauté splendit autour de nous,
tant que les étoiles scintillent comme cette nuit-là !
*
Préparation (Beredelse)
Tu me conduis une nouvelle fois au recueillement,
ô Solitude, mon âme retrouve des ailes,
de nouveau tu pousses l’esprit délié vers l’hymne,
la louange et la joie sur les vagues de la nuit.
À nouveau libre mon âme peut s’élever au-dessus
de la grisaille quotidienne vers de nouvelles,
claires et fraîches rivières à travers la course des sens,
comme le saut d’une source dans un précipice.
Ô jour dont se répandent les premières perles de rosée,
mon âme est prête à plonger de nouveau
dans l’eau de ton courant, chaste, fraîche.
Que de chansons nouvelles fluent à travers l’âme !
Ô Solitude, tu es la source puissante
dont le murmure peut seul parler à mon âme.
*
Tristesse (Sorgen)
Dans le cimetière jacinthes et tulipes fleurissent – jacinthes fraîches brillant dans l’ombre sur le vert sombre des cyprès, tulipes flamboyant comme des cœurs rouges ouverts sur la terre nue. C’est le printemps, des gens meurent chaque jour, et chaque soir les parfums sont plus forts en raison des nouvelles couronnes de fleurs.
Toute cette tristesse ostentatoire, comme c’est grossier ! quelle vocifération !
– Dans le coin le plus reculé de ce cimetière se trouve une sépulture isolée dans ce champ de pierres. Une simple tombe, pas de tumulus richement paré sur elle, une fosse et rien de plus ; – de la terre et de l’herbe jetées sans ordre, à la hâte. Il n’y a pas de couronne sur cette tombe, seulement un bout de bois, une simple planche avec un nom gravé au couteau, mal orthographié :
H É L E N E
Le soir je marche jusqu’à ce coin et mon cœur s’humilie devant cette sépulture solitaire mise là comme par pitié, sans aucune intention d’appeler l’attention des vivants, tellement loin de la tristesse bruyante des riches…
Elle est comme un poème, pour moi, cette tombe. Immobile symbole de la tristesse, si touchant comme la tristesse elle-même – la tristesse qui veut seulement se cacher des hommes, se libérer de toutes les paroles bien intentionnées, mourir en paix, loin, loin dans le coin le plus caché de la forêt comme la bête mortellement blessée. Peut-être n’y a-t-il aucune autre âme au monde qui pense à cette tombe ; il n’y vient jamais personne…
*
D’après la poésie de Stefan George : Le maître de l’île (Ur Stefan Georges diktning: Öns Herre)
Ndt. Le recueil d’Ekelund comporte sept poèmes « d’après la poésie de Stefan George », le célèbre poète allemand. Nous avons ici traduit le premier, « Le maître de l’île ».
Parmi les pêcheurs on raconte cette légende.
Sur une île du Sud, riche en huile
et pierres précieuses scintillant sur le sable,
vivait un oiseau d’une taille si extraordinaire
que lorsqu’il marchait sur la terre il pouvait
rompre de son bec les branches les plus hautes des arbres
et quand il ouvrait ses ailes en vol,
ses ailes brillantes comme la pourpre de Tyr,
on croyait voir un nuage sombre.
Le jour il n’était pas là, restait caché
dans l’épaisseur de la forêt, mais
le soir, quand l’air fraîchissait
et que se répandait l’odeur du sel et des algues,
il descendait sur la plage et chantait
d’une voix exquise, si bien qu’aussitôt
les dauphins, qui sont amis du chant, arrivaient à la nage
depuis la mer couverte de plumes dorées, d’étincelles.
Il aurait vécu là depuis le commencement des temps,
aperçu seulement des marins que drosse la brise,
mais quand pour la première fois des hommes
furent poussés vers l’île par un vent favorable
il monta sur le plus haut sommet
pour dire adieu à son cher pays,
déploya ses ailes de pourpre
et s’en alla, avec une sourde lamentation.
*
Visions et harmonies (Visioner och harmonier)
Ndt. Le recueil se termine par une série de poèmes sous le titre de « Visions et harmonies », douze poèmes dont nous avons ici traduit les cinquième, huitième et dernier.
Sans titre
L’air était à peine bleu :
blanc mat
ou blanc-bleu mat,
comme des seringas sous la pluie.
J’étais assis comme anesthésié,
écoutant de toute mon âme.
Une torpeur ineffablement douce
passa comme une caresse
sur tous mes nerfs.
Ce moment…
ce moment où tout parlait –
se taisait et parlait avec moi,
et mon âme était
comme un lac blanc
réfléchissant toute chose,
en toute chose percevant
toute chose et soi-même…
*
Le rêve (Drömmen)
J’ai peur du sommeil depuis ce rêve,
je ne veux pas dormir, être à nouveau plongé
dans cette noire vallée de la mort et de l’angoisse
où il y a peu j’errai.
