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Les ovnis d’or : Poésie d’Ernesto Cardenal II

Après notre premier billet de traduction de poèmes d’Ernesto Cardenal, « La sainteté de la révolution » (ici), voici la suite de nos travaux consacrés au grand poète nicaraguayen, avec trois poèmes tirés du recueil Los ovnis de oro: Poemas indios (1988) (Les ovnis d’or : Poèmes indiens). Le titre du recueil est celui de l’un des poèmes qui s’y trouve, et que nous avons traduit ici.

Ces traductions sont également une suite à nos travaux sur la poésie des Guna du Panama et de Colombie, qui font l’objet de plusieurs billets de ce blog :

-Poésie emberá et kuna contemporaine du Panama x ; dans ce billet, notre brève présentation de l’histoire et de la situation des Guna évoque déjà le poème Les ovnis d’or d’Ernesto Cardenal.

-Poésie d’Aiban Wagua de Guna Yala 1 et 2.

(Afin de ne pas multiplier les notes dans les présents poèmes, nous renvoyons le lecteur à la lecture de ces billets.)

Les trois poèmes qui suivent évoquent en effet les Indiens Guna. C’est une poésie documentaire, ou de témoignage, à la suite de la rencontre du poète avec ces Indiens, chez eux. Nous avons laissé les noms et mots guna tels qu’ils figurent dans l’original, bien que la transcription en vigueur aujourd’hui rompe avec l’usage antérieur : Guna au lieu de Kuna ou Cuna, Dule au lieu de Tule, etc. Par ailleurs, la même remarque qu’aux précédentes traductions des poèmes de Cardenal s’applique ici : l’agencement des vers n’a pas été respecté (faute de pouvoir le faire avec précision) et les vers commencent donc tous, ci-dessous, sur la même marge.

Un mot sur les « ovnis » du titre, au moment où le Parlement du Mexique vient de présenter au public, le 13 septembre 2023, deux corps d’« extraterrestres » momifiés. Les Guna, dont les légendes racontent que les dieux sont descendus sur la terre depuis le ciel, ont, est-il dit dans le poème, modifié leurs récits mythologiques à la lumière de l’actualité, en quelque sorte : alors qu’ils parlaient auparavant de dieux descendus sur terre dans un nuage d’or, ils disent à présent que les dieux sont descendus dans des soucoupes volantes en or, après avoir entendu parler des ovnis dans les médias waga (étrangers). (De même que les descriptions du paradis guna s’inspirent aujourd’hui de l’environnement technologique waga : « Dieu a le téléphone etc. ».) – À ce sujet, on relèvera, car ça ne manque pas de sel, que selon « les défenseurs de la théorie des anciens astronautes » (pour parler comme la série documentaire Alien Theory) les peuples anciens confrontés à des ovnis n’avaient pas le vocabulaire adéquat pour décrire ces phénomènes : ainsi, diraient ces partisans, les Guna, à l’époque de la constitution de leurs mythes, auraient parlé de nuages d’or faute de comprendre qu’il s’agissait de vaisseaux spatiaux extraterrestres, et leur adaptation du mythe suite à l’imprégnation via les médias par des hypothèses waga fondées sur les avancées technologiques serait plus conforme à la réalité des phénomènes en question.

*

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Photo : « Revoluciόn Dule de 1925: Hacia los 100 años » (Révolution dule de 1925 : Vers les 100 ans). Affiche trouvée sur le compte X (anciennement Twitter) du ministère de la culture du Panama, qui prépare le centenaire de la Révolution de 1925. Le drapeau porté par la femme guna sur cette affiche est celui de la République Dule fondée par les Guna à la suite de cette révolution, dans l’archipel de San Blas. Le swastika est un symbole traditionnellement commun à de nombreux peuples amérindiens. La femme porte l’habit traditionnel en mola ; on y voit entre autres un crabe stylisé comme dans le troisième poème ci-dessous.

