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Poésie révolutionnaire de la Grenade
Avec ces traductions de poèmes de la Grenade, nous revenons à la poésie révolutionnaire pure et dure. La Grenade, État insulaire des Antilles, eut un régime révolutionnaire de 1979 à 1983, avec l’arrivée au pouvoir du Mouvement du Nouveau Joyau (New Jewel Movement). Le « Gouvernement révolutionnaire populaire de la Grenade » dirigé par Maurice Bishop noua des relations étroites avec Cuba, qui l’aida notamment à lancer la construction d’un aéroport international afin de désenclaver l’île pour assurer des relations commerciales régulières et sortir le pays du sous-développement. Ce chantier d’aéroport servit de prétexte à d’incessantes déclarations hostiles de la part des États-Unis, qui y voyaient un moyen pour le régime cubain sous embargo de déployer des forces armées dans les Antilles.
Quand, plus tard, Maurice Bishop entreprit de se rapprocher des États-Unis, il fut sommairement exécuté par la fraction du parti au pouvoir opposée à une telle évolution. Le 20 octobre 1983, Cuba fit une déclaration condamnant l’élimination physique de Bishop, tout en mettant en garde contre une intervention militaire impérialiste qui se servirait de ce prétexte pour envahir la Grenade.
C’est évidemment ce qui se produisit, avec l’opération Fureur urgente (Urgent Fury). Selon la version officielle (reprise par la page Wkpd en français relative à cette opération), c’est l’Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECO), sous l’impulsion de Sainte-Lucie et de la Dominique, qui demandèrent à leur voisin et allié nord-américain de bien vouloir intervenir militairement avec eux, c’est-à-dire avec leurs armées symboliques, et les États-Unis ne pouvaient bien sûr pas refuser de faire ce geste à leurs amis. La Grenade fut envahie le 25 octobre 1983, l’envahisseur venant rapidement à bout de la résistance grenadienne et cubaine conjointe.
Il est probable que ces faits seraient inconnus du grand public européen sans le mauvais film Le Maître de guerre (1986), par Clint Eastwood, dans lequel ce dernier montre comment un Marine plus réactionnaire que l’armée elle-même (une bande de lopettes bureaucratiques) est capable de transformer le prolétariat délinquant et illettré des États-Unis en champions du Gendarme démocratique, avec bannière étoilée garantie sur le cercueil en cas d’accident. Les punks envahissent donc une Grenade sous occupation cubaine. Le spectateur sait que les Cubains sont là, non pas que le réalisateur plante des personnages avec un visage et des dialogues, mais parce que l’on voit quelques vagues figures lointaines en costumes kaki qui s’exclament en castillan nasillard, courent et conduisent des jeeps en tous sens, et volent dans les airs quand une bombe explose (mais, pour cette dernière image, je confonds peut-être avec 150 autres films).
Voilà donc, pour ceux qui connaissent déjà la Grenade par le film de Clint Eastwood, une anthologie poétique de ce pays afin de compléter leur éducation. Les autres peuvent en profiter aussi.
Compte tenu de l’importance d’un sujet traité par l’industrie cinématographique américaine, j’ai sorti les grands moyens, choisissant mes textes (traduits de l’anglais) dans pas moins de trois recueils, à savoir Freedom Has No Price: An Anthology of Poems (La Liberté n’a pas de prix : Une anthologie poétique), publication, sans ISBN, du Gouvernement révolutionnaire populaire de la Grenade à l’occasion de son Festival de la Révolution en mars 1980, Maroon Lives: Tribute to Maurice Bishop & Grenadian Freedom Fighters (Vies marronnes : Tribut à Maurice Bishop et aux combattants de la liberté de la Grenade), par Lasana Sekou, un recueil d’hommage et de protestation écrit et publié au lendemain de l’opération Fureur urgente, enfin Because the Dawn Breaks: Poems Dedicated to the Grenadian People (Parce que naît le jour : Poèmes dédiés au peuple de la Grenade) de la poétesse grenadienne Merle Collins, publié en 1985.
Lasana Sekou (de son vrai nom Harold Lake) est né à Aruba, dans la partie néerlandaise de Saint-Martin. Ce n’est donc pas à proprement parler un poète grenadien, mais il a fait un long séjour à la Grenade pendant le Gouvernement révolutionnaire et son recueil s’inscrit en défense de la Révolution grenadienne (« The Revo »).
Quant à Merle Collins, elle fut chargée de recherche et de mission sur l’Amérique latine pour le Gouvernement révolutionnaire populaire, et s’exila en Angleterre après l’occupation de l’île par les États-Unis. Elle rejoignit le mouvement artistique et littéraire African Dawn (Aube africaine).
Les autres poètes représentés, tirés du recueil publié par le Gouvernement révolutionnaire à l’occasion du Festival de la Révolution de 1980, sont plus ou moins connus – ou plus ou moins inconnus. Parmi ceux qui sont connus, Leon Cornwall était ambassadeur de la Grenade révolutionnaire à Cuba. Il fait partie du groupe de révolutionnaires ayant renversé Bishop en 1983 et fut pour cela condamné à de la prison après l’intervention nord-américaine ; il ne fut libéré qu’en 2009. Caldwell Taylor fut ministre de l’information et de la culture dans le Gouvernement révolutionnaire.
*
C’était (It Was) par Sharon Audain
C’était…
Pleurer–
…….Jeûner–
…………Mourir.
Mitraillés
Tabassés
Brutalisés
Vilipendés
Victimisés !
Oppression !
……….Dépression !
…………….Aucun droit !
Les hommes de loi avaient tout !
Fusil et balles
Aucune mesure !
Et nous avons continué à vivre
Nous avons continué à lutter
Et la vie doit continuer
En avant, toujours ! À la tâche !
*
Mon pays (My Country) par Caldwell Taylor
Attente
Désespoir
Néant
Comédie
…………….ar
………..an…..chie
L-é-t-h-a-r-g-i-e
Indifférence
……Le splendide isolement
……….Des nations d’individus
Tension de cessez-le-feu
…Ébriété barbare
…..Dans l’infériorité de la petitesse
Dans une roulette de sous-développetesse1.
1 Sous-développetesse : Le poète termine son poème par une rime drolatique, rimant smallness (petitesse) avec le néologisme, ou plutôt le barbarisme intentionnel, undevelopness, que j’ai rendu – ça vaut ce que ça vaut – par « sous-développetesse ».
*
Oh Dieu Viol Viol (Oh Gawd Rape Rape) par Leon Cornwall
Ndt. Le poème est écrit sous une forme classique, en quatrains rimés. Cet aspect du poème est évidemment perdu au cours de la traduction. Par ailleurs, le langage du poème est relativement oral et dialectal (comme l’indique l’orthographe de God – Gawd – dans le titre), et je n’ai pas non plus trop cherché à rendre cet aspect-là.
Les violeurs économiques de notre pays
Nous abaissent par la violence
Les flics et l’armée
Idées et théories nous imposent le silence.
C’est un viol, ô dieu, un viol
Eux dessus, nous dessous
Tout pour eux, nous les rendons
Riches, nous restons pauvres.
Nous avons été brutalement et criminellement dégradés
Par l’esclavage, le colonialisme et l’impérialisme
Le luxe pour eux, pour nous les détritus
Pour notre travail et notre sueur – nous la mule des Antilles.
Que de millions ils ont empochés
Quelle misère nous avons reçue
Oh peuples antillais il faut se réveiller
Ne laissons plus les politruciens2 nous carotter.
Demandons la vérité vraie
Sur la CDC, AMOCO, TATE & LYLE3
Ces espèces de brutes bonnes à rien
Dégageons-les en bon style révolutionnaire.
Pauvre miséreuse Grenade
Criminellement violée par la CDC
Son manager gagne cent mille dollars par an
Sur le dos des travailleurs pauvres.
Trinidad riche en pétrole
Deux milliards de dollars d’actifs des conglomérats étrangers
Qui pompent comme des fous furieux
Citoyens c’est un viol et un meurtre
Oh Jamaïque le FMI vengeur
C’est ce que dit l’Oncle Sam,
Tous tes progrès démocratiques abattus
Pour te redonner l’occasion de faire de la lèche
C’est la tendance générale
Accaparant matières premières et argent
Ces bêtes déguisées en hommes
Ne veulent pas que nous soyons libres.
