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La sainteté de la révolution : Poésie d’Ernesto Cardenal
Après plusieurs billets de traduction de poésie révolutionnaire du Nicaragua (en commençant par celui-ci), nous traduisons enfin à notre tour le plus grand poète révolutionnaire nicaraguayen, Ernesto Cardenal (1925-2020). Les poèmes qui suivent sont tirés de deux livres : le recueil Vuelos de victoria (Vols de victoire) de 1984 et un livre d’entretiens suivis de trois longs poèmes, La santidad de la revoluciόn (La sainteté de la révolution), publié en 1976. Ce dernier livre est paru d’abord en Espagne avant la Révolution sandiniste de 1979, tandis que le recueil Vols de victoire est postérieur à la victoire du FSLN sandiniste et présente à la fois un regard rétrospectif sur la lutte révolutionnaire au Nicaragua, à laquelle le poète participa, et une évocation des tâches du nouveau régime, dans lequel Ernesto Cardenal occupa de 1979 à 1987 les fonctions de ministre de la culture, ce qui lui valut, en tant que prêtre, des démêlés avec la hiérarchie de l’Église catholique.
Dans cette poésie révolutionnaire, le sacerdoce de l’auteur n’est pas mis de côté. Au contraire, certains de ces poèmes montrent ce que la lutte révolutionnaire doit, pour leur auteur, à son état ecclésiastique, à sa foi, et sont un modèle de « théologie de la libération », dont Cardenal passe pour l’un des plus importants représentants. Les deux longues « Épîtres » tirées du livre de 1976 et ici traduites sont les textes les plus marquants et les plus caractéristiques du présent choix à cet égard.
Afin de ne pas surcharger l’appareil critique de ces traductions, nous n’avons pas cherché à expliciter la plupart des toponymes présents dans ces poèmes inspirés de faits réels ; même si la géographie du Nicaragua et du reste de l’Amérique centrale est en général peu connue du public français, ces noms de lieux n’appellent pas, le plus souvent, de remarques particulières.
Enfin, une remarque de forme : nous n’avons pas suivi l’agencement typographique des vers tel qu’il figure dans les éditions dont nous nous sommes servis, car nous ne sommes pas en mesure de le reproduire fidèlement sur ce blog, en particulier les espaces séparant le début de certains vers de la marge, et nous avons donc fait commencer tous les vers sur la même ligne. Pardon pour cette infidélité.
*
Vols de victoire
(Vuelos de victoria, 1984)
.
Offensive finale (Ofensiva final)
Ce fut comme un voyage vers la lune
avec la complexité et la précision de tous les détails
devant compter avec tout le prévu
mais aussi l’imprévu.
Un voyage vers la lune où la moindre erreur pouvait être fatale.
« Ici Atelier »–« Allô Assomption »–« Allô Milpa ».
« Atelier » était la ville de Leόn, « Assomption » Masaya, « Milpa » Estelí.
Et la voix tranquille de la jeune Dora María depuis « Atelier »
disant que les renforts ennemis les encerclaient
dangereusement,
la voix chantante et tranquille,
« Ici Atelier. Vous me recevez ? »
Et la voix de Rubén à Estelí. La voix de Joaquín à « Bureau ».
« Bureau » était Managua.
« Bureau » ne recevrait pas de munitions pendant deux jours encore (« À vous »)
Des instructions, précises, codées, sur le lieu d’atterrissage…
Et Dora María : « Notre arrière-garde n’est pas suffisamment protégée. À vous. »
Voix sereines, calmes, s’entrecroisant sur la fréquence sandiniste.
Et il y eut un temps où l’équilibre se maintenait entre les deux forces,
ça devenait très dangereux.
Ce fut comme un voyage vers la lune. Et sans la moindre erreur.
Beaucoup travaillèrent, en coordination, à ce grand projet.
La lune était la terre. Notre bout de terre.
Et nous arrivâmes.
Elle commence, Rugama1, à être aux pauvres, cette terre
(avec sa lune).
1 Rugama : Un grand nombre des poèmes du recueil sont adressés à des personnes particulières, telles que ce Rugama qui n’est autre que le poète sandiniste Leonel Rugama (1949-1970), mort au combat et dont le poème le plus connu s’intitule « La terre est un satellite de la lune ».
*
Barricade (Barricada)
Ce fut la tâche de tous.
De ceux qui partirent sans embrasser leurs mères
afin qu’elles ne sachent pas qu’ils partaient.
Celui qui embrassa pour la dernière fois sa fiancée.
Et celle qui sortit des bras du sien pour embrasser un FAL.
Celui qui embrassa la grand-mère faisant fonction de mère
en disant qu’il reviendrait bientôt, prit sa casquette et ne revint jamais.
Ceux qui restèrent des années dans la montagne. Des années
dans la clandestinité, dans des villes plus dangereuses que la montagne.
Ceux qui servaient de courrier sur les chemins sombres du nord,
ou de chauffeurs à Managua, chauffeurs de guérilleros à la tombée de la nuit.
Ceux qui achetaient des armes à l’étranger, marchandant avec des gangsters.
Ceux qui organisaient des meetings à l’étranger, avec drapeaux et cris
ou foulaient le tapis de la salle d’audience d’un président.
Ceux qui attaquaient des casernes au cri de « Patrie libre ou mourir ».
Le garçon faisant le gué au coin de la rue libérée
avec un foulard rouge-noir sur le visage.
Les enfants apportant des pavés,
arrachant les pavés des rues
– qui étaient un commerce de Somoza –
et apportant pavés sur pavés
aux barricades du peuple.
Celles qui apportaient du café aux garçons sur les barricades.
Ceux qui accomplirent les tâches importantes
et ceux qui accomplissaient les moins importantes :
ce fut la tâche de tous.
En vérité, nous avons tous mis des pavés sur la grande barricade.
Ce fut la tâche de tous. C’était le peuple uni.
Et nous l’avons fait.
*
Occupés (Ocupados)
Nous sommes tous très occupés
en vérité nous sommes tous tellement occupés
en ces jours difficiles et jubilatoires qui ne reviendront pas
mais que nous n’oublierons jamais
nous sommes très occupés avec les confiscations
tant de confiscations
tant de partages de terres
tout le monde ôtant des rues les barricades
pour que les voitures puissent passer
les barricades de tous les quartiers
de même changeant les noms des rues et des quartiers
ces noms somozistes
exhumant les assassinés
réparant les hôpitaux bombardés
– cet hôpital portera tel nom, celui-là tel autre –
créant la police nouvelle
recensant les artistes
apportant l’eau potable à tel et tel endroit
et ces autres demandant l’électricité
la lumière que le dictateur leur avait coupée
vite, vite remettre les installations en marche
eau et lumière pour Ciudad Sandino
– ceux-là ont décidé d’appeler leur quartier Ciudad Sandino –
nous sommes très occupés, Carlos
les marchés doivent être propres, bien ordonnés
il faut aussi plus de marchés
nous créons de nouveaux parcs, bien sûr, et faisons déjà de nouvelles lois
nous interdisons immédiatement les publicités pornographiques
les prix des denrées de base bien contrôlés
c’est le moment de faire aussi de nouvelles affiches
vite, vite il faut nommer de nouveaux juges
vite réparer les routes
et comme c’est beau, il faut aussi tracer de nouvelles routes
élections d’assemblées locales
il est temps qu’un million d’hommes apprennent à lire
tu te rends à la réunion du gouvernement, tu te rends à ton syndicat
la vaccination pour tous les enfants du pays
et, sans attendre, les programmes d’éducation
les pelleteuses retirant les décombres
– Monimbό de nouveau avec des marimbas –
les champs bruissant de tracteurs
l’association des travailleurs agricoles organisée
semences, insecticides, engrais, nouvelle conscience
et vite, il faut semer vite
c’est aussi le temps pour de nouvelles chansons
les ouvriers ont avec joie retrouvé leurs rondes animées,
mon frère, toutes les lignes de bus urbains ont été rétablies
– et tant de festivals culturels dans les quartiers,
des actes politico-culturels, comme on les appelle maintenant –
et de même chaque jour on dit des messes pour les camarades morts
et il existe un mot nouveau dans notre langage quotidien
« Camarade »
tout cela restera, pour que le voie celui qui le veut, dans les vieux journaux
dans des journaux jaunis le commencement de la nouvelle histoire
des journaux poétiques
là on verra en beaux titres ce que je suis en train de dire
de ces jours enivrants qui ne reviendront pas
de ces jours où nous sommes tellement occupés
car en vérité nous sommes très occupés.
*
Nouvelle Écologie (Nueva Ecología)
En septembre, du côté de San Ubaldo, on a revu des coyotes
et vu davantage de caïmans, peu après la victoire,
dans les fleuves, là-bas, du côté de San Ubaldo.
