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Considérations de principe sur l’individu et la collectivité selon l’idéalisme personnaliste suédois, par Efraim Liljequist (Suite)
Suite et fin de notre traduction de l’essai Prinzipielles über Individuum und Gemeinschaft nach dem schwedischen Persönlichkeitsidealismus de Per Efraim Liljequist (ou, le plus souvent en Suède, Liljeqvist) : seconde partie publiée dans le journal Kant-Studien, volume 40, cahier 4, 1935, pp. 149-164.
Première partie ici.
Les deux parties de cet essai ont paru dans le volume 40 des Kant-Studien, respectivement les cahiers 1-3 et le cahier 4. De l’essai de Liljequist il existe des tirés à part, dont j’ai pu me procurer un exemplaire pour lire cette seconde partie.
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Malgré les nombreuses analogies qui existent indéniablement entre par exemple l’État et un organisme physique, si quelqu’un expliquait que l’État est un tel organisme, immédiatement des oppositions se présenteraient, exigeant des clarifications. Ces oppositions ne peuvent cependant être tenues pour valables à un aussi juste titre contre la conception organique de la collectivité et de l’État en général, car celle-ci ne se fonde pas sur le corporel. L’objection classique est que l’État, avec son corps territorial, ne possède pas la faculté de se reproduire. La myopie d’une telle remarque est éclairante. La recherche biologique a récemment montré que dans le monde des corps la faculté de reproduction est pour ainsi dire la contrepartie des phénomènes de vieillissement : si ces phénomènes, dont la mort de l’organisme physique constitue le terme, n’existaient pas, une compensation pour les organismes morts et disparus par la production de nouveaux organismes ne serait pas nécessaire, la production de nouveaux organismes serait même contre-indiquée. Mais quand, dans la vie d’un organisme physique, le métabolisme n’annule pas l’existence de celui-ci, car les cellules consommées et devant être expulsées sont remplacées par de nouvelles cellules – un processus qui sans les phénomènes de vieillissement de l’ensemble pourrait se poursuivre à l’infini et où l’essentiel semble être une certaine identité des formes de vie et des rythmes vitaux –, le parallèle avec l’État en tant qu’organisme est que le remplacement des membres individuels par de nouveaux membres semble également sans importance pour l’existence de l’État tant qu’une certaine identité de la forme de vie de l’État demeure. En soi, un État n’a pas nécessairement à mourir, si son être en tant que totalité n’est pas affecté par des phénomènes de vieillissement. Mais si l’on admet de tels phénomènes, on aboutit comme Spengler à la théorie du déclin des cultures particulières ainsi que des États et des communautés qui s’y enracinent, ce qui rend d’ailleurs particulièrement brûlant aussi le problème de l’émergence de ces cultures. Mais le parallèle avec les organismes physiques est suffisamment clair, indépendamment du fait que le processus de reproduction présenterait peut-être ici un type entièrement nouveau, même si ce processus ne peut déjà pas être dit monotypique dans le cas des organismes physiques. Si l’on pouvait, en revanche, affirmer avec succès la thèse selon laquelle il n’appartient pas de toute nécessité à la nature de l’État empirique de présenter des phénomènes de vieillissement, il s’agirait alors d’une forme de vie supérieure à celle des organismes physiques. Sur la voie de cette dernière thèse, on trouve, c’est connu, certains critiques de Spengler, qui considèrent insuffisamment fondée sa thèse du déclin de l’Occident ou des cultures en général.
La théorie organique de l’État et de la société ne se trouve manifestement pas si démunie face à ses détracteurs, même dans le cas où elle aurait fondamentalement le sens qu’ils lui supposent. Or, pour un grand nombre de ses représentants, elle ne signifie nullement que la corporéité et ce qui lui appartient ont une importance décisive. C’est du moins une évidence dans le cas de l’idéalisme personnaliste suédois. Dans le système de Boström, la thèse, déjà ébauchée dans sa théorie des attributs, selon laquelle « la vie = conscience de soi » ou égoïté (Ichheit) joue un rôle fondamental. La vie est et n’est que conscience de soi, objectivement, réellement, avant même que le penseur ne parvienne au point de vue de la conscience de soi. – On pourrait rappeler, comme une sorte de parallèle à ce sujet, que la forme la plus moderne du vitalisme est justement un psycho-vitalisme, qui trouve dans l’animique (im Seelischen) l’essence de tous les phénomènes corporels de la vie. – Mais si nous revenons de ce parallèle à Boström, il est clair que l’essence de la vie se manifeste pour lui bien mieux dans la vie de l’esprit que dans celle du corps et, au sein la vie de l’esprit elle-même, bien mieux dans les formes supérieures que dans les formes inférieures. Selon Boström, l’essence de la vie et de l’organique est en effet bien plus clairement perceptible dans la science et dans l’art, dans la moralité, le droit et la religion, que dans quelque organisme physique que ce soit. D’après ce point de vue, la question de la naissance et de la genèse est d’autant plus importante que l’on approche de la vie dans ses formes les plus hautes, car c’est là que se manifeste l’aspect éternel de la vie.
Sur cet arrière-plan général, il n’est pas difficile de comprendre ce qui rend le point de vue organique si précieux pour le chercheur social. Car c’est là que se trouve la relation réciproque, déjà relevée par Kant, des éléments d’un tout entre eux et avec le tout lui-même, à savoir qu’ils sont les uns aux autres à la fois fin et moyen. Une telle relation caractérise déjà l’organisme physique : le corps dans son ensemble est pour ses membres à la fois fin et moyen et, réciproquement, les membres d’un corps vivant ne lui sont pas seulement moyen mais aussi finalité. La clarté avec laquelle cela se manifeste dans la vie corporelle rend les analogies et les exemples qui en sont tirés exploitables dans des sphères plus hautes, une vérité que, comme on le sait, Menenius Agrippa sut exploiter lorsqu’il parvint grâce à sa célèbre fable à réconcilier avec le patriciat la plèbe insatisfaite qui voulait se retirer de Rome1. Mais s’il est vrai qu’exemples et analogies pèchent toujours plus ou moins par un biais ou un par autre, il n’en reste pas moins que nous pouvons être assurés que l’utilisation la plus adéquate et la plus exacte de la pensée organiciste concerne, comme indiqué, la science et l’art, la moralité, le droit et la religion. C’est donc à de tels parallèles que nous devons d’abord penser quand il est dit que l’État et plus généralement la collectivité sont eux aussi de nature organique.
La voie que j’ai empruntée jusqu’à présent en est la meilleure confirmation. Dès lors que l’on comprend, avec Kant, que l’essentiel de la pensée organiciste telle que tirée de l’expérience est précisément cette relation d’un tout et de ses éléments l’un à l’autre en tant que but et moyen réciproquement, il nous revient immanquablement à l’esprit la seconde formulation citée plus haut [au précédent numéro des Kant-Studien] du principe de moralité dans l’impératif catégorique, à savoir : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin (sa propre fin), et jamais simplement comme moyen. » Chaque homme doit être employé comme moyen, car sans cela aucune coopération entre les hommes ne serait possible, mais pas seulement comme moyen – le caractère de chaque personne en tant que fin et non seulement moyen doit être toujours garanti de manière réciproque, conformément à la législation autonome identique de tous les êtres de raison. Cette formulation, tirée par Kant de sa propre conception de l’organisme, exprime clairement le caractère organique de l’essence de la moralité – en particulier quand on y ajoute la troisième formulation de l’impératif catégorique, selon laquelle quiconque agit moralement doit agir de façon qu’il s’insère, en tant que membre, dans un règne des fins où Dieu est souverain pour cette personne et ses frères humains en tant que sujets. Il convient de souligner les analogies organiques, « membre », « tête » [Oberhaupt : la tête, le chef (double sens du mot « chef » en français : tête et dirigeant), que nous avons traduit par « souverain » à la phrase précédente], employées par Kant lui-même. Certes, Kant appelle l’État une institution pour la réalisation du droit et ne le présente pas expressément comme un organisme. Mais dans la mesure où il nous rend si tangible la nature organique de la moralité, en l’éclairant par l’image d’un règne des fins avec une tête et des membres, il est impossible de dénier à l’État, dans la relation entre souverain et sujets en tant que membres, un caractère organique. En d’autres termes, si l’on mène sa pensée à terme de façon cohérente, Kant reconnaît que non seulement la moralité et le droit mais aussi État et communauté eux-mêmes sont organiques, sont des organismes. Une telle conclusion avait déjà été tirée avant Boström, de manière aussi claire que possible, sous l’influence de l’école dite historique, par exemple par Schelling, Schleiermacher et Hegel. – Une autre question, à laquelle nous devrons revenir, est de savoir si, dans cette conclusion tirée de Kant, il ne s’est pas introduit certaines incomplétudes qu’il aurait fallu éviter.
Si nous portons à présent notre attention de Kant à Boström en sa qualité de penseur menant à son terme la réflexion kantienne, il devient clair, à partir de nos précédentes réflexions, que pour Boström l’organisme le plus haut et le plus authentique est la personnalité dans sa signification pure idéale. Parce que les collectivités au sens supérieur expriment indéniablement une vie personnelle en substance, leur caractère organique signifie pour lui au point de vue objectif réel la même chose que leur caractère personnel au point de vue subjectif idéal. Reste toutefois indéterminé le point de savoir si ce caractère personnel, identique ici avec le caractère organique, est une personnalité individuelle pour chaque collectivité ou bien si le caractère personnel imputable à toutes ces collectivités dénote fondamentalement la personne absolue. Dans le travail mené à partir de Kant par l’idéalisme personnaliste suédois, il est souvent répété que les droits et devoirs sociaux ou collectifs ne peuvent aucunement être compris comme une somme à partir des individus, et qu’il doit au contraire exister quelque chose de caractère personnel les dépassant et les englobant, quelque chose qui est soi-même une personne. Or, dans la conception de l’idéalisme personnaliste, cela se trouve en Dieu en tant que sujet absolu, personne absolue. Par la connexion organique-idéelle des idées en Dieu les individus humains semblent suffisamment expliqués en tant qu’idées étant-pour-soi dans les collectivités données empiriquement, selon la connexion organique qui les lie de manière caractéristique dans chacune d’elles. Qu’est-ce qui pourrait nous contraindre à supposer en outre des personnalités spécifiques de collectivité et les idées correspondantes ? Nous nous trouvons de nouveau devant la différence entre Boström et Sahlin, et il convient à présent d’examiner si cette différence est susceptible de recevoir une solution.