Je veux attendre le jour et la libération.
– C’était une contrée comme aucune autre
que je voyais ou rêvais ; des arbres difformes
comme de noirs serpents géants se tortillaient
dans le noir au-dessus de moi, dénudés,
si nus que pas la moindre feuille fanée
ne témoignait d’une vie passée, de sèves disparues.
Pas à pas, et souvent trébuchant,
évitant ces milliers de bras
qui semblaient se tendre pour me saisir
et m’enlacer jusqu’à la mort –
je luttais en vain pour échapper
à cette forêt infernale où de noirs brouillards
exhalaient dans mes poumons leur moiteur empoisonnée
et lentement me vidaient de mon souffle.
– Comment suis-je arrivé là, loin de la route
et des hommes ? ruminait ma pensée, sans réponse,
tandis qu’avec des yeux de séduction jaunes et déments
la folie me regardait, je tremblais d’effroi
des pieds à la tête et priais debout
vers d’invisibles cieux, vers tous
les dieux de mon cœur, air et mer et forêt,
vers toi, ô soleil : ayez pitié !
Au milieu de ces tâtonnements, mort de fatigue je m’effondrai
et pressai mon visage contre la terre.
Les ténèbres de la désolation, lourdes comme la fonte,
pesaient sur mon âme, et dans mon cerveau
tous les souvenirs s’éteignirent, je sombrai dans un sommeil cataleptique
et rêvai dans ce rêve aux eaux du marécage,
yeux tristes au regard silencieux
qui semblaient murmurer de miséricordieuses paroles
de consolation et de repos dans ce grand rêve,
le grand rêve éternel.
De désir je tendis les bras
et me réveillai de nouveau dans mon rêve.
Et je repris mon errance, l’esprit tendu,
et tentai de nouveau pas à pas, à tâtons,
de me frayer un chemin à travers les taillis et les pierres
qui s’agrippaient comme des mains invisibles à mes pieds.
Je m’arrêtais souvent pour écouter,
avidement, le moindre bruit,
mais tout était nuit et mort, muette pétrification
dans cette tombe ; la seule chose
qui semblait vivre et se mouvait sans cesse
était ce noir brouillard où j’étais plongé,
un lent mouvement de vagues
comme d’une lourde draperie, parmi lequel
un rideau gris sale et flou
rendait toute cette ténèbre immense et perceptible.
Je ne saurais dire combien de temps j’errai ainsi,
ni si j’étais encore en train de rêver
quand une vision descendit sur mon âme –
Je vis – je rêvai que je voyais
ces lourdes et noires nappes de brouillard
se mettre à trembler de tous côtés
et petit à petit se remplir
d’un fourmillement infini
de grandes étoiles blanches, plus grandes
et plus blanches que l’étoile du matin elle-même,
et dans cette blancheur brillaient
des rayons argentés
bruinant, tremblant et se balançant
en rubans entre les branches des arbres
et parfois se rassemblant et flottant ensemble
vers une immense Voie lactée en forme de voûte.
Au milieu des étoiles j’étais ébloui,
mon âme fut saisie d’une peur sacrée
et d’adoration pour cette beauté sublime,
trop grande, trop aveuglante et colossale
pour moi.
Et de nouvelles étoiles apparaissaient constamment
comme des pétales de lilas blanc, brillants de rosée.
– Ô vision, révélation et dieu,
tu réduis mon âme en cendre, ta lumière
est trop puissante et ta beauté
trop grande pour moi, trop tonnante et pleine.
Ma poitrine souffrait et pantelait
de nostalgie pour les vieilles ténèbres
et de nouveau je rêvai aux eaux du marécage,
yeux tristes au regard silencieux
qui semblaient murmurer de miséricordieuses paroles
de consolation et de repos dans ce grand rêve,
le grand rêve éternel.
Et soudain je sentis à nouveau
mon sein s’ouvrir et trembler
et me cuire… éclater… et je perdis connaissance –
et me réveillai.
*
La source (Källan)
Sous cet arbre à la haute et vaste couronne,
l’air est lourd, saturé de miasmes vénéneux
s’exhalant des eaux croupies du marécage.
Les putrides roseaux bruissent par intermittence,
sinistrement, agités de bourrasques soudaines
qui rendent soudain les ténèbres vivantes,
comme les ténèbres d’un œil de tête de mort ;
Une source vit au milieu du marais
mais bouge à peine, semblant hésiter avec angoisse
quant à sa route, se fatigue et s’immobilise,
désespérant du salut et de l’issue.
Sombres sont ses eaux, mais cette obscurité
est celle qui reflète les étoiles.
Et cette froide et déserte obscurité
qui semble reposer seulement sur elle-même
et ses propres ténèbres peut parfois
devenir vivante, vivre d’un désir de lumière.
Au milieu du marais vit une source.