Sur la route, davantage de lièvres, d’ocelots…
la population d’oiseaux a triplé, dit-on,
en particulier celle des canards.
Les pétulants canards se posent où ils voient l’eau briller.
Les somozistes détruisaient aussi les lacs, les rivières et les montagnes.
Ils déviaient les cours d’eau pour leurs exploitations.
L’Ochomogo s’est asséché le printemps dernier.
Le Sinecapa, asséché à cause de la coupe des arbres par les latifundistes.
Le Rio Grande de Matagalpa, asséché pendant la guerre,
là-bas dans les plaines de Sébaco.
Ils mirent deux barrages à l’Ochomogo,
les déchets chimiques capitalistes
tombaient dedans et les poissons étaient comme soûls.
La rivière de Boaco avec des eaux noires.
La lagune de Moyuá asséchée. Un colonel somoziste
avait volé les terres des paysans et construit un barrage.
La lagune de Moyuá qui pendant des siècles avait été la beauté de ce lieu
(mais les poissons reviendront).
Ils déboisaient et posaient des barrages.
Peu d’iguanes au soleil, peu de tatous.
La tortue verte des Caraïbes, Somoza la vendait.
Ils exportaient dans des camions les œufs de tortue et les iguanes.
La tortue caouanne est en train de disparaître.
José Somoza met fin à l’existence du poisson-scie du Gran Lago.
Le chat-tigre de la forêt est menacé d’extinction,
sa douce peau couleur de forêt,
ainsi que le puma, que le tapir dans les montagnes
(comme les paysans dans les montagnes).
Et le pauvre Rio Chiquito ! Son malheur,
celui de tout le pays. Le somozisme reflété dans ses eaux.
Le Rio Chiquito de Leόn, alimenté par des sources
de cloaques, des déchets d’usines de savon et de tanneries,
eau blanche des usines de savon, eau rouge des tanneries ;
plastiques dans les cours d’eau, pots de chambre, ferrailles entartrées. C’est
ce que nous a laissé le somozisme.
(Nous voulons le voir à nouveau splendide et chantant clair jusqu’à la mer.)
Et dans le lac de Managua se déversent toutes les eaux noires de Managua
et les déchets chimiques.
Et là-bas, à Solentiname2, sur l’île La Zanata :
une blanche et puante colline de squelettes de poissons-scies.
Mais les poissons-scies et le requin d’eau douce ont à nouveau respiré.
Tisma regorge à nouveau de hérons cendrés
reflétés dans le miroir des eaux.
On voit beaucoup de canards, de sarcelles, de tadornes, de passereaux.
La flore aussi a profité.
Les tatous sont très contents de ce gouvernement.
Nous regagnerons les forêts, les fleuves, les lagunes.
Nous décontaminerons le lac de Managua.
Ce ne sont pas seulement les hommes qui aspiraient à la libération.
La nature tout entière gémissait. La révolution
est aussi celle des lacs, des rivières, des arbres, des animaux.
2 Solentiname : Archipel situé au sud du lac Nicaragua et où Ernesto Cardenal s’établit en 1966, créant avec les habitants une sorte de « commune ». Pour davantage d’informations, voyez mon billet « Poésie de Solentiname » ici.
*
Les perroquets verts (Las loras)
Un ami à moi, Michel, responsable militaire à Somoto,
du côté de la frontière avec le Honduras,
me raconta qu’il mit au jour une contrebande de perroquets
qui allaient être exportés aux États-Unis
pour leur faire apprendre l’anglais.
186 perroquets, dont 47 étaient déjà morts dans leurs cages.
Il les ramena à l’endroit où on les avait pris ;
Et quand le camion arriva au lieu appelé Los Llanos – les plaines –
près des montagnes où vivaient ces perroquets
(on voyait les grandes montagnes au fond des plaines)
les perroquets commencèrent à s’agiter contre les grilles de leurs cages.
Et quand on ouvrit les cages
ils s’envolèrent comme des flèches en direction de leurs montagnes.
C’est ce qu’a fait la Révolution avec nous, pensai-je :
elle nous a sortis des cages où l’on nous emmenait parler anglais.
Elle a nous a rendu la patrie dont on nous avait arrachés.
Les camarades verts comme des perroquets ont rendu aux perroquets leurs vertes montagnes.
Mais 47 étaient morts.
*
Elvis3
Elvis Chavarría, j’ai rêvé que tu étais vivant dans ton île Fernando
à Solentiname, l’île de ta maman.
Comme si tu n’étais pas mort
après ton assaut de la caserne de San Carlos
et que tu allais me présenter un nouveau bambin,
comme l’enfant que tu avais eu avant
la petite fille brune
que l’on t’attribuait et qui te ressemblait
et je t’enviais pour ce nouvel enfant,
parce que tu pouvais faire ce qui m’est refusé, car je me le suis refusé,
alors je me réveillai et me souvins que tu étais mort
et que ton île Fernando s’appelle à présent Elvis Chavarría
et que tu ne pouvais pas avoir ce nouveau bambin qui te ressemble
ni moi non plus,
car tu étais mort comme moi
bien que nous soyons vivants tous les deux.
3 Elvis : Il ne s’agit pas du chanteur yankee mais d’un jeune ami d’Ernesto Cardenal à Solentiname, Elvis Chavarría, dont le nom est déjà sur ce blog car il est l’un des poètes traduits dans notre billet de « Poésie de Solentiname » (voir note 2). Le prénom Elvis, qui est apparemment l’état civil authentique de ce garçon (dans aucune des pages où je le trouve mentionné cela n’est donné comme surnom ou nom d’emprunt), semble montrer, à l’époque déjà, l’influence de la culture de masse nord-américaine sur le prolétariat d’Amérique latine.
*
À mon neveu Ernesto Castillo (A Ernesto Castillo mi sobrino)
Je me rappelle, Ernesto, quand tu revins de l’entraînement
et que tu nous parlas des armes « tellement belles » dont tu avais appris à te servir,
« c’est beau, maman… », disais-tu à ta mère,
comme quelqu’un qui parle de la beauté d’une fille.
Puis une balle de sniper te frappa en pleine tête
au moment où tu donnais l’assaut d’une rue à Leόn
en criant pour animer les hommes de ton escouade qui te suivaient :
PATRIE LIBRE OU MOURIR !
Poète tombé à vingt ans.
Je pense à cela, Ernesto,
tandis que les soldats prennent les enfants dans leurs bras
et qu’il y a un atelier de poésie à la Police
et une « armée d’alphabétisation » avec un uniforme bleu et gris
répandue par tout le pays, et une Réforme agraire
et les enfants vendeurs de journaux et cireurs de chaussures sont emmenés jouer
et… bon, c’est vrai qu’elles étaient bien belles, ces armes
(et je me rappelle comme tes yeux brillaient quand tu le disais).
*
Sur la tombe du guérillero (En la tumba del guerrillero)
Je pense à ton corps en train de se décomposer dans la terre
devenant terre douce, humus à nouveau
avec l’humus de tous les autres êtres humains
qui ont existé et existeront sur cette bille qu’est le monde
devenant tous ensemble terre fertile de la planète Terre.
Et quand les cosmonautes regarderont cette boule bleue et rose
dans le noir de la nuit
ce qu’ils regarderont, au loin, c’est ta sépulture lumineuse
(ta sépulture et celle de tous)
et quand les extraterrestres depuis je ne sais où
regarderont ce point de lumière de la Terre
ils regarderont ta sépulture.
Et un jour tout sera tombeau, silencieux tombeau,
et il n’y aura plus d’êtres vivants sur cette planète, camarade.
Et ensuite ?
Ensuite, nous nous décomposerons encore, nous volerons, atomes dans le cosmos.
Et peut-être que la matière est éternelle, mon frère,
sans commencement ni fin, ou qu’elle a une fin mais recommence toujours.
Ton amour a certes eu un commencement mais il n’a pas de fin.
Et tes atomes qui sont entrés dans le sol du Nicaragua,
tes atomes amoureux, qui donnèrent leur vie par amour,
tu verras, seront lumière,
j’imagine tes particules dans l’immensité du cosmos comme des pancartes,
des affiches vivantes.
Je ne sais pas si je me fais comprendre.
Ce que je sais, c’est que ton nom ne sera jamais oublié
et qu’on criera toujours : Présent !
*
La sainteté de la révolution
(La santidad de la revoluciόn, 1976)
.
Épître à José Coronel Urtecho (Epístola a José Coronel Urtecho)
Poète,
J’ai apprécié vos « Conférences sur l’initiative privée »
(je dirais volontiers vos Homélies) que vous avez écrites à Granada, dans la petite maison au bord du lac,
et que vous avez mis tant de temps à écrire que vous pensiez – m’avez-vous dit là un jour –
que le temps que vous les terminiez il n’y aurait peut-être plus d’initiative privée.