Ah voyez le Guyana sous régime martial
La bauxite et le sucre sont maintenant à eux
Suivez l’exemple vous qui souffrez
Cessons les lamentations et les larmes :
Nous avons dans les Antilles
Un grand exemple moral révolutionnaire
Avec le dynamique peuple cubain révolutionnaire
Un exemple pour tous les hommes épris de liberté.
Peuples des pays exploités des Antilles
Chassez les violeurs de nos terres
Laissons une empreinte ineffaçable sur le sable du temps
Et rendons plus beaux nos chers pays.
2 Politruciens : Je traduis comme je peux le néologisme politrickan, mot-valise composé de politician « politicien » et trick « astuce, ruse, (mauvais) tour, escroquerie », et l’étymologie m’a d’ailleurs mâché le travail car le premier sens de « truc » est le même que celui de trick : « façon d’agir qui requiert de l’habileté, de l’adresse » (Le Petit Robert).
3 CDC, AMOCO, TATE & LYLE : La CDC (Commonwealth Development Corporation) est une institution financière contrôlée par le gouvernement britannique, Amoco une compagnie pétrolière américaine (ex-Standard Oil), et Tate & Lyle une multinationale britannique de l’agroalimentaire.
*
Camilo Torres par Leon Cornwall
Ndt. Comme le précédent, ce poème est écrit en strophes rimées. C’est un hommage au prêtre révolutionnaire colombien Camilo Torres (1929-1966), qui fait partie des martyrs commémorés par le régime cubain.
Prêtre révolutionnaire,
Adversaire du voleur exploiteur,
Ami chrétien du pauvre,
Luttant pour les aider à devenir
Plus dignes de la terre, en les préparant au ciel.
Sur lui était l’esprit de Dieu,
Aussi pouvait-il dire en toute franchise :
« Les préceptes de l’amour doivent être suivis,
C’est la volonté du Maître. »
Il la fit sienne
Et but la coupe jusqu’à la lie.
Prophète du vingtième siècle,
Et comme il était écrit depuis longtemps,
À son tour il défia les puissants oppresseurs
Pour que la liberté règne en Colombie,
Avec un fusil en main fouet libérateur
Il entreprit de les chasser du pays.
Bien que mort il n’a pas été vaincu
Car il était fidèle à la croix,
Pour le peuple il vit,
Source d’inspiration et de courage,
Dans leurs cœurs sûrement il verra
Cette société libre et juste.
*
À mes camarades morts (To My Dead Comrades) par Gem Belfon
Pour mes camarades morts
Je ne crie vengeance
Car leurs vies n’avaient pas de prix
Ce n’est point par le sang que l’on rachète
La vie de ceux qui sont morts
Pour leur pays.
Les assassins ne peuvent payer
Pour eux de leurs propres vies
Le seul tribut digne d’eux
Est le bonheur de notre peuple
Qui plus est, mes camarades ne sont
Ni morts ni oubliés.
Ils vivent aujourd’hui plus que jamais
Et leurs assassins verront avec horreur
L’esprit victorieux de leurs idées
Se lever de leur poussière.
Il y a une limite aux larmes que nous pouvons verser
Sur la tombe de nos camarades
Pour notre patrie et sa gloire
Un amour qui ne fléchit jamais, ne perd espoir ni ne faiblit
Car les tombes des martyrs
Sont les plus hauts autels
De notre révérence.
Dépouilles aimées vous qui furent
L’espoir de mon pays
Touchez mon cœur de vos mains glacées
Versez sur mon front
La poudre de vos ossements.
Soupirez à mon oreille, chacune de mes plaintes
Deviendra les larmes d’un tyran
Entourez-moi allez et venez autour de moi
Pour que mon âme reçoive votre esprit
Et accordez-moi l’honneur de vos sépulcres
Car les larmes ne suffisent pas
Quand on vit dans l’infâme servitude.
*
Parle (Speak) par Alban John
Parle !
Tes yeux sont ouverts
Ta conscience est éveillée,
Les maux de la société ne t’échappent guère,
Ta conscience blessée plaide auprès de toi –
Parle !
Mais parle, si tu l’oses
Ô homme conscient –
Parle !
Et sois meurtri,
Physiquement,
Parle et sois blessé, spirituellement ;
Parle !
Et sois ostracisé,
Mais parle.
Parle !
Quand tu vois le grand écraser le petit
Crie que la société empeste la corruption
Parle !
Quand le puissant tente de bâillonner ta voix.
Parle !
Ô citoyen conscient,
Quand la vérité, force toute-puissante, ne connaît d’autre libérateur
Que la parole ;
Et la vérité une fois libérée libérera les gens
Prisonniers de l’inconscience.
Parle !
Toi qui es éclairé,
Et que ta voix dénonce les injustices d’une société nauséabonde
Parle !
Car le silence n’est autre que la voix des morts.
Que ta voix résonne dans chaque fente et fissure du pays
Ô homme conscient ;
Pour que ta conscience pénètre les inconscients
Et les sorte de leurs rêves insaisissables.
Homme conscient,
Parle !
*

Musée de sculptures sous-marines de Molinere Bay, à la Grenade (oeuvres de Jason deCaires Taylor). L’édition 2013 de “Maroon Lives” de Lasana Sekou, chez House of Nehesi Publishers, est illustrée par des oeuvres du musée de Molinere Bay.
Ralliement (Rally Round) par Lasana Sekou
La guerre continue
Et nous ne devons pas oublier
Comment aiguiser nos lances.
Comment les disposer comme des lasers
Comment savoir au-delà de la foi –
Les rebelles courent toujours.
Entendez-nous
Semer des voix
Entonner des chants de résistance –
Nous sommes toujours là,
Contemplez la Vérité de la Jeunesse et de l’Âge
Et regardez-nous venir
En immortel refrain –
Nous avons hérité de la Vie,
Dans la descendance vivante du Peuple.
Les Révolutionnaires sont là.
Nous sommes toujours
Les gouttes de la première rosée du matin
Grains de blé
Flèches de dieux vivants
Images constantes dans le jardin
Confirmations
Conspirations de vieux hommes sombres
Soulèvements
Sur la voie de la révolution
Dans la tradition de l’inflexible volonté
Renaissant de la cendre
Comme le vent sur les collines
Siempre, retournant aux sources/
Nous sommes la postérité des larmes du Peuple
La réponse à leur angoisse
La fonction de leur avenir –
Oye,
L’arbre élevé dit qu’il voit loin,
La semence itinérante dit
Qu’elle voit plus loin encore
Je vous dis
Derrière les montagnes
Poussent des montagnes –
Ce sont des thèmes cruciaux dont il faut se souvenir
Et une chose très importante à savoir,
Le Fer coupera le Fer.
*
Les chiens de guerre (War Dogs) par Lasana Sekou
Ils nous font la guerre
Au nom de leur dieu vert
Ici viennent
Avec d’écœurantes notions de Liberté
La bête impériale du Nord
Et sept chacals aveugles
De nos mers
Forces combinées
Pour nous diviser nous et nos pays
Regardez-les
Perfides esclaves
Dînant des restes de leur maître
Et parmi eux
Ceux qui laissent les joueurs de cricket
bouffer de la merde en Afrique du Sud
Regardez-les
Réunis pour écraser la Grenade
Regardez les lâches compères
Qui ne savent pas comment
Nourrir leurs peuples
Ni tracer une voie vers des jours meilleurs
Mais elle est aussi dans leur intérêt
Cette dépendance intoxiquée
Cette stagnation titubante
Vous comprenez à présent
Ce que Rodney4 voulait dire
Regardez les mains assassines
Serrées autour du cou fœtal de notre révolution
Regardez !
Ce carnage d’avortement
Regardez-les nous faire la guerre…
4 Rodney : Walter Rodney (1942-1980), historien et militant du Guyana, auteur notamment de Et l’Europe sous-développa l’Afrique (1972).
