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Poésie d’Aiban Wagua : Traductions 2

Les habitués de ce blog sont familiers avec le poète Aiban Wagua de Guna Yala, au Panama, depuis mes traductions en français de quelques-uns de ses poèmes (ici).

Pour cette première série de traductions, j’ai utilisé une anthologie couvrant sa production poétique jusqu’en 1992. Afin de donner une idée de ses travaux plus récents, je recours à présent au recueil de ses œuvres poétiques complètes, Gabsus: Voces ondas para mi tierra. Poemas 1970-2020, qu’il a mis en ligne en 2020 sur son site www.aibanwagua.org.

De ces œuvres complètes j’ai traduit des poèmes des recueils Gunayala sangre intensa de 2020 et Morginnid de 2002, qui sont ses deux plus récents recueils en langue espagnole.

J’ai laissé les mots guna tels quels dans les traductions en renvoyant le lecteur à la fin de chaque poème pour leur sens, tel qu’il est donné dans le glossaire ajouté par Aiban à la fin de Gabsus (je traduis ses définitions).

Le site d’Aiban comporte également plusieurs de ses œuvres en prose en accès libre, telles que le dictionnaire guna-espagnol qu’il a publié avec Reuter Orán B. en 2009, Gayamar sabga: diccionario escolar gunagaya-español.

Aiban Wagua (Source)

*

Gunayala sangre intensa (2020)

.

Aux guerriers de 1925 (A los guerreros de 1925)

Ne les cherche pas, frère, dans les tombes
où l’on sème les morts…
Même s’ils te disent que c’est là qu’on les enterra !
Ne les cherche pas dans les parcs,
même s’ils te disent que c’est là qu’on les a plantés,
faits de chaux et de ciment,
raides et couverts d’oiseaux…

Ne les cherche pas, frère, dans les vieilles chroniques,
parce qu’elles te diront qu’ils n’ont fait qu’obéir
à un gringo fou1, aventurier traqueur d’albinos.
Cherche-les parmi ceux qui marchent déterminés
murmurant le nabgeinar, sans vendre leurs terres !

Cherche dans les cœurs nouveaux
qui habillent la terre
déposant sillon après sillon le grain de maïs
et attendent la pluie proche et lointaine…

Cherche-les là où personne ne cherche plus :
quand la mer fait silence,
quand la lune frappe durement,
quand la vie te place entre l’argent facile
et le sang des anciens odorant et souffrant.

Demande-leur, alors, de s’emparer de ton âme,
de mettre le feu à ta colère,
parce que notre mère gît dans son sang
et que nous devons poursuivre notre rude tâche.

Alors, tu cesseras de les chercher
et marcheras à leurs côtés,
insurgés, jouant délectablement du gangi et du gogge rituels ;
silencieux comme les héros en marche,
alertes, attentifs comme les sentinelles ;
souriants et intègres comme doivent être
ceux qui forment l’avenir, l’utopie et la tendresse.

nabgeinar : « chant curatif exécuté par un spécialiste contre les effets du venin après une morsure de serpent, ou pour créer un lien d’amitié avec l’animal. »

gangi : « flûte de Pan traditionnelle guna. »

gogge : (autre instrument traditionnel)

1 un gringo fou : Allusion à l’Américain (des Étas-Unis : gringo) Richard Oglesby Marsh, qui développa une théorie personnelle sur les « Indiens blancs » de Guna Yala, suscitée par le fort taux d’albinisme parmi les Gunas, et participa à la Révolution de 1925. C’est du même personnage qu’il s’agit au poème suivant.

*

C’était un gringo ? (¿Fue un gringo?)

Quand j’étais enfant, on me racontait qu’un mergi
électrisa nos grands-parents
et leur donna des havresacs et des fusils,
qu’il les fustigeait comme des chiens pour qu’ils s’enrôlent.

On me racontait que rien ne touchait nos grands-parents,
ni la mort ni les crachats ni les pillages
ni le carcan de leurs filles violées…
Rien !

Le gringo ému sur cette terre étrangère
vitupérait contre nos grands-parents pour qu’ils se soulèvent,
et… – disait-on – il était le seul à crier…

La colère s’emparait de mon corps d’enfant,
l’impuissance rugissait en mon for intérieur.
Alors…
la chemise rouge et le visage peint d’achiote,
la selinna du mois de l’iguane,
les armes de balsa dans les ruelles du village2,
protestèrent violemment contre cette histoire aux relents yankees !

Ensuite je compris
que
le Panama était malade d’une peur intense
et que cette histoire fangeuse lui convenait :
parce que, pour les Wagas,
les Indiens ne se rebellent pas,
rien ne touche les sauvages,
ils dorment et attendent… attendent seulement.
L’histoire qui nous a libérés :
Non, ce n’est pas ça !!

La chronique qui doit nous provoquer
jusqu’au-delà des limites guna :
ce n’est pas ça !
L’héritage de nos grands-parents,
le plomb pour protéger notre mère offensée :
ce n’est pas ça !
Le chant de guerre des anciens,
raides devant une police trois fois plus armée :
ce n’est pas ça !

Souviens-toi, frère,
que le cri des anciens
est plus décisif et ample
que le sourire des gouvernements.
Les interprètes de la liberté
nous appellent de chaque plage de Gunayala :
La dague de la patrie ne doit pas rester dans une ceinture étrangère !
Mets-la à ta ceinture
et empoigne-la l’heure venue !

waga : « étranger, non indigène. »

mergi : « gringo, yankee. »

selinna : « cérémonie organisée à l’occasion d’une victoire ou à la fin d’une récolte. On y danse et boit du jus fermenté de canne ou de banane (inna). »

2 armes de balsa : Chaque année à Guna Yala, la Révolution de 1925 est commémorée par le peuple. Les événements font l’objet de reconstitutions qu’Aiban Wagua ici décrit : les insurgés portent des chemises rouges et ont le visage peint d’achiote (ou rocou), les acteurs ont des fusils en balsa.

*

Ils versèrent le sang et payèrent de leur sang (Sangre vertieron, con sangre pagaron)

Certains sentiront l’odeur du sang dans mes vers,
d’autres, l’air chaud du soir qui ne veut mourir,
et quelques-uns, la fumée tendre de la pipe de la grand-mère…

Le gémissement sans pitié de la jeune femme en sang ;
la colère du grand-père qui abandonnait ses meilleurs chinchards
à des bandits armés ;
fermes accablées de peur ;
nos grands-mères forcées de danser avec l’occupant ;
bouches pleines de sable et le soleil qui brûle ;
des vieillards qui se traînent sanglants au sol.
Pourquoi ?
Parce que la police nous voulait ainsi… Ainsi et pas autrement !