Elle existe encore. Mais plus pour longtemps.
Ce fut de votre part un effort héroïque de faire en sorte que vous comprennent,
en dépit de l’inflation et de la dévaluation du langage,
dans la langue de tous les jours, qui est aussi celle de la poésie,
les chefs d’entreprise. Et ce fut, je suppose,
un effort inutile. Ils ne peuvent être sauvés, sauf
quelques exceptions que nous connaissons.
Quelques-uns, individuellement, oui.
Engels était millionnaire.
Mais vous savez comme moi qu’il n’y a pas de remède pour eux.
Sauf pour quelques-uns, nous le savons.
(Révolutionnaire devenu entrepreneur pour financer Le Capital…)
Vous, poète, qui, comme vous le dites, ne possédez aucun « bien terrestre »
et répétez à l’envi que le domaine de Las Brisas n’est pas à vous
mais à María et ses enfants, et que vous n’y êtes qu’invité,
et que vous n’avez jamais rien vendu de votre vie,
vous avez maintenant prêché l’initiative privée. Et ce fut pour,
me semble-t-il, que voyant ils ne voient pas
qu’écoutant ils n’entendent pas
« de peur qu’ils ne se convertissent et que leurs péchés ne leur soient pardonnés »4
…une Cadillac par le trou d’une aiguille.
Ils peuvent ne pas être mauvais, dit Marx. Certains capitalistes
ont bon cœur. C’est pourquoi il ne s’agit pas de changer le cœur
mais le système.
La propriété privée – cet euphémisme.
« Voleurs », ce n’est pas de la rhétorique.
Ce n’est pas une figure de style.
« Charité », dans la Bible, est sedagah (justice)
(la terminologie correcte qu’aimait le maestro Pound)
et « aumône », rendre.
Ces choses ont beaucoup à voir avec l’inflation et la dévaluation
(de la langue et de l’argent)
La solution est simple : partager fraternellement.
Le capitalisme empêche la communion.
Les banques empêchent la communion.
À personne plus que ce dont il a réellement besoin.
Les banques ont intérêt à ce que la langue soit confuse,
nous a enseigné le maestro Pound,
de sorte que notre rôle est de clarifier la langue.
Réévaluer les mots pour le pays neuf
tandis que le FSLN avance au nord.
Saint Ambroise tonnait dans sa cathédrale de Milan, à l’aube
du féodalisme, la cathédrale n’était encore ni gothique
ni romane mais révolutionnaire :
LA TERRE EST À TOUS ET NON AUX RICHES
et Saint Jean Chrysostome à Byzance, avec son marxisme biblique :
« La communauté des biens répond le mieux à la nature. »
Dans la langue du Nouveau Testament, je le disais à Las Brisas en citant le père Segundo,
le « péché » est le conservatisme.
Le monde dans saint Jean est le statu quo.
Le monde-péché, c’est le système.
Un changement d’attitude est un changement de structures.
Obtenir plus de gains pour
accumuler plus de capital pour
obtenir plus de gains pour
ainsi de suite à l’infini.
Autrui. Le travail d’autrui selon Chrysostome.
« Je jouis de ce qui est à moi… » « Non, pas de ce qui est à toi
mais de ce qui est à autrui. »
Une espèce de fructification automatique. Souvent
nous avons commenté ceci, avec les textes du maestro Pound.
La « parthénogenèse » de l’argent.
Et les filles de Matiguás sont très belles
mais on les stérilise.
Elle existe encore. Mais ce ne sera pas pour très longtemps.
Elle est en train de passer, cette préhistoire
de la planète aux mains d’un petit nombre.
Nous lisions l’autre soir sous le manguier
devant le lac bleu, en face de la petite île de la Cigogne,
ce que dit Fidel : « la terre sera comme l’air »
et les jeunes du Club de la jeunesse rêvent à ce jour
où l’île de la Cigogne, celle de la Biche, toutes les îles
seront à eux, comme le pays tout entier. « À l’étranger,
on dit ‘ma terre’, disait Laureano, mais c’est un mensonge,
elle est à de foutus autres. »
Et nous avons appris qu’en ce moment au Portugal
les banquiers sont faits prisonniers.
Des millionnaires et non des cireurs de chaussures.
La Banque du Saint Esprit5 a été fermée.
Une espèce de fructification automatique, comme si l’argent travaillait.
La sainte banque…
Sa fonction est de chercher l’argent qui n’existe pas et de le prêter.
Il n’y a pas de communion avec Dieu ni avec
les hommes quand il existe des classes,
quand il y a de l’exploitation
il n’y a pas de communion.
On vous a dit que je parlais seulement de politique.
Ce n’est pas de la politique mais la Révolution,
qui pour moi est la même chose que le royaume de Dieu.
Construire la terre.
La transformation de la terre en terre humaine
ou l’humanisation de la nature.
Tout, même le ciel : un homme, comme disait Vallejo.
Remplir d’amour cette planète bleue.
(Sinon la révolution est bureaucratique.)
Comme le passage de l’australopithèque au pithécanthrope.
Le sujet pleinement objet
et l’objet plein de subjectivité.
Maîtres de la nature et de nous-mêmes
libres, sans État.
Alors la Grande Ourse aura forme de girafe.
L’homme nouveau n’est pas un,
m’avez-vous dit une fois au bord du fleuve,
mais beaucoup d’hommes ensemble.
« Transformation de l’homme », disent-ils, pas des structures. Mais
uns transformation de structures porte jusqu’au subconscient de l’homme !
Une nouvelle relation entre les hommes
et entre l’homme et la nature
et avec l’Autre
(sur quoi vous insistez aussi beaucoup)
Marx disait qu’il ne savait pas
ce qui viendrait après le communisme.
Comme l’arbre vers la lumière
l’évolution va jusqu’à l’amour.
La planète ne sera pas dominée par les insectes, les singes ou les robots
ou par la créature de Frankenstein.
Un milliard et quelques depuis la première cellule…
Il vit que la matière était bonne. (Un Dieu matérialiste.)
Et avec la création commença la libération.
Et le péché est la contre-évolution
il est antihistorique
c’est la tendance à l’inorganique.
Comment notre matière a-t-elle échappé à l’antimatière ?
Et que signifie que le Christ remettra le royaume au Père6 ?
…À celui qui se manifesta dans le buisson comme celui qui écoute les masses
comme la libération de la société esclavagiste.
Et nous pourrions nous demander aussi : Quelle relation y a-t-il
entre la résurrection et les rapports de production ?
Toute cellule naît d’une autre cellule.
La vie se produit par participation à la vie.
La reproduction a lieu par communion.
Ce serait injuste, l’injustice suprême si elle n’était pas vraie
mais elle est vraie, la résurrection. Autrement,
ceux qui sont morts avant la révolution ne seront-ils pas libérés ?
L’abolition de la mort… Mais d’abord, naturellement, celle de l’argent.
Vous êtes retourné au bord du fleuve, dans votre domaine de Las Brisas
qui n’est pas à vous mais à María et ses enfants,
à votre ermitage dans la plaine de Medio Queso entourée de forêts
et toujours gorgée d’eau sauf au printemps,
où récemment vous a visité un président sans gardes du corps,
pas celui du Nicaragua, bien sûr, mais celui du Costa Rica7.
Votre ermitage où vous pratiquez à présent la dure pénitence
d’écrire de la prose. Votre dure prose quotidienne.
Mais prose prophétique.
Je préfère le vers, vous le savez, parce que c’est plus facile
et plus court
et que le peuple le comprend mieux, comme les posters.
Sans oublier que
« l’art révolutionnaire sans valeur artistique
n’a aucune valeur révolutionnaire » (Mao).
Avant vous étiez réactionnaire
et aujourd’hui vous êtes « mal à l’aise » à gauche
mais à l’extrême gauche,
sans avoir rien changé en vous :
c’est la réalité autour de vous qui a changé.
Le prophète peut se tromper. Jérémie
– ai-je appris – s’est trompé dans une prophétie de politique internationale.