Le véritable point de départ de cette différence se trouve dans une divergence d’appréciation sur la manière dont l’individu est déterminé par les collectivités morales-privées, d’une part, et les collectivités juridiques-publiques, d’autre part. Cette détermination se forme selon Boström de manière si différente pour les unes et pour les autres qu’un seul et même moyen d’explication ne semble guère possible. La différence en question renvoie manifestement à la détermination différenciée de l’individu par les idées ou plutôt les lois de la moralité et celles du droit. À ce sujet, Fichte avait déjà établi que la loi morale détermine l’individu en tant que loi positive, prescriptive et universelle, tandis que la loi juridique est au contraire une loi négative, prohibitrice et partielle. On retrouve cette conception chez Boström : l’individu est déterminé positivement par la loi morale ; et dans ce que la loi morale lui prescrit, elle interdit tout ce qui n’est pas compatible avec elle – la relation de l’individu à la loi juridique est en revanche négative dans la mesure où celle-ci lui permet tout ce qu’elle n’interdit pas. De même, l’individu n’est que partiellement déterminé par la loi juridique, précisément en raison de la permission de tout ce qui n’est pas interdit par cette loi ; de son côté, la loi morale nous détermine, nous humains, de manière plus étroite, plus complète, plus universelle. Quant à savoir s’il convient d’aller jusqu’à dire que la loi morale détermine l’homme de manière pleinement universelle, c’est une question sur laquelle nous reviendrons. Parce que, à présent, la détermination des individus par les collectivités morales-privées est elle-même morale, il ne s’agit selon Boström que d’une détermination spéciale par la loi morale, qui est donc positive, contrairement à la détermination par les collectivités juridiques-publiques, à commencer par l’État, détermination qui est négative. Mais comme aucune loi ne peut être seulement négative ou permissive pour l’être dont elle est la loi propre, et qu’elle agit au contraire toujours pour lui de manière positive et prescriptive, la loi de l’État en tant que collectivité publique-juridique, qui détermine aussi, de manière négative, les collectivités morales-privées ainsi que les individus eux-mêmes, doit être rapportée à un autre être que ces derniers. Boström généralise ce résultat en reconnaissant à toute collectivité au sens supérieur donnée empiriquement une idée propre, pour soi-même sujet et objet. Il est en outre évident que, plus l’on distingue entre différentes sortes de collectivités données empiriquement, plus on est conduit au cours du processus à une différenciation conceptuelle énergique, jusqu’à ce qu’il ne se trouve plus d’objection à reconnaître à chaque collectivité au sens supérieur donnée empiriquement une individualité pour soi, dont l’explication postule alors un être individuel, une idée qui serait pour soi-même une personnalité finie.
Loin de moi l’idée de nier qu’il y ait dans ces observations préparées par Fichte et poursuivies par Boström, et sur lesquelles ce dernier appuie ses conclusions, quelque chose de juste et d’important, mais cela n’a pas été conduit à sa forme définitive. Toutes sortes d’embarras menacent d’en rompre la trame. Examinons-les plus attentivement car c’est nécessaire. Tout d’abord, la détermination universelle de l’individu par la loi morale. Est-il vraiment permis de soutenir, au vu de l’expérience, que l’individu est déterminé universellement, sans exception, par la loi morale, déterminé en même temps universellement et positivement ? que la loi morale ne laisserait pour ainsi dire rien qui ne soit décidé et ne connaîtrait aucun ἀδιάφορον [adiaphoron]2 ? La loi morale ne s’occupe certainement pas, en règle générale, de dire si je dois commencer ma promenade du pied gauche ou du pied droit, si je dois choisir le chemin le plus long ou le plus court. Je peux me voir prescrire le chemin le plus court si le plus long n’est pas permis dans le cas où j’aurais un devoir à accomplir, ou bien le chemin le plus long si c’est le seul à même de garantir la quantité de mouvement et de dépense physique requises pour ma santé. Mais il serait rigoureusement contre-nature de refuser d’admettre que dans certaines situations des alternatives se présentent à l’action auxquelles aucune signification morale ne peut être imputée au moment d’agir. Dès lors, la loi morale elle-même n’assure qu’une détermination partielle de l’individu.
De plus grandes difficultés encore se présentent dans la conception boströmienne de la détermination positive et négative. Vis-à-vis de la loi d’un autre être, je ne peux selon Boström me conduire que négativement, en reconnaissant cette loi comme une limite de mon activité, car elle n’est pas la loi de mon être propre – bien entendu avec l’exception que, lorsque cet autre être est une détermination positive de mon idée, incluse dans celle-ci, je suis alors déterminé aussi positivement par la loi de celui-ci comme incluse avec lui dans la mienne. Cette conception repose (cf. ma conférence à Vienne) sur un développement ultérieur de la théorie des idées de Boström : la connexion positive unilatérale des idées entre elles (de deux idées quelconques l’une détermine toujours positivement l’autre, « entre » dans celle-ci, et celle-ci détermine quant à elle négativement la première par le contenu n’« entrant » pas dans celle-là – le symbole du système de calcul arithmétique). Mais abstenons-nous ici d’une critique s’appuyant sur ce point, pour tirer d’abord certaines conséquences du rapport affirmé par Boström entre les idées : la détermination négative de l’individu par la loi juridique de l’État n’est autre que la suite naturelle du fait que, si l’individu fait certes positivement partie de l’État, ce dernier constitue, eu égard à l’individu et même aux collectivités morales-privées, jusques et y compris le peuple, une réalité idéelle excédentaire. Mais comment peut-on en même temps, dans une telle conception générale, appréhender l’individu comme déterminé positivement par les collectivités morales-privées ? Dans le cas de ces dernières aussi, toute collectivité dont l’individu fait partie avec d’autres individus signifie un excédent de réalité idéelle, dont devrait résulter une détermination négative de l’individu par ladite collectivité. En outre, la détermination nomothétique (Gesetzesbestimmtheit) que deux individus reçoivent l’un de l’autre, devrait être aussi, d’après leur rapport dans le système des idées de Boström, positive seulement dans le cas de l’individu plus élevé dans ce système et négative seulement pour celui qui est moins élevé dans ce système – négative et donc non morale. D’après les mêmes prémisses, tout homme ne serait de surcroît, en tant qu’individu inclus en Dieu, que négativement déterminé par Lui, ce que contredit manifestement l’expérience religieuse. Tout [il manque ici quelque chose dans le texte] une deductio in absurdum de la conception de Boström dans la question de la « détermination nomothétique positive et négative » pour autant que cette conception dépend du développement de sa théorie des idées, et indirectement une confirmation de ma critique de celle-ci (dans ma conférence de Vienne).
À y regarder de plus près, d’ailleurs, la thèse de Boström de la détermination exclusivement négative de l’individu par la loi juridique est en contradiction avec certains traits de sa philosophie de l’État. Pour l’État, sa propre loi est, selon Boström, positivement déterminante, mais l’État doit avoir dans le monde des sens un représentant individuel, le monarque, qui assume tous les droits et devoirs de l’État et ne peut donc être moins positivement déterminé par la loi juridique de l’État que l’État lui-même. Mais l’actualité (au sens philosophique) de cette détermination positive ne serait pas possible si l’individu en question n’était pas déjà potentia (en puissance) déterminé positivement par la loi juridique de l’État. Pour cela, tout individu doit avoir une même déterminabilité positive générale par la loi juridique de l’État. Cette déterminabilité positive n’est pas du tout actualisée seulement dans une succession au trône ou le choix d’un monarque mais aussi, bien qu’alors seulement partiellement, dans tous les cas où un individu en tant que fonctionnaire d’État assume l’exercice de droits et devoirs étatiques dans un domaine administratif donné. Enfin, entre aussi en considération le fait que, selon Boström, même la représentation nationale a certaines fonctions juridiques-publiques à remplir – par exemple quand elle doit pourvoir par une élection, dans le cas d’une dynastie sans héritier, au choix d’une nouvelle dynastie –, ce qui ne se laisse pas penser sans une déterminabilité positive par l’État et son droit. En fait, une telle détermination doit même exister pour chaque électeur, qui contribue à la composition du Parlement en votant, comme il se doit, d’après la considération des fonctions publiques correspondantes de cette institution. Ces éléments de la philosophie boströmienne de l’État montrent qu’il ne peut être question d’une détermination seulement négative de l’individu par l’État et sa législation, ce qui ne revient toutefois nullement à nier qu’en actualité la plupart des individus sont le plus souvent et principalement déterminés négativement par l’État.
L’ensemble des circonstances ici présentées montrent indéniablement que la conception boströmienne de la détermination nomothétique positive et négative, à tout le moins en ce qui concerne la sphère morale et la sphère juridique, souffre d’une erreur cachée. Il n’est donc pas surprenant que ce soit justement cette question qui ait été le point de départ des divergences de Sahlin avec Boström, sans cependant que Sahlin ait prêté attention aux circonstances par nous évoquées et qui auraient dû conduire Boström à plus de circonspection. En complétant les affirmations de Sahlin sur la détermination nomothétique positive ou négative par ma propre conception (dans ma conférence de Vienne et dirigée contre la conception de Boström) de la connexion des idées dans le système des idées, les difficultés ici énoncées sont facilement résolues.
Sahlin limite intentionnellement ses recherches sur la détermination nomothétique positive et négative à l’activité pratique proprement dite de l’homme, et affirme qu’elle est appelée négative quand elle vise une mise à l’écart des obstacles pour le pouvoir de la volonté, et positive quand elle entend produire à l’intérieur de son cercle d’action un bien qui est une forme de liberté et ne pourrait donc sans une activité libre être actualisée dans la volonté et pour la volonté. C’est le point de vue du développement de l’âme qui nous est ainsi suggéré, et en même temps la différence entre différents stades de développement de l’homme. Le processus du développement humain dans son ensemble est déterminé par l’être le plus intime de l’homme, par son idée, immanente en lui. Entre les stades supérieurs et inférieurs, il existe naturellement un rapport dans le fait que les stades inférieurs doivent être franchis pour parvenir aux stades supérieurs et subsistent d’ailleurs encore en partie à côté des stades supérieurs. Il convient en outre de relever que l’homme, dans différentes directions, peut se trouver en même temps à différents stades. Que, à présent, la détermination nomothétique totale de l’homme découle de son être, de son idée, cela n’exclut pas que différentes facettes puissent et doivent être distinguées les unes des autres dans cette détermination totale. Si l’être de l’homme ne comportait pas, en plus de l’élément spécifiquement moral, un élément juridique et un élément religieux, l’homme ne pourrait être déterminé moralement, juridiquement et religieusement. Or chacune de ces formes de la détermination nomothétique n’est pas actualisé tout d’un coup, c’est seulement à un certain stade de développement correspondant à sa nature particulière qu’elle trouve la sphère dans laquelle elle peut se faire valoir positivement en tant que bien propre de la volonté : à ce stade le développement spontané de l’homme a conduit au point où sa déterminabilité par la loi correspondante est une déterminabilité positive – comparée à cette sphère et à ce stade, la même loi vis-à-vis de sphères inférieures moins développées ne peut être qu’une détermination négative, c’est-à-dire qu’elle leur laisse leur liberté, pour autant que celle-ci n’est pas incompatible avec le degré atteint par une détermination nomothétique positive. Tant la loi morale que la loi juridique et la loi religieuse ont chacune en l’homme leur propre sphère de développement, où elles lui donnent une détermination positive et interviennent vis-à-vis de stades de développement inférieurs d’abord par une détermination négative, jusqu’à ce que toujours plus de matière de ce stade inférieur se développe et qu’une détermination positive lui devienne accessible. Dans la mesure où ceci s’applique tant à la loi morale qu’à la loi juridique et à la loi religieuse, aucune de ces lois ne peut être caractérisée vis-à-vis de l’individu comme seulement positive ou négative. Toutes les trois offrent à l’homme à la fois une détermination positive et une détermination négative. De cette manière disparaît le fondement permettant de conclure de la détermination positive de l’individu et des collectivités privées par la loi morale et de la détermination négative correspondante par la loi juridique à différents êtres ou idées assurant ces différentes déterminations. En d’autres termes, le fondement supposé par Boström pour des idées particulières de collectivité, c’est-à-dire pour des personnalités collectives, devient caduc.