*
« Buvez de l’eau, les enfants » (“Drink Water, Children”) par Lasana Sekou
C’est au cœur de la bataille
Que naît la plus grande valeur
Même au cœur de la bataille
Nous devons chanter des louanges
À ceux qui ne se laissent pas conquérir et sont morts
À nos compañeros
Énergiques rivières de notre Virilité
De notre Peuple
À ceux qui résistent
Regardez comme ils ont tenu
Los Cubanos
Jusqu’au dernier homme
Dans une « poche de résistance »
Regardez comme les Cubains ont combattu
En défense de la vie
Dans cette Grenade
Pays des Antilles
Joyau sanglant
Donne ta louange
Donne ta louange
« À la fin », poursuivait le communiqué,
Six Cubains
« Embrassant notre drapeau,
Continuaient à combattre…
(Ils) ne se rendirent pas
Et se sacrifièrent
Pour la Patrie »
Pays des Antilles.
Ô Combattants de la Liberté du monde entier
Venez donner votre aumône
Venez boire ce vivant courage digne du Che
Et crachez sur les chiens
Qui souillent notre pays des Antilles
Qui « invitent » les étrangers
À vomir du feu
Sur nos maisons fumantes.
*
Symboles (Symbols) par Lasana Sekou
La guerre
Ne finit pas
Avec le silence des fusils
Avec la défaite
Par des forces étrangères
On sait bien
Que celui qui combat
Et se replie
Vit pour combattre un autre jour
Ces transgresseurs
Ne sont pas là pour établir la paix
Nous
Les avons déjà vus ici
À Saint-Domingue
En Haïti
Nous
Avons écrasé leur affaire
À la Baie des cochons
Ils
Sont déjà venus
Augures de pauvreté
Et démocrassie5
Les fades marchands
De culture impériale
Ce n’est pas la fin de la guerre
Quand les forces U.S.
S’emparent de la jusqu’alors Libre Radio Grenade
Donnent des ordres
Et passent les Beach Boys
QU’EST-CE QUE C’EST QUE CES PUTAINS DE GARÇONS DE PLAGE ?
Ou pour le dire
De manière plus succincte
Plus polie, plus concise
Plus à la manière de
Ma mère :
« C’est bien ce que je pensais –
C’était une insulte aux Noirs du monde entier. »
La guerre ne finit pas
Avec le silence des fusils…
5 Démocrassie : Je traduis du mieux que je peux democrazy. Comme dans le modèle, je crée un terme se prononçant comme (à peu près comme dans l’original) « démocratie », tout en le construisant en mot-valise comprenant une notion péjorative, ici « crasse », qui peut être le nom ou bien l’adjectif (« ignorance crasse »).
*
Propagande (Propaganda) par Lasana Sekou
La libre
Et objective presse américaine
Dit à son peuple
Et au monde
Qu’à la Grenade
Ils combattent les Cubains
Qu’au Liban
Ils combattent
Les Iraniens et les Syriens
Et
Les Palestiniens…
*
La plus grande marche (The Greatest March) par Lasana Sekou
Au Nicaragua
Dans la province nord-occidentale de Nueva Segovia
Les Contras
Aux pseudonymes de gangster comme
Kri1 & Commandant Suicide
Ou
Écho & Sale Gueule
Ont repris la saignée
Ce n’est pas le moment de désespérer
Ô Combattants de la Liberté & Chercheurs de Liberté
C’est un temps de confirmations & confrontations/
Voyez les dirigeants du Honduras
Jeter du sang & de la merde & de la honte
Sur le nom de leur peuple
& la réglocratie d’Argentine
Qui veut acheter des fours
Pour incinérer les squelettes des desaparecidos
Leurs mains trempent aussi dans le sang de cette sale petite guerre
& voyez le reste de la compagnie
Le régime de Reagan
Continue de copuler avec les plaies purulentes de Somoza
Regardez le bandit sénile
Vendre des fusils aux mercenaires en maraude
Les envoyer contre le Nicaragua
Contre la réforme agraire & l’éducation populaire
Contre le Nicaragua
Qui fait tellement mieux
Pour nourrir & reconstruire son peuple
Contre le Nicaragua
Tellement diligent
À payer ses dettes internationales
& qu’est-ce que Jean-Paul est venu apporter ?
Une Bulle papale
& pas de nourriture
Ricanements et peurs nouvelles
Théologie de comédie & pas de technologie
Des admonitions & pas de techniciens
Une Bulle papale
Des étrons de confusion dans cette misère séculaire
Ce faiseur de lois romain
Pondant une réfutation des questions qui se posent ici/
Si le Vatican veut que ses prêtres
Servent la Vie & non la Mort
Il doit les former
À être au moins des agronomes
En faire une légion de planteurs
Les envoyer dans les champs avec les gens]
Mais voyez comme les trompeurs et les trompés
Délirent sur
Dans & par le biais
De leur poste récepteur
En ces daily/times
& moniteurs de contrôle judéo-chrétiens
Pour tous les investigateurs indigents
Sur le thème de comme cet homme européen
En robe blanche est vraiment apolitique]
Au Nicaragua
Province nord-ouest
Les cochons sauvages couinent en tous lieux
Soyez vigilants Combattants
& nous dans la même cour
& de la même maison
Nous n’arrêterons pas
& nous tendrons des index jubilatoires
Car au moment où nous voyons ces choses se produire
Soyez assurés que la victoire est proche
Le Salvador arrive
& la Namibie est au coin de la rue
C’est clair
& vous savez parfaitement
Que la Grenade n’est pas une petite affaire
& que Cuba est comme qui dirait à nous/
La Plus Grande Marche continue
Nous allons casser la gueule à l’ennemi
Partout où il se montre
L’écraser partout où il se montre
Nous lui survivrons, c’est clair –
& il doit être dit
La merde n’est pas dure
mais elle rend mou
& nous les Africains nous disons que
Seul un idiot a besoin qu’on lui explique un proverbe]
En attendant
La saison des semailles est proche
La terre est nue devant nous
La Plus Grande Marche continue…
*
La leçon (The Lesson) par Merle Collins
Vous pensez
Que c’était une leçon facile ?
Que c’était
Une leçon profonde
Une leçon
Bien enseignée
Une
Leçon
Apprise avec application
Je
Me souviens
De ma grand-mère
Fatiguée du cerveau
Et vagabondant
Marchant et parlant
L’esprit vidé puis rempli
Brillant
Ayant retenu
Habilement déformé
Par un péché
Sans comparaison avec celui d’Ève
Ma grand-mère
Preuve vivante
Du pouvoir
De la parole
Parlait en connaisseur
De Guillaume le Conquérant
Quatrième fils
Du duc de Normandie
Qui épousa Mathilde
Et eut pour enfants
Robert
Richard
Henri
Guillaume et
Adèle
Grand-mère
L’esprit tourné vers le passé
Enseignant ce qu’elle savait
S’en prenant à tel ami du boss
À tel héros du boss
Guillaume le Conquérant
Mon ami
Est ton ami
Mais ton ami
N’est pas mon ami
Grand-Mère
Ne connaissait
Ni un chef Caraïbe
Ni un roi Ashanti
Pour Grand-Mère
Fédon n’existait pas
Toussaint
Était
Une malédiction murmurée
Ses héros
Étaient en Europe
Et pas
Dans les Antilles
Ni
En Afrique
Pas
À la Grenade
Sa géographie
C’était
L’océan Arctique
Et la Méditerranée
Elle parlait
De Novasembla
De la Terre Francis-Joseph
Et de Spitbergin
Dans l’océan Arctique
De l’Irlande
Et des
Îles Faroah
Appartenant au Danemark
Elle parlait
Comme un perroquet
De
Corse
Sardaigne
Sicile
Malte
Des îles Lomen
Et des îles
De l’Archipel
Dans la
Méditerranée
Ce n’est pas
Une fable africaine
Non
C’est sérieux
Comme plaisanterie
Je riais
De Grand-Mère
Répétant les noms après elle
Jusqu’au jour où
Regardant une carte
Je trouvai l’orthographe
Un peu différente
De ce que
À quoi je m’attendais
Mais la géographie
On ne peut plus correcte
De l’océan Arctique
Alors
Mon sang
Se glaça
Les yeux
Fixés
Sur le Cercle polaire
Je voyais
Spitsbergen
Et la Terre François-Joseph
Voyais
Un peu plus bas
Les îles Féroé
Dans le détroit de Danemark
Ressentant mystérieusement
L’étreinte glacée de l’Arctique
Notant comment
Par une cruelle ironie
Ma grand-mère
En savait plus long là-dessus
Que sur la Grenade
Dans des Antilles qui n’existent pas
Une étoile filante
Se désorbita
Quand le monde
Un éternel instant
Marcha
Un peu trop vite
Apprenez aux esclaves
Et à leurs enfants
Et aux enfants
De leurs enfants
À connaître notre monde
Et à vivre pour notre monde
Pas une nouvelle création
Juste une partie
Des grands, immortels
Et anciens
Océan Arctique
Et Méditerranée
Et à présent
Nous autres
Consciencieusement
Anticolonialistes
Comprenant tout cela
Et un peu plus
Chérirons
Les souvenirs de Grand-Mère
Et nous inviterons Guillaume de loin
À rencontrer et révérer
Nos martyrs
Fédon
Et Toussaint
Et Marryshow
Et Tubal Uriah « Buzz »
Butler6
Et les pays
Et principes
Pour lesquels ils combattirent
Nous
Regarderons
L’admiration béate de Guillaume
Quand il rencontrera humblement
Fidel
Quand
Stupéfait
Il saluera le GRP7
Nous nous approcherons
Davantage
Pour voir Morgan le pirate
Cacher son butin
Quand nous gérerons
Notre budget
En ce commencement
Nous
Réécrirons
Les livres d’histoire
Nous mettrons Guillaume
En dernière page
Donnerons à Morgan
Une note en pied de page
Les grand-mères à venir
Connaîtront
L’océan Arctique
Mais nous en saurons plus
Sur la mer des Caraïbes
Et l’océan Atlantique
Nous
Nous rappellerons avec fierté
Ce qui est nôtre
Alors
Au revoir Guillaume
Bon débarras
Bienvenue
Fédon
Kay sala sé sa’w
Ésta es
Su casa
Bienvenue à la maison !