*

Nele Kantule

NELE KANTULE :
modèle d’hommes d’État et de présidents
Oui, modèle des Présidents d’Amérique
Tous les ans à l’anniversaire de sa mort
il y a des danses sur l’île d’Ustupo
Héros de la révolution indigène de 1925
contre les waga (étrangers)
Après la révolution
fondation d’écoles à Tigre
Ustupo, Ailigandi
Tikantiki, Tuipile, Playόn Chico
avec des enseignants indiens
Il créa une bibliothèque à Ustupo, à l’ombre des cocotiers
la Bibliothèque NELE KANTULE
Il acheta un bateau à moteur pour son peuple en 1931
L’Esfera [Sphère]
Il passa des accords avec le général Preston Brown
sur le travail des Indiens dans la Zone du Canal
conclut des traités avec le Président du Panama
Il défendit son peuple contre la police panaméenne
obtint des bourses pour les Indiens
à l’École des arts et à l’Institut national
En 1932 il introduisit les bureaux de vote
et demanda l’augmentation du nombre d’enseignants dans les écoles.
NELE KANTULE
en voyant une simple graine il pouvait décrire la plante entière
Il connaissait toutes les traditions et tous les chants sacrés
Il ne fut pas un partisan de la civilisation
adoptée aveuglément
ni de la position traditionaliste extrême
qui ne voulait rien des waga, mais il souhaita plutôt
assimiler de la civilisation tout ce qui peut en être bénéfique
tout en conservant ce qui a de la valeur dans la société indienne
En introduisant la civilisation
il commença par s’instruire lui-même
Les bourses visaient à former son peuple
aux métiers d’enseignant, d’artisan, de technicien agricole
Il ne prétendait pas au pouvoir politique
mais voulait servir son peuple.
À dix ans il allait avec son père chercher des plantes
au bord des rivières et dans les îles
À douze ans il commença à raconter ses rêves
À dix-sept il partit pour Rio Caíman (en Colombie)
afin d’étudier avec le vieux Nele Inayoga
D’abord, la conduite nécessaire pour être Nele :
« savoir être aimable avec les gens
et ne pas être orgueilleux »
Ensuite l’histoire ancienne des îles,
les Nele célèbres de San Blas :
Nesquesura, qui enseigna à enterrer les morts
à ne point forniquer en présence d’autrui
Il vint alors que les hommes vivaient dans le désordre,
Nesquesura
et prêcha la parole de village en village
Mago (autre grand homme) parla des assassinats
Cupna parla de l’amitié
et de savoir donner à ceux qui ont faim et soif
Tuna apprit aux hommes à faire des hamacs
Sué, connaisseur des phénomènes naturels
enseigna qu’il existe toutes sortes de fruits
Il parlait des fleuves : Olopurgandihual, Manipurgandihual
Siapurgandihual et Calipurgandihual