Selon le principe entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda, un tel résultat doit sans le moindre doute être considéré comme un gain important. La contrepartie de ce gain serait-elle, comme certains le pensent peut-être, une perte tout aussi significative dans la mesure où la différence entre le droit et la moralité menacerait de disparaître avec la détermination négative ou positive par les législations respectives ? Cela ne serait à craindre que s’il n’existait aucune autre différence entre le droit et la moralité que celle évoquée à l’instant. Je n’ai besoin que de renvoyer à la conclusion de ma conférence viennoise pour rendre une telle crainte sans objet. Dans cette conférence, nous n’avons pas recouru à la différence entre détermination nomothétique positive et négative pour séparer moralité et droit, bien plutôt nous mettons la différence entre moralité, droit et religion en relation avec les différentes sortes de matériel qui doivent être formées rationnellement par l’agir humain – et ce de telle sorte que [α] les relations impersonnelles ou les forces sensibles sont déterminées moralement quand elles sont par l’obéissance incorporées au cœur de la raison, [ß] les relations personnelles extérieures sont déterminées juridiquement quand elles sont formées en vue de l’indépendance convergente des créatures rationnelles agissant dans notre monde sensible, enfin [γ] les relation personnelles intérieures sont déterminées religieusement quand on les forme et les ordonne à partir de l’idée de l’amour. Des trois exigences correspondantes nous savons qu’elles déterminent positivement les hommes dans une sphère de développement correspondante, et vis-à-vis des sphères de développement moins avancées exercent une détermination négative. Mais ce point commun n’annule pas leurs différences.
Cette solution du problème nous prive toutefois d’un avantage certain. S’il se trouve derrière chaque collectivité au sens supérieur empiriquement donnée une idée particulière et donc une personnalité collective individuelle correspondante, il est relativement facile de faire comprendre à tout un chacun qu’il ne s’agit pas seulement, dans chacune de ces collectivités, de droits et devoirs des membres individuels les uns vis-à-vis des autres, mais que la collectivité elle-même a des droits et devoirs envers ses membres, de même que ses membres envers la collectivité elle-même. Notre solution paraît rendre cela plus difficile, mais elle est aussi, fondamentalement, plus satisfaisante. Examinons donc cette question plus à fond, en gardant à l’esprit notre précédent résultat selon lequel le problème de la collectivité ne peut être résolu de manière individualiste. Un examen plus approfondi du point de vue individualiste présente néanmoins quelques avantages. On pourrait alors peut-être vouloir souligner la chose suivante. La collectivité ne consiste pas seulement en un présent, elle a aussi un passé et un futur – les membres précédents ont au sein de la collectivité reconnu leurs droits et devoirs réciproques, ils ont transmis leur place et leurs tâches à de nouveaux membres, qui à leur tour doivent céder devant une nouvelle génération, et ainsi de suite car nous sommes tous mortels. Ce qu’on appelle les droits et devoirs des membres de la collectivité vis-à-vis de celle-ci serait en réalité à comprendre comme des droits et devoirs envers les générations passées et futures et aurait valeur d’avertissement à la présente génération des membres de la société de ne pas se considérer à elle seule comme la collectivité et de ne pas agir en conséquence en oubliant ce qu’elle doit à ses ancêtres et prédécesseurs comme à ses successeurs. – Dans cette objection se trouve une bonne part de vérité, mais le point de vue de droits et devoirs réels envers autrui est incompatible avec un individualisme cohérent pensé jusqu’à son terme. Et le point de vue de droits de créatures n’existant pas actuellement ainsi que de devoirs à leur encontre présente des difficultés toutes particulières. L’idéalisme personnaliste suédois, y compris tel qu’interprété par Sahlin, surmonte cette difficulté par la pensée que tous les individus humains de tous les temps sont réunis éternellement et organiquement en Dieu via leurs idées [non pas les idées qu’ils ont mais les idées qu’ils sont]. En particulier dans ma conception de la connexion des idées en Dieu (voyez ma conférence viennoise), toutes les idées se déterminent de toute évidence les unes les autres réciproquement et positivement. De ce fait, mon idée contient toutes les autres idées d’homme, de quelque manière que ce soit, en tant que déterminations positives, et réciproquement, et elle contient ces autres idées dans leur connexion vitale en Dieu car elle est déterminée positivement par Lui aussi. De ce fait, dans mon autonomie, fondée sur mon idée, on comprend comment je peux avoir des droits et devoirs envers tous les hommes, y compris des temps les plus éloignés, de même que ces hommes en ont envers moi et, mutatis mutandis, en ont les uns envers les autres. Par la connexion éternelle, hors du temps, et spirituelle, hors de l’espace, en Dieu, toutes les difficultés posées par des droits et devoirs au-delà du temps présent et au-delà de toutes distances spatiales, disparaissent. Il n’y a dans cette solution du problème de la collectivité aucune trace d’individualisme, quand bien même elle ne suppose aucune idée collective particulière, aucune personnalité collective, et se satisfait de la connexion de tous les individus humains en Dieu via leurs idées.
Il faut encore rendre plus clair la manière dont peut s’expliquer le point de vue selon lequel, sans idées collectives et personnalités collectives imputables aux collectivités de notre expérience, on pourrait cependant à bon droit leur attribuer une réalité dépassant les individus plutôt que d’en rester au plan des relations impersonnelles et personnelles entre individus dans les différentes formes dont il a été question. Notre dernière réflexion doit pour cela être encore complétée par d’autres, dont l’auteur est C. Y. Sahlin. La société au sens large désigne toujours, pour Boström, une forme plus ou moins constante de coopération entre les hommes. Même si le fondement, le but et la règle de cette coopération sont dans bien des cas purement matériels, cela n’exclut nullement une permanence considérable, par exemple dans l’exploitation de telle ou telle ressource naturelle, si bien que le renouvellement des associés et propriétaires est éventuellement de peu d’importance. Les sociétés économiques en particulier sont de cette nature. Dans une société au sens supérieur, c’est-à-dire dans une communauté réelle et typique, on trouve une coopération comparable dans la permanence mais la raison, le but et la loi – terme que l’on doit ici employer de préférence à « règle » – sont à présent, d’après leur être propre, raisonnables, ce qui, ceteris paribus, rend possible une plus grande permanence. Le fondement en est, comme nous le verrons, la connexion des idées humaines dans la conscience de Dieu. Or Sahlin a également montré que, dans toute communauté proprement dite, la matière des relations à déterminer rationnellement possède une tendance naturelle à adopter une forme de permanence, une forme d’organisation spontanée qui atteint sa plénitude dans la poursuite rationnelle des buts de la communauté en question.
Ainsi, le mariage dans sa forme monogamique signifie que deux individus de sexe différent et d’âge mûr s’unissent dans une coopération durable, qui trouve son point de départ dans les forces sexuelles convergentes de ces individus mais va bien au-delà. Un rapport sexuel fortuit entre un homme et une femme n’est pas un mariage – ce n’est que dans la mesure où l’on comprend, ou tout du moins que l’on sent, que les forces sexuelles constituent un très important point de départ pour une coopération humaine en vue d’une fin morale, dans l’exigence de permanence de cette coopération, et que l’on agit d’après cette compréhension ou ce sentiment, que le mariage s’établit comme communauté morale, et il est dans la nature de cette relation que la coopération ne se limite pas aux forces sexuelles mais englobe entièrement les deux personnalités, dans la mesure où des forces sensibles doivent s’y former. Dans la famille, cette tâche culturelle morale générale s’étend aux enfants et à la domesticité, quand il s’en trouve – avec une plus grande permanence naturellement pour les enfants que pour les domestiques, surtout de nos jours où cette dernière relation est devenue très instable et par conséquent moins morale et moins communautaire. Dans la collectivité communale, qu’elle soit urbaine ou rurale, le voisinage lui-même ou la communauté locale procure une permanence dans la poursuite de la tâche culturelle morale à l’intérieur de la collectivité, en particulier du fait que ce que la nature du domaine communal produit ou offre à l’exploitation comporte en général une permanence appréciable ; par la connexion de l’homme avec la nature et par l’hérédité, il se trouve également, le plus souvent, une permanence non négligeable dans les dispositions du corps et de l’âme d’un peuple. Les mêmes points de vue généraux valent aussi quand nous portons notre attention sur le peuple, dont les dispositions naturelles et génétiques se condensent, sous l’influence d’une histoire commune, en caractère national, où à nouveau une matière d’une grande constance exige une formation culturelle morale. Des points de vue semblables s’offrent en outre pour les unités supérieures au peuple, les groupes de peuples ou plutôt les races, de même que pour l’humanité en tant que plus haute communauté morale-privée : malgré tous les changements intervenant sous l’effet d’influences externes et internes, l’homme reste homme, ce qui signifie une même appartenance constante. – La série des collectivités que nous venons de suivre se laissent appréhender comme des cercles toujours plus grands qui, malgré toutes les concordances dans les dispositions naturelles, permettent néanmoins une différenciation considérable. Les premiers phénomènes en sont donnés par le mariage et la famille, où se trouvent les prémisses de la division du travail. Dans les cercles suivants, toujours plus grands, cette dernière devient toujours plus évidente. Dans les collectivités communales déjà, on assiste à un regroupement de ceux dont les dispositions comparables permettent des occupations de même nature. En raison de la permanence de la nature humaine, on ne peut méconnaître une certaine constance encore dans les possibilités de différenciation des aptitudes, par laquelle différenciation, via le métier, la constance semble garantie et offre un véritable caractère de collectivités à ces regroupements en états ou corporations. Si nous regardons, enfin, les collectivités publiques, en premier lieu l’État, l’accomplissement de la tâche juridique pour un peuple donné avec permanence du substrat procure aussi la permanence du but correspondant à la nature de cette collectivité au sens supérieur. De même, avec une permanence déterminée historiquement, le système des États européens avec ses systèmes secondaires d’États influencés par lui se distingue de manière décisive des États et systèmes d’États reposant essentiellement sur d’autres bases raciales.
En somme, on peut affirmer à juste titre que le moment de la communauté de vie dépassant en tant que telle les individus, moment où devait se trouver le fondement ultime pour admettre des personnalités collectives et des idées de collectivité particulières pour la série entière telle qu’elle vient d’être articulée, se laisse expliquer de manière si naturelle qu’il n’est nullement nécessaire de tenir les collectivités au sens supérieur pour des personnalités individuelles. Le principe entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda est donc satisfait.
Le fait que Boström soit parvenu à un point de vue différent tient à l’influence qu’il subit d’abord de la part du grand idéalisme postkantien (à l’intérieur duquel Schelling lui offrit son point de départ), même s’il se détacha très vite du panthéisme schellingien parce que celui-ci ne répondait pas à son intérêt pour la personnalité dans sa substantialité et son individualité. À l’intérieur de l’école dite historique, ainsi que chez Schelling, Schleiermacher et Hegel, certaines tendances panthéistiques conduisent à ce que la personnalité soit comprise comme un mode plus ou moins fluide d’un processus par lequel l’absolu devient conscient de lui-même. De sorte que l’on peut adopter sans restriction le point de vue de la personnalité et que l’on reconnaît une personnalité à toutes sortes de choses, là où l’expérience immédiate ne connaît rien de tel quand nous partons du sens que nous offre le vécu (Selbsterlebnis) de notre propre personnalité. Par la direction antipanthéistique prise très tôt par la pensée de Boström au cours de son développement, et par la façon dont il l’exprima dans sa théorie des idées en posant les idées comme éternelles à l’instar de Dieu et en même temps, dans leur être-pour-soi, toujours finies en tant que sujets et personnes, on peut exclure que ce penseur suédois ait compris la personnalité comme un mode fluctuant, à la Schelling, Schleiermacher ou Hegel. Son emploi du concept de personnalité aurait dû en être d’autant plus prudent, justement en raison de la signification foncièrement approfondie qu’il donnait de ce concept. Que Boström ait ici manqué de la circonspection nécessaire est seulement un reliquat de son appartenance antérieure à cette tendance générale. Et lorsque Sahlin affirme au contraire que les unités et les totalités sont certes de nature personnelle mais directement, d’abord, de nature formelle, introduites de l’expérience dans le mundus noumenon ou monde des idées, il mène à son terme le processus de purification engagé par Boström contre toute appréhension empirique de l’absolu et de ses idées. Sur l’hypothèse de Boström d’une personne individuelle particulière derrière chaque collectivité au sens supérieur donnée empiriquement, demeure de fait le soupçon qu’il hypostasie certaines relations personnelles empiriques données – et ce dans le plus grand mépris du principe, souligné à plusieurs reprises par nous ici à la suite de Kant, entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda. Boström postule non pas pour le seul mariage en tant que tel mais pour chaque mariage empiriquement donné une idée propre et donc une personnalité particulière, de même pour chaque famille, chaque corporation particulière, chaque peuple donné dans l’expérience, chaque État empirique, etc.