6 Fédon, Marryshow, Tubal Uriah « Buzz » Butler : Je transcris les notes de bas de page du recueil lui-même. Julien Fédon était le leader du soulèvement de la Grenade contre les Anglais en 1795. Théophile Albert Marryshow était un journaliste et syndicaliste grenadien, père de l’idée de fédération des Antilles. Butler était un syndicaliste « au premier rang des luttes économiques dans les gisements de pétrole de Trinidad, dans les années trente ». On ne présente pas Toussaint-L’Ouverture au public français.
7 GRP : Gouvernement révolutionnaire populaire de la Grenade.
*
Calalou (Callaloo) par Merle Collins
Mélange
comme dans un calalou
Pas le calalou délayé
Mais
le calalou épais, épicé, sucré
qui te brûle la langue
avec les boulettes de pâtes
qui passent bien
et de la noix de coco
avec ou sans chair
selon les cas
selon les goûts
selon les bourses
mais épicé
et sucré
C’est ce qu’on ressent
quand on fait partie de cette
réalité Révolutionnaire
de cette
réalité « réveille-toi »
de cette
réalité
« ne cache plus ton passeport »
ne baisse plus la tête
traînant les pieds
et cherchant à te cacher
derrière la personne
devant toi
comme la petite Jeannette
dans les jupons de sa mère
quand le monsieur demande
« d’où es-tu ? »
Ne joue plus à ne pas entendre
ou à dire n’importe quoi comme
Euh…euh…une…île
près de Trinidad
Ou
euh…à quelques kilomètres
de la côte du Venezuela
mais dis haut et fort
comme si tu faisais le nom
plutôt que si le nom te faisait toi
DE LA GRENADE !
Et la tête haute
parce que le monde t’appartient
et que tu sais qu’il t’appartient
et que tu ne vas pas être
doux
doux
doux
et attendre de voir
si
quelqu’un
va te laisser
hériter la terre
parce que tu sais déjà
qu’elle t’appartient
alors tu dis
haut
et fort
et fièrement
LA GRENADE !
et ton cri silencieux
qu’il doit entendre
car il lève les yeux
vers tes yeux revendicatifs
dit
Cela veut dire Révolution
Cela veut dire Progrès
Cela veut dire En Avant !
Cela veut dire
partager
entendre
croire
vivre
aimer
Cela veut dire
un pays des Antilles
en Amérique latine
aux Amériques
en lutte
dans le monde
Cela veut dire, Camarade
un peuple
comme le peuple
de Cuba
du Nicaragua
du Zimbabwe
du Mozambique
de l’Afrique du Sud en lutte
de tous ces pays
où les gens savent
que bien que l’âne dise
que la terre n’est point plate
l’âne lui-même
secoue la tête
et sent les bosses
et il sait
comme tout est parfois si dur
pour certains orteils
et si confortable
pour d’autres
Chacun de nous
dans le monde entier
alors mélange
comme dans un calalou
et en même temps
pas complètement comme un calalou
et c’est pourquoi
le changement
et la promesse
du changement
sont sucrés et relevés
comme la soupe
que Grand-Mère
couvre
et sert
comme ça
épicée
sucrée
brûlante
lourde
lourde
ca – la – lou !
*
Le papillon est né (The Butterfly Born) par Merle Collins
Quelque chose de vieux
Quelque chose de nouveau
Quelque chose d’emprunté
Quelque chose de triste
La chenille est morte
Le papillon
est né
Alé asiz anba tab-la !
Zòt fouten twop8.
Va t’asseoir sous la table !
Tu es trop dissipée.
Vous pensez que c’est facile ?
Avec tout ça
Avec la mère qui crie
Dans le temps
cette petite fille
marchait deux, trois jours par semaine
de la commune de Saint-David
près du commissariat de police
où sa mère travaillait
jusqu’à la commune de Sauteurs
près du terrain de baseball
Alors qu’elle a peur de son ombre
de l’ombre du panier
de l’ombre de sa jupe
de l’ombre de la feuille de vigne
Devait marcher seule
À toutes sortes d’heures
Se cachant et pleurant pleine de haine
Parce que sa mère
n’avait pas les moyens
et d’ailleurs
c’était jeter l’argent par les fenêtres
que de payer le bus
huit pence et demi
L’aînée de cinq ans
devait marcher pour rapporter
le bout de pain
les deux graines de plantain
pour qu’Iona et Joycelyn et Jude
et Stephen
restent le corps et l’âme ensemble
Femme-enfant
Une géante de neuf ans
Forte dès ce moment
Forte même quand baignée de larmes
Forte quand des ampoules se formaient
à force de marcher
Forte et
précoce
mère de neuf ans
Cela fait partie de l’histoire
Partie de la vie
La force héritée
La faiblesse inculquée
Quelque chose de vieux
Quelque chose de vrai
Je
me rappelle le jour
où Tante Iona vint
d’Angleterre
Moi
derrière le store
regardant Maman
dans le salon
Une Tata Iona
jolie jolie jolie
Avec des boucles d’oreille
et des bas
et du rouge à lèvres
et tout
Tata
Tata
Iona
Oh bonjour !
N’est-ce pas là
Antoinette ?
Et Maman
tellement vexée
me regarde en face
raconte la parabole
des chiens parmi les docteurs
Les petites filles qui
ne connaissent pas leur place
Et moi
me faisant toute petite
et retournant derrière le store
n’osant pas répondre
à une question Ionique
Regardant droit
le visage de Maman
et m’éclipsant discrètement
Derrière
le store
Puis survint
l’éruption
La bénédiction
murmurée
Dégage
Kadammit fout9
Les enfants
doivent connaître leur place
surtout
une petite fille
Quelqu’un
t’a parlé ?
Dehors !
Toujours traîner
À faire honte aux gens
Quelque chose d’emprunté
Quelque chose
de triste
Ma mère
m’éduquant
comme elle l’avait elle-même été
Les petites filles
doivent apprendre
à être vues mais pas à se faire entendre
Ou la destruction est certaine
la statue de sel
Oh Dieu !
Voyez comme Lot
était intelligent
Et sa femme
si dissipée
Une statue de sel !
La leçon
s’est transmise
Alé asiz anba tab-la !
Zòt fouten twop.
Dammit fout
Rien de bon
ne peut sortir de toi
d’une petite fille comme toi
toujours à s’agiter et à courir
à grimper aux arbres
comme un petit garçon
Oh Jésus
le Seigneur
m’a envoyé une épreuve
Et c’est moi
que les gens blâment
tu vois
Femme-enfant
Pleurant sur le monde
Pleurant sur moi
Pleurant parce que
je ne pouvais trouver leur Ève
qui
dans les temps jadis
avait crié
quand on lui disait de murmurer
et vécut
pour faire connaître
cette vérité fatale
que le salaire du péché
est la vie
avant la mort
Sa ki fè’w ?