Le pillage brutal parmi les tombeaux ;
les incendies, et les attaques contre des enfants ;
urnes outragées et vieillards humiliés ;
ricanements de larrons et violeurs,
hémorragie sans fin ;
les filles mordant la boue sous les coups de fouet.
Pourquoi ?
Parce que les Wagas nous aimaient ainsi… souffrants et paniqués,
soumis et à leurs pieds.
Le pouvoir des armes
et la couardise de ceux qui n’opposent aucune résistance !
Le sang guna coulait parmi les cacaoyers,
se répandait dans la mer et sur les plages,
le fleuve le huma et trembla,
les collines s’effrayèrent,
parce que le sang veut du sang.

Colman et Nele, le coup de fouet
les fit fureur et frénésie,
leurs corps ne contenaient déjà plus tant de rage…
Grands-pères, massifs d’igwawala,
sonores comme la mer,
ferme contenance, suant du sang,
bissac au flanc et voix de tonnerre,
jaguars et rocs humains
depuis qu’ils choisirent l’odeur de la liberté.

Le sang coula à Dubbile,
le sang coula à Uggubseni :
Les guerriers, fleuves de sang,
les grands-mères avec gourdins et machettes
défendaient la vie
et la dignité de la patrie :
ils versèrent le sang et ont bu leur propre sang !
On ne joue pas avec l’honneur des enfants de la plaine,
que cela leur serve de leçon, – criaient les combattants –.
Ibeler s’insurgea depuis le billibagge
pour embrasser ses enfants, poings de pierre :
parce que notre mère, jamais, jamais, jamais ne doit mourir !

igwawala : « amandier sauvage. »

Ibeler : « personnage central de la cosmogonie guna, symbolisant la libération de la terre mère, le bien. »

billibagge : « quatrième niveau de la connaissance et expérience dans la culture guna. »

*

Olodebiliginya

Note du traducteur. Ce titre ainsi que celui du poème suivant sont des noms de leaders de la Révolution guna de 1925.

Il n’y a pas de voix plus obstinée que
le chant de liberté des anciens,
qui se cramponnent à la terre vivante
et font de leurs fusils
des poèmes et du baume pour leur peuple.

Il n’y a pas de chemin plus sûr que
le chemin où va le soldat
qui se traîne sanglant, refusant de mourir :
Olodebiliginya, mur et graine
de milliers de voix combattantes,
Olodebiliginya, champ compact
de villages immunisés contre l’agonie :
la main ouverte pour caresser la terre,
le poing fermé pour la protéger,
peu importe la haine, le sang, embruns et lunes…
Père et grand-père
de l’histoire qui ne se met pas à genoux !

Rouge de fureur pour la terre sa sœur,
pure justice, arme qui veille :
Descends, aujourd’hui, Olodebiliginya, et
serre fort la main des nouveaux guerriers !
taille-les un à un à ton image et courage !

Olodebiliginya (1892-1970) avec le dulebander, drapeau guna adopté officiellement en 1925 avec le symbole guna traditionnel en forme de croix gammée (Source : InShOt)

*

Olonibiginya

Rebelle et insurgé, poudrière en pleine mer,
pirogue cabossée et le fusil qui te rend digne.
Il n’y a pas de roses ni de tulipes ni d’œillets
pour ta geste de pierre et de sang,
et la colère brûle ton âme :
Noble était ton père, qui ne t’a pas appris
à lécher les bottes !

Tu ne pleures pas, car les larmes irritent
Quand la patrie blessée claudique.
Tu cries à la mer des couplets de guerre,
une pagaie est ton camarade et ton témoin,
et tu dois parvenir à l’île Agligandi.
Peu importe que te frappent les vagues,
ou que te blesse la nuit fermée,
ou que la lune te présage mort et tortures.

Olonibiginya, père intégral,
qui foules le drapeau
quand il se fait filicide
et crache sur ses propres enfants.
Grand-père de Gardi Sugdub :
Dis présent, ce jour, et transmets ton ardeur
car ta terre est de nouveau agressée !
Viens, grand-père, viens
et enrôle-nous dans ton armée
pour que personne ne reçoive
ta récolte, sans travail !

*

Morginnid (2002)

Morginnid, le titre du recueil, est le mot guna désignant la chemise rouge des insurgés de 1925, comme représentée (et nommée) dans la peinture murale ci-dessous (où l’on retrouve également le dulebander, le drapeau guna).

Source: panamafantastico.com

Appauvris (Empobrecidos)

Je voudrais, un jour,
porter le sac graisseux
où le pauvre
ramasse les ordures de la ville.

Je voudrais humer, sans froncer les sourcils,
l’abandon
qui accable des enfants sans lit
ni carton mou
pour protéger leur enfance.

Je voudrais devenir, un jour,
un tronc opportun
contre lequel mon frère puisse se reposer
et aiguiser sa machette,
et boire sa propre eau
à la tombée de la nuit, avant de se perdre
dans la brume, persécuté et las.

Enfants dénués d’espièglerie,
aux durs visages, condamnés
à obéir par la seule peur ;
candidats gratuits à la prison,
aux coups de matraque de la police,
exclus de l’opulence,
brisés dans les flaques ;
enfants interdits d’école,
corrompus, odeur de marijuana,
la froide obscurité de ce qu’ils appellent leur chez soi,
mère saoule, coups de bâton et coups de poing,
contusions, cauchemar et terreur.

Enfants pauvres :
c’est seulement quand leurs larmes et leur pain insuffisant
se changeront en lumière et chaleur du foyer,
soupe et école,
que fleurira la liberté pour ma patrie,
seulement quand leurs bouches exsangues
se feront rires et chansons
que naîtra la paix sur cette terre blessée ;
seulement quand leurs yeux aigres
se feront nuages
augures de la bonne pluie
que je pourrai chanter ma dignité.
À cause de la faim qu’ils portent sur le dos
la patrie se meurt ;
à cause de leurs nuits de fatigue,
sans baisers ni caresses,
je suis condamné à devenir une bête
et du fumier, froid et néant.

*

Patrie (Patria)

Il est tout autant la patrie,
l’enfant non désiré,
ventre enflé, morve abondante,
que l’autre,
né dans la meilleure clinique de la ville,
avec une voiture particulière pour le conduire à l’école,
et des bonnes attentives au moindre de ses vagissements.