Ces innombrables personae morales auraient, en tant que finies, leurs propres mondes phénoménaux, comme nous humains. Chacun d’entre nous a en effet, principiellement, son propre monde phénoménal, mais en raison du caractère commun dominant de tous ces mondes phénoménaux humains nous parlons à bon droit d’un monde phénoménal humain commun. Mais entre ce monde phénoménal humain et les mondes phénoménaux que l’on doit penser pour chaque communauté authentique comme personne individuelle finie, il n’existe selon Boström aucune relation analogue de communauté. Ce que sont, font et produisent ces personae morales dans leurs propres mondes phénoménaux, Boström le considère inaccessible à nous humains. Mais pour cette raison, penserait-on, leur vie personnelle individuelle dans l’être-pour-soi ne contribue absolument en rien à l’explication des phénomènes à nous donnés.
La situation serait autre si – contre l’opinion de Boström – à ces personae morales étaient reconnus une expérience et un monde phénoménal ayant avec nos mondes humains une certaine communauté. La merveilleuse unité de sentiment, de pensée et d’action qui saisit parfois tout un peuple dans des circonstances exceptionnelles semblerait alors un peu moins difficile à comprendre. De cela je peux témoigner car il m’a été donné de vivre la seconde phase de la mobilisation allemande au moment où la guerre mondiale éclata, restant plus de deux mois sur le sol allemand dans ce contexte. J’eus alors l’occasion d’éprouver de manière très vive à quel point il peut être tentant de penser derrière de tels phénomènes une âme individuelle du peuple ou de l’État dont les intérêts seraient en jeu et qui dirigerait les individus de la nation quasiment comme un moi dispose des membres du corps par le biais du système nerveux central. J’ai également remarqué que la personnalité des collectivités avant Boström était principalement défendue en Allemagne par des penseurs qui, un siècle avant la dernière guerre, avaient vécu la grande guerre de libération contre la domination française, avec sa colossale montée en puissance de la conscience nationale. À mon retour en Suède, je lus par hasard un article rédigé par le grand penseur allemand des sociétés coopératives, [Otto von] Gierke, décédé depuis, et qui dans les temps présents est connu pour être un défenseur de la personnalité des collectivités : par deux fois, était-il écrit dans cet article, il avait vu, dans la clarté d’une vision, l’esprit du peuple allemand comme une forme de vie indépendante, une personne individuelle – au moment où la guerre mondiale éclata et, plus tôt, lors de la guerre franco-allemande de 1870-1871. Peut-être convient-il de nommer ici en tant que représentant des mêmes tendances mon compatriote et collègue, décédé il y a quelques années, Rudolf Kjellén. Toutefois, ce dernier voit surtout, dans l’âme du peuple, les régions instinctives, sensibles, plutôt qu’une sphère de la raison.
Même si une telle explication est séduisante, on peut difficilement dire qu’elle puisse être convaincante. L’expérience nous offre certes le témoignage de la coopération personnelle la plus accomplie et de la nature la plus complexe, mais cela ne nous autorise pas à chercher une personne individuelle particulière, en dehors du dirigeant, par exemple, dans les conglomérats industriels et commerciaux. Ici le contenu et la signification des relations personnelles sont certes quelque chose de matériel (etwas Sinnliches). Mais si l’on peut se passer dans de tels cas d’un fondement personnel particulier de nature métaphysique, on ne voit pas pourquoi ce ne serait pas le cas aussi quand les relations personnelles présentent un caractère rationnel prononcé comme dans les communautés au sens supérieur. Ce dont on ne peut se passer, c’est d’un fondement personnel individuel pour tout ce qui s’appelle « vivre ensemble » personnel et « agir ensemble » personnel, comme pour l’existence elle-même, mais ce fondement doit être suffisant. Le contraire n’est en tout cas nullement prouvé.
Cependant, nous humains devons admettre des idées qui en un certain sens sont au-dessus de nous : les idées de la religion, de la moralité et du droit. La personne individuelle, sans laquelle l’idée de religion n’existerait pas, nous la connaissons déjà et la reconnaissons en Dieu. Mais si nous devions doter de la même manière les idées de la moralité et du droit d’une personnalité individuelle, il n’est pas exclu que, comme Boström qui a emprunté cette voie, nous serions conduits pas à pas à reconnaître une personnalité individuelle à toutes les collectivités au sens supérieur données empiriquement. Enfin, au lieu d’une réponse au problème soulevé, nous devons nous contenter d’une ébauche sous la forme d’une question. Aucun doute : la moralité et le droit sont l’expression d’une vie qui est, en substance, personnelle. La moralité et le droit peuvent en un certain sens être appelés des idées – mais peuvent-ils être appelés des idées de Dieu dans le sens employé plus haut ? Ne sont-ce pas plutôt des idées de l’homme – en ce sens que, dans leur aspect théorique, ce sont des façons de voir fondamentales liées à la finitude humaine par lesquelles l’homme, au-delà de soi et de sa connexion avec d’autres hommes, gagne dans le monde des sens une clarté ultime ainsi que des catégories pratiques, si j’ose dire, ou plus exactement des systèmes entiers de ces catégories, derrière lesquels cependant ne peuvent être pensées d’autres personnalités que celles de Dieu et de l’homme ? La réponse que je donne pour ma part à cette question ne sera pas douteuse pour quiconque aura suivi attentivement ma présentation.
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Notes du traducteur
1 Menenius Agrippa harangua la plèbe romaine réunie sur l’Aventin avec son « apologue des membres et de l’estomac » : les membres du corps refusant de continuer à nourrir l’estomac, ils furent tous affaiblis. C’est, raconte Tite-Live, ce qui réconcilia la plèbe avec le patriciat.
2 ἀδιάφορον, adiaphoron : Concept stoïcien indiquant une chose moralement neutre.
Considérations de principe sur l’individu et la collectivité selon l’idéalisme personnaliste suédois, par Efraim Liljequist, Kant-Studien (Traduction)
Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Prinzipielles über Individuum und Gemeinschaft nach dem schwedischen Persönlichkeitsidealismus de Per Efraim Liljequist (ou, le plus souvent en Suède, Liljeqvist), publié dans le journal Kant-Studien, volume 40, cahiers 1-3, 1935, pp. 81-95.
Le philosophe suédois Per Efraim Liljequist (1865-1941) est le dernier représentant d’une philosophie inconnue en France mais qui fut, dit-on, pendant quelque cent ans une sorte de « philosophie nationale » de la Suède, le boströmianisme, du nom de son fondateur Christopher Jacob Boström (1797-1866).
L’essai qui suit a été rédigé en allemand. Dans le volume des Kant-Studien dont nous nous sommes servi, ne se trouve malheureusement que la première partie, la suite étant renvoyée au prochain numéro, que nous n’avons pu jusqu’à présent consulter. Quand ce sera le cas, nous ne manquerons pas de traduire et de publier sur ce site la suite et fin de l’essai. Il nous semble important d’introduire notre lecteur à cette philosophie sans attendre de trouver un exemplaire de la revue, recherche dont le résultat est au demeurant incertain.
Avant de présenter l’essai lui-même, voici ce qu’une rare étude française sur la philosophie dans les pays scandinaves dit au sujet du « boströmianisme ». Il s’agit du « Que sais-je ? » sur Les philosophies scandinaves, par Olivier Cauly (1998). Liljequist est cité deux fois dans l’ouvrage (pour dire chaque fois qu’il est le dernier représentant du boströmianisme), sans que sa propre pensée, toutefois, ne soit présentée.
« La pensée suédoise (et dans une large mesure d’expression suédoise pour la Finlande) a encore plus souffert de cette situation [son isolement international]. Certes, il y a les figures de la reine Christine, de Linné et de Swedenborg. Mais toutes trois possèdent pour des raisons différentes un rapport oblique à la philosophie et l’on sait par exemple le sort qu’a réservé Kant à Swedenborg, devenu pour longtemps la figure emblématique de la divagation, mais dont le passé scientifique et philosophique se trouvait par là même radicalement occulté. Le paradoxe est que l’on est venu à ne plus rien savoir de philosophes de la stature d’un Höijer à l’époque de l’idéalisme ou plus récemment de celle de Hagerström. Mais il faudrait encore évoquer la figure de Boström dont l’influence sur la philosophie suédoise fut décisive au XIXe siècle, au point d’avoir engendré ce que certains historiens appellent une véritable philosophie nationale (le Boströmianisme) qui persistera jusqu’à la mort de son dernier représentant E. Liljequist en 1941. » (op. cit. p. 5)
L’isolement de la pensée suédoise doit être relativisé. Selon Cauly, cet isolement prendrait fin après la Seconde Guerre mondiale, par l’insertion sur la scène académique internationale via l’usage de l’anglais (et, de fait, l’adoption des tendances de la philosophie anglo-saxonne) ; or, avant la Seconde Guerre mondiale, il n’était pas rare, il était même courant que les philosophes et d’autres intellectuels scandinaves écrivissent en allemand et fussent donc connus dans la sphère culturelle germanophone, une tendance qui a entièrement disparu après la guerre (et, selon nous, du fait de la guerre, c’est-à-dire du fait des armes). L’essai de Liljequist ici traduit fournit un bon exemple de ces contacts : avec un texte en allemand publié dans la prestigieuse revue Kant-Studien (sur deux numéros), il est impossible de dire que ce philosophe était inconnu dans les pays et les communautés de langue allemande. L’unique note de bas de page dans l’essai de Liljequist montre d’ailleurs qu’il faisait aussi des conférences en langue allemande, à l’intérieur (Berlin, 1934) comme en dehors du Reich (Vienne, 1933). Avant cela, les auteurs scandinaves, comme ceux du reste de l’Europe, écrivaient en latin, d’abord entièrement dans cette langue, puis dans l’une ou l’autre langue, le latin et la langue nationale : leurs œuvres en latin étaient par conséquent sur un pied d’égalité avec celles des auteurs d’autres pays européens, en termes d’accessibilité linguistique. L’œuvre de Boström, par exemple, est encore en partie écrite en latin, jusque dans les années 1840. (Le fait qu’elle soit restée inconnue en France ne tient donc peut-être pas tant à un isolement de la Suède qu’à un isolement de la France !) Poursuivons les citations.