Sa ou ka pléwe pou ?
Qu’est-ce qu’il y a ?
Pourquoi tu pleures ?
Vini tifi10
vini
vini
mwen kay héle ba’w
Je vais te passer un savon
Quelque chose
de triste
Avec une leçon
comme celle
de 1979
pas une chose facile
Mais la force était là
La faiblesse imposée
L’aventure était là
L’esprit fit silence
Maintenant
la femme-enfant
femme
tout à coup
pas sous la table
mais dehors à l’air libre
Demandant une reconnaissance égale
Pour l’égale beauté donnée
Quelque chose de nouveau
Quelque chose de vrai
De
Zòt fouten twop
Tu es trop dissipée
à Femme en avant toute
À Femme
égale en défense
Hein
Vous pensez que c’est facile ?
Quelque chose de nouveau
Quelque chose de vrai
Qu’est-ce que ça veut dire ?
Vous pensez que c’est une énigme ?
Quelque chose de mort
Quelque chose de né
Mais
La mort de la chenille
La naissance du papillon
C’est un miracle seulement
Si vous ne connaissez pas
l’histoire
C’est un mystère seulement
Si vous ne connaissez pas l’Histoire
En vérité c’est seulement
une énigme
Si vous n’arrivez pas à trouver
les morceaux du puzzle
Si vous ne pouvez pas expliquer
le changement
Mais c’est la beauté de la science
Si vous suivez
l’Histoire
C’est la poésie de la science
Si vous observez
le mouvement
Famn
Alé douvan
Femme
En avant toute
Quelque chose de nouveau
Quelque chose de vrai
La chenille est morte
Le papillon est né !
8 Alé … twop : Ce poème fait un usage abondant du créole (patwa, patois). Ici, et les autres fois où je ne renvoie pas à une note, les vers créoles sont immédiatement suivis, dans le texte original, de leur traduction (comme l’indique une note en bas de page dans le recueil).
9 Kadammit fout : Un juron créole.
10 Vini tifi : « Viens, petite fille » (l’influence du français est ici perceptible), de même que dans Famn Alé douvan, « Femme, en avant ! » qui suit.
*
Au Che (For Che) par Merle Collins
Il a
des yeux volontaires
qui vont
au-delà de la lettre
à l’esprit
au-delà
de la négativité
du désespoir
à l’espoir
au rêve
pour exposer le mensonge
qui dit que meurent les rêves
pour rendre gloire à la vérité
qui dit que les rêveurs s’éveillent
pour vivre des visions
des yeux qui parlent
qui font penser
ce qui n’a pas de nom
et l’esprit
et l’âme
et la beauté
et l’essence
des yeux qui tiennent
toutes les promesses
du passé
qui contiennent toute la gloire
de l’avenir
toute la volonté
du poète-rêveur
combattant
amoureux
révolutionnaire
dont le cri
ne sera point étouffé
qui méprisent
les bornes étroites
de l’identité bornée
pour mesurer
l’espace sans limite
entre les nations
et vivre
vivre
à jamais
car les esprits
ne meurent pas
*
Parce que naît le jour (Because the Dawn Breaks) par Merle Collins
Nous parlons
parce que
quand tombe la pluie
sur les montagnes
la rivière peu à peu grossit
Et se précipite, roule
sur les rochers
déborde sur les routes
emporte les ponts
qui voudraient mesurer leur pouvoir
contre sa force
Nous parlons
pour la même raison
que
le tonnerre effraie l’enfant
que
le tonnerre surprend l’arbre
Nous ne parlons pas
pour défier vos principes
bien que ce soit ce que nous faisons
ou pour bouleverser vos plans
bien que ce soit ce que nous faisons
ou pour renverser
vos tours de Babel
nous parlons
en dépit du fait
que c’est ce que nous faisons
Nous parlons
parce que
votre plan
n’est pas notre plan
nous parlons parce que nous rêvons
parce que
notre rêve
n’est pas de vivre dans une porcherie
dans l’arrière-cour de quelqu’un
n’est pas
de ramasser les miettes qui tombent des tables
n’est pas de ramper pour toujours
dans l’éternelle colonne de fourmis
et de faire un brusque détour
quand la patte de l’éléphant
s’abat sur nous
n’est pas d’avoir à tourner le dos
quand l’odeur de mort
agresse nos sens
n’est pas de nous efforcer sans cesse
de retenir l’image de vos Dieux
dans notre création
Nous parlons
pour la même raison
que
les fleurs éclosent
que le soleil se couche
que les fruits mûrissent
parce que les temples édifiés
pour honorer des mythes
doivent s’écrouler
quand naît le jour
vous ne pouvez rien faire
pour vos ponts chétifs
quand la pluie tombe
sur les montagnes
et que gonfle la crue des rivières
Nous parlons
non pour vous agiter
mais en dépit de votre agitation
car
nous sommes des travailleurs
des paysans
des chefs
et nous ne sommes pas nés
pour être vos vassaux
*
Un chant de douleur (A Song of Pain) par Merle Collins
Je ne peux chanter pour le vent
Je ne peux chanter pour l’espace
Je ne peux chanter seulement
pour que les autres sachent
pourquoi les voix de la forêt
parlent si fort dans notre pays
et pourquoi parfois
des ouragans humains se déchaînent
Je ne peux chanter
seulement
pour ceux qui savent déjà
que
pendant trois cents ans et plus
des paroles pleines de ruse
ont servi de fusils
et de filets
pour la conquête de nos esprits
Je ne peux me contenter
de chanter une chanson paisible
car je dois chanter aussi
avec douleur
pour toi, ma sœur
pour toi, mon frère
qui avez si bien retenu
la leçon d’autodénigrement
des lèvres de vos arrogants professeurs
que vous chérissez votre douceur
afin d’hériter la terre
que vous laissez aux autres votre talent d’ici-bas
et cherchez votre part dans
une vie au-delà des cieux
enterrant le talent qui est nôtre
vous employez leurs mots
pour appeler
votre sœur
votre frère
terroriste
vous avez si bien appris
la leçon de vos conquérants
que maintenant vous aussi
êtes certains
d’être trop ignorants
pour prendre en main votre destin
alors vous accueillez leurs invasions à bras ouverts
vous faisant l’écho de leurs paroles
vous appelez le viol
délivrance
Mais l’eau ne peut couler
vers sa source
Dans les dîners
sous les palmes ondulantes
masques exotiques
du continent
que leur vision
a fait noir
ils ingurgitent leurs boissons
et si vous écoutez seulement
avec le ventre
et fermez ces oreilles
qu’ils ont créées
vous entendrez
les rires cristallins
se moquer de ceux qu’ils appellent
des indigènes ignorants
qui voient les corbeaux conquérants sous l’aspect de sauveurs
ces indigènes dociles
qui vendraient leur mère pour un penny de manioc
et
le corps mort frissonne
les cendres mortes étouffent
quand les vautours s’abattent sur eux
et mon amour pour vous
et pour notre pays
est cause que leurs rires brûlent mes oreilles
et nouent mes poings
et bien que demain
votre voisin criera
un cri silencieux d’agonie
en réponse à l’aboiement de votre arme
bien qu’aujourd’hui
nous sachions qu’il nous faut
étouffer en vous
la graine de malveillance
plantée par la main d’un étranger avide
Je chante de douleur
même si la colère grandit
car vous avez bien appris leurs leçons funestes
et je chanterai encore de douleur
même par-delà le silence
des fragments dispersés de vos munitions
car la leçon funeste
doit être reprise au vent
leurs livres doivent rester
seulement
comme des curiosités dans nos futurs musées
et pour que vous puissiez redécouvrir notre vérité
et rejeter celle
que vous chérissez aujourd’hui comme vôtre
pour que l’eau puisse couler de sa source
puisqu’elle doit faire
que ma chanson coure sur le vent
Poésie du Malawi
Parmi les pays d’Afrique peu connus du public français, le Malawi est sans doute l’un des moins connus. Ancienne colonie britannique du Nyassaland, incluse avec les actuels Zimbabwe et Zambie dans la Fédération de Rhodésie, le territoire est devenu indépendant en 1964. Il fut alors dirigé de manière autocratique par Kamuzu Banda (Hastings Kamuzu Banda, connu en Grande-Bretagne sous le nom de Hastings Banda et dans son pays sous celui de Kamuzu Banda) jusqu’en 1994. Le « Président à vie » Kamuzu Banda adopta après l’indépendance une ligne anticommuniste et passa des accords de coopération avec le régime d’apartheid d’Afrique du Sud ainsi qu’avec le Portugal maître du Mozambique voisin, et fut l’un des rares dirigeants africains à soutenir l’intervention américaine au Vietnam. Il ferma en même temps le pays aux influences extérieures, interdisant par exemple la télévision (qui n’a été introduite au Malawi qu’en 1996, juste avant le Bhoutan en 1999 et Tonga en 2000 ; à noter que la télé ne fut introduite en Afrique du Sud qu’en 1976, en raison de l’opposition du pouvoir afrikaner).