Les gens ne savaient pas se partager les fruits
et Sué disait qu’il faut les récolter avec ordre
les hommes se volaient les uns les autres
et c’est pourça que le vent soufflait plus fort qu’autrefois
expliquait Sué.
Taquenteba fut ingénieur et connaisseur des aliments :
gâteaux, brioches, recettes de manioc
Il parlait de la réparation des maisons
Ibelele rapporta les paroles de Dieu
les ennemis sont, disait-il :
Masalaihan (le fourmilier) et Masolototobalietl (l’iguane)
ceux qui ne croient pas en Dieu.
Ces Nele furent de très grands docteurs
envoyés par Dieu. Ils étaient très savants
connaissaient tous les remèdes
ils invitaient chez eux léopards, ocelots et jaguars pour discuter
Ils pouvaient apaiser les ouragans
Les poissons sauvages étaient amis de ces Nele
Et ces Nele réunissaient des congrès pour chanter aux gens
quand des vents violents commençaient à souffler.
Tiegun explora le monde des mauvais esprits et en parla
Sibú visita la région des morts
Salupip expliqua comment Dieu créa diverses sortes d’animaux.
Et prééminent entre tous les Nele, Ibeorgun
deux ans après Mu-osis (le Déluge)
vint Ibeorgun –
il vint pour leur enseigner à saluer, pour leur dire
que saluer est bon
que s’adresser de bonnes salutations les uns aux autres
c’est penser à Dieu
il leur montra le tabac et leur dit que cela s’appelait huar
« J’appelle le tabac huar »
et quand on le fume ou qu’il sert d’encens il s’appelle tola
(et ils ne comprenaient pas)
Il fut le premier homme à donner des noms aux Cunas
Le matin il réunissait le peuple en congrès
Il dit, Dieu m’a envoyé pour enseigner sur la terre
et il leur dit d’apprendre les chants
Absogeti-Igala, Camu-Igala, Caburrí-Igala, etc.
les chants médicinaux
que Dieu leur dit d’apprendre
Ceci est venu de la bouche de Dieu
et nous devons l’apprendre ici sur la terre
Et en ce temps-là les gens ne savaient pas dire frère
il leur dit que pour dire frère ils diraient Cargüenatdi
et pour dire sœur Om
le mari de ma tante se dit Tuc-so
et le mari de la sœur de l’épouse se dit Ambe-suhi
et le frère ou la sœur du beau-frère se dit Saca
et il leur dit de dire que là-haut dans le ciel vit Dieu
et nous l’appelons Diosayla (Papa)
et Ibeorgun dit que la terre que Dieu nous a laissée
nous l’appelons Nap-cu-na
parce que nous vivons au centre du monde
nous vivons à Kuna
Il leur dit que nous vivons à la surface de la terre
et que nous marchons debout, ucurmacque c’est-à-dire
« nous cheminons sur la terre »
Il leur enseigna les quatre sortes de fil pour faire des chemises
et les sucs de plante pour les teindre de couleurs vives
et les quatre sortes de terre pour les cruches
et que de même les gens ont différentes couleurs de peau
Il inventa l’usage de l’or pour la vaisselle et les couverts, et pour les bijoux des femmes
les anneaux dans le nez.
Et Nele Kantule apprit avec Inayoga la médecine
les plantes qui peuvent servir et celles qui ne le peuvent
la manière de les couper,
les oraisons propres à chacune
l’écorce de baila-ukka pour les maux de tête
le « beurre de lézard » pour la grippe
la coca calme la douleur
le palmier utirbe fortifie le corps
l’herbe-à-serpent sert contre les morsures de serpent
et il apprit
l’arbre qui est bon pour les plaies
la feuille qui sert à laver les yeux et à bien dessiner
le jonc pour apprendre les langues
le remède pour ne pas être saoul
et le remède pour être humble
le tronc, tacheté comme un serpent, pour
guérir la timidité avec sa femme
la racine pour guérir la folie.
Et de là il partit pour Arquía (Colombie)
où vivait le maître Orwity
pour apprendre l’histoire des anciens caciques
parce qu’il savait qu’un jour il serait Cacique des îles
– Orwity
était celui qui connaissait le mieux l’histoire des caciques
et il avait vingt disciples qui espéraient devenir neles
La formation des caciques dura trois ans
et Nele Kantule commençait à parler dans les Congrès
Ensuite il voulut connaître la civilisation moderne
et se rendit à Quibdό (Colombie)
chez le maître indien Jésus Manuel
diplômé de Cartagena
Et il fut avec lui trois ans de plus
Et pour connaître la culture d’Europe il se rendit à Socuptí (Panama)
chez le maître indien William Smith qui avait été marin
et navigué par toute l’Europe
et il étudia avec lui encore un an.
Le cours terminé, le maître lui dit
que s’il souhaitait connaître les nations d’Amérique
il fallait qu’il aille trouver Charles Aspinwal à Acandí
Et Nele se rendit au petit village d’Acandí en Colombie