Vous, poète, êtes retourné à votre ermitage
(un ermitage que menace à présent un oléoduc d’Onassis,
tout comme Solentiname est menacé par la chaîne de casinos d’Howard Hughes)
et vous y pérorez à toute heure devant la plaine
à qui veut bien vous entendre, prophétisant à toute heure
l’argent comme but de la vie
le travail par amour de l’argent et non pour l’amour du travail
devant la plaine toujours verte même au printemps, avec
des palmiers rousseauistes et des colombes
et des tourterelles et de bruyantes bandes de canards,
l’Université des jésuites, l’INCAE8
les réalistes sans autre réalité que celle qui fait réaliser des gains,
et de temps en temps passent aussi des vols de hérons
et des martins-pêcheurs au long bec et à la houppe ébouriffée
et des passereaux astrilds au cou déplumé également en bandes
le jeune cadre qui n’a pas le temps d’aller chercher sa femme
les amis de Managua
qui ne font jamais rien car ils sont trop occupés,
ou bien ce sont des aigrettes, ou l’avion de San José du Costa Rica
qui descend vers Los Chiles, ou bien ce sont des anhingas
les deux sortes de gens qui prévalent au Nicaragua
les buveurs de sang / et les mangeurs de merde,
et la poule d’eau couleur de fleur aquatique court
au bord de la mare, et des dartriers surgit
le carouge à épaulettes avec sa tache de sang comme un milicien9,
la Merdocratie,
généraux et commerçants, si ce n’est généraux commerçants,
dans votre bureau rustique arrangé par María, ouvert sur la plaine
avec à l’horizon la ligne bleue du fleuve presque invisible
et de temps en temps, quasiment imperceptible, le bruit de moteur d’une barge
l’histoire du Nicaragua s’est arrêtée en 1936
et le soir des perroquets volent par paires, un cheval hennit
Dieu sait où, le crapaud appelle sa femelle
tou, tou, tou, et quand la femelle vient il monte dessus
Il est fou mais comme tout le monde lui obéit il a l’air d’un sage !
le héron aux plumes d’écume et au bec jaune prend son envol
et la lune monte, la pleine lune sur la prairie de Medio Queso
et María nous appelle pour le dîner.
« L’art révolutionnaire sans valeur artistique… »
Et l’artistique sans valeur révolutionnaire ? Il me semble que de grands bardes du vingtième siècle font de la publicité
des Keats et des Shelley chantent le sourire Colgate,
le Coca-Cola cosmique, étincelle de la vie
la marque de voiture qui mène au pays du bonheur.
L’inflation et la dévaluation de la langue
semblables à celles de l’argent et causées par les mêmes causes.
Ils appellent investissements leur pillage.
Et ils remplissent le monde de boîtes de conserve vides.
Comme un fleuve de Cleveland, désormais hautement inflammable,
la langue aussi est polluée.
« On dirait qu’il (Johnson) n’a jamais compris
que les mots ont une signification réelle
en plus de servir à la propagande »
a écrit le Time qui connaît bien ces choses et n’est pas moins menteur.
Et quand la défoliation au Vietnam
est un Programme de Contrôle des Ressources
c’est aussi la défoliation de la langue.
Et la langue se venge en refusant de communiquer.
Le pillage : des investissements
Il y a des crimes de la CIA dans l’ordre aussi de la sémantique.
Ici, au Nicaragua, comme vous l’avez dit :
la langue du gouvernement et de l’entreprise privée
contre la langue populaire nicaraguayenne.
Je me rappelle la fois où, dans le petit port de San Carlos,
où l’on fait un crochet pour chercher le courrier ou télégraphier
et où l’on voit le grand lac ouvert couleur de ciel, et Solentiname
également couleur de ciel et les volcans du Costa Rica
et où les couchers de soleil ne se comparent qu’à ceux de Naples
selon Squire :
le milicien soûl sur le trottoir avec le fusil Garand chargé et prêt à tirer
s’appuyant sur le Garand pour ne pas tomber,
l’ouvrier soûl couché dans la boue de la rue
couvert de mouches et la braguette ouverte.
Et vous m’avez dit : « Il faut écrire cela dans un poème
pour qu’on sache ce qu’était Somoza. »
(La poésie comme poster
ou comme film documentaire
ou comme reportage.)
Avant, vous étiez avec la réaction. Mais votre « réaction »
n’était pas tant un retour au Moyen Âge qu’à l’âge de pierre
(ou peut-être encore plus loin ?)
J’ai aspiré au paradis toute ma vie
je l’ai cherché comme un Guarani
mais je sais qu’il n’est pas dans le passé
(c’est une erreur scientifique dans la Bible que le Christ a corrigée)
mais dans l’avenir.
Vous êtes un optimiste invétéré, comme moi, et
au moins dans le court terme vous l’êtes même plus que moi
et vous allumez la radio tous les matins en espérant entendre que Somoza est tombé.
Vous allez avoir 70 ans
et j’espère que vous ne céderez pas à la tentation du pessimisme.
La révolution ne se termine pas dans ce monde,
m’avez-vous dit un jour sur cette île, devant le lac,
et le communisme se prolongera dans les cieux.
Le FSLN avance au nord.
Même l’Université des jésuites donne des signes de vie,
l’herbe tenace surgit à travers le ciment,
l’herbe tendre fissure le ciment.
Vos conférences seront plus appréciées sans initiative privée.
Je regarde ici derrière l’entrelacs des branches le lac tranquille, et je pense :
à la manière dont le lac reflète l’atmosphère céleste
le royaume des cieux sera sur cette planète.
Une aigrette au bord de l’eau communie avec une sardine.
Bonjour à María et au fleuve.
Je vous embrasse.
4 Marc 4, 12.
5 Banque du Saint Esprit : Banco Espírito Santo, l’une des plus grandes banques privées du Portugal, qui tire son nom de son fondateur, José Maria do Espírito Santo Silva. Il semblerait, d’après le poème, que la banque fût fermée par les nouvelles autorités au lendemain de la Révolution des œillets, en 1974 ; cette fermeture ne fut que provisoire, cependant, puisque la banque a continué d’exister jusqu’à nos jours et a même dû être sauvée en 2014 par la Banque centrale portugaise.
6 1 Corinthiens 15, 24.
7 Costa Rica : La propriété du poète José Coronel Urtecho dont il est question dans cette « épître » se situe en effet au Costa Rica.
8 INCAE : Instituto Centroamericano de Administraciόn de Empresas (Institut centro-américain de management), créé en 1964 avec le soutien des États-Unis.
9 milicien : « un guardia », c’est-à-dire un membre de la Guarda Nacional somoziste.
*
Épître à monseigneur Casaldáliga (Epístola a monseñor Casaldáliga)
NdT. Pedro Casaldáliga (1928-2020) était un prêtre brésilien d’origine catalane, prélat émérite de Sao Félix do Araguaia, au Brésil.
Monseigneur,
J’ai lu que lors du pillage commis par la Police militaire
à la prélature de Sao Félix, ils emportèrent, entre autres choses,
la traduction portugaise (je ne savais pas qu’il y en avait une)
des « Psaumes » d’Ernesto Cardenal. Et
qu’ils utilisèrent des électrodes pour chaque prisonnier,
pour des Psaumes que beaucoup n’avaient sans doute jamais lus.
J’ai souffert pour eux, et pour tant d’autres, dans
« les filets de la mort »… « les liens du sépulcre »10.
Mes frères et sœurs
avec la pince sur les seins, la pince sur le pénis.
Je vous dirai : ici aussi ces Psaumes ont été interdits
et Somoza a dit dans un récent discours
qu’il éradiquerait « l’obscurantisme » de Solentiname.
J’ai vu une photo de vous sur la rive de l’Araguaia
le jour de votre consécration, avec votre mitre
qui, comme on sait, est un chapeau de paille
et votre crosse, un aviron d’Amazonie. Et j’ai appris
que vous attendiez une sentence du Tribunal militaire.
Je vous imagine, dans l’expectative, souriant comme sur la photo (ce n’était pas pour l’appareil mais pour ce qui était à venir) à l’heure où les taillis sont plus verts
ou plus tristes,
avec dans le fond les belles ondes de l’Araguaia,
le soleil se cachant derrière de lointains latifundia.
La forêt commence là, « son silence comme une surdité ».
J’étais une semaine sur l’Amazone (à Leticia) et je me rappelle
les rives aux arbres cachés par des enchevêtrements parasitiques
semblables aux sociétés financières.
Vous avez entendu de nuit leurs bruits étranges
(certains comme des plaintes, d’autres comme des éclats de rire).
Le jaguar à l’affût du tapir, le tapir épouvantant les singes, les singes
faisant fuir… des perroquets ?
(c’est une page de Humboldt)
comme une société de classes.
Une mélancolie, le soir, comme celle des cours intérieures de la Pénitentiaire
L’air est chargé d’humidité, et comme d’une odeur de DOPS11…
Il souffle peut-être un vent triste du Nordeste
du triste Nordeste…
Il y a une grenouille noire dans les noirs igarapés
(ai-je lu) une grenouille qui demande : Pourrr
quoi ? Pourrr
quoi ?
Peut-être que saute hors de l’eau un poisson tucunaré
et que prend son envol une aigrette gracile
comme Miss Brésil.
Malgré les compagnies, les sociétés. La beauté
de ces rives, prélude à la société que nous aurons.