Du fait de cet isolement, la littérature du Malawi indépendant s’est en partie développée à l’étranger. Plusieurs des poètes ici représentés ont en effet dû quitter leur pays, et le premier poème que j’ai traduit s’appelle d’ailleurs En exil.
Je me suis servi de l’anthologie de poésie anglophone The Time Traveller of Maravi: New Poetry from Malawi (Malawi Writers Union, Malawi, 2011) (Le Voyageur dans le temps venu de Maravi : Nouvelle poésie du Malawi) réunie et présentée par Sambalikagwa Mvona et Hoffman Aipira. (Maravi est le nom d’un État bantou de la région des 16e et 17e siècles.)
Les poètes représentés sont MM. Frank Chipasula (1 poème), Zangaphee Joshua Chizeze (3), Dexter Kaunda (1), Jack Mapanje (1), Felix Mnthali (2), William Khalipwina Mpina (1), Ngondolera Mwangupili (1), Anthony Nazombe (2), Willie Zingani (1), et Sambalikagwa Mvona (1).
*
En exil (In Exile) par Frank Chipasula
Ton cœur lève ses ailes
Quand l’herbe sent que tu la touches,
Les grandes échelles de la pluie tambourinent des parades militaires,
Le tonnerre rugit comme un million de lions,
Et les yeux de ton cœur sourient
Quand la pluie éventée t’apporte un arôme
De mangues dans les nouvelles du jour fanées.
Tes dents interrogent chaque crevette
Et scorpion de mer quand
L’Amérique brûle ta bouche.
Au cœur de tes cauchemars tu cherches les angéliques
Bébés dans les sataniques visages de ton peuple.
Dans la cacophonie des voix étrangères
Qui sont comme qui dirait une mêlée
Générale, tu polis la tienne, tu aplanis
Ta langue et luttes pour empêcher
Les langues de tes enfants de fouler illicitement
Le gazon non entretenu
De ce langage chaotique. Ton visage
Est absent de ceux qui se lèvent pour te saluer.
Un mot récemment tombé dans ta langue maternelle
Arrive tard et bégayant pour dire une boutade,
Incapable de nommer les plantes qui sourient dans ton jardin.
Comme une chèvre en chaleur tu renifles l’air
Après l’odeur familière de la fièvre jaune.
Le soleil, d’une démarche folle, s’éloigne de toi
Et te donne en été plus de lumière
Que tu n’en peux avoir l’usage, quand il met si longtemps à se coucher.
Tandis qu’en hiver il boude et te tend
Un morceau d’obscurité qui dure un siècle,
Tu scrutes le ciel en quête des corbeaux à nœud papillon blanc
Et de temps à autre tu ramasses ta coquille,
Rampes vers plus de sécurité, tes doigts de pied toujours tournés
Vers ta maison. Quand tu dis le nom de ton pays,
Tout le monde sait que tu es un Martien
Et court chercher la plus récente carte du monde.
*
Si les si étaient des si (If Ifs Were Ifs) par Zangaphee Joshua Chizeze
Si les mauvaises herbes ne poussaient pas
Sur les crêtes de labour du paysan
Il ne les haïrait point
Mais les aimerait comme le soleil aime le jour.
Si la pierre ne restait pas à
Attendre l’orteil inattentif
Elle ne se ferait pas abreuver d’injures
Par des lèvres ondulant de colère.
Si des pustules de roche ne s’étaient pas trouvées
Sur le site de construction du promoteur
Comme un buisson sur le chemin du rhinocéros
Elles ne béeraient point, détruites à l’explosif.
Si les mangues étaient toxiques
L’inimitié ne serait point douce,
Comme l’odeur de la mort
Elles repousseraient toutes lèvres.
*
Message à M-1 (Message to M One) par Zangaphee Joshua Chizeze
Dis aux camarades
Dis-leur que
Par ici
Le fardeau
De la liberté
Chaque jour
Devient plus lourd
Dis-le leur…
Le bonheur
Est comme le brouillard
Sur une montagne ;
Il ne reste jamais longtemps
Au même endroit.
*
Discours silencieux (Silent Speech) par Zangaphee Joshua Chizeze
Une sonnette retentit dans l’appareil ;
Quelqu’un a composé mon numéro.
Je place le combiné contre mon oreille ;
Je dis allô pour l’inviter à parler
Mais aucune voix ne répond.
Je répète plus fort allô, allô
Mais toujours aucune voix,
Je ne sais pas qui est à l’autre bout
Du fil, pourtant il y a quelqu’un,
Quelqu’un qui a fait mon numéro, mais qui sait que sa
Liberté de me parler
Et la mienne de l’écouter
Sont sous contrôle. Ce n’est pas un silence arrogant ;
Il ou elle a besoin d’exprimer
Quelque chose.
Le combiné contre
L’oreille,
Nous attendons le moment
Où nous serons libres de parler
Peut-être demain, peut-être bien plus
Tard, mais tandis que
Nous attendons, nous sommes sûrs que ce que nous ne pouvons dire
Dit beaucoup.
*
Quand ils n’avaient pas encore voyagé (Before They Travelled) par Dexter Kaunda
Ils rient de notre ville
La trouvant trop petite
Ils rient de nos grands immeubles
Disant que ce sont des supérettes de bidonville
Ils se moquent de nos routes à quatre voies
Prétendant que ce sont seulement des voies souterraines
Les machines à laver les ont rendus paresseux
Et ils rient quand ils nous voient laver notre linge à la main,
En visitant notre musée ils n’arrêtaient pas de rire
Je ne comprenais pas pourquoi
Quand ils m’ont interrogé au sujet de notre Galerie nationale
Je ne sus que répondre.
Pourtant ils sont d’ici
Et nous avions l’habitude d’aller au zoo pieds nus
Et de porter les mêmes pantalons chaque jour à l’école
Ils ont couvert de détritus cette même ville
Et mangé avec les mains
Avant de familiariser leurs mains avec le couteau et la fourchette
Quand ils n’avaient pas encore voyagé.
*
À présent que le 11 septembre doit définir Monsieur Civilisation Occidentale (Now that Sept. 11 Should Define Mr Western Civilisation) par Jack Mapanje
Je me rappelle le jour où j’ai été convoqué au British Council,
Au pays ; j’avais obtenu la Bourse du Commonwealth
Pour étudier à l’Université de Londres. La dame du British Council
Qui nous recevait nous déclara que, pour tirer le plus grand profit
De nos études en Grande-Bretagne métropolitaine, nous devions écouter
Attentivement ce qu’elle avait à nous dire au sujet de la civilisation ; – elle
Prononça le mot comme si c’était une sorte de châtelain dont
Nous aurions dû entendre parler à l’école de notre village il y a longtemps
Ou peut-être un gentleman en costume rayé, nœud
Papillon et chapeau melon prêt à s’asseoir à une table brillante
D’argenterie pour déguster tous les trucs délicieux que nous
N’aurions jamais espéré manger. Car la bonne dame tomba dans une transe
Mortelle et, en défense de la loi qu’elle craignait que nous
n’enfreignissions bientôt, souligna : « Si vous n’écoutez pas, vous vous trouverez
Bien embarrassés lorsque vous serez invités par les gens ‘civilisés’ ! »
C’est-à-dire là où les gens mangent avec des couteaux, des fourchettes, des cuillères ;
Boivent dans des tasses, des coupes et des verres ; pas avec les mains, ni
Avec des branches, ni dans des calebasses !