« Si l’idéalisme est devenu après Höijer la conscience philosophique de la Suède, c’est aussi au prix d’une évolution qui le détermina davantage comme une philosophie de la religion, sans doute plus conforme aux aspirations d’une monarchie conservatrice. Ce sera le cas notamment de la pensée de C. J. Boström dans les années 1830, qui définira lui-même sa philosophie comme un « idéalisme rationnel », mais qui unit plus étroitement la rigueur de la construction systématique (l’héritage de Höijer) à la profondeur de l’aspiration religieuse. » (op. cit. p. 80)
« Après Höijer, mais d’une tout autre manière que lui, Boström est la figure la plus marquante de l’idéalisme suédois. Il appelait lui-même sa philosophie, en conservant l’orientation de ses prédécesseurs, un idéalisme rationnel, en réalité un système (l’héritage de Höijer) comprenant la théologie, l’anthropologie et l’ethnologie (entendue toutefois comme science des fins de l’humanité). La philosophie théorique se subordonne à la philosophie pratique dans le sens où Boström l’entend, c’est-à-dire à la religion pensée comme source de l’éthique et du droit. La philosophie possède par conséquent le caractère d’un système achevé qui trouve son fondement en Dieu considéré moins comme la raison impersonnelle de tout ce qui est que comme personnalité morale absolue. Comme telle, elle est la fin à laquelle tout homme aspire à travers la reconnaissance de la loi suprême de sa personnalité.
« La philosophie de Boström prend sa source au voisinage de Berkeley et de Leibniz pour y trouver le fondement d’un idéalisme pour lequel tout ce qui est et vit est fondamentalement sujet, c’est-à-dire perception. La réalité est en soi spirituelle dans la mesure même où toute vie est conscience, c’est-à-dire une perception qui se perçoit elle-même plus ou moins confusément (Leibniz) dans sa représentation du monde. Esse et percipi sont alors des concepts identiques (De mente ac perceptione aphorismi, 1839). À l’instar de Biberg et de Grubbe, Boström va voir dans la perception la racine d’une raison qui enveloppe le sens de l’infini et élève tout homme au-delà de sa représentation seulement finie du monde pour lui donner de surcroît une perception de l’absolu ou de Dieu lui-même en tant qu’il comprend la totalité des idées (perceptions) de tous les êtres. La rationalité de l’être même de l’homme se déduit de sa capacité à réfléchir sa perception (conscience).
« L’idéalisme de Boström se dévoile en réalité comme une éthique religieuse formulant l’exigence à tout homme [sic] de s’élever de son être perçu en Dieu à la perception de cette idée pour exprimer dans sa vie cette conscience de soi en Dieu. L’idéal d’une vie rationnelle (sagesse) impose le devoir de s’approprier cette idée pour la réaliser dans sa personnalité, à l’image de la personnalité de Dieu. La fin de l’éthique ne peut comme telle se restreindre à la seule autonomie de la personnalité, ce que Boström a exprimé en disant que la sagesse doit comprendre la béatitude qui est pour l’humanité l’établissement du royaume de Dieu sur la terre. Boström qualifie au demeurant de rationalisme positif une telle éthique, pour mieux la distinguer de celle, négative selon lui, de Kant, qui en reste à l’abstraction du Sollen et à la pensée seulement formelle de l’autonomie.
« Dans sa théorie de l’État, Boström refuse d’une manière générale la théorie contractualiste des Lumières pour exposer le concept d’un organisme supérieur et d’une personnalité morale distincts de la société civile. La meilleure législation est par conséquent celle qui réalise l’idée de l’État incarnée par un monarque réunissant le législatif et l’exécutif. L’État lui-même se fonde en dernière instance sur la personnalité absolue de Dieu dont le monarque est le représentant en tant qu’incarnation de l’idée pratique (Satser om lag och lagstiftning, 1845, Propositions sur la loi et la législation). L’influence de Hegel est au demeurant manifeste sur tous ces points. » (op. cit. pp. 101-102)
Cet exposé, certes sommaire, est important pour au moins deux raisons avant la lecture de l’essai qui suit. Tout d’abord, l’expression « idéalisme personnaliste », par laquelle nous traduisons le terme Persönlichkeitsidealismus, peut être à présent comprise, au vu de ce qui figure dans cet exposé sur la notion de « personnalité ». Nous avons emprunté l’expression commode d’« idéalisme personnaliste » à la traduction espagnole « idealismo personalista » du dictionnaire philosophique Ferrater Mora. Il n’y a pas de lien avec le courant de pensée connu en France sous le nom de « personnalisme » (Mounier).
Ensuite, le présent essai de Liljequist traite de la théorie du contrat social, pour s’y opposer, ce qui confirme l’exposé de Cauly quand celui-ci écrit que « [d]ans sa théorie de l’État, Boström refuse d’une manière générale la théorie contractualiste des Lumières ». Liljequist discute la fameuse idée du contrat social non pas en remontant seulement jusqu’à Rousseau, comme on le fait en France, ni jusqu’à Hobbes, comme on le fait en Angleterre, mais jusqu’à l’Antiquité grecque, puisque c’était une théorie de sophistes fameux en leur temps, combattue tant par Platon que par Aristote.
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CONSIDÉRATIONS DE PRINCIPE SUR L’INDIVIDU ET LA COLLECTIVITÉ
SELON L’IDÉALISME PERSONNALISTE SUÉDOIS
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par P. E. Liljeqvist, Lund (Suède)
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La question ici traitée est l’une des plus importantes de la philosophie du droit et de la philosophie politique, peut-être même la plus importante, mais n’a pas encore trouvé de solution unanime : il s’agit de la question de la personnalité de la collectivité et en particulier de l’État. Cette question a pu paraître dans le passé d’une plus grande actualité que ce n’est le cas aujourd’hui, alors qu’elle est bien souvent écartée comme une question métaphysique ; en Suède, ce fut même une question brûlante en raison de la défense zélée par Christopher Jacob Boström de la représentation politique des quatre états et la forme plutôt agressive de cette défense. Tant que ce sujet de discorde faisait passer les autres au second plan dans la politique intérieure de la Suède, Boström fut le porte-parole et le théoricien philosophique du conservatisme de l’époque, à la fois véhémentement combattu par le libéralisme et le combattant avec véhémence. Avec le triomphe du bicamérisme en Suède – comme presque partout ailleurs dans le monde civilisé –, l’intérêt public pour cette question disparut1 ; elle ne semblait plus s’agiter que dans la cervelle de quelques théoriciens endurcis. C’est seulement ces derniers temps qu’elle a regagné une certaine actualité, non sans rapport avec les tendances à l’œuvre dans l’aire culturelle allemande, à l’instar des conceptions d’Othmar Spann.
La participation de Boström aux discussions politiques de son temps avait pour fondement, tout d’abord, sa doctrine de la personnalité inhérente à toute communauté réelle entendue dans le sens le plus élevé, une doctrine qui s’inscrit naturellement et de manière éminente dans son idéalisme personnaliste mais n’en est pas, cependant, une extension nécessaire ; deuxièmement, sa séparation stricte des deux collectivités les plus importantes, le peuple et l’État, qui poursuivent chacun des buts différentes, à savoir, pour le peuple, un libre but moral, la culture, et, pour l’État, le droit formel ou juridique2, essentiellement coercitif, en gardant à l’esprit que pour la moralité la disposition intérieure est ce qui est le plus important et ce qui doit être souhaité (moralité), tandis que pour le droit l’obéissance extérieure suffit (légalité) ; troisièmement, son idée que le peuple a pour organes immédiats les quatre états, noblesse, clergé, bourgeoisie et paysannerie, qui sont eux-mêmes des personnes ; quatrièmement, enfin, le fait que le peuple et l’État, malgré leur distinction, sont, un peu comme contenu et forme, assignés l’un à l’autre et constituent une communauté de vie organique, où la direction revient à l’État, que le peuple doit utiliser comme son organe selon certaines voies. Sur les individus, en revanche, aucun droit quel qu’il soit ne se laisse directement fonder, ni le droit formel ou juridique ni le moindre droit moral ou éthique : la condition indispensable de tout droit est apportée par les communautés en tant que personae morales. Sur les communautés dites publiques, à commencer par l’État, se fonde le droit formel ou juridique, essentiellement coercitif. Un droit d’une tout autre nature, droit privé ou moral-éthique, en tant que tel non coercitif – et qui ne doit pas être confondu avec le droit civil de la théorie juridique, en ce qu’il ne vise nullement à réguler certaines relations personnelles extérieures mais ce qui est moralement juste dans la poursuite des tâches culturelles à l’intérieur de cercles plus ou moins grands –, ce droit privé ou moral-éthique repose sur les communautés privées ou morales qui font partie du peuple et que, par conséquent, Boström décrit comme subordonnées à l’État jusqu’à un certain point, tout comme le peuple lui-même. Les individus font directement partie de la communauté privée ou morale qu’est la famille : la famille – allant de pair avec le mariage, et les deux, selon Boström, étant des personnes dans « l’être pour soi » (im Für-sich-sein) – fait partie de la société communale ; cette dernière est à son tour en relation organique avec les quatre états du peuple, en ce que les états ont leurs racines dans la commune. La relation organique-personnelle des quatre états avec le peuple et l’État a déjà été évoquée. J’ajouterai, en guise de parenthèse, que vers la fin de sa vie Boström en vint à nier le caractère organique des communes, ne voyant plus en celles-ci qu’une unité locale – sans vraiment de raison suffisante pour cela, car à peu près tout ce qui conduit à caractériser une communauté au sens le plus éminent se trouve également ici. Boström fut vraisemblablement conduit à cette nouvelle position, sans en avoir conscience, par le fait qu’avec les sociétés communales se laisse gagner un support relativement organique pour le système bicaméral tellement honni par lui et considéré comme inorganique. Quoi qu’il en soit, pour le Boström de la dernière période, les sociétés communales doivent être, historiquement parlant, exclues de la catégorie des communautés au sens le plus éminent.
L’État est dans cette conception un organisme de communautés plus ou moins élevées – toute une hiérarchie, si l’on veut, de personnalités organiques associées selon différents degrés de dignité. Au-dessus de l’État, la même perspective se prolonge avec des communautés en devenir tels que les systèmes d’États et le système des systèmes d’États. Ces derniers aussi sont pour Boström des personnalités, qui, depuis les profondeurs de la possibilité, tendent de manière toujours plus certaine à leur pleine réalisation dans le monde. Si le système des systèmes d’États devenait une réalité, avec une personnalité mûre et de pleine capacité, la paix perpétuelle serait atteinte – dans la mesure où quelque chose peut être dit perpétuel en ce monde du changement et de l’éphémère –, alors serait aussi réalisé principiellement le droit dans sa forme ultime et la plus haute, tous les conflits entre droit et puissance disparaîtraient, il ne serait plus nécessaire que l’État possède une autre puissance que celle couverte par le droit et sa puissance ne servirait plus que comme instrument de la réalisation de ce dernier. Protégée par le droit formel, la moralité pourrait connaître un épanouissement jamais connu encore, dans l’accomplissement de l’ensemble de ses tâches culturelles.