Que nous aurons. Ils ne pourront pas, même s’ils le veulent,
ôter une planète au système solaire.
L’Anaconda Co. est-elle par chez vous ? Par chez vous
la Kennecott ?
Là-bas, comme ici, le peuple a peur.
Les missionnaires laïcs, avez-vous écrit,
« dans la forêt comme des jaguars, comme des oiseaux »
J’ai appris le nom d’un garçon (Chico)
et celui d’une fille (Rosa)
La tribu se déplace plus en amont du fleuve.
Les Compagnies viennent les assiéger.
Dans le ciel du Mato Grosso, les propriétaires terriens passent dans leurs avions privés.
Et ils ne vous invitent pas au grand barbecue avec le Ministre de l’Intérieur.
Elles sèment la solitude, les Compagnies.
Elles apportent le télégraphe pour propager de fausses nouvelles.
Le transistor aux pauvres, pour qu’ils aient le mensonge à l’oreille.
La vérité interdite parce qu’elle rend libre.
Solitude et division, ergots pointus.
Vous êtes poète et inventez des métaphores. Mais vous avez également écrit que
« l’esclavage n’est pas une métaphore ».
Ils pénètrent jusque dans le Haut-Xingu,
les chasseurs de concessions bancaires usurières.
Les larmes de ces régions, comme la pluie amazonienne :
la Police militaire vous a dit que
l’Église devait seulement s’occuper des « âmes ».
Ce sont donc les sociétés anonymes qui s’occuperont des enfants anémiques ?
Peut-être fait-il nuit noire à la prélature de Sao Félix.
Vous êtes seul, dans la maison de la Mission entourée de forêt,
la forêt par où arrivent les grandes sociétés.
C’est l’heure des espions du DOPS et des spadassins des Compagnies.
Est-ce un ami qui est à la porte ou bien l’Escadron de la Mort ?
J’imagine (si lune il y a) une lune mélancolique d’Amazonie
sa lumière illumine la propriété privée.
Latifundium non pour la culture des terres, que cela soit clair,
mais pour que le travailleur agricole ne bâtisse pas sa petite ferme.
Nuit obscure. – « Frère, combien de temps encore
jusqu’à Paranará ? » – « Je ne sais pas, frère.
Je ne sais pas si nous sommes encore loin, ou tout près,
ou si nous l’avons déjà dépassée. Mais ramons, frère. »
Nuit obscure. Sur les rives
brillent les petits feux des dépossédés.
Leurs reflets larmoyants.
Loin, très loin, rient les lumières de Rio de Janeiro
et celles de Brasilia.
Comment posséderont-ils la terre12 si la terre appartient aux propriétaires terriens ?
Improductive, seulement valorisée pour la spéculation
immobilière et les gros crédits de la Banque du Brésil.
Là Il est toujours vendu pour Trente Dollars
sur le Rio das Mortes.
Le prix d’un péon. Malgré
2.000 ans d’inflation.
Nuit obscure. Une humble, petite lumière (où ça exactement,
je ne sais)
une léproserie sur l’Amazone
les lépreux sont sur le quai
attendant le retour du radeau du Che.
J’ai vu que vous citiez mon Hommage aux Indiens d’Amérique
je suis étonné que le livre ait voyagé aussi loin que le Haut-Xingu
où, monseigneur, vous les défendez. Quel bien meilleur hommage !
Je pense aux Pataxό inoculés avec la petite vérole.
De 10.000 qu’étaient les Cinta-Larga, il n’en reste plus que 500.
Les Tapaiamas reçurent en cadeau du sucre à l’arsenic.
Une autre tribu du Mato Grosso fut dynamitée depuis un Cessna.
Le rauque mangaré ne résonne plus pour appeler aux danses à la lune,
les danses en costumes de papillons, en mâchant la coca mystique,
les femmes nues peintes avec les symboliques dessins
de la peau de boa, avec des grelots de grains aux chevilles,
autour de l’Arbre de la Vie (le palmier pifayo).
Une chaîne de losanges représente le serpent, et à l’intérieur
de chaque losange d’autres grecques, chaque grecque étant un autre serpent.
De sorte que de nombreux serpents sont dans le corps d’un seul :
organisation communale de nombreux individus. Pluralité
à l’intérieur de l’unité.
Au commencement il n’y avait que l’eau et le ciel.
Tout était vide, tout était plongé dans la grande nuit.
Puis Il fit des montagnes, des rivières. Il dit : « Tout y est. »
Les rivières s’appelèrent les unes les autres par leurs noms.
Avant, les hommes étaient des singes laineux.
La terre a la forme de l’arbre à pain.
Il y avait une échelle pour monter au ciel.
Colomb les rencontra à Cuba dans un paradis où tout était commun.
« La terre y est commune comme le soleil et l’eau, sans meum et teum. »
Ils donnèrent de la toile à l’un d’eux, alors, lui, la coupant en parts égales, la partagea entre toute la tribu.
Aucune tribu d’Amérique avec la propriété privée, pour autant que je sache.
Les Blancs apportèrent l’argent,
la valorisation monétaire privative des choses.
(Cris… crépitement des huttes dans les flammes… coups de feu)
de 19.000 Muducuras il n’en reste que 1.200. De 4.000 Carajá, 400.
Les Tapalumas : totalement détruits.
L’appropriation privée de l’Éden
ou Enfer vert.
Comme l’a écrit un jésuite :
« La soif de sang est plus grande que le fleuve. »
Un nouvel ordre. Ou plutôt
un nouveau ciel et une nouvelle terre.
Nouvelle Jérusalem. Ni New York ni Brasilia.
Une passion pour le changement : la nostalgie
de cette cité. Une communauté aimée.
Nous sommes des étrangers dans la Société de Consommation.
L’homme nouveau, et non la nouvelle Oldsmobile.
Les idoles sont l’idéalisme. Tandis que les prophètes
professaient le matérialisme dialectique.
Idéalisme : Miss Brasil sur les écrans pour cacher
100.000 prostituées dans les rues de Sao Paulo.
Et dans Brasilia la futuriste les maréchaux décrépits
exécutent depuis leurs bureaux de beaux jeunes gens par téléphone
exterminent la tribu joyeuse avec un télégramme
tremblotants, rhumatiques et arthritiques, cadavéreux
protégés par de gros gangsters aux lunettes noires.
Ce matin les termites sont entrés dans ma cabane
par l’endroit où se trouvent les livres (Fanon, Freire…
Platon aussi) : une société parfaite
mais sans changement
pendant des millions d’années sans le moindre changement.
Récemment, un journaliste me demandait pourquoi j’écris de la poésie :
pour la même raison qu’Amos, Nahum, Aggée, Jérémie…
Vous avez écrit : « Maudite soit la propriété privée. »
Et saint Basile : « Maîtres et possesseurs des biens communs
parce qu’ils furent les premiers à s’en emparer. »
Pour les communistes Dieu n’existe pas mais la justice.
Pour les chrétiens Dieu n’existe pas sans la justice.
Monseigneur, nous sommes des subversifs
un code secret sur une fiche dans des archives nul ne sait où,
disciples du prolétaire mal vêtu et visionnaire, agitateur
professionnel, exécuté pour avoir conspiré contre le Système.
C’était, vous le savez, un supplice réservé aux subversifs,
la croix, aux prisonniers politiques, et non un bijou en rubis
sur la poitrine d’un évêque.
Le profane n’existe plus.
Non, Il n’est pas au-delà des cieux atmosphériques.
Qu’importe, monseigneur, si la Police militaire ou la CIA
nous convertissent en aliment des bactéries du sol
et nous dispersent par tout l’univers.
Pilate l’écrivit en quatre langues : SUBVERSIF.
L’un arrêté à la boulangerie.
Un autre en attendant le bus pour se rendre au travail.
Un jeune homme aux cheveux longs tombe dans une rue de Sao Paulo.
Il y a résurrection de la chair. Sinon
comment peut-il y avoir révolution permanente ?
Un jour, El Tiempo jubila dans les rues de Bogota
(cela m’est parvenu jusqu’à Solentiname) CAMILO TORRES13 EST MORT
en énormes lettres noires
et il est plus vivant que jamais, défiant El Tiempo.
Comme cet éditorial du New York Times
« S’il est vrai qu’il soit mort en Bolivie14, comme il semblerait,
un mythe vient de finir avec cet homme. »
Et ils disent à Brasilia :
« N’ayez pas pour nous de visions véridiques, parlez-nous
de choses flatteuses, contemplez des illusions. »
Le miracle brésilien
d’un hôtel Hilton entouré de favelas.
Le prix des choses monte
et celui des hommes baisse.
Main d’œuvre aussi peu chère que possible (pas pour eux
la propreté… la Symphonie de Beethoven).
Et dans le Nordeste l’estomac se dévore lui-même.