La dame nous montra ensuite comment une table civilisée devait être
Dressée, avec les assiettes minutieusement placées
Devant nous, les couteaux à droite, les fourchettes à gauche,
Couteaux et cuillères au-dessus ; quels couteaux allaient avec
Quelles fourchettes et quels mets ; comment nous devions commencer
Par les couteaux et fourchettes les plus à l’extérieur de l’assiette en allant vers
L’intérieur, pour ainsi dire. « Vider son verre comme des cow-boys
Américains ne serait pas convenable ! », souligna-t-elle. « Vous voyez ce que je
Veux dire. » Bien sûr, nous ne voyions pas du tout ce qu’elle voulait dire,
Jusqu’au moment d’être reçus au siège du British Council au
65 Davis Street, Londres, SW1, quand les règles sociales de la bonne dame
Subirent une altération radicale. Ne fûmes-nous pas en effet invités
À « faire la queue dans un des restaurants de Bond Street pour
Déjeuner » ? et là ne dûmes-nous pas prendre nos fish’n’chips
Avec les doigts, dans des cônes en papier journal de l’Evening Standard
De Londres ? Marchant jusqu’au marché aux puces de Portobello
Ce soir-là, n’avons-nous pas ri, mais ri, au point
D’en lâcher des vents, les larmes nous coulant le long des joues, voyant
Les règles de la bonne dame du British Council enfreintes avec une telle désinvolture par
Ses potes ! C’était il y a des années, mais à présent que le 11 septembre
Définit le Marquis de la Civilisation Occidentale du Nouveau Millénaire
J’ai pensé que vous aimeriez savoir quand je fis connaissance avec le mec.
*
Mon père (My Father) par Felix Mnthali
Pour que nous puissions avoir une vie
Et une bonne vie
Il souffrit
La poussière de chrome
L’enfer des crassiers
Dans les mines de Selukwe Peak
La pitance
des multinationales américaines.
Ils pensèrent que c’était la montre
Sur laquelle ils avaient gravé son nom
Pour bons et loyaux services
Qui le faisaient sourire…
Ils ne virent jamais les Noirs
Comme des hommes doués d’ambition
Mais seulement comme une main-d’œuvre
Le long bras de leur
Destinée manifeste
La source vitale
De leurs métaux stratégiques ;
Il souriait parce qu’un jour
Un jour
Ses fils reviendraient.
*
Néocolonialisme (Neo-colonialism) par Felix Mnthali
Surtout définissez des standards
Prescrivez des valeurs
Fixez des limites : imposez des bornes
Alors – même si vous n’aviez pas de satellites
Dans l’espace
Ni d’armes de valeur –
Vous régnerez sur le monde.
Quelque chanson que vous chantiez
Ils danseront,
Quelque eau de cale que vous répandiez
Ils laperont
Et choisiront pour vous
Parmi leurs minéraux rares
Et leurs riches forêts.
Ils viendront à vous
Avec crainte et tremblement
Car le jeu se jouera
Selon vos règles
Et donc le jeu se jouera
Seulement quand
Vous ne pouvez que gagner.
Surtout,
Prescrivez des valeurs
Et définissez des standards
Puis asseyez-vous
Et laissez le « Tiers-Monde »
Tomber dans votre giron.
*
Mon empereur est un vampire (My Emperor is a Vampire) par William Khalipwina Mpina
1ère partie : Louange et Vénération
Ô Empereur
Chante de joie
Ton visage maternel est masqué
Mon empereur est un vampire avec un bec :
Il trace des lignes parallèles
Monte sur sa bicyclette
Fait retentir la sonnette
Seul.
Mon empereur est une ombre
Mon empereur est un lion
Mon empereur est un serpent
Mon empereur est un appas :
Attrape-le et tu es attrapé.
Mon empereur est un nuage ailé
Mon empereur est un soleil faiblement éclairé
Mon empereur est une barre de fer
Qui frappe comme l’éclair
Qui saisit comme les crabes
Qui tire vers le bas comme la gravité.
Mon empereur est un caméléon
Qui a le pouvoir
De donner et de reprendre
De marier et de séparer
De planter et de déraciner
D’user et d’abuser
Mon empereur est un vampire avec un bec.
2e partie : Larmes de crocodile
Oh mon pays
Notre peuple
Notre économie
S’en sont allés…
Puisse-t-il pousser des ailes
À nos idées
Pour qu’elles volent plus haut que les aigles
Que nos pensées
Apprennent à se reproduire vite
Comme les chromosomes
Que nos bouches
N’apprennent jamais à cracher du venin.
Que nos actions
Apprennent à pardonner et à oublier
Pour que
Notre économie
Notre peuple
Notre pays
Puissent vivre et chanter de joie.
*
La Genèse (The Genesis) par Ndongolera Mwangupili
Ndt. Un poème mêlant paléologie, paléoanthropologie et légendes africaines. Uraha est un site paléoanthropologique au Malawi où ont été retrouvés des restes humains datés de 2,4 millions d’années. Le site fait partie du lit fossilifère de Chiwondo (Chibondo dans le poème). Le « corridor des hominidés », représenté par la section malawienne de la vallée du Rift, est un corridor de migration des hominidés vers l’Afrique du Sud, selon le paléoanthropologue allemand Friedemann Schrenk (1988). Le Malawisaurus est le nom scientifique d’un dinosaure de la famille des Titanosaures (voyez, à la suite du poème, la photo de sa tête reconstituée). Chiuta est le nom de Dieu en chewa, représenté sous la forme de l’arc-en-ciel, Kyala est un autre nom de Dieu, et Kisindile et Filauli sont deux autres divinités (pour ces quatre derniers noms, je m’appuie sur le glossaire annexé à l’anthologie).
À partir d’Uraha, le long
Du corridor des hominidés, la vie se développa.
Les divinités se rassemblèrent
Au sommet de la colline de Rowonyo
Pour commémorer la genèse.
Chiuta, le Grand Arc, couvrit les collines.
Il y eut des couleurs :
Couleur de paix et couleur de vie,
Couleur d’amour et couleur d’espoir.
Les esprits flottaient volaient
Sur le lac de lumière et de flammes.
Soudain sur le lit de Chibondo
Des chants tonitruants résonnèrent.
Des hurlements déchirèrent le ciel.
Le Malawisaurus monta
Depuis les savanes des histoires oubliées.
Les collines frissonnaient d’épouvante
Quand les dinosaures terrorisaient le monde.
Voyant l’effroi de la terre,
Kyala, le Suprême,
Se tint sur la colline sacrée en présence
De Kisindilé et Filauli et prononça
Les paroles immortelles :
Que muntu soit !
Et muntu, l’homme, vit le jour.
La paix se répandit enfin sur la terre.
La lampe de la paix fut allumée
Et la lune d’amour et de joie
Se leva sur l’univers.
La chambre des histoires fut ouverte.
Les secrets des histoires furent révélés.
Un nouvel espoir germa. L’équilibre régna sur le vivant.
*
La mouche gardienne (The Guardian Fly) par Anthony Nazombe
Je veux chanter les louanges
De ma mouche gardienne ; les ailes croisées
Elle décolle à mon réveil
Ayant écouté mes rêves
Et suivi la salive sur ma joue.
Quand je quitte ma chambre pour la salle de bain
Ou la salle à manger
Elle vient avec moi sur mon épaule
Murmurant de temps à autre
Un conseil à mon oreille.
Elle se pose sur le savon de toilette
Tandis que l’eau coule le long de mon dos.
Elle préside à l’ingurgitation de la soupe
Et annonce le poisson à des kilomètres.
Parfois quand elle s’ennuie ferme
Elle invite des amies à participer à la garde
Mon nez et mes cheveux sont à elles
Mais je suis entraîné dans leurs disputes
Me giflant au passage.
Le soir, lasse mais satisfaite
Elle reprend sa place habituelle
Brosse ses cils après la longue chasse de la journée
Et poussant un profond soupir
Me regarde tomber dans le sommeil
« Bonne nuit, ma mouche gardienne » est ma prière.