le bel Acandí me revient à la mémoire ! J’y suis passé :
à l’embouchure d’un fleuve, au bord de la mer, avec des cocotiers…
Et dans la hutte de cet Aspinwal, sûrement sous les cocotiers,
face à la mer, il fut « instruit au sujet des nations d’Amérique, de l’Indépendance
et de la vie du Libertador Simon Bolivar
et du nom de tous ses généraux et de toutes ses batailles »
Il étudia là un an encore.
Enfin il fut au village de Paya (Panama)
chez le maître Nitipilele
pour peaufiner sa connaissance de la langue cuna
car ce maître savait comment avaient été créés les noms
de toutes choses sur la terre
et là il étudia encore deux ans.
Puis Nele Kantule retourna dans son village
son village Portogandi, prêt
à gouverner, Portogandi venait d’être inondé par le fleuve.
Il ne restait que six huttes
et il ordonna le déménagement du peuple sur une île (Ustupo)
C’était en 1903, et c’est sur cette île que débuta sa carrière politique.
On le fit cacique
– Le Cacique général était Inapaguiña –
Ses deux premières tâches :
développer l’agriculture
ainsi que de bonnes relations avec les autres caciques des îles
Il fit venir à Ustupo deux enseignants :
l’un d’espagnol et l’autre d’anglais
Le célèbre cacique Robinson, Charlie Robinson, ne voulait rien savoir de l’histoire des ancêtres
seulement l’histoire espagnole
Ce fut la différence avec Robinson
Parce que Nele disait :
« notre histoire est importante »
Colman devint ensuite Cacique Général, Simral
Colman, le grand Colman,
celui qui a dit : « Je souhaite que vous vous aimiez les uns les autres
que vous ne tuiez pas comme des animaux les personnes qui ont même visage
mêmes cheveux et même sang
et que vous aimiez aussi ceux qui appartiennent à d’autres races
et même vos ennemis »
et dans un autre discours :
« Nous devons défendre les mines d’or
de fer, de plomb
toutes les sortes de métaux qui se trouvent sous terre
ainsi que les poissons qui sont dans la mer
et même les insectes »
Et Colman nomma Nele Sous-Cacique (1923)
et convoqua ensuite un congrès
pour qu’il soit reconnu Cacique Général de tout San Blas.
Et Nele Kantule fut le Nele par antonomase
on l’appelait simplement Nele
ou Dr. Nele
Il connaissait les traditions cuna
mieux que tout autre Nele de San Blas
il faut recevoir ce qui est bon de la civilisation, disait-il
sans oublier les traditions cuna
Ce fut un « connaisseur du monde des rêves »
Il dicta à son secrétaire L’Histoire des Cunas
il se faisait lire les livres les plus intéressants
Il travaillait au poulailler de la communauté
quand venait son tour
Il composa des oraisons pour son peuple : « Père, je veux dormir
Père, abaisse le rideau d’or et de perles
entre les maladies et moi
Père, abaisse la moustiquaire d’argent et de perles
entre les maladies et moi »
Il guérissait les maux avec des chants et des remèdes magiques
mais aussi avec la pénicilline de la Zone du Canal
Il réprimandait les parents quand
les enfants n’allaient pas à l’école
Et les dernières paroles du Cacique à son peuple furent :
« Dix jours après ma mort vous réunirez le Congrès
pour choisir le Chef suprême qui me remplacera
Je recommande pour Cacique Général
le señor Olotebiliguiña
leader de la révolution de 1925
Qu’il maintienne mes relations avec le Gouvernement du Panama
réunisse autour de lui ceux qui parlent espagnol
c’est-à-dire les interprètes de la langue cuna
Que l’on fasse respecter la Loi 59 sur la Réserve indigène
Et tous les autres caciques de San Blas doivent être unis
comme un seul homme doivent être unis
pour défendre les droits sur la noix de coco et ses prix »
Et avant de mourir il se fit baptiser
Le missionnaire lui demanda s’il croyait en Dieu
et il répondit :
« Il existe »
– « Je te souhaite de voir Dieu »
– « Je vois mon Père qui est Dieu »
Entouré d’une eau de rêve, où pêchent les Indiens
Nele Kantule est enterré
sur un îlot-cimetière près de l’île d’Ustupo
Et il voit à présent la vision de Dieu
Cimetière paradisiaque que cet îlot de corail
Eau verte et bleue
avec les coraux au fond…
Squelettes florescents qui poussent sous les eaux
(vertes où elles sont peu profondes, bleues autrement)
comme des personnages de la résurrection. Les cocotiers chantent comme des Neles
comme des Neles chantant une chanson en cuna
Et si vous y passez en avion
vous apercevrez peut-être le grand filet immergé
– le grand filet de pêche –
et vous verrez le fond !
Tous les ans en son honneur
il y a des danses à Ustupo.