Elles sont patrie les terres du grand propriétaire,
avec des centaines de vaches laitières,
où personne n’entre en espadrilles
ni avec besace de rotin,
tout autant que cette terre du pauvre dénué de tout,
terre acide qui n’a que prostration
et misère pour celui qui la travaille.

Elle fleure la patrie, la femme
qui vend ses seins
sur les marchés et pleure son enfant
abandonné dans une poubelle,
autant que cette autre,
qui dort caressant
de la peluche française
après avoir siroté
une délicieuse coupe de champagne,
le visage clair, crème importée.

Il est patrie le Canal libéré
et patrie le sang des martyrs,
autant que le village natal
où ne vient jamais aucun médecin
et où les gens meurent de diarrhée,
rougeole et tuberculose,
pendant que les médicaments pourrissent
dans les dépôts de la ville,
il n’y a pas d’argent,
parce que ceux qui ont beaucoup veulent toujours plus.

Elle est patrie la terre natale envahie,
sa sourde lutte pour l’autonomie
jamais comprise,
autant que le drapeau de tissu
qui ondule au-dessus du Canal.

Tu vaux autant, toi, pour la patrie,
frère dule,
qui te lèves tôt pour manger le pain cuit au four
avec ton propre bois,
et jures de libérer ton peuple,
que celui qui ne dort pas
car il veut acheter la Présidence
bien qu’il n’ait pas assez de cervelle pour cette charge.

Patrie, patrie, marâtre patrie !

dule : « personne, individu ; terme qu’emploient les Gunas pour se désigner eux-mêmes. »

*

Demande d’abord pourquoi (Pregunta primero por qué)

Quand tu te heurtes
à un frère comblé par la faim,
à pied, le sac plein
d’heures travaillées de l’aube au crépuscule,
les mains vides de riz et haricots,
ne lui dis pas d’aller travailler,
car il a déjà bien assez travaillé… mais
demande-toi plutôt pourquoi,
pourquoi, pourquoi ?

Un enfant épuisé de boue et d’immondices
croisera ton chemin
et peut-être même qu’il te dépouillera,
ne le maudis pas, ne le fuis pas,
essaie de te calmer, et dis en ton for intérieur
pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Une femme, encore une enfant,
maquillage bon marché,
les lèvres cassées de baiser des chairs étrangères,
te dira que cinq dollars suffisent
pour une étreinte délicieuse.
Ne fais pas le père-la-morale,
ne te crois pas meilleur que les autres.
Dans ton silence aiguillonné,
demande-toi pourquoi,
pourquoi, pourquoi ?

Un jour où tu ne t’y attendras pas,
on te dira qu’un bébé
avec le cordon ombilical sanglant
a été jeté dans une citerne,
cri d’alarme citoyenne, scandale à haute tension,
mais toi, ne t’épouvante pas,
demande calmement à ton cœur
pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Un matin,
les honnêtes gens se souviendront
que le pauvre a besoin de manger,
d’une maison, d’une école, d’un hôpital ;
et les gens se mettront d’accord
pour mendier en faveur de l’homme en haillons,
qu’eux-mêmes ont exclu.
Et tu verras alors
les riches se remonter les manches,
l’argent, les chèques et les pleurnicheries…
pour nourrir le pauvre
et lui mettre des souliers ;
tout cela te paraîtra bon,
énorme solidarité
de riches en concurrence,
tout ça pour le dépossédé ;
alors dans ton silence, demande-toi :
pourquoi ? et pourquoi y a-t-il des pauvres,
et qui les appauvrit ?
Comment faisons-nous pour ne pas revendiquer
pour eux qu’ils soient vraiment hommes
et non des exclus, des personnes de seconde classe ?
pourquoi, pourquoi… pourquoi ?

Fais, alors, avec tes pourquoi
une immense alternative de vie,
acte pur et pouvoir de changement.
Parce que nous devons faire violence
au cours assassin de la société.
Ainsi, ton pourquoi vaudra autant
que la tristesse de se savoir entretenu.

*

Panama

Champagne importé pour la haute société !
rhum de canne, tord-boyaux et cumbia à foison
pour ceux en bas des escaliers !
Enfin, Panama,
ton Canal rentre à la maison
avec son équipage de gringos sur le dos !
À présent, Panama, avec le gaillard à la maison
tu as droit à de nouvelles noces,
grande fille !
Laisse la bassine d’eau,
les gringos sont partis,
et tu es, aujourd’hui, l’histoire :
que la gravent au burin tes enfants
et les enfants de tes enfants.

Les oiseaux de proie te sapent la taille,
Panama, et tes propres enfants,
témoins de tes veilles cruelles,
sont toujours exclus et sans toit.
Des bandits te vident les seins
jusqu’à ce que ton ventre soit moulu,
et ils crient à tes pauvres,
éternels gardes-chasse,
qu’il est l’heure de se sacrifier
pour le profit des riches,
et d’apporter plus d’eau au Canal,
même si leur manque le maïs et le riz
et la soupe, parce que le pain viendra demain
en abondance.
Ainsi s’est moqué
de tant de gens l’Oncle Sam,
le pain est resté dans la huche des banquiers
où il n’est point mangé,
il n’est jamais arrivé au pauvre métis, à l’Indien ni au Noir !

Panama toujours fermée
et interdite aux pauvres,
généreuse pour la table où la nourriture ne manque pas.
Ton Canal demeure entre un petit nombre de mains,
et des milliers de tes Noirs, Indiens et paysans
feront les sentinelles
pour qu’une poignée de gens continuent
d’agrandir leurs propriétés.

Panama, Panama,
que tu sais mal
aimer chacun de tes enfants !
Mère putain !

*

Peuple (Pueblo)

Injurié, vilipendé, dénigré,
condamné, harcelé et supplié en mille poses
et autant d’autres oublis.

Vox populi, vox Dei !
gesticulent les prophètes à pancartes,
babioles, promesses brûlées,
peaux de banane piétinées,
poulets à moitié pourris,
têtes de poissons frits.

Le peuple veut,
le peuple demande,
le peuple est intelligent s’il m’aime,
et plus encore s’il n’aime que moi,
proclament les camelots et vendeurs de tortillas
qui jouent aux politiciens.

Le peuple a faim,
le peuple veut du travail,
le peuple est malade et dégoûté
de la cherté de la vie,
disent en chœur les ménagères,
les femmes de Colón,
les métisses de l’intérieur du pays.