En dehors de la communauté, sous toutes ses formes, et sans la communauté, il n’y aurait au contraire, comme cela ressort de ce qui a été dit, aucun droit. La thèse faisant de l’individu la source et l’origine du droit n’est pas validée par l’examen. L’individu n’a pas de droits par sa nature propre originelle ou avant la communauté, mais seulement dans la communauté et par elle. De même, il a des droits par chacune des communautés auxquelles il appartient, même si c’est l’État qui conduit de manière privilégiée à la stabilisation de ses droits. Plus sont nombreuses les communautés auxquelles l’individu appartient, plus il a de droits et, inversement, moins elles sont nombreuses, moins il a de droits : une thèse aux antipodes de l’ancien droit naturel puisque le droit naturel signifie que l’individu a par nature droit à tout, que ces droits naturels sont non seulement innombrables mais aussi éternels et illimités, qu’aucune communauté ne peut être bâtie sans une limitation des droits de ses membres, limitation qui débouche finalement sur leur annulation : status civilis, la société civile, signifie l’absence de droits, du moins s’agissant des droits naturels de l’homme. S’il peut y avoir, et dans quelle mesure, une compensation pour cette perte, dans les droits civils, c’est, à l’intérieur du droit naturel, une question sujette à débat.
Le point de vue développé par Boström sur les relations entre l’individu et la société ou la collectivité, entre l’individu et l’État, est indéniablement grandiose mais à des années-lumière de la façon de voir des classes éduquées ! Pour ces dernières, une telle doctrine est un discours fabuleux, pour beaucoup, un pur non-sens – surtout en raison de l’insistance sur la personnalité réelle et pleinement individuelle de toute communauté dans le sens le plus éminent, une personnalité qui serait parfaitement analogue à celle de l’être humain. L’opinion éduquée nourrit encore majoritairement les mêmes tendances contre la doctrine de Boström telle qu’elle vient d’être esquissée3, même si les luttes politiques internes ont lieu aujourd’hui sur d’autres questions, sur une autre toile de fond après un grand déplacement de coulisses. Mais on voit sans peine encore dans les questions de notre époque le problème de la relation de l’individu à l’État et plus largement à la collectivité.
La marque du moment présent n’est cependant pas la seule politique intérieure, même si, en Suède comme dans bien d’autres pays, les querelles partisanes ne se sont nullement tues à la veille de l’embrasement mondial ni ne peuvent, depuis lors, être conduites à un silence pensif devant la fumée qui continue de monter des ruines. En face de tensions internationales ayant éclaté en conflit mondial sans précédent dans l’histoire, le problème fondamental de la philosophie politique tel qu’il vient d’être présenté peut paraître sans importance. Mais une telle supposition est peut-être trompeuse. Il existe peut-être, en profondeur, une véritable unité vitale entre politique intérieure et politique internationale. La recherche est en train de se rendre mieux compte des corrélations qui vont dans ce sens, et dont la célèbre phrase de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », ne serait qu’une application spéciale. Il ne faudrait pas méconnaître, derrière cette thèse, la conception selon laquelle la politique est par nature quelque chose d’unitaire et d’intégral, quelque chose d’organique, et que par conséquent politique intérieure et politique internationale ne doivent pas être séparées. Dans tous les cas, la guerre mondiale fut menée non seulement par les moyens de la politique internationale mais aussi, et au moins autant, par ceux de la politique intérieure. L’expérience semble confirmer que politique intérieure et politique internationale sont la continuation l’une de l’autre. Le problème central de la philosophie politique se pose alors autant dans le domaine de la politique internationale que dans celui de la politique intérieure. Pensée jusque dans ses conséquences ultimes, cette considération suggère une interdépendance organique complète dans la vie de toutes les communautés authentiques et conduit à l’idée d’une communauté englobant tous les États ainsi que des sortes d’individus, peut-être pas directement mais de telle façon que les États se groupent en unités supérieures qui auraient au-dessus d’elles une ultime unité collective achevée. Je n’ai pas besoin de souligner qu’un tel point de vue est conforme aux vues de Boström, si l’on voit dans toute communauté authentique une personnalité.
Peu de temps après l’éclatement du conflit mondial, un historien anglais, J. W. Allen, publia un livre intitulé Germany and Europe, dans lequel il soutient que la cause profonde de la crise mondiale serait l’opposition entre une conception ouest-occidentale et une conception germanique de l’État. Dans la première conception vivrait la pensée que l’État existe pour l’individu, qu’il est en définitive un contrat libre des individus en vue de la réalisation de leurs buts, une création des individus pour la couverture de leurs besoins vitaux. En principe, il devrait donc dépendre de la volonté de l’individu d’être ou non partie à un tel contrat, de se maintenir dans l’État ou de s’en séparer. Et je suis frappé par ce qu’un collègue danois me présenta un jour comme étant la conception danoise de l’État, à savoir l’idée que l’État serait quelque chose comme un club, où l’individu fait connaître sa volonté d’en faire partie ou d’en sortir ; à coup sûr, les sympathies du Danemark pour les puissances alliées au moment de la guerre mondiale ne tenaient pas tant, dans ce cas pas, à la question du Schleswig-Holstein qu’à une vision du monde. En Allemagne, au contraire, prévaudrait selon Allen l’opinion surannée selon laquelle l’État est une sorte d’organisme naturel au sein duquel les individus partagent une communauté vitale. – Or la conception de l’État et de la collectivité comme être personnel est manifestement un développement idéaliste de la conception organique de l’État et de la société ou de la collectivité. On ne peut donc dénier à notre problème une actualité profonde, quand bien même les apparences donneraient peu de prise à une telle interprétation.
Si Allen est dans le vrai en parlant d’opposition entre les conceptions de l’État en Allemagne et dans les puissances alliées, entre d’un côté la conception organique de l’État et de la communauté et de l’autre la théorie du contrat social, et si ces conceptions opposées furent les véritables forces internes en jeu dans la crise mondiale, on peut alors expliquer le fait qu’en Suède comme ailleurs les sympathies exprimées dans le cadre de ce grand conflit international aient été corrélées à des lignes de séparation en politique intérieure. Là où dominait une conception organique des communautés et de l’histoire, les sympathies allaient le plus souvent vers l’Allemagne ; le radicalisme, au contraire, dans la mesure où il est fortement influencé par la théorie du contrat social, soutint généralement les puissances alliées. Comme, en outre, le développement politique des pays dits civilisés s’est accompli dans le sens du radicalisme, défini par les conceptions inorganiques de la théorie du contrat social, on comprend que l’Allemagne et ses alliés eurent en réalité pour ennemi le monde entier ou peu s’en faut, et que ce monde croyait mener un combat pour la civilisation, l’humanité, le droit et la culture, contre la barbarie.
Il n’est guère besoin de souligner qu’un grand nombre de facteurs produisirent des exceptions et continuent d’en produire après le traité de paix, plus encore même que pendant le conflit, semble-t-il, en particulier parce que ce traité est revenu sur toutes les proclamations et promesses qui avaient été faites. La cause invoquée par Allen est certes une raison de philosophie de l’histoire, difficilement constatable, mais elle n’en donne pas moins à penser. Laquelle de ces deux conceptions de l’État et de la communauté est réellement la plus surannée – pour Allen, la conception organique –, c’est une question à laquelle nous allons revenir dans un instant. Pour le moment, je suis bien moins intéressé par les conséquences évidentes au plan de la philosophie de l’histoire et de la philosophie politique qui viennent d’être suggérées que par le fait qu’Allen retrouva au plus profond de la situation d’alors en politique internationale ce que j’ai plus tôt appelé le problème fondamental de la philosophie politique : le problème de l’individu dans sa relation à l’État, à la collectivité. Si la solution à ce problème se dégageait de la façon suggérée plus haut, à savoir par l’intégration organique des communautés dans des formes supérieures, de façon analogue à l’intégration de l’individu dans la forme la plus directe de la communauté (famille, c’est-à-dire mariage), et via celle-ci à la suivante, et ainsi de suite, ce serait de toute évidence une réfutation du point de vue adopté principiellement par Allen.
Selon Allen, la conception organique de l’État et de la communauté est « surannée ». Elle est, c’est certain, la plus ancienne historiquement, mais cela ne signifie nullement qu’elle soit surannée. En disant « la plus ancienne historiquement », j’entends qu’elle est celle qui paraît spontanément au sein de l’humanité dès lors que celle-ci est éclairée par la lumière de l’histoire. Je laisse en suspens la question de la valeur des spéculations sur les développements préhistoriques, au cas où elles postuleraient autre chose. – Au moment où l’homme entre dans la lumière de l’histoire, la manière animiste de réagir à l’existant domine encore. Cette manière animiste « anime » les choses (leur confère une âme) et les personnifie. Les faits de formation de mythes et légendes sont suffisamment connus pour que je n’aie pas besoin de m’y attarder. Les études du folklore ont permis d’établir avec profusion leurs effets durables jusque dans les temps présents. Imprégnées par cette façon de voir, les plus anciennes spéculations de philosophie naturelle chez les Grecs de l’Antiquité articulent l’hylozoïsme, c’est-à-dire appréhendent la matière originaire comme vivante et animée (pourvue d’âme). C’est selon le même point de vue que l’être humain appréhende à l’origine sa relation aux ensembles sociaux nés spontanément : il a avec eux une relation d’appartenance vitale, de sorte que l’homme n’est rien en soi et qu’il est tout ce qu’il est par le biais de ces communautés. Sans droit en soi, il acquiert tout le droit via la communauté, qui peut par conséquent aussi tout lui demander. Toute vertu est comprise dans son être, du moins par l’Antiquité, comme une vertu civile, l’homme libre ne trouve que dans la vie politique les actes dignes de lui, ainsi que le bonheur dont il est capable. Quand l’individu, en hybris titanique, s’élève contre la puissance supérieure de la communauté, sa situation devient inévitablement tragique.
Ai-je besoin de rappeler comment et par qui fut sapé le naïf esprit commun imprégné de cette façon de voir ? Les inventeurs de la théorie du contrat social furent les sophistes. Selon Protagoras, les hommes s’accordent pour former une société afin de se défendre en commun contre les bêtes sauvages et d’autres dangers. Mais la théorie du contrat social se développe immédiatement comme opposition entre la nature et la loi. Dans cette opposition est anticipé le droit naturel de la Renaissance, qui établit une distinction stricte entre status naturalis et status civilis. Les promoteurs de cette idée sont d’abord, d’après Platon, le sophiste Hippias et l’élève des sophistes Calliclès. Pour ce dernier, le droit de nature est le droit du plus fort, c’est-à-dire purement et simplement la force. Seulement, pour se prémunir de l’oppression par les plus forts, les faibles s’unissent et mettent le droit, droit de nature qui veut que les forts dominent et les faibles obéissent, cul par-dessus tête. Il n’est donc pas étonnant que le plus fort se soustraie à la loi de l’État dès qu’il le peut sans dommage pour lui ! Le remarquable esprit de suite de la pensée grecque se montre ici en ce qu’on voit tout de suite clairement comment la théorie jusnaturaliste du contrat social aboutit à l’anarchie. Cet esprit de suite se montre aussi en ce que l’état de nature et l’homme naturel sont pensés exclusivement selon la sensibilité, sans la moindre injection d’éléments rationnels indéfinis compris de manière confuse. Si le droit de nature est la puissance du plus fort, le paradoxe ne peut pas davantage expliquer que l’on nie tout droit réel que la célèbre phrase de Protagoras, pour qui « toute chose est pour chacun comme elle lui apparaît », ne pouvait dissimuler son scepticisme épistémologique radical. Si le droit de nature est la puissance du plus fort, toutes les formules jusnaturalistes plus récentes, que l’on aurait dans l’état de nature droit à tout ou que les droits y seraient infinis, illimités, deviennent aussitôt caduques : même le plus fort n’a pas le pouvoir de tout faire et ne possède pas une force infinie, illimitée.