*

La terre que Dieu nous a confiée (La tierra que Dios nos entregό)

Message d’un cacique au gouvernement de Colombie

Je ne me rappelle plus son nom.
Ou peut-être que si, quelque chose comme Nekoklí,
là-bas dans le golfe d’Urabá.
Mais je me souviens de ses sables et de sa mer.
Un monde comme dans un livre de García Márquez.
Il y avait dans la forêt, dit-on, une frégate de boue.
Une frégate de pirates ou de conquistadores.
Elle pourrit et sa trace resta dans la fange.
Le plat-bord, les cloisons, la proue, la poupe, tout en boue,
comme une trace de chaussure dans la boue.
Plus rien ne restait du bois, mais peut-être encore une chaîne, quelques pièces de monnaie.
Un bateau de terre ancré sur la terre entre les nénuphars
lui-même seulement nénuphars et boue
de la boue ancrée dans la boue.

Nous n’avons pas vu ce bateau.
J’étais avec mon ami Eduardo
pour nous rendre ensemble à la terre interdite des Indiens.
Et nous y allâmes.
D’abord à cheval en longeant la mer.
Quand il n’y avait plus de chemin, en faisant entrer les chevaux dans la mer.
En faisant nager les chevaux dans la mer au milieu des grandes vagues
dans les embouchures infestées de requins.
Les chevaux hennissant entre les vagues.
Avec le risque de tomber de cheval
parmi les poissons-scies et les requins.
Ensuite à pied sur une côte sans fin.
Jusqu’à la première hutte, à la tombée de la nuit.
Près d’elle, dans le sable, une sculpture en balsa :
une avionnette.
Les Indiens !
Une fillette effrayée, avec des colliers.
De là avec un Indien à travers la forêt
écartant les branches des mains
traversant des fleuves glacés.
Jusqu’au sommeil, la nuit déjà bien avancée, dans une hutte, trempés, en hamac.
Et le jour suivant toujours plus avant dans la forêt,
jusque chez le cacique.
Dans la hutte de réunion le cacique parla :

« Qui m’aide aujourd’hui ?
Cela fait longtemps que nous luttons
mais les colons, semble-t-il, sont toujours plus nombreux.
Et cela ne nous plaît pas car c’est comme si cette terre était à eux.
Et je le dis à l’attention de tous les gens importants.
Car on ne m’aide plus et le phénomène s’accroît.
Et les hommes libres ont tout volé.
Les hommes libres viennent et disent que la terre n’est pas à nous.
Comme si le Gouvernement leur avait donné ces terres. »

J’étais triste qu’ils appellent les colons ou non-Indiens « les hommes libres ».
Seuls les hommes d’une autre race étaient donc libres ?
« Mais elles n’appartiennent pas au Gouvernement.
Dieu nous a donné de la bonne terre pour la cultiver.
De manière permanente.
Et on dirait que Dieu ne nous l’a pas donnée.
Et aujourd’hui notre tribu semble abandonnée.
Parce que les hommes libres me prennent la terre.
Et nous verrons qui m’aidera
si c’est le Gouvernement ou Dieu. »

La tribu presque tout entière était là.
Ils n’étaient déjà plus que 250.
Et je savais que la plupart étaient en outre tuberculeux.
Les hommes avec des colliers en dents de singe, de jaguar, de caïman.

« Nous n’échangerons pas la terre qui est à nous.
Nous n’abandonnerons pas cette terre où fut versé
notre sang au temps des Espagnols,
et depuis lors nous sommes ici,
et depuis le temps de nos grands-parents et ancêtres
nous vivons ici dans la tranquillité.
Mais ces derniers temps je n’ai pu être tranquille
car je dois à chaque instant parler avec Bogota
et ces messieurs les gouverneurs et le ministre du gouvernement.
Le gouverneur d’Antioquia a promis de nous aider. »
Un oiseau bleu passa.
Un toucan chanta.
Puis de nouveau la quiétude et le vert silence.

« Nous verrons s’il tient parole.
Oui, nous avons dit : nous verrons si vous tenez parole.
Car depuis tant d’années nos aïeux
ont vécu dans la tranquillité
et nous souhaitons vivre de même.
Mais, comme je l’ai dit, on dirait que cela ne nous pas été adjugé.
Ils ont abattu tous les cacaoyers et volé les bananes.
Dieu nous a dit qu’il nous donnait ici des terres
pour vivre en paix,
ainsi que les montagnes de réserve qui sont à nous
et les animaux qui y vivent
et que Dieu nous a donnés :
Pour que vous les mangiez, dit-il,
afin que vous et vos familles puissent vivre. »

Ils m’avaient posé des questions au sujet des Indiens des États-Unis,
parce que j’avais avec moi un livre en anglais d’Edmund Wilson
sur les peaux-rouges.
Et de ceux du Mexique. Et de ceux du Nicaragua.
Et ils me demandèrent combien il y en avait en Amérique. 30 millions.
Et je pensais en disant cela
combien de chants, de mythes, de mysticisme, de sagesse mystérieuse, de poésie il y avait pour l’Amérique
dans ces 30 millions.
Et c’est pourquoi nous étions avec eux dans cette forêt.

« Et maintenant on ne peut plus trouver d’animaux.
Et les fruits pour nourrir ces animaux que Dieu nous a donnés,
ils les ont abattus.
Ils ont abattu les arbres que Dieu nous a donnés,
ces arbres fruitiers qui nous servaient avant.
Quand nous tuions des animaux
paon, singe et pécari
ils servaient tous à notre corps.
Vous l’avez, vous autres, votre viande. Toutes ces prairies avec du bétail,
tous les animaux qui s’y trouvent.
Vous n’avez pas à les chercher dans la forêt. »
Dans un coin de la hutte se trouvaient ses saints,
statuettes en balsa de personnages sacrés :
êtres bienveillants, protecteurs.
Le bâton avec le serpent enroulé, pour guérir la folie.
Tout près coulait un ruisseau avec de petits poissons.