Où es-tu, peuple ?
Les voleurs de bétail t’enrôlent dans leurs rangs
et les chiots aboient contre toi.

Peuple Camarade,
le visage trempé à force de travail,
construisant des prisons,
élevant des murs,
perforant l’asphalte,
cuisinant dans les cuisines d’autrui,
démolissant des enceintes,
lavant le linge des riches,
mal nourri,
incrédule et fatigué de crier.
Camarade maudit !
stoïque comme personne,
crie ta parole d’acier comme une raclée
et que tous t’écoutent :
Quel honneur et quelle souffrance d’être le peuple !

Poésie d’Aiban Wagua de Guna Yala

Aiban Wagua est un poète contemporain panaméen d’ethnie kuna (guna) et de langue kuna et espagnole.

Dans mon billet Poésie emberá et kuna contemporaine du Panama (x), j’ai annoncé la publication de traductions françaises d’un choix de ses poèmes, ayant reçu son accord ; ce sont les traductions ici présentes, de poèmes originaux en espagnol.

Guna Yala est le nom de la patrie kuna. Les Kunas du Panama vivent essentiellement dans la région de l’archipel de San Blas, sur la côte atlantique, un territoire disposant d’une large autonomie au sein du Panama depuis la « Révolution kuna » de 1925, dont j’ai parlé dans le billet mentionné précédemment.

Aiban Wagua a été ordonné prêtre à Rome en 1975. Cet élément biographique mais davantage encore son œuvre poétique le placent aux côtés d’Ernesto Cardenal, avec une poésie indigéniste, sociale et anti-impérialiste, qui n’épargne pas le clergé dans sa dénonciation de l’exploitation des peuples d’Amérique. – À la différence de la poésie d’Ernesto Cardenal, il s’agit d’une poésie écrite par un Indien.

Aiban Wagua a également été initié prêtre des rites kunas, au terme d’une formation de sept ans, et, ce qui n’étonnera guère compte tenu de ce qui vient d’être dit de sa poésie, est proche de la théologie de la libération (la source de ces deux points est le site web Pan-Amazon Synod Watch, un site catholique conservateur opposé à ce genre de tendances).

Aiban est né à Guna Yala et y vit depuis 1981, après des études en Colombie, au Costa Rica, en Espagne et en Italie. Selon son site web (voir ci-dessous), « le Congrès général kuna, plus haute autorité décisionnelle et administrative du peuple kuna, l’a nommé à la tête de la Commission pour la réforme du fonctionnement des relations entre l’État panaméen et Guna Yala » («El Congreso General Guna, máxima autoridad de decisión y administración del pueblo guna, le ha encomendado la Comisión de reformas de normas que rigen entre el Estado Panameño y Gunayala.»)

Sur son site, www.aibanwagua.org, peuvent être lus plusieurs de ses recueils poétiques. J’ai choisi les poèmes suivants dans son anthologie Kaaubi : Selecciόn de algunos poemas 1972-1992 (Gunayala, 1997) (Kaaubi : Choix de poèmes 1972-1992). Ce sont donc des poèmes relativement anciens, mais Aiban continue d’écrire et a publié plusieurs autres recueils entre-temps. Aiban Wagua est par ailleurs l’auteur de textes littéraires en prose, d’essais et d’œuvres pédagogiques.

Aiban Wagua
(Source : site web Poetas Siglo XXI – Antología Mundial)

*

Amérique (América), 1972

On dirait que l’Amérique
me regarde dans les yeux,
et, tombant de côté,
cherche à se mettre sur les genoux.

La mer,
l’ouvrier,
(toute la matière première),
debout,
la déchirent jusqu’aux moelles
avec un fouet de grèves, enlèvements,
coups de poing, coups d’État.

L’Amérique, sur les épaules des USA,
(noire de faim !)
– vendeuse de beignets –
saute comme un bouffon.

Mon Amérique aux yeux indiens
aux tresses blessées de fleuves
dans le matin idéal du Dieu du maïs.

L’Amérique possède une falaise d’étoiles,
collectionne des sardines,
et a des glands dans le ventre.

L’Amérique, qui ne veut plus de fard,
vend sa chevelure de pétrole
pour un quintal de paillage,
joue avec un monde de pétards,
et, chaussant les bottes du Che,
donne des coups de poing avec un bras cassé,
une averse de débâcle dans l’âme.

L’Amérique !
Angoissée et libérée,
avec son orthographe d’enfant,
morte d’espoir !

On dirait que l’Amérique
me regarde dans les yeux,
et, tombant de côté,
cherche à se mettre sur les genoux.

*

Paix pour cet enfant (Paz para este niño), 1972

Paix,
paix pour cet enfant qui me demande l’aumône en urinant
dans le grand trou saturé de lait atomique.

Pour cet enfant presque pas né, serpent
de peur, projet-avant-projet,
paravent, tarlatane.

Cette terre est absente
et prolongée de blessures tournées vers moi.
Nous mourrons ici comme des rats
en buvant le café noir du Vietnam.

Je demande la paix. La paix. Paix pour que naisse un enfant
qui puisse dire : Guerre ! Un peu de paix
pour que nous soyons moins chiens.

Je demande la paix pour cet enfant ; pour ce vieillard.
Pharisiens, imbéciles, ignorants,
lâchez cette grenade ! Je vous dénoncerai
à l’ONU ! (Sourde et décatie
comme une vieille dévote.)

Je demande la paix. Et qu’est-ce donc ? seulement
une énigme me couvrant les yeux ?

*

Quel est mon péché ? (¿Cuál es mi pecado?), 1972

L’homme est arrimé
aux yeux d’un ange blanchi,
suçant la pulpe multiple des astres,
scarabée dans la manche de Dieu.

Des milliers de chairs s’engloutissent
les unes les autres,
à cause d’un morpion emplumé,
pour une pincée de paix momifiée.

Je suis témoin d’enfants
malsains de vide ;
ils nous cassent les pieds à tous,
et nous ne nous mettons même pas en colère.

(On échange des pommes de terre
pour quelques côtelettes
de vieillards rhumatisants !)

Je donne un grain de chapelet, une petite pièce,
à qui veut,
je la jette par la fenêtre
– en regardant de côté –
pour qu’elle pousse en un champ verdoyant
de dégoût et répugnance.

Je m’en lave les mains,
crache au marché,
exige un rabais pour le kilo de saucisses,
car je suis une personne importante.