Contre ce genre de doctrines dissolvantes pour toute forme de communauté, Platon réagit avec tous les moyens de la spéculation. L’État, dont les but sont les mêmes que ceux de l’individu, à savoir la justice, la moralité, est conçu comme un homme en grand, avec les mêmes rapports organiques aux individus que l’homme individuel avec ses membres ou l’âme avec ses facultés. Aristote aussi conçoit l’État comme totalité morale organique, en dehors de laquelle l’individu ne peut atteindre ses buts et à laquelle il est prédisposé par nature. La pensée de ces deux philosophes définit aussi dans une large mesure celle du Moyen-Âge, quand celui-ci se préoccupe du problème, et elle trouve alors à s’employer particulièrement dans l’Église, où l’on a voulu voir un corpus mysticum Christi. Le Christ avait lui-même expliqué à ses disciples : « Je suis la vigne, et vous, les sarments. » L’Église en tant que communauté, c’est-à-dire une personne. Dans son recours à des points de vue organiques et à une théologie toute extérieure, le Moyen-Âge se porte cependant à de tels extrêmes qu’il a fait perdre tout crédit à la position principielle ici indiquée, si bien que la pensée philosophique à partir de la Renaissance n’a pendant longtemps rien voulu en savoir. Ce n’est qu’avec Leibniz que fut réhabilitée la conception organique, mais seulement pour chaque monade en soi, non pour les relations des monades entre elles, ce qui ne viendra qu’avec les spéculations postkantiennes, nous y reviendrons. Entre le Moyen-Âge et les spéculations postkantiennes s’épanouit le droit naturel des temps nouveaux, dont la conception contractualiste de la communauté subsiste encore de nos jours, comme chez l’Anglais Allen.
Présenter cette théorie dans les différentes formes où elle a été développée par la spéculation jusnaturaliste de plusieurs penseurs à partir de la Renaissance serait superflu. Je la montrerai dans ses traits caractéristiques, qui apparaissent encore dans les affirmations d’Allen exposées plus haut. Que la collectivité ait pu être expliquée en supposant un contrat libre à sa naissance dans le monde humain est une construction si contraire à l’expérience qu’une telle grossièreté laisse rêveur. Il ne fallut pas attendre longtemps pour que parût l’objection qu’avec une telle pensée les faits sont culbutés tête en bas : il est en effet impossible d’expliquer l’État par un contrat puisque c’est au contraire l’État qui définit et limite tous les contrats. Les contrats ne sont nullement valides et contraignants du seul fait de leur forme, ainsi que Hobbes paraît le croire avec sa thèse pacta sunt servanda, « les conventions doivent être respectées ». La théorie juridique connaît une chose comme le pactum turpe : des contrats de nature indigne ou à tout le moins illicite, auxquels ne peut être reconnue la moindre validité. – La théorie du contrat social ne pouvait chercher à affaiblir cette objection que de la manière suivante. Dans le cadre de l’État, c’est un fait que naissent et disparaissent des sociétés et des communautés, qu’on y entre et qu’on en sort, et ce par convention, c’est-à-dire par libre choix. X conclut un mariage avec Z ; et la loi positive aurait le pouvoir de décider qu’un mariage peut être dissous par libre accord des époux. Y quitte sa commune et en intègre une autre, par libre choix. N. N. choisit librement sa profession et, changeant plus tard d’idée, prend un autre métier ; l’intégration dans un certain état résulterait donc du libre arbitre de l’individu. C’est de la même manière que se font et défont les sociétés commerciales – par libre accord –, et tout ce qui s’appelle société ou communauté au sens le plus éminent serait à comprendre selon le même parallélisme.
En supposant que l’on puisse expliquer de cette manière la naissance de sociétés ou communautés particulières, il n’en résulterait pas pour autant que l’on ait expliqué la naissance de la vie collective elle-même parmi les hommes. Nous ne connaissons pas d’individus n’ayant pas grandi et vécu dans un cadre social. La communauté est factuellement un prius pour tous les individus contractants, même si des sociétés ou communautés particulières peuvent naître à la suite d’accords individuels. Supposons que l’on voulût, dans un esprit de robinsonnade, conduire une expérience avec un certain nombre d’individus des deux sexes isolés à leur naissance et grandissant dans un complet isolement avant d’être réunis, pour déterminer s’ils en viendraient par accord à constituer une sorte de société ou communauté, on ne pourrait pourtant pas exclure le facteur héréditaire – et leurs parents et ancêtres ont vécu une vie sociale. Une telle expérience ne prouverait même pas, dans le meilleur des cas, ce que l’on voudrait prouver. Sans parler des difficultés et contradictions de toutes sortes qui apparaîtraient dans la conduite de l’expérience : comment les nourrissons isolés pourraient grandir sans soins ou comment ces soins seraient possibles en maintenant l’isolement, comment l’accord libre pourrait se produire sans la médiation du langage ou comment un langage compréhensible pourrait se présenter aux contractants dans un isolement complet, etc. etc.
Aujourd’hui encore, les perspectives de résolution par la biologie du problème de la generatio spontanea ou autogénération de la vie ne semblent pas particulièrement bonnes – la thèse omne vivum ex ovo prévaut toujours, ou sa forme modernisée omnis cellula e cellula : toute cellule présuppose pour sa naissance une autre cellule. L’hypothèse bien connue de mon compatriote Arrhénius au sujet de l’immigration des germes de la vie sur notre planète [panspermie] est caractéristique de la détresse de la recherche en biologie vis-à-vis de ce problème. Mais il est plus certain encore que les sciences sociales ne pourront jamais expliquer comment on pourrait penser la naissance de la société ou de la communauté par une convention à partir d’un état absolument asocial. – La théorie du contrat social, rejeton de la pensée anhistorique et non empirique, est une forme superficielle de spéculation empiriste constructionniste et par là-même, si elle est quelque chose, c’est une chose surannée. Le reproche d’Allen quant au caractère suranné de toute conception organique de la communauté lui est applicable à bien plus juste titre.
Un autre trait non empirique de la théorie du contrat social est plus important encore : le fait que les associations économiques entre les hommes sont si volontiers considérées comme le modèle des sociétés ou communautés au sens le plus éminent, un trait par lequel on témoigne de son propre aveuglement sur quelque chose d’absolument constitutif pour les sociétés ou communautés au sens le plus haut. Je me bornerai dans un premier temps à certains cas où il semblerait que telle société ou communauté particulière se fasse ou se défasse, s’agrandisse ou perde des membres en fonction du libre choix des individus. Le mariage est conclu par accord ; et certains ont revendiqué qu’il puisse être dissous de la même manière. Indubitablement, des mariages sont conclus, et ce n’est pas rare, en vue par exemple de gagner des avantages économiques, des titres nobiliaires ou une position sociale : tel homme cherchera à mettre de l’ordre dans ses finances par un riche mariage, telle femme recevra de son mari un titre convoité – dans le meilleur des cas avec une claire conscience de la situation, sans illusions de part et d’autre. Comment, à présent, une psyché normale réagit-elle face à de telles situations ? Par une ostensible improbation. On concède qu’il y a mariage dans les formes mais on y voit un abus des formes : ce n’est pas ce que le mariage devrait être, aucun mariage ne devrait être conclu sur un tel fondement. Autre exemple. Un homme et une femme sont épris l’un de l’autre, il n’existe aucun obstacle légal au mariage, ni aucune barrière morale, la santé, les conditions de fortune etc. permettent le mariage. Dépend-il ici du libre arbitre des deux qu’un mariage se conclue ? Certainement pas. On dira peut-être que le mariage sera conclu librement. Peut-on vraiment compter là-dessus ? Cet homme tient peut-être par nature à son confort et craint les cris des enfants, son aimée est pusillanime et, fuyant les douleurs de l’enfantement, ne veut pas d’enfants. Il n’est pas du tout certain, dans un tel cas, qu’un mariage se fera ; et s’il se fait, il restera peut-être, contre la nature du mariage, sans enfants. Une psyché normale réagit face à une telle situation [le mariage conclu sans désir d’enfants, je suppose. Ndt] par l’improbation la plus ferme. Et notre psyché ne peut pas non plus approuver qu’un mariage soit dissous arbitrairement [par libre arbitre]. Seul le point de vue du ferme Sollen doit ici décider.
Cela vaut également pour le choix du métier. Les qualités naturelles, les possibilités économiques, les besoins de notre peuple et de l’humanité le placent par principe au-dessus de la sphère du libre arbitre. Ou, nous tournant à présent vers la vie de l’État, si un voleur ou un assassin disait : « J’ai mis fin en mon for intérieur au contrat social et l’on ne peut légitimement demander une renonciation formelle extérieure car je n’ai jamais véritablement conclu un tel contrat, je suis seulement né dans cette société existant de fait », certainement la psyché normale exigerait dans tous les cas la condamnation de ce criminel aux arguments d’anarchiste ; et elle ne se satisfait pas de rabaisser la sanction pénale à un acte de pouvoir mais conçoit l’activité pénale en même temps comme un droit et un devoir de l’État et de ses organes.
Le devoir, le devoir et encore le devoir, c’est le point de vue en dehors duquel toute pensée sociologique fait inévitablement banqueroute. Or la théorie du contrat social croit pouvoir se passer de ce point de vue ou du moins ne perçoit pas son importance fondamentale. Le point de vue des droits est lui aussi indispensable, bien sûr, mais il est bien plus facilement faussé. Et le point de vue des droits est faussé dès lors qu’il n’est pas pensé en cohésion avec celui des devoirs mais seulement comme une liberté admise d’agir et de laisser agir arbitrairement. Le devoir est la pierre angulaire que rejettent les architectes de la théorie du contrat mais sans laquelle ne peut être construite aucune théorie solide de la société ou de la communauté, in specie aucune théorie de l’État, pas plus que n’est possible sans elle la moindre philosophie pratique.
Une théorie sociale, une philosophie, pratique ou théorique, qui laisserait Kant de côté ne peut à notre époque être que dépassée. C’est une question différente de savoir si l’on peut ou si l’on doit en rester à Kant†. À cet égard, il convient de remarquer que Kant lui-même n’est pas parvenu à une conception organique de l’État et de la communauté ; encore moins attribue-t-il une personnalité à l’État et à la communauté. Pourtant, sa doctrine est, pour cette position aussi, une étape nécessaire. Je ne peux ici qu’esquisser ce qu’est une position véritablement moderne en philosophie politique et l’importance de Kant pour celle-ci.