Oui, Julien, les capitaux se multiplient comme des bacilles.
Capitalisme, le péché accumulé, comme la pollution
de Sao Paulo
le miasme couleur de whisky sur Sao Paulo.
Sa pierre angulaire est l’inégalité.
J’ai connu sur l’Amazone un Mike fameux
qui exportait des piranhas aux États-Unis :
il ne pouvait en envoyer plus de deux par bocal,
l’un se gardant de l’autre,
car s’ils sont trois ou plus ils se détruisent tous.
C’est le modèle brésilien des piranhas.
Production de masse de la misère, crime
en quantités industrielles. La mort
produite à la chaîne.
Mario-Japa demanda de l’eau suspendu au pau-de-arara15
et ils lui firent avaler un demi-kilo de sel.
Sans informations, à cause de la censure, nous savons seulement
que là où se rassemblent les hélicoptères se trouve le Corps du Christ.
De la violence je dirais :
il existe la violence de l’Évolution
et la violence qui retarde l’Évolution.
(Et un amour plus fort que le DOPS et l’Escadron de la Mort.)
Mais
l’harmonie des classes est sadisme et masochisme
sadisme et masochisme d’oppresseurs et d’opprimés.
Mais l’amour aussi est implacable (comme le DOPS).
L’aspiration à l’union peut conduire au pau-de-arara,
aux coups de culasse de fusil-mitrailleur dans la tête,
aux coups dans la figure avec les poings bandés, aux électrodes.
Pour cet amour beaucoup ont été rendus eunuques16.
On sent toute la solitude d’être seulement des individus.
Peut-être, pendant que je vous écris, avez-vous déjà été condamné.
Peut-être qu’après c’est moi qui serai fait prisonnier.
Prophète dans les terres où se joignent l’Araguaia et le Xingu
et poète aussi
vous êtes la voix de ceux qui ont du sparadrap sur la bouche.
Le moment n’est pas à la critique littéraire.
Ce n’est pas le moment d’attaquer les gorilles avec des poèmes surréalistes.
Et pourquoi des métaphores si l’esclavage n’est pas une métaphore
ni ne l’est la mort sur le Rio das Mortes
pas plus que l’Escadron de la Mort ?
Le peuple pleure en ce moment dans le pau-de-arara.
Mais tout coq qui chante la nuit au Brésil
est subversif
et chante « Revolução »
tout comme est subversive, après chaque nuit,
comme une jeune femme distribuant des feuillets ou des affiches du Che,
l’aube rouge.
Salut aux travailleurs agricoles, aux péons, aux missionnaires laïcs dans la forêt,
au cacique tapurapé, aux Petites Sœurs de Foucauld, à Chico, à Rosa.
Je vous embrasse.
10 Psaumes 18, 5.
11 DOPS : Departamento de Ordem Política e Social (Service d’ordre politique et social), police politique créée par le dictateur brésilien Getúlio Vargas en 1928 et qui fut réinstaurée par la dictature ultérieure, de 1964 à 1985.
12 Psaumes 37, 11 : « Les humbles posséderont la terre. »
13 Camilo Torres : Prêtre révolutionnaire colombien (1929-1966).
14 Bolivie : La mention d’une mort en Bolivie indique qu’il ne s’agit plus ici de Camilo Torres, mort en Colombie, mais de Che Guevara.
15 pau-de-arara : Instrument de torture sous la forme d’une barre à laquelle la victime est suspendue par les chevilles et les poignets.
16 eunuques : Allusion à Matthieu 19, 12, où il est question de ceux qui se font eunuques pour le royaume des cieux : l’engagement révolutionnaire en conduit certains à subir des tortures incapacitantes ; cette castration est évidemment malgré eux, mais les révolutionnaires acceptent les risques de leur état.
.
Poèmes des ateliers populaires de poésie du Nicaragua sandiniste
Nous avons précédemment traduit (ici) des poèmes des ateliers de poésie organisés par Ernesto Cardenal et Mayra Jiménez à Solentiname, au Nicaragua, avant le triomphe de la Révolution sandiniste de 1979. Nous annoncions à cette occasion de futures traductions des ateliers populaires de poésie (talleres populares de poesía) après la Révolution. C’est l’objet de la présente publication.
Les poèmes suivants sont tirés de la revue du ministère de la culture, alors dirigé par Ernesto Cardenal, Poesía libre, à savoir de ses numéros 1, de juillet 1981, 3, de décembre 1981, et 8, de juillet 1982.
La revue, entièrement consacrée à la poésie, peut être divisée en deux parties : l’une présente des poèmes des ateliers de poésie organisés dans l’ensemble du pays et l’autre des poètes connus et moins connus du Nicaragua et du monde entier. Le n° 1 consacre ainsi, entres autres, quelques pages à la « poésie palestinienne de combat » (poesía palestina de combate), avec des poèmes de Taoufik Ziyad (orthographié Tawfik az-Zayad) et Samih Al Qassim, le n° 3 propose un choix de haïkus japonais, et le n° 8 donne la part belle à des poètes révolutionnaires du Honduras.
La poésie des ateliers est une poésie populaire en vers libres. Elle est assez souvent narrative. Ce point appelle une remarque : en espagnol le passé simple n’est pas comme en français cantonné à la langue écrite, littéraire, de sorte que ces poèmes au passé simple restent, dans leur langue originale, proches de la langue populaire, n’ont pas un effet littéraire comme le passé simple en français, si bien qu’une traduction française devrait, pour éviter une distorsion stylistique rendant ces textes plus « précieux » (dans le sens de la préciosité littéraire) qu’ils ne sont en réalité, transposer le passé simple en passé composé, mais cela rendrait parfois la narration assez lourde ; j’ai donc jonglé entre l’un et l’autre temps pour essayer de parvenir au meilleur compromis. – Je ne sais pas ce que donneraient des ateliers de poésie chez nous ; je doute que le passé simple soit fréquent dans ce qui sortirait.
*
José Luis Chévez Savogal
D’abord nous avons été amis,
puis camarades
quand nous nous rencontrions lors des occupations d’églises,
de lycées
(tu portais ta chemisette n° 22)
dans les manifestations
contre le capitalisme,
et c’est pourquoi
tu rejoignis la lutte clandestine.
Nous nous donnions rendez-vous dans la rue
pour peindre des slogans sur les murs, faire des meetings, à Chinandega.
Tu travaillais toujours sous ton pseudonyme Carlos.
Tu disparus.
Le 30 mai 1978 la garde nationale te captura.
Aujourd’hui que nous sommes libres, je te cherche
parmi les équipes de charpentiers
qui reconstruisent le Nicaragua.
Mais je ne te trouve pas.
Karla Chévez,
Atelier de poésie de la police d’État
*
Claudia
Je ne vais pas à ta cantine seulement pour acheter
mais aussi pour voir ton sourire Claudia
et tes gestes derrière le comptoir
où je t’ai vue pour la première fois
(en ce lieu où ta sœur m’a dit
que tu avais dix-sept ans et étais déjà milicienne).
Et j’ai pensé t’écrire un poème
que je rédige sans autre lumière que le clair de lune
en regardant Managua
au loin
et le lac est toute cette distance.
Claudia, ton amitié me manque
et ton sourire, et t’écouter, amie milicienne.
Je suis amoureux de toi
disent
ceux qui nous connaissent.
Salvador Velásquez
Atelier de poésie du Bataillon d’ingénierie militaire
*
Route 88 (Ruta 88)
À La Havane
en attendant le bus de la route 88
je regardais, devant l’arrêt, le Capitole
(réplique de celui des États-Unis)
dont la Révolution cubaine fit une Académie des sciences.
Main dans la main des pionniers1 traversaient l’avenue
pour se rendre au Musée Felipe Poey.
En même temps que passaient ces enfants socialistes
j’observais
dans l’entrée latérale du théâtre
une pianiste brune à son piano
et je suis resté à regarder cette camarade cubaine
Quand elle eut terminé
le bus était parti sans moi
Luis Carcache
Atelier de poésie de Ciudad Darío
1 Pionniers : Les pionniers sont les membres de l’organisation de jeunesse cubaine Organización de Pioneros José Martí.
*
Poèmes à Claudia (Poemas a Claudia)
Je t’aimais
mais nous nous sommes quittés.
Tu m’aimais aussi, Claudia
et j’étais heureux.
Je t’aimais
et tu as été heureuse avec moi.
Un jour si tu reviens Claudia
je ne te repousserai pas.
J’ai cru que tu m’avais trahi
mais j’ai su que tu étais partie pour apprendre aux enfants à lire.
Tu l’as fait pour la Révolution.
– Je sais que nous nous aimons. –
Miguel Quijano Macanche
Atelier de poésie de Niquinohomo
*
Mateo
Le poète Roberto Salinas nous parle de Mateo,
internationaliste qui combattit au Nicaragua.