Je demande à Dieu que la guerre prenne fin,
et que tous meurent.
Nous abominons jusqu’à notre sentiment
de ratatouille et de linge sale.

Je vends des jambes.
Je vends des thermomètres enfoncés
dans la douleur,
dans la dimension de ma faute,
dans le néant.

Je m’en lave les mains
et me mets à éternuer,
quel est mon péché ?
Habiter la ville
de ceux qui goûtent mourir
en se donnant des coups de coude
déguisés en nudistes.
Un navire chargé de la marchandise de Dieu
retenu dans un port inachevé.

*

De diverses polices d’assurance et livrets (Varias pólizas y cartillas), 1974

« Puisque ce n’est qu’un Indien ! »
messieurs les jurés,
une caricature d’homme,
(Un homme ? Ah ah ah ah !)
Pithecanthropus erectus :
il s’était engraissé
du lopin de terre
que nous lui avions baillé à ferme ;
l’Indien ne produit pas,
fainéant,
sorcier,
sauvage…
Nous avons nettoyé la propriété !
étendu le terrain,
brûlé la paille…
et
à présent nous pouvons vivre en paix
sans ce maudit fils de chien !

Allons !
Il y a tant de problèmes à régler :
homicides,
voleurs,
guérilleros,
enlèvements d’ambassadeurs,
tant… et
tant de projets !
Le jury ne perd pas son temps
avec si peu de chose.
La patrie appartient aux gens capables,
et capables de compter
sur diverses polices d’assurance
et livrets bancaires
et… leur bonne mine…

Et Dieu créa le matin
et celui-ci compta sept fils :
l’absence,
l’espoir…
et la toux qui dure toute la nuit.

De là,
je vois l’Indien s’approcher du marchand,
lui tendre sa gamelle en caoutchouc
pour une assiettée de soupe à la tomate.
De là,
je le suis des yeux fixement
et souffre de sa démarche d’ivrogne
qui ne sait pas si Dieu a raison
ou bien le gouverneur ou le contrebandier.

Parfois,
je m’approche de lui.
Il se tait. Il est tout le limon préhistorique ;
il exhale la douleur laissée
par la chair brûlée d’Atahualpa.

D’abord, ils l’arrachèrent à son Dieu,
ensuite à sa terre ;
aujourd’hui à son nom…
Que reste-t-il de lui ?

La Maira1 déjà décolorée
qui s’ouvre pour le blesser à mort
et la méduse qui commence à s’enrouler
autour de l’histoire : rien !
Absolument rien !

1 Maira : Il y a deux façons, selon moi, d’interpréter ici ce prénom féminin. Ou bien il s’agit de la compagne de l’Indien ou bien, le nom Maira étant apparenté à Maria, ce pourrait être une statue décolorée de la Vierge Marie ouvrant les bras (et Maira, plutôt que Maria, serait la façon rustique dont l’Indien nomme la Vierge).

*

Pour Ustupu (A Ustupu), 1976

Ici, la mer partage son jeu
et la lune la contemple
jetant des poignées de cristal
sur le squelette de Nele Kantule2.

Ici le rire a ancré
sa protestation et commence
à peigner la jeune fille après son bain.

Ici on se donne la main
et l’amour est réciproque
et le chemin serpente
sous le cocotier d’Ustupir3.

Ici, le soleil ne s’incline pas,
résistant à la nuit
dans un blanc tournoi de vérités empoignées.

Ici, on t’appellera frère,
et tu iras, les mains pleines de coquillages
et incapable de les jeter
jusqu’à ce que tu te confondes avec ces eaux.

Ici, ici, ici à Ustupu !

2 Nele Kantule : Un leader de la Révolution kuna de 1925, enterré dans l’île d’Ustupu à Guna Yala.

3 Ustupir : Une île de Guna Yala voisine d’Ustupu.

*

Cette liberté me fait mal (Me duele esa libertad), 1976

J’ai amarré ma pirogue
et je marche, cherchant un lieu
où placarder un manifeste de pauvres gens.

La terre pousse la fécule de maïs,
et cette liberté me fait mal.
La mer monte à chaque lune nouvelle,
sa plainte me scrute et me parle,
et cette liberté me fait mal.
La distance est un rosaire d’oiseaux
picorant l’infini,
et cette liberté me fait mal.
Je cherche un lieu intime avec le vent
où le pauvre commanderait
sur son champ et sa vie.

Dans chaque sanglot naît un bras meurtri,
et la balance ondoie :
et ma liberté me fait mal :
Non !
Je suis un esclave. Comprends-moi bien !
Regarde mon poignet,
mes pieds,
j’ai des chaussures, je porte une cravate,
je peux donner ses cinquante centimes
au cireur de rue, et je suis un pauvre esclave
jouant à l’homme libre.

Je suis marginalisé
quand on crache au visage de mon frère indien
en le couvrant de promesses,
sur tous les chemins d’Amérique.
Je suis déchiqueté quand on me prend ma ferme
et qu’il n’existe aucune loi pour me défendre.
Je suis sans travail comme l’Indien occidentalisé
et je lève le cruchon la peur de la matraque au ventre…
…Et je veux me sentir libre !
Libre dans l’Indien qui a cru à l’argent
et s’est réveillé
avec un maître-chanteur protégé par la loi.

Et je veux me sentir libre !
Libre dans mon cousin de Pindupu, Ikandi, Nabsadi,
la mort commençant
à lui lécher les pieds.

Et je veux me sentir libre !
Libre dans l’ouvrier et le paysan
désabusés qui attendent l’aube nouvelle.

Et je veux me sentir libre !
Libre avec la patrie. Libre
de mouiller ma pirogue dans la Zone du Canal
et de marcher nu-pieds.
Semer le cacao près de mon drapeau
et crier que cette patrie est mienne.

*

Frère indien (Hermano indio), 1976

Le touriste arrive, frère indien.
Il vient désarmé,
en short et chemisette,
l’appareil-photo en bandoulière.

Le touriste arrive, frère indien.
Rien !
Il ne se passera rien !
Nous aurons de l’argent et une petite copine waga4,
et nous donnerons la main
au chimpanzé,
à la mouche africaine,
au jaguar,
et au moucheron.

Le touriste achètera des cacahuètes,
des bananes,
de la viande de cheval pour l’ocelot
et le jaguar,
et à nous il jettera ses centimes,
voudra qu’on les attrape en l’air
ou au fond de la mer,
attrape la cacahuète,
attrape la petite pièce,
attrapez-les et entretuez-vous !
Flash ! une photo de sa chérie
donnant à manger au petit Indien.