« Mais ce n’est pas le cas pour nous.
Parce que c’est ce que Dieu nous a ordonné.
Que nous allions les chercher dans la forêt où nous les trouverions.
Mais à présent on ne trouve plus ces animaux
parce que les hommes libres sont là.
Et nous devons les chercher avec beaucoup de peine, ces animaux
dont se nourrissaient les enfants.
Ces animaux sains que nous mangeons. »

Ensuite ils jouèrent pour nous de leurs flûtes.

*

Les ovnis d’or (Los ovnis de oro)

Ces villages ronds entourés par la mer !
Mulatupo :
Toute l’île un village compact de huttes,
les huttes arrivant jusqu’à l’eau
et même sur l’eau,
et qui paraissaient, en arrivant,
un village flottant sur la mer.
Des huttes avec des cocotiers.
Et la mer couleur de cou de paon.
Des poissons volants, quand nous approchions, volaient.
Moi, avec ma soutane de séminariste de Colombie.
Ils me demandent sur le quai si je suis marchand.
Ils me conduisent immédiatement à la maison du congrès.
La grande hutte carrée.
Le cacique au milieu d’un hamac
avec sa pipe rituelle.
Les femmes enveloppées dans de nombreuses couleurs,
des anneaux d’or dans les narines,
et des colliers de perles et de crocs.
Je dis que je venais pour le savoir de leurs Neles.
J’avais écrit à ce sujet dans les journaux.
L’interprète traduisait avec un bien plus grand nombre de paroles
et plus d’émotion, comme déclamant.
« Le mauvais interprète dit moins de mots que le cacique
– me dit-il –
le bon interprète dit plus de mots. »
Le cacique répondit que je pouvais rester dans l’île. Dans l’île
« Tout est gratuit. »
J’aurais un hamac et le couvert.
Si je disais : je n’aime pas le riz au poisson,
j’aime ma nourriture. J’aime mon lit :
il y a une hutte qui est comme les hôtels où nous payons.
J’avais entendu parler du système communiste
de cette nation inconnue d’Amérique centrale.
Je me sentais comme un visiteur en URSS.
Les hommes assis sur des bancs rudimentaires dans l’ombre.
Derrière, les femmes cousant à la lumière de lampes à huile pendant qu’elles écoutaient,
tissant les molas,
l’or brillant sur le visage (anneaux de nez et boucles d’oreille)
à la lumière des lampes à huile.
Molas : les corsages des femmes
orange et rouge et rose et noir et vert et jaune.
Ils lurent la liste de ceux qui travailleraient le lendemain
sur les terres communes.
Ils choisirent les nouveaux officiers de police.
Il n’y a pas d’argent.
Les noix de coco comme monnaie pour le troc.
Il y a des ministres du travail, de l’agriculture,
des transports (pour les canots),
de l’éducation,
et des fêtes.
Le cacique chantait dans le hamac.
Comme une sorte de chant grégorien.
Qui ne finit jamais.
C’était le « Chant pour guérir la folie ».
Les femmes distribuaient une boisson
tirée de grandes oules.
Chocula : faite de chocolat à la banane.
Et le repas. Une hutte,
écriteau rustique (en espagnol) :
SALLE DE SPORT – ÎLE MULATUPO
espèce de restaurant ou « club » indigène,
sol en terre, murs de bambou,
de jeunes Cunas buvant du coca-cola
– ils ne parlaient pas espagnol –
portant des colliers de dents de singe, de caïman, de cochon sauvage.
Glacières à gaz. Cuisinière à gaz,
bar de bambou et une étagère avec des boîtes de conserve.
Je mangeai dans une marmite en terre cuite du riz à la noix de coco
et des sardines frites.

Les étroites ruelles de terre
pas tout à fait un mètre de large
propres comme un hameau suisse.
Je craignais d’y jeter un mégot de cigarette.
Ruelles intriquées comme un labyrinthe.
Ils sortaient pour me voir passer,
souriants mais timides et craintifs.
Les huttes serrées occupant tout l’espace.
Mola d’une jeune femme avec un crabe stylisé.
D’autres formes, abstraites.