Mateo sur une photo du Nuevo Diario
actionnant une calibre cinquante
dans la lutte avec son peuple.
Des milliers de Salvadoriens
quittent le lycée, les universités
les usines et les ateliers
pour se joindre à la lutte
et les paysans combattent, et sèment dans les zones libérées ;
soldats qui désertent
veuves des assassinés
par les paramilitaires de l’ORDEN2
orphelins de parents tués par la Main blanche3.
C’est le souvenir d’Óscar Arnulfo Romero4
guidant son peuple par ses homélies
c’est Juan Chacón soulevant
les masses dans les rues.
C’est le peuple qui ne se soumet pas
aux soldats entraînés par le Commandement Sud des États-Unis
ni à ceux qui apprirent à tuer à West Point.
Ce sont les combattants du Front Farabundo Martí
dans leurs tranchées
luttant pour que bientôt
des maisons décentes remplacent les taudis ;
pour construire des cliniques, des dispensaires, des hôpitaux :
pour que naissent ceux qui ne naissent pas
à cause de la malnutrition de leurs mères.
Vraie réforme agraire.
La terre à ceux qui la travaillent.
La production pour tous.
Des écoles,
les étudiants apprenant à lire aux paysans
aux ouvriers et tous ensemble avançant dans la Révolution.
Gonzalo Martínez
[L’atelier n’est pas indiqué]
2 ORDEN : « Ordre », Organisation démocratique nationaliste : paramilitaire. On peut lire mes traductions de poésie révolutionnaire du Salvador ici.
3 Main blanche : La Mano blanca, organisation paramilitaire d’origine guatémaltèque (voyez mes traductions de poésie révolutionnaire du Guatemala x).
4 Oscar Romero : « L’archevêque des pauvres », archevêque du Salvador, assassiné en pleine messe en 1980.
*
19 Juillet (19 de Julio)
Ndt. La Révolution sandiniste triompha le 19 juillet 1979.
Sur cette Place de la Révolution
nous célébrons le premier anniversaire de la victoire.
– Les gens à pied dans tout Managua
portent des pancartes et des drapeaux.
Les caravanes de véhicules
entrant dans la capitale
amènent tout le peuple du Nicaragua. –
Nous crions des slogans
pour animer la foule.
Émus par la présence de Fidel Castro,
Maurice Bishop et George Price5
nous montrons que nous sommes organisés et forts.
Peu importe de parcourir des kilomètres
la pluie menaçant.
Nous avançons. Personne ne recule, tous déterminés,
sous le soleil, malgré la soif
par la volonté d’être présents
d’imiter et honorer ceux qui sont morts pour la cause.
Eliseo Jerez Guadamuz,
Atelier de poésie Colonie 14 Septembre, Managua
5 Bishop, Price : Maurice Bishop dirigea le gouvernement révolutionnaire de la Grenade de mars 1979 à octobre 1983 (voyez mes traductions de poésie révolutionnaire de la Grenade ici). George Cadle Price fut premier ministre du Bélize de 1961 à 1984 et de 1989 à 1993.
*
L’inconnu (El desconocido)
Au camarade Ricardo Talavera,
assassiné par la garde nationale le 20 décembre 1978
Ce soir-là de novembre 78
je me trouvais à un arrêt de bus urbain
devant le cinéma Blanco,
tenant une veste en jeans
sur mon épaule gauche
avec dans une poche
un calibre 38 spécial court hammerless.
Du trottoir opposé
un inconnu s’approcha, grand, mince,
brun, les cheveux courts avec des lunettes
regardant un papier
qu’il tenait entre les doigts de la main droite.
(J’éprouvai de la méfiance car il venait vers moi et ce pouvait être un ennemi.)
D’une voix tranquille il me demanda :
Tu es Chopa ?
– Oui, répondis-je.
Nous marchâmes un bon kilomètre vers le sud
où attendait une voiture
avec une fille aux cheveux frisés au volant,
et nous partîmes pour un lieu de Managua.
Cet inconnu c’était, originaire de Rivas,
Ricardo Talavera Salinas.
Carlos Latino Guerrero
Atelier de poésie de l’Armée de l’air sandiniste
*
La dernière fois que je t’ai vu Alejandro (La última vez que te miré Alejandro)
La dernière fois que je t’ai vu Alejandro
c’était dans le parc San José de Matagalpa,
tu portais un polo de coton blanc
et avais les cheveux en bataille.
Aujourd’hui Luis m’a dit qu’il t’avait vu près de Matagalpa,
un sac sur l’épaule
et une paire de bottes à la main
marchant en silence avec d’autres Sandinistes.
María Elena Benavidez A.
Atelier de poésie de Palacagüina
*
À Rebeca Guillén
Assassinée par la garde nationale avec ses parents le 2 mai 1979
Je me souviens tu t’asseyais
sur le trottoir devant ta maison
pour me raconter des histoires de Walt Disney
ou un programme de télé
(tu n’avais que onze ans).
À présent que tu es morte
je t’imagine toujours assise sur le trottoir
mais tu ne me racontes plus des histoires de Walt Disney :
tu lis un livre de la Révolution.
Fabricio Talavera
Atelier de poésie de Condega
*
Le soir où je t’ai vue Martha (La tarde que te vi Martha)
J’étais assis
sous l’oranger
en fleur.
Je la vis venir par l’allée verte.
Elle pressa le pas devant moi
et alla se perdre sur le vieux boulevard.
Seul son parfum resta dans l’air.
La nuit tombait,
le soleil d’avril se cacha derrière l’horizon rouge
et dans mes yeux montèrent les larmes de mon échec.
José Domingo Moreno
Atelier de poésie de Jinotega
*
Brenda
Quand je suis à la campagne
je vois les bandes d’oiseaux
qui vont dormir dans le grand guanacaste.
C’est presque la nuit
on commence à voir
des lucioles dans le champ de café
et j’entends le sifflement des chauves-souris qui passent tout près.
Brenda, avec toi sont parties
les abeilles qui étaient dans le jardin.
Gerardo Blandón
Atelier de poésie de Condega
*
Qu’il me dise merde (Que me diga mierda)
J’imagine les Salvadoriens
tirant des coups de fusil depuis les tranchées,
et les maisons détruites par les tanks Sherman
ou par les avions envoyés des États-Unis.
Je pense aux enfants qui meurent dans les rues du Salvador.
Tués par les roquettes, les Sherman, les avions de chasse,
les mercenaires commandés par les Nord-Américains
et qui n’ont rien pu faire au Nicaragua.
Que le président des États-Unis me dise merde
si ces roquettes n’ont pas été fabriquées chez eux,
si je n’ai pas vu ces roquettes quand ils ont voulu intervenir ici ;
tout cela fut envoyé et fait par eux.
Qu’il me dise merde
si ces mercenaires et ces tanks et ces avions
ont pu quelque chose au Nicaragua.
José G. Ramos Salinas
Atelier de poésie du Barrio San Sebastián, León
*
Guérillero (Guerrillero)
Des lys pour l’église
et un crayon pour écrire ton nom.
Grethel Cruz
Atelier de poésie de Ciudad Darío
*
À Managua (En Managua)
À Managua j’ai vu
des bus et des camions envoyés d’Allemagne
du Mexique et du Brésil
pour le peuple,
des garçons et des filles planter des arbres
le long des routes.
J’ai vu des marchés qui ressemblaient à de petites villes.
Le soir la jeunesse inaugurait un festival de musique
en présence de la chanteuse nord-américaine Joan Baez.
Les gens applaudissaient avec impatience
et lui demandaient de chanter.
Elle commença par la chanson Gracias a la vida.
Un policier lui remit une gerbe de fleurs
au nom des Forces armées.
Justo Fernando Vallejos
Atelier de poésie de Ciudad Darío
*
2 Mai (2 de Mayo)
Justo Pastor
c’est l’anniversaire de ta mort
et je ne t’ai pas oublié.
J’entends encore tes paroles
celles que tu me disais quand tu jouais de la guitare
et quand tu m’apprenais à monter et démonter un fusil Garand
et comment se retrancher quand l’ennemi approche
et tu souriais,
tu me parlais de Leonel Rugama,
de ses exploits clandestins
tu me racontas l’attaque des casernes de Matagalpa
d’Estelí, de Condego et d’autres.
Un an après ta mort
je n’irai peut-être pas sur ta tombe
– comme tu me le demandas un jour –
mais je continuerai de lutter pour l’organisation,
la dignité de la patrie
avec amour
comme tu le fis.
Marly Hernández
Atelier de poésie de Jinotega
*
Amour pré-insurrectionnel (Amor pre insurreccional)
Je suis passé devant sa maison.