Le touriste arrive, frère indien.
Je vais me mettre à la porte de ma maison
pour qu’ils n’enterrent pas mon grand-père.
C’est ma maison !
Et j’irai avec la lune enfant
et, avec la lune vieille,
je proférerai de nouveau des paroles indiennes.

Nous chanterons pour le touriste
même quand la douleur nous tourmente.

Le touriste arrive, il est déjà là, frère indien.
Il est venu avec la faux
et on nous a dit que c’était
la chandelle pour les morts.
Il a divisé notre terre.
Le touriste a formé
des équipes de combat.
Peut-être vais-je te rouer de coups
quand le touriste préfèrera tes plages !
Et on dit que c’est une fleur orientale !

Mon frère,
les touristes, les touristes !
Tant d’amis avec une gouge
et une fleur dans chaque main.
Tant d’amis aux yeux tendres
qui se déshabillent et laissent l’eau sale,
l’enfant dira de haine et de mort,
et son père dit que c’est de l’argent.
Tant d’amis !
Nous les renverrons chez eux, frère indien.
Cette fois le chimpanzé ne nous aura pas !
Frère indien !
Frère indien !!
Frère indien !!!

4 waga : (dans le texte original : uaga) Nom des étrangers en langue kuna.

*

Reste un homme ! (¡Manténte humano!), 1979

Mon frère, ne recule pas,
reste un homme jusqu’à la mort !

Quand ils te placeront à côté de la hutte,
et le touriste te demandera d’ôter ton short
pour que tout soit primitif
et que la photo crée la sensation…

Quand ils te feront accroupir
pour rôtir des campagnols d’eau,
et le réalisateur du film
te dira de sourire
pour que les gens « cultivés »
rêvent de vampires après la projection…

Quand ils te noueront la cravate au cou
et que viendra ton « protecteur » exigeant
que tu portes une chemise colorée
avec son slogan sur le dos,
en disant qu’il t’a tiré
de la boue et des nids de mouche…

Quand tu croiras rencontrer « la civilisation »
en train de piétiner la tienne,
et qu’ils te montreront par les rues
te vêtiront de frac
et parleront de ta douceur…

Quand ils promettront de transformer le fleuve
en chapelet de murano…
Camarade indien !
Ouvre les yeux et ne les crois pas !
Ne les crois pas !!
Ne les crois pas !!!
Ne demande pas de chemise usagée, ni de bonbons,
ni de piécettes, ni de miséricorde !
Demande justice !
Prends une poignée de la terre que tu foules
et à la vie à la mort !
Dresse ton torse dur
et résiste jusqu’à la fin !
Ne renonce pas à la lutte
mais étends ton pouvoir séculaire !
À l’intérieur de toi, frère indien, ranime ta colère,
reste un homme jusqu’à la mort !!!

*

Mon Amérique femme 1 (Mi América niña 1), 1987

Cette Amérique répandue et courbée,
faite marimba rebelle, capable d’attendre
dans les maquis, les taudis, les favelas…
je parle d’elle,
de la brune libre et piquante
qui me rappelle sa mère,
belle louve qui dormait
avec la jarre sur le feu,
et les mains fermées sur la sarbacane.

Mon Amérique qui grandit trempée de sang
le long des fleuves,
des forêts, des bidonvilles.
Elle sait que sa mère
refusa de se peindre les ongles
voulant recueillir intègre
sa colère de femme indienne,
hennissement pur dans la steppe.

Vinrent les hommes blancs et barbus,
ils frappèrent la fille, se disputèrent ses jambes,
mais elle, faite silex,
sortit serrant le poing
et fredonnant son chant à la liberté.

Mon Amérique, fille splendide de natifs valeureux,
seulement une larme pour le fils tombé,
et retour dans la tranchée,
car la patrie brûle.
Mon Amérique femme solidaire,
soutenant l’homme qui boite perdant son sang,
voix courroucée de résistance féconde.

Cette Amérique terre et balayeuse
qui plante en cachette la racine de demain,
grosse de danses et de saveurs de miel ;
poème éclos sur le vieux chemin
déterminé à brandir la vérité
face à tant de crachats gringos et de fonds monétaires…

Mon Amérique femme qui oublie
d’acheter des dentelles et des bonbons
et connaît le sang acide de la terre,
et dans l’œil noir de la nuit
préfère les paroles subversives de l’aïeul.
Mon Amérique femme pauvre
qui prend dans ses bras sa petite sœur,
la porte à sa ceinture, et toutes deux cahin-caha
vont vers la colline
où vivaient libres et intègres les Anciens.

Femme Amérique, capable de briser des silences
face au crime des empires,
cette Amérique indienne, Abya Yala5 dard et pieu,
parole juste, naja dangereux,
contre la mitraille les bombardements
et un pentagone mal né…
Et il n’est pas de Pékin, le fil de sa machette,
il porte la saveur ancienne de la vie
et l’histoire de ses ancêtres, nullement dociles.
Mon Amérique femme,
pour toute caution ses enfants roués de coups,
tempête qui menace,
femme chaussée de sandales de cuir brut
un orage dans son cœur intense.

Elle est ma mère nullement soumise,
et je la regarde, cette Indienne mince et franche
dont les envahisseurs ne purent jamais faire une Malinche,
je la regarde, cette gamine africaine
qui navigua fragile et piétinée
avec une robuste violence dans son sein libre,
et qui sut arroser coup après coup
la fleur d’ébène née terreuse.
Je la regarde, l’astuce de la paysanne
qui sait comment inciter ses poules
à couver les œufs ;
ou cette femme fragile
qui mesure dans sa chair la fièvre de son frère,
et qu’importe s’ils l’appellent terroriste… !
Elle se tient prête à assommer l’assassin de son poing.
Mon Amérique femme, je vais à tes côtés
et je sais que Dieu met la main dans le même plat que nous…
Ainsi parlent les faits, et ils ne mentent pas.

5 Abya Yala : L’Amérique, en langue kuna.

*

Mon Amérique femme 2 (Mi América niña 2), 1987

Mon Amérique a peu d’années,
c’est, dirais-je, une enfant,
à demi analphabète, les mains tendues,
panier de légumes,
bidon de pétrole.