Une autre nuit, à un autre chef, le cacique Manibinigtiguiña,
je posais des questions au sujet de la création du monde.
Il se redressa dans son hamac :
« Quand Dieu vint au monde, il n’existait ni plantes ni animaux,
seulement les ténèbres.
Alors Dieu réfléchit
à la manière dont il laisserait une bonne terre à nos enfants.
D’abord il créa la terre, les étoiles, les fleuves, les plantes, les animaux, les jours, les nuits.
Ensuite il alla au ciel pour l’arranger aussi.
Il pensait : de quelle manière laisserai-je un ciel excellent
pour que mes enfants n’y pensent pas à la terre.
Il y créa toutes les plantes et les fleurs,
humaines, comme de jeunes femmes,
il créa ce jour-là toutes les plantes, comme des femmes.
Il créa aussi toutes sortes de bons chemins.
Les chemins se voyaient comme de l’or brillant au loin.
Pour que nos enfants empruntent ces chemins quand ils arriveraient.
Il souhaita même faire des animaux :
Afin que mes enfants connaissent un bonheur éternel,
dit-il.
Et aujourd’hui encore Dieu est dans le ciel.
Quand Dieu eut créé la terre, les étoiles, tous les satellites que l’on voit au ciel,
il nomma toutes sortes d’arbres
pour que nos enfants puissent se guérir avec ces plantes de toute infection, une aubaine.
Dieu dit aussi :
« Ils devront se souvenir de moi chaque fois qu’ils font une réunion.
En outre, en regardant le ciel, tu penseras :
C’est Dieu lui-même qui a fait cela.
Et quand tu penses, pense à moi.
Quand tu regardes les montagnes : je suis représenté dans les montagnes.
Moi-même.
Après qu’il eut créé toutes les plantes, il manquait une personne
à créer. Alors il fit l’homme.
Car l’homme, dit Dieu, doit venir s’occuper de ma création ;
je ne peux laisser les plantes seules sans l’homme.
Et ce que je dis c’est pour que cela soit enregistré sur cette bande magnétique
afin que la voix de San Blas aille dans les autres nations
et qu’elles sachent que nous avons foi en Dieu
car Dieu nous a créés. »
Dans les maisons voisines
on endort les enfants avec des maracas.
Le harpon en zig-zag dans le bleu
en raison de la réfraction.
Une eau couleur vert d’arc-en-ciel,
bleu et violet d’arc-en-ciel
iridescent.
Panier à poisson coloré comme un trésor de pirate.
Île Mulatupo !
Son bleu de cou de paon.
La mer pleine de canots pêchant.
D’autres cherchant des langoustes.
Les femmes apportant de l’eau depuis la côte.
Ainsi que de la terre, des pierres, du bois, des fruits.
À l’intérieur des terres se trouvaient leurs vergers et jardins.
L’Indien qui m’y conduisit portait des lunettes de plongée
et un fusil sous-marin, et un harpon primitif.
Il me dit, dans un jardin près du fleuve Colorado :
« Nous vivons comme Dieu voulait que nous vivions.
Ni pauvres ni riches.
Pauvres, mais sans manquer du nécessaire.
Pauvres mais pas très pauvres. Seulement un peu pauvres. »
Derrière le jardin, les cacaoyères.
Les dividendes sont en décembre.
Là j’entendis parler
d’un arbre de la connaissance
plein de fruits,
avec de l’eau et des tourbillons dans les racines
pour qu’y vivent les poissons.
Et d’un serpent tombé de l’arbre.

En fait, ils avaient de l’argent dans leurs colliers, avec les crocs,
des colliers enroulés en tours nombreux autour du cou.
Des chaînes de cheville en verroterie très serrées (pour les femmes)
qui leur affinaient les chevilles.
Les joues peintes au roucou
avec une ligne noire sur le front et le nez.
Les anneaux de nez en or coûtaient 30 dollars.
Faits par un joaillier colombien sur un bateau
Ils ne lui permettaient pas de débarquer.
Ils ne permettaient pas aux marchands de débarquer.
J’ai vu des cellules de prison.
Au nombre de trois.
Vides.

Ruelles de sable entre les joncs,
entre des murs de joncs,
cabanes de joncs et de palmes.
Et dans ces rues des fleurs.
Ils construisaient une hutte rituelle pour une fête de la puberté,
une hutte en feuilles de bananier.
Ils y boiraient de la chicha pendant quatre jours.
La fête coûta 300 dollars au père de la jeune fille.

Vert de queue de paon et bleu d’ocelle de paon.
L’île parfaitement ronde
toute l’île un village.
Et les autres îles,
villages ronds entourés par la mer.
(Des thons argentés sautent.)
Les Indiens reviennent du travail
et vont à leurs îles.
Des îlots de huttes seulement.
Des îlots de huttes et de cocotiers.
Des îlots de cocotiers seulement.
Nuages comme des orchidées.
À la surface de la mer, le ciel.
Et les bateaux à voile comme flottant parmi les nuages.
Les lents canoés sur ce miroir.
L’un d’eux conduit par deux gamines en slip.
Voiles lointaines dans l’azur :
– ailes d’aigrette élevées.
Des latrines sur la mer.
Fenêtre : derrière la fenêtre, la voile
du bateau amarré près de la maison.