*
Présences de brume (Misty Presences) par Anthony Nazombe
J’ai entendu leur marche lente sur le gravier du chemin
Au petit matin
Présences de brume murmurant dans le vent
Par-delà les rivières, à travers les labyrinthes
De maisons en boîtes d’allumettes et de bazars nocturnes,
Voyageurs venus des marges de la ville
Marquées depuis longtemps pour une démolition rapide
Mais proliférant dans des proportions vertigineuses
Jusqu’à ce qu’une haie cherche en vain à cacher la vue
Aux touristes et aux personnalités invitées ;
Elles ont marché dans mes rêves
Comme un convoi de guerre, chaussées de bottes au rebut
Pour nourrir des tapis roulants au cœur de la toile d’araignée.
*
Stanley rencontre Mutesa (Stanley Meets Mutesa) par David Rubadiri
Ndt. Mutesa, ou Muteesa, était le roi du Buganda. Il rencontra l’explorateur anglais Henry Morton Stanley en 1875.
J’ai trouvé sur internet une version légèrement différente de ce poème, d’où, notamment, a disparu la référence aux Masaïs. À moins que je traduise de façon erronée le mot Masai, mais, le terme ne figurant pas dans le glossaire annexé à l’anthologie, je suppose qu’il n’y a pas d’ambiguïté quant au sens. Cette référence n’est d’ailleurs guère explicite mais elle semble faire des Masaïs, d’après le parallélisme de la structure du poème, un équivalent humain du vautour charognard. Les écrits de Stanley renseigneront peut-être le lecteur sur ce point.
Ce qu’ils endurèrent ;
La chaleur du jour
Le froid de la nuit
Et les moustiques qui les suivaient partout.
C’est l’époque qui voulait ça, et
Eux marchaient vers un royaume.
La mince ligne lasse des porteurs
Couverts de guenilles malpropres ;
Les coffres pesants, cabossés
Qui tombaient sans cesse de leurs têtes rases.
Leur tempérament turbulent
Le soleil de plomb, accablant
Avec son coucher l’espoir
Quand chaque jour les vidait de leur sueur et
Les mouches s’agglutinaient sur leurs dos fumants.
Tel était le convoi
La saison chaude commençait.
Chaque jour tombait un poney, exténué,
Laissé aux vautours dans les plaines ;
Chaque jour un squelette humain s’écroulait,
Laissé aux Masaïs dans les plaines ;
Mais le convoi avançait
Son chef kaki à sa tête
Lui l’esprit qui inspire
Lui la lumière de l’espoir.
Puis vint l’après-midi pour le convoi affamé,
Un convoi fiévreux et affamé ;
Le Nil et le lac Nyanza1
Comme deux jumeaux
D’azur dans la verte campagne
Le convoi bondit en chantant
Comme des gazelles au point d’eau
Les cœurs battaient plus vite
Les fardeaux semblaient légers
Quand l’eau fraîche léchait les pieds douloureux.
Finie la crainte des hyènes affamées
Seulement les récits héroïques quand
À la cour de Mutesa les feux sont allumés.
Finie la chaleur caniculaire du jour
Seulement chants, rires et danses.
Le village observe caché derrière les bananeraies,
Les enfants épient depuis les haies de roseaux.
Tel fut l’accueil
Pas de femmes pour chanter la bienvenue
Ni de tam-tams pour saluer l’ambassadeur blanc ;
Seulement quelques signes de tête par de vieux visages
Et un battement de tambour
Pour convoquer aux palabres la cour de Mutesa
Car le pays était hésitant.
La porte de roseaux s’ouvre,
On fait silence
Mais seulement un moment –
Un silence scrutateur.
Le grand roi africain s’avance
Surplombant le mince homme blanc barbu
Puis saisissant sa fine main blanche
Il parvient à murmurer
« Mtu Mweupe Karibu »
« Sois le bienvenu, homme blanc »
La porte de roseaux polis se ferme derrière eux
Et l’Occident est entré.
1 Lac Nyanza : Nom swahili du lac Victoria (glossaire en annexe de l’anthologie).
*
Le Vol Sorcière d’Afrique N° 1 (African Mfiti Flight No. 1) par Willie Zingani
Bienvenue à bord
Du vol N° SDA1
Au départ de Blantyre
…Et à destination de Jubeki2.
Tenez-vous prêts pour le décollage :
Assurez-vous d’être tout nus,
N’attachez pas vos ceintures,
Les fumeurs de chigambwe3 peuvent fumer.
…Un vol de 1.500 miles
…Dure une seconde,
Le capitaine Chikanga4 et son équipage
Vous souhaitent un agréable voyage
Et un merveilleux séjour à Jubeki.
…Prenez note :
Jubeki est beaucoup trop électrifiée,
Faites attention en sautant
D’un cimetière à l’autre.
…Merci !
2 Jubeki : Johannesbourg en Afrique du Sud (glossaire de l’anthologie).
3 chigambwe : Tabac roulé dans des feuilles de maïs (glossaire).
4 Chikanga : Nom d’un ancien sorcier célèbre en Afrique centrale (glossaire).
*
Débats parlementaires (Parliamentary Deliberations) par Sambalikagwa Mvona
Sorciers des nouvelles chartes
Ces scorpions des nouvelles législations et politiques publiques
Où hommes et femmes, vieux et jeunes
Font étalage de paroles constructives et destructives,
C’est un grand défi pour le parti au pouvoir et en même temps
Une longue route sinueuse pour l’opposition.
Dans ce processus de développement de la nation
Les tempéraments entrent en lice en tant qu’Honorables Membres
Raisonnent au-delà de leur intellect tandis
Que d’autres traitent tout cela de cirque.
Dans l’Auguste Assemblée
Le code vestimentaire rigide, tellement conservateur,
Différentes coupes de costumes aux motifs différents
Aux nuances différentes, quel que soit le temps,
Se surpassant par ce moyen les uns les autres ;
Quand les débats parviennent à leur paroxysme
Le rappel au Règlement crispe l’assemblée
C’est un champ de batailles de doigts agités et de doigts pointés
Des voix répondant à des voix en vagues tumultueuses
La voix de chaque membre aime être entendue
La sueur coulant sur les fronts lisses
Un langage non parlementaire imprègne l’assemblée
Comme une beuverie
Tout ça au nom de la démocratie.
Les membres du Parlement sont dans la plus totale servitude
Les idées éclipsées par les directives du parti
Car seuls leurs partis politiques importent ici
En tout temps, toute session, chantant les slogans de leurs
Hommes au pouvoir mais sans la moindre conversion.
La démocratie est tolérante
Et en même temps coûteuse et chronophage
L’argument de la majorité
Est défendu par l’opposition dans un langage différent
Avec une intonation différente
Et chaque discours est hué par le côté opposé
Et soutenu par le sien.
À mesure que le jour avance
Le président perd son calme,
Perd son énergie, son charisme
Deux cents discours bruyants contre
Une noble voix
Quatre cents bras acharnés contre
Deux bras conciliateurs.
Comme les nombreux rappels au Règlement
Les demandes de suspension déstabilisent
Le président de l’Auguste Assemblée.
Mais les mauvaises années vont et viennent
Les paroles rudes vont et viennent
Les présidents vont et viennent
Et en même temps les années se suivent et se ressemblent
Tandis que les honorables membres bâillent et rêvent.
Et quand on pense à l’argent et au temps
Qui se dépensent en campagnes électorales et frais de campagne
Sur la bourse durement gagnée du contribuable
Et tout ce qui pourrait être fait
N’avez-vous point parfois le sentiment
Que les Parlements sont une insulte
Aux électeurs ?
*
Ajouté le 7 décembre 2018. J’ai eu il y a quelques jours la bonne surprise d’être contacté par le poète malawien Beaton Galafa, qui anime la revue littéraire Nthanda Review et a eu la gentillesse d’écrire un article sur mes traductions de poésie du Malawi. L’article peut être lu à l’adresse :
http://nthandareview.com/french-writer-translates-african-mfiti-flight-no-1-into-french/
Il apporte notamment des éléments de contexte sur le poème African Mfiti Flight No. 1, bien connu au Malawi pour avoir été inclus dans les livres de classe. Beaton a pris en photo la page d’une de ces éditions : la page comporte un dessin qui rehausse encore le charme plein d’humour du poème.
Merci beaucoup, cher Beaton !