De caste indienne indomptable et libre,
elle préfère l’ignorer…
je la surprends exténuée,
cils postiches,
peinture de marchand ambulant.
– Je n’ai pas de quoi manger
et ne supporte pas la chicha de tamarin,
je préfère le made in USA,
et ne me parle pas de morale,
j’ai besoin de palais, de bijoux, de carrosses,
de servantes, de pistolets, de petits soldats… – dit l’enfant.

Elle a peu d’années,
c’est, dirais-je, une enfant :
elle a suspendu son poncho indien
et sa chemise en coton paysanne,
elle n’a plus sa besace à la ceinture,
elle porte des jeans, a de grosses voitures et
un galant blond…
elle a ses entrées à la White House,
délicieuse Indienne occidentalisée…
et comme elle sait bien que là, dans les couloirs,
ses amants louent tendrement ses seins pétris.

On lui donne peu de chose
pour son bidon de pétrole,
son étain et son cuivre…
ses cernes, comme ils se voient !
Ses fils ont toujours voulu la défendre,
mais elle a si peur
que son amant se mette en colère, car alors
le blond lui crie dessus :
« Dis que ce sont des terroristes et des antidémocrates… ! »
Et elle répète, terroristes ! terroristes !
Pauvre Amérique ! sa mère n’était pas comme ça.

Elle a peu d’années,
c’est encore, dirais-je, une enfant :
elle dit toujours yes à son blond.
La pauvre petite a demandé beaucoup
et c’est moi qui dois payer ses dettes,
mais avec les planches pourries
et l’odeur d’urine dont j’hérite,
comment vais-je payer ?
Elle dit que son jules
est le tact démocratique incarné,
mais nous savons tous que le blond
se nourrit de pauvres et crache des squelettes,
et que sa démocratie pue les oligarques,
les mangeurs de peuples, l’exploitation,
la misère, la merde ;
et devant ses tout-puissants veto,
mon Amérique dit OK.

Alors je lui criai : Vieille bonne femme !
Elle a les jambes fatiguées,
son amant yankee fait mitrailler des enfants,
pille et extermine,
et cela,
c’est ce qu’il appelle sa sécurité d’État,
son intérêt humanitaire,
et il crie à ma vieille bonne femme :
« Dis que tout est bien ! »
Et elle se mord les lèvres et dit : OK !
Le gringo bombarde mes frères,
donne des armes pour tuer des peuples entiers,
saccage les frontières,
pisse sur les droits de l’homme,
distribue cent millions
pour perforer le crâne des pauvres…
et il dit à ma petite vieille :
« Toi, dis que c’est peace, peace !
– OK, dit la vieille, mais…
mon chéri, aime-moi avec tes dolarcitos !

Amérique, Amérique,
redeviens mère
et souviens-toi de la grande aïeule,
belle lancière indienne
qui remontait le courant
en aspirant à pleins poumons la liberté !

*

Civilise mon cœur, maman (Civiliza mi corazόn, mamá), 1987

Je reviens très pauvre, maman,
prends mon baluchon de linge sale
et vois comme il ne reste rien dans l’outre
de chicha fraîche
qu’emporta ton adolescent il y a de cela plusieurs lunes.

Garde avec toi, maman,
ton petit chasseur empilant des lances,
mal aimé, effrayé,
son hamac prolétarien mal roulé.

Je reviens affligé, maman,
j’ai tété les seins de Kueloyai6
et parmi tant d’armes étrangères
j’ai perdu jusqu’à mon nom
et tu sais bien que ce n’est pas ainsi qu’on peut combattre :
je ne suis qu’un enfant qui à son réveil
ne trouve plus sa pirogue de balsa…

Maman, je reviens me traînant au sol,
avec cette cravate je reviens souffrant,
avec ces mocassins à la mode je reviens souffrant,
avec ce corps debout je saigne,
avec ce nouveau visage je saigne…

Je suis ton bébé cerf, paysanne kuna,
emmène-moi à la pirogue en bois akebir’uala,
allume le feu de siguanala,
et jettes-y une poignée de cacao rouge,
comme le prescrit le médecin inatuledi.

Redis-moi tes meilleurs mythes,
parle-moi du fleuve de verre du héros Tad Ibe,
apaise la colère du caïman en moi,
remue le jagua dans la calebasse,
l’akuanusa, la menthe, la petite racine…
Apprends-moi à goûter l’histoire droite !

Maman, tout au fond de moi meurt ton petit cerf,
mais il respire encore,
nu-pieds et vêtu de peu,
le pantalon décousu.
Il choisit ton nom
mais a perdu son odeur de menthe,
il se souvient parfois en pleurant
que tu allais sur les eaux en direction de la mangrove
où se trouvent nos morts,
où nous avons répandu grand-père un jour.
Rafraîchis-moi de ces eaux,
et de la vieille argile
pétris une image kuna
pour que palpite sans ride la vérité en moi
et que m’envahisse Ibelele7 de son rythme extrême.

Maman, murmure-moi des mots de pardon,
civilise mon cœur à nouveau,
et fais-en une barricade
parce qu’un homme doit rester chez lui :
déjà résonne éclatant le tambour de l’école,
on appelle ton suara, ton koke, ton kangi.

Femme, laisse-moi revenir à la grande famille,
suivre la danse du vautour,
mâcher de nouveau la chair noire de l’uyusae,
tresser la corde dure
du grand hamac,
presser mon cri
de chicha noire.
Sauve ton faon, femme kuna !

6 Kueloyai : la Mère des crapauds, personnage des légendes kunas.

7 Ibelele : personnage des légendes kunas, un fondateur de la civilisation kuna.

*

Ibua ? (¿Ibua?), 1987

Note. Ibua : dans le dictionnaire kuna-espagnol en ligne : « Qu’est-ce ? » (¿qué es?). S’il fallait le traduire dans le poème, le mieux serait sans doute un simple « Hein ? ».

Intègre-toi, Indien, intègre-toi !
Ibua ?
Civilise-toi, Indien, sois quelqu’un,
viens et incorpore cette merveille !
Ibua ?
Civilise la pointe sauvage de ta flèche,
ta massue, ton pagne, ta pirogue… !
Cours à la ville
et excite la malédiction,
que la matraque ait odeur d’Indien,
comme le taudis, le lupanar,
la prison, l’asile des fous.
Civilise-toi, Indien, civilise-toi !
Ibua ?