Kant constate que le devoir est le véritable point de départ non seulement de la doctrine de la moralité mais aussi de la philosophie pratique dans son ensemble. Le devoir signifie une conduite appelée inconditionnellement. Or tout inconditionnel, tout non-arbitraire, toute validité apodictique a son fondement dans la raison et ne se laisse pas déduire des sens ou de la sensibilité. Toute exigence est adressée à la raison et est l’expression d’une volonté. Une exigence non arbitraire et inconditionnelle est donc l’expression d’une volonté rationnelle. Et, pour l’homme, la raison est l’expression de son être le plus intime. Le fait du devoir signifie d’abord et immédiatement que l’être de l’homme en tant que volonté rationnelle exige de lui quelque chose, dans la mesure où il a en même temps une volonté sensible. Dans cet ensemble composé de sensibilité et de raison qu’est l’homme, se trouve la possibilité que l’homme se détermine dans l’une ou l’autre direction. Malgré l’exigence inconditionnelle du devoir, il y a en l’homme la possibilité qu’il se détermine pour autre chose que le devoir. Une telle possibilité disparaît quand on pense la volonté comme entièrement rationnelle, pure et sainte, volonté divine. Mais l’exigence du devoir est universelle, doit être dans chaque volonté rationnelle pensée comme au principe de celle-ci. Ce qu’exige la raison n’est donc rien qu’elle n’exigerait de toute créature rationnelle douée des mêmes dispositions naturelles et placée dans les mêmes circonstances et rapports, si bien que l’exigence du devoir est en outre reconnue et approuvée principiellement par tous les êtres rationnels quand la voix de la raison se fait entendre sans obstacles. Par conséquent, le devoir doit être rapporté à l’impératif catégorique, qui s’énonce et doit s’énoncer comme suit : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle ou en principe d’une législation universelle, ou dont tu puisses vouloir qu’elle soit une loi de la nature », également comme suit : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » Dans l’esprit de l’impératif catégorique, tous les êtres rationnels sont pensés comme soumis en réalité seulement à leur propre législation, mais celle-ci exige la même chose de chacun, principiellement. De telle manière, cependant, qu’aucune exigence ne puisse être élevée vis-à-vis de la volonté pure et sainte, la volonté de Dieu – car l’exigence de la raison coïnciderait alors avec son accomplissement et ne serait donc plus une exigence. A contrario, Dieu dont la volonté est sainte exige de tous les hommes la même chose que ce que leur être et celui de toutes les créatures rationnelles exigent d’eux. En outre, le commandement du devoir s’individualise en fonction de la situation et des dispositions, des circonstances, des rapports.
Si, à présent, la valeur interne de l’impératif moral dépend d’un accomplissement volontaire, si une moralité contrainte est une contradiction, il est clair cependant que l’accomplissement de l’impératif moral présuppose aussi, dans l’agir extérieur, que l’homme ait dans le monde de la sensibilité une sphère externe de liberté, et les sphères de liberté des différents individus doivent s’accorder les unes aux autres. Le droit est principiellement la généralité des conditions dans lesquelles cet accord peut se produire ; et l’État est nécessaire comme une institution pour la réalisation du droit, et donc, indirectement, de la moralité, même si l’État est indispensable pour d’autres buts rationnels que la seule moralité, et sans que son but puisse être directement caractérisé comme spécifiquement moral. Si, à présent, l’État doit remplir sa fonction de réalisation du droit, cela implique eo ipso qu’il doive intervenir par la force et la contrainte contre les atteintes aux sphères de liberté des sujets de droit individuels par lui stabilisées de la part d’autres sujets de droit. Aussi le droit formel ou juridique doit-il être caractérisé comme un droit coercitif.
Une certaine objection s’impose ici eu égard au caractère institutionnel de l’État. Les autres moments de la doctrine kantienne venant d’être esquissée doivent également s’incarner, sous des formes un peu modifiées, dans toute conception philosophique de la société ou de l’État qui élève des prétentions à la pertinence scientifique, à l’actualité dans le meilleur sens du terme. Le caractère institutionnel de l’État chez Kant découle, c’est un fait, de l’orientation unilatérale de son épistémologie vers les mathématiques et la science de la nature ; et cette orientation unilatérale dépendait à son tour de la situation générale des sciences de l’époque. Mais une science historique moderne était déjà en train de naître, et les points de vue historiques firent bientôt leur entrée, avec l’école dite historique, dans le temple de la philosophie. Or les points de vue historiques entraînent nécessairement aussi les points de vue organiques et développementaux, non dans la forme courante de la science de la nature, cependant, mais tels qu’ils sont dans les humanités. Les prémisses de cela, nous le verrons bientôt, sont déjà présentes chez Kant, bien qu’il n’en ait point fait usage. Ces prémisses sont fournies principiellement par le questionnement entièrement téléologique de la philosophie transcendantale critique de Kant, et ont par ailleurs trouvé une expression spécifique dans son concept d’organisme.
On peut montrer que Boström, en tant que continuateur et acheveur de certaines réflexions de Kant, a su exploiter aussi les possibilités contenues dans une vision foncièrement organique-téléologique. Kant se trouvait devant un royaume des êtres de raison dont le souverain était la sainte volonté de Dieu et où tous, même les sujets, sont législateurs en vertu de leur raison, tous pareillement législateurs. Comment ce royaume doit par ailleurs être conçu, Kant ne le dit pas. Le mérite de Boström est à la fois d’avoir posé la question et d’y avoir répondu. Selon lui, tous les êtres rationnels finis sont contenus en Dieu comme ses idées, c’est-à-dire qu’ils sont tous liés formellement dans un système, réellement dans un organisme. En outre, pour Boström, les idées de Dieu sont, tout comme lui, des êtres rationnels concrets ou personnes. Des abstracta ne peuvent être portés que par un abstracteur, donc par un être fini ; il est en conséquence exclu qu’il y ait en Dieu des abstracta tels que le sont les idées et concepts humains. La cogitation divine est intuition intellectuelle infinie par opposition à la cogitation humaine, à laquelle s’applique la phrase de Baader : Cogitor ergo sum, je suis pensé, à savoir par Dieu, donc je suis ; plus précisément : je suis pensé, par Dieu, donc je suis là en tant que moi ou que personne. Reste à savoir s’il faut supposer entre Dieu et les individus humains des idées spéciales de collectivité qui en tant qu’idées de Dieu auraient alors nécessairement elles aussi des personnalités individuelles. Boström lui-même répond par l’affirmative. Son élève le plus éminent, C. Y. Sahlin, doute cependant de la nécessité de telles idées de collectivité. Conformément au progrès de la philosophie depuis Kant, tel qu’il se présente dans l’idéalisme personnaliste suédois, on doit supposer un fondement vital personnel et en même temps organique à tout ce qui existe, ce qui inclut naturellement les communautés. Mais que le fondement vital personnel-organique des communautés leur soit spécifique et propre ou qu’il coïncide avec le fondement personnel extérieur de l’ensemble de l’existant, reste incertain. Ce fondement personnel général de l’existant semble pouvoir garantir et expliquer à lui seul le caractère organique-personnel de toutes les communautés, à l’encontre de toute théorie du contrat social. Il paraît donc superflu d’ajouter autre chose, du moins d’après le vieux principe entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda, « les entités ne doivent pas être multipliées au-delà de ce qui est nécessaire ». Avant de tenter de trancher cette différence entre Boström et Sahlin, se recommande à la réflexion de s’attarder un peu sur le caractère organique des communautés au sens le plus éminent.
(À suivre dans le prochain numéro.)
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Note de l’auteur
† Je me permets de renvoyer à ma conférence de 1933 devant la Société philosophique de Vienne (groupe local de la Kant-Gesellschaft), publiée en 1934 dans les Actes de cette société ; de même, à mon « autoportrait » dans le volume VI de la Philosophie der Gegenwart in Selbsdarstellungen [La philosophie des temps présents exposée via des autoportraits] de Meiner ; enfin, à ma conférence de 1934 devant le groupe local berlinois de la Kant-Gesellschaft, Das korporative Volksvertretungsproblem im schwedischen Persönlichkeitsidealismus [Le problème de la représentation populaire corporatiste dans l’idéalisme personnaliste suédois], publiée en 1935 dans Arch. f. Rechts- u. Sozialpol. [Archives pour la philosophie du droit et la philosophie politique].
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Notes du traducteur
1 La question du bicamérisme par opposition au monocamérisme est généralement secondaire (et un peu en-dessous du « problème fondamental de la philosophie politique ») mais il s’agissait d’un sujet de friction majeur dans le cadre de la monarchie constitutionnelle suédoise, pour les raisons que nous allons dire. Comme nous l’avons montré dans nos écrits « Philosophie politique : Tocqueville », le bicamérisme sert en général un but plus ou moins avoué d’affaiblissement du pouvoir législatif vis-à-vis du pouvoir exécutif. Ce n’est pas ce qui préoccupait Boström, que Liljequist, confirmé par O. Cauly, décrit comme un représentant du conservatisme. Il faut donc comprendre que la question avait des implications pour la « représentation politique des quatre états » (dont la liste est dressée plus loin dans l’essai) chère à Boström, et que le bicamérisme portait un coup à cette représentation parce que le Parlement bicaméral tel que défendu à l’époque par ses partisans était un alignement sur le modèle libéral tandis que le Parlement monocaméral défendu par Boström remplissait une fonction « corporative » de représentation des états. Liljequist ne dit rien du fait que la problématique du bicamérisme ne présente pas de telles oppositions dans d’autres pays où il a triomphé, comme en France, mais le nom du penseur allemand Othmar Spann dans ce même paragraphe et le titre d’une conférence de l’auteur à Berlin cité dans la note de bas de page ne permettent pas de douter que c’est au corporatisme que Liljequist fait allusion.
Le Parlement suédois, depuis le quinzième siècle, assurait la représentation des quatre états. Son nom était d’ailleurs le « Parlement des états » (Ståndsriksdag) ou « les états du royaume » (Rikets ständer). Le lecteur français un peu familier avec l’histoire sait ce que sont les « états », expression de la pensée sociale tripartite indogermanique étudiée par Dumézil. En Suède, le « tiers état » est historiquement scindé en deux : bourgeoisie et paysannerie, ce qui témoigne de l’importance du paysan libre (odalman ou odalbonde) dans ce pays. Une réforme de 1866 mit fin à ce système pluriséculaire.
Plus loin dans l’essai, Liljequist parle des communes qui peuvent donner un semblant de justification organique au bicamérisme. Une justification du bicamérisme est en effet que la seconde chambre assure, comme dans la Constitution de la cinquième République française, la représentation des collectivités locales. Ce serait là le semblant de justification organique visé par Liljequist, et le mot important à souligner ici est « semblant », c’est-à-dire que, du point de vue de Boström et de l’idéalisme personnaliste suédois, cette justification est trompeuse. Pour Liljequist, Boström était si emporté contre une telle justification de l’objet réprouvé par lui qu’il en vint, pour la priver de force, et sans raisons vraiment valables, à nier que les collectivités locales (dans l’essai, les « communes ») fussent des communautés « au sens le plus éminent ».
2 L’expression « droit juridique » est un pur pléonasme dans les théories du droit les plus courantes. Elle doit cependant être conservée dans la mesure où l’intention de Boström est d’appeler la moralité une forme du droit, ce qui rend nécessaire de qualifier cette autre forme du droit qu’est « le droit » selon nos conceptions séculaires, qui devient donc le « droit formel ou juridique ». Plus loin dans l’essai apparaît expressément le « droit moral ou éthique ».
3 Cette remarque de Liljequist est de nature à relativiser le statut de « philosophie nationale » accordé par Cauly, sur la foi de sources scandinaves, au boströmianisme. Il est certain que toute philosophie qui peut être placée d’un côté ou de l’autre d’une ligne de fracture politique ne saurait être « nationale » qu’autant que la force politique avec laquelle elle est identifiée, ici le conservatisme, garde la haute main d’une façon ou d’une autre. Comme nous l’avons dit en note 1, le Parlement « corporatif » suédois pluriséculaire fut aboli en 1866, remplacé par un Parlement libéral bicaméral (mais le Parlement aurait pu être libéral tout en étant monocaméral, comme le Parlement suédois depuis 1971). 1866 est aussi l’année de la mort de Boström : le combat politique que ce dernier avait mené fut donc perdu. Cela n’empêche pas l’historiographie de parler pour le boströmianisme de « philosophie nationale » jusqu’à la mort de Liljequist en 1941. Manifestement, ou bien O. Cauly a mal compris ses sources ou bien celles-ci sont enclines à grossir le trait.