Là où bien des fois je l’ai embrassée la nuit
tandis que nous écoutions le chant des grillons.
Où pour les noctambules nous n’étions que deux silhouettes amoureuses
quand l’ampoule du lampadaire au coin de la rue ne marchait pas.
Où nous nous sommes confié nos secrets.
Où elle ouvrit ma chemise une nuit
pour poser ses lèvres sur ma poitrine
et resta ensuite haletante.
C’est là qu’aujourd’hui je suis passé
alors que depuis l’insurrection d’avril à Condega
je n’étais plus venu.
Aussi étais-je ému.
Pendant un moment je me suis cru de nouveau avec elle
et je voulus rester là
pour me souvenir.
Passer
et voir le même trottoir
la même maison, le quenettier devant
le ciel couvert, les flaques de la rue
et au coin le lampadaire éteint,
c’était comme me sentir avec elle
comme l’embrasser,
comme entendre à nouveau sa respiration dans mon oreille,
quand elle me disait de lui donner un baiser ;
c’était comme l’aimer à nouveau.
Je marchai lentement avant d’arriver
là où tant de fois nous nous quittâmes
avec un long baiser et puis son sourire.
Je passai le coin de la rue, un drapeau rouge et noir
à la porte d’une maison
m’a rappelé
que deux ans se sont écoulés depuis notre amour.
Juan Ramón Falcón
Atelier de poésie Ernesto Castillo, Managua
*
Ivania
Dans la lettre que tu m’as envoyée
le 5 mai
tu me racontes ton voyage à Ulasquín,
dans le département de Jinotega.
À Pantasma
le véhicule s’est embourbé au milieu de la rivière.
(Les brigadiers, pantalon roulé et couvert de boue,
poussaient,
aidant trois paires de bœufs
à dégager le camion.)
Ils ont continué dans un autre véhicule vers Wiwilí
pour arriver à Wamblán.
Tu as continué à pied puis en bateau à rames
sur le fleuve Coco.
(Deux jours de voyage jusqu’à Ulasquín.)
Tu étais attendue à la maison de Federico Suaréz.
Aujourd’hui tu enseignes à manier le stylo
à lire et à écrire.
– Ma fille, tu es loin, dans les montagnes,
dans une École Nouvelle.
Eliseo Jerez Guadamuz
Atelier de poésie de la « 14 septembre », Managua
*
Miriam
Ma joie était si grande
de recevoir ta lettre
qu’en la lisant la première fois
je ne me suis pas rendu compte
que tu écrivais
que tu ne m’aimes pas.
Modesto Silva
Atelier de poésie de Palacagüina
*
Tu es partie (Tu partida)
Seule
avec ton fusil VZ
le regard vers la verte végétation
dans ton trou de tireur
alerte, tu surveillais le secteur de tir sous le soleil
dans la base militaire d’Amayito
ce matin-là
je me suis approché
et tu m’as dit que tu t’appelais Yelba Fátima.
De près je contemplais ton visage
tes yeux gris, tes cheveux courts,
ta peau blanche bronzée par le fort soleil
tes lèvres desséchées.
Dimanche arriva.
Tu partais pour Jinotega.
Je fus triste d’apprendre que tu t’en allais
(j’étais suis tombé amoureux).
Les jours avec toi ont été courts
et tu ne m’as pas dit quand je te reverrais.
Erwin Antonio Alvarado
Atelier de poésie du Bataillon Camilo Ortega Saavedra, Diriamba
*
Tu ne sais pas (Vos no sabes)
Quand je suis arrivé à Quebrada Honda
tu ne sais pas, Ileana,
la rose que je t’ai offerte l’an dernier
a repoussé au bord du chemin.
Les mangues pourries tombées au sol ;
la petite école a de nouveaux pupitres
et davantage d’élèves.
Les garçons de Miguel sont grands maintenant
et la maison de Doña Sara
où j’enseignais à lire et à écrire
est peinte à la chaux
et tu ne sais pas que je me souviens
quand je suis à Quebrada Honda.
Ervin García
Atelier de poésie de Masaya
*
Sergio
C’est en jouant au foot que nous nous sommes connus.
Nous parlions beaucoup
mais tu ne me dis pas que tu étais guérillero.
Le 7 juin 1979 à l’aube
on entendit les coups de feu des Garand, des Enfield, les mitrailleuses
et les tirs de 22.
On entendait les slogans et puis le silence retomba.
Le matin tout San Juan de Oriente regardait
les morts.
Tu avais reçu une balle dans la tempe droite
Pedro et Luis avaient été mitraillés
un garde national continuait de leur donner des coups de pied en disant
– Fils de pute, je me paye des tirs que j’ai ratés. –
Ensuite il prit ta montre
demanda si nous les connaissions.
Nous ne répondîmes pas.
C’était où se trouve aujourd’hui la Place du 7 Juin.
Juan José Jiménez
Atelier de poésie de San Juan de Oriente
*
Je suis vivant (Estaba vivo)
Le 19 juillet j’étais sur la Place de la Révolution
et regardais depuis le camion militaire,
pris à la garde nationale à León,
les enfants qui se mêlaient à la foule, libres.
Alberto me salua surpris
car il n’imaginait pas
que j’étais guérillero.
Je pensais à ma famille
et les cherchais dans la foule.
Avant de repartir pour León
mon cousin Juan José me trouva
et je partis heureux
parce qu’il pourrait dire à ma mère
que je suis vivant.
Luis Castro
Atelier de poésie de l’Armée de l’air sandiniste
*
À l’asile des fous (En el manicomio)
Je dis au camarade Pedro
(mon second responsable à la caserne)
partons pour le Kilomètre Cinq
je veux aller voir les fous.
Il était 16:22
comme on dit chez les militaires.
Quand nous entrâmes dans l’hôpital
un camarade faisait la garde avec un M-16,
une grosse infirmière nous dépassa pressée
et un patient de quelque 55 ans tournait en rond
en regardant les murs sales de l’édifice
tandis qu’à côté une petite vieille
marchait rapidement en riant toute seule ;
d’autres vieilles avec des chemisettes vert-foncé
en regardaient une qui chantait frénétiquement
des chansons mexicaines
– toutes avec les cheveux en bataille –
et se réjouissaient parce qu’elles se croyaient au cinéma.
Nous marchâmes dans les allées
quand une gamine d’une quinzaine d’années s’approcha
nous salua et Pedro dit :
– Regarde, regarde comme la mignonne me fixe.
Je lui dis
ce n’est pas toi
mais l’étoile que tu as sur la manche.
Elle voulait déchiffrer l’étoile rouge de la police.
Et sortit en courant.
Nous étions pleins de tristesse
devant ce que nous voyions :
grimaces à travers les grilles
gémissements dans les pavillons
la souffrance d’un épileptique en se mordant la langue
la puanteur des chambres
et peu de personnel pour tant d’infirmité
augmentée par la guerre.
Les rayons du soleil tombaient sur les branches d’un laurier
et un oiseau quiscale se mettait le bec sous l’aile
dans le parc Las Piedrecitas
au retour de l’hôpital psychiatrique ;
mon camarade commentait tranquillisé ce que nous venions de voir,
en chemin vers notre Unité de sécurité et protection des ambassades.
Francisco Martínez Herrera,
Atelier de poésie U.P.E. (Unidad de Seguridad y Protección de Embajadas)
*
Emilia Ramos
Tu travaillais à la récolte du café
dans la hacienda Santa Isabel
qui appartenait au propriétaire terrien José Arévalo
et appartient aujourd’hui au peuple.
Tu semais le maïs, cueillais les haricots, désherbais le riz.
Tu ne comprenais pas bien comment tu étais exploitée
mais tu me faisais plaisir quand tu disais
– Tout sera différent quand la Révolution triomphera –
parce que Manuel Lezama du Front sandiniste
te l’avait fait voir.
Ensuite tu fus contente
parce que je participais à la lutte.
Aujourd’hui tu t’engages et travailles comme volontaire
à la construction d’une école dans le quartier Bertha Díaz.
Ainsi contribues-tu à consolider ce processus
comme Arlen Siu6,
comme les belles volontaire pour l’alphabétisation qui réalisent le rêve de Carlos Fonseca,
comme les femmes qui donnent le meilleur de leurs jours
et saisissent le fusil au Salvador, en Uruguay, au Chili, au Paraguay,
comme les femmes d’El Cuá et Blanca Aráuz
qui combattirent aux côtés de Sandino,
Maman.
Segundo Ramos
Atelier de poésie de l’Armée de l’air sandiniste
6 Arlen Siu : Révolutionnaire nicaraguayenne d’origine chinoise, tuée au combat à vingt ans en 1975 et considérée comme un des premiers martyrs de la Révolution sandiniste. Elle a laissé des écrits, comme des chansons.