Que se tordent mille bouches pour protester,
mille putes et mille enfants de personne,
faits obus et napalm.
Civilise-toi, Indien, civilise-toi !
et couche-toi au coin d’une rue,
simule la paralysie, la phtisie, la cécité,
que les braves gens se signent,
et que tombent des étrons dans ton bol.
Intègre-toi, Indien, intègre-toi !
descends de la forêt, sors des fleuves,
des îles, des déserts,
(ah, comme je les savoure, ces îles, ces forêts !)
mendie un travail qui n’existe pas, remplis les bouges,
lave le vomi, et les urinoirs de tes exploiteurs,
mets des galoches et achète des télés,
même si tu pourris de faim,
consomme, Indien, consomme !
Renie tes pères
tes gestes sacrés, ta mère la terre,
et appelle « papa » celui qui te vend au plus offrant
et te divise et te dresse pour être sa bête de somme !

Cher frère, travailleur de lianes,
papa fut un bel et vaillant archer,
et nos ancêtres des guerriers de la tête aux pieds…
Souviens-toi d’eux !
Arrête la pirogue
où ces aïeux laissèrent la jarre
et le tison encore fumant,
là près du mince ruisseau,
où papa conversa avec Kegebyai,
dialogue avec l’éternel Ñamandú,
avec le puissant Ngöbo,
le brillant Ankoré,
l’éternel Wiracocha…
Civilisation !
Ibua ?

Camarade de l’histoire nouvelle,
porte-faix de peuple en souffrance,
redresse ton dos, relève la tête,
scrute les traces qui disparaissent
dans le bruit de la rivière, dans la chaleur de la nuit.
La civilisation est la dignité vaillante
que faufilèrent les ancêtres
au long des siècles
en une résistance ardente.
C’est le cœur rouge de vie
qui célèbre nos gens
goûtant les rites de l’aïeule qui ne meurt pas.
C’est le sang de nos héros
fait verdoyante patrie toujours vigilante,
l’orgueil qui fleurit en toi,
libre enfant du Grand Paba…
Ce sont tes fermes et le pain mis au four
à la chaleur de ton front…

Civilisation ?
Ibua ?
T’identifier à qui ? et… pourquoi ?
Quel est ce frère modèle
et qu’est-ce que sa loi de vie commune ?
Indien, frère, sans cesse assiégé, éreinté
et qui ne s’est jamais rendu,
mitraillé mille fois renaissant,
chair violente d’Ulcué Chocué,
Sepé, Simral, Iguaibiliginia8 !
Maître d’Abya Yala,
encerclé de propriétaires terriens, silence dur,
camarade incessamment victimisé, graine arrivée à point…
salue le waga et deviens son frère et ami
mais
avec ton bras kuna,
avec tes yeux paez,
avec ta mémoire guarayo,
avec ton histoire mundurucu,
avec ta dignité chauffée à blanc.
Regarde la terre que tu foules,
et deviens cri avec elle,
ne mets pas fin à la lutte,
confère à tes fils la force et la ténacité,
la lumière et l’arc, la vie et la soif des martyrs !
Cloue en eux la vérité
jusqu’à les faire sang fécond, mon frère !

8 Ulcué Chocué etc. : noms de plusieurs personnalités de la cause indienne. Álvaro Ulcué Chocué fut un prêtre colombien d’ethnie paez, assassiné en 1984. Sepé Tiaraju fut au dix-huitième siècle un leader de la Guerre des Guaranis (Guerra Guaranítica) contre le déplacement forcé des Indiens. Simral Colman fut un leader de la Révolution kuna de 1925, ainsi qu’Iguaibiliginia, alias Nele Kantule, que nous avons déjà rencontré plus haut (note 2).

*

Toute chose a son nom (Cada cosa tiene su nombre), 1992

Un jour ton fils te demandera un nom,
une terre, une hutte,
la vérité de tes vieilles cicatrices.
Laisse-le regarder, alors, les hautes collines
et les plateaux où paissent aujourd’hui
les vaches du riche ;
là même où les Anciens
étaient libres et savaient
que cette terre leur appartenait
(avant la loi maudite qui nous convertit en mendiants…)

Un jour ta fille collera son oreille contre le peuple
et reprisera dans son corps
le chant armé de la justice.
Son panier plein des lamentations de la terre,
elle exigera de toi la couleur pure de l’histoire.
Alors,
dis à ta fille que sa mère
fut traînée un soir sur le sable de la rivière,
et brutalement tuée.
Cette enfant pressera l’aube de son peuple.

Les trois, blessés comme les guerriers
qui ne mollissent point pendant l’embuscade,
redeviendront alors
la veine d’Atahualpa qui ne s’est point fermée,
qui nous fit solennel rythme de liberté.

Laisse, frère indien, tes enfants
s’accrocher aux anciens
qui, même après la mort,
savent résister et ne tremblent pas.

Frère ami,
fais de ta parole capable de guérir les blessures
une arme et une barricade,
interdis-toi les larmes de faiblesse,
fais don à ton peuple d’enfants libres,
renouvelle ton orgueil indien.
Peu importe ce qu’ils en disent :
Nous sommes propriétaires d’Abya Yala !

*

Guananí, 1992

Note. Guananí, plus connue sous le nom de Guanahani, est l’île des Antilles où Christophe Colomb posa le pied en Amérique. Hatuey, nommé dans le poème, était le chef des Indiens Siboney qui occupaient cette île ainsi que plusieurs autres, dont l’actuelle Cuba.

Où sont tes fils,
chère tante Guananí ?
Où l’ont-ils enterré,
ton bien-aimé Hatuey ?

Ma tante, ils te tondirent
à coups de dents et de becs
de vautour
et de rongeurs de terres étrangères.
Et aujourd’hui ils jettent des feuilles vertes
sur les flaques de sang,
mettent une fleur rare à la table des mitrés.

Ils t’ont vêtue en riche paysanne,
te couronnent de pauvres
restés sans maison,
parce qu’un clocher
avait plus de valeur que des milliers d’enfants affamés,
parce que viennent les évêques,
parce que vient l’Église.

Mes cousins, tes fils, sont morts,
les vautours les ont dévorés l’un après l’autre,
et peut-être la fête en est-elle plus belle.
Et l’on me raconte aujourd’hui
que les pauvres manifestent en toi,
mais que les poursuivent les mêmes chiens
que les envahisseurs lâchèrent
dans nos rues.

Ma tante, nous sommes encore en vie,
et Hatuey continue de refuser le baptême,
et la voix des Siboneys
nous élève et nous traverse
faisant de nous une semence prête à éclore.
Et la lutte n’est pas terminée,
Tante Guananí !