Leurs souffrances commencèrent avec Colomb,
disent-ils.
Un jour ils fondèrent une république souveraine des Cunas
la République de Tulé (1925).
Ils sont socialistes depuis 2.000 ans.
Tous ensemble ils construisent les maisons de tous.
Les terres sont à toute la tribu.
Le bétail, les grands poissons sont partagés entre tous.
Parfaite harmonie interinsulaire.
Avec leur propre police
(pas tant pour eux que pour les « civilisés »).
Il n’y a pas de vols.
Si l’un d’eux volait un canot, Dieu lui en demanderait deux.
Ils ont peu de nombres. Plus de 100
s’exprime avec les cheveux :
selon le nombre, telle mèche de cheveux.
C’est pourquoi les civilisés les volent facilement.
Mais ils ne filoutent jamais entre eux.
L’entrée des marchands est interdite
sur tout l’archipel de San Blas
« Les marchands apportent le désordre. »
Ils ont seulement le droit de jeter l’ancre sur la côte
et les Cunas viennent voir leurs marchandises.
Les marchands créent aussi l’inégalité.

Les maisons de bois et de zinc sont nia nega (des maisons du diable)
parce qu’elles rompent l’égalité.
L’égalité des huttes.
Tous doivent être égaux.
En 1907 ils s’opposèrent à l’ouverture de magasins
parce que les magasins mettraient fin à l’égalité.
Aujourd’hui il existe des Magasins du peuple. Comme des Commissariats.
Mangues, bananes plantains, manioc,
tout ce qu’ils récoltent ils le partagent entre amis.
« Tous unis comme de nombreuses flèches.
Comme les flèches d’Ibelele quand il combattit les mauvais esprits. »
Ne pas fermer les portes quand quelqu’un vient.
Les ouvrir. Le laisser entrer.
Celui qui se croit savant se détruit lui-même.
Ils sont du « parti de Dieu », disent-ils.

Leurs congrès sont très fréquents,
d’hommes seulement, de femmes,
de garçons, de filles,
de garçons et de filles ensemble,
ou des assemblées générales.
La première partie est pour écouter Dieu.
Le cacique leur parle de Paba Igala
« les chemins de Dieu ».
Il répète les traditions
– peut-être depuis la préhistoire –.
Ils ne se lassent pas d’entendre la même chose.
La création du monde.
Ce que faisait l’Indien des anciens temps.
La seconde partie est pour les affaires diverses.
Nils Holmer assista à une assemblée de femmes.
Le cacique commença par leur parler du fleuve,
comment Paba l’avait créé.
Et ils devaient tous vivre en harmonie.
Il leur parla de la Norvège
où soufflent des vents violents et où les gens doivent se chauffer avec du feu
et où il y a de grands tremblements de terre et des volcans crachant des flammes.
Leurs îles étaient un paradis
sans tempêtes, tremblements de terre ni volcans en éruption
et ils devaient en être reconnaissants à Dieu.
Ils se souviennent d’un paradis d’où ils sont venus.
Le rio Tuile, au Darien.
Fleuve très beau des premiers Cunas.
C’est là que naquirent « les grands théologiens
historiens, moralistes et archéologues »
des Cunas.
Là-bas ils vivaient sans connaissances de la nature
ni du mystère de la gestation.
Ils savaient seulement s’aimer les uns les autres.
Ils connaissent Dieu depuis les commencements du monde.
Cela fait des milliers d’années que Dieu nous a créés
comme nous l’ont dit ceux qui savent,
tous les messieurs qui sont venus nous parler de Dieu n’exagèrent pas
eux aussi savent qu’ils croient en Dieu
comme l’histoire de Dieu que nos ancêtres connaissaient
il est vrai que ces messieurs sont toujours venus en prêchant
nous descendons du Piler (le premier homme)
comme le chantent ceux qui savent.
Ils sont offensés que les missionnaires disent qu’ils ne croient pas en Dieu.
Ils insistent :
Ils croyaient en Dieu avant l’arrivée des Espagnols.
Ils l’appellent Diosaila
de « Dios » en espagnol
ce qui ne veut pas dire qu’ils n’avaient pas de Dieu avant
car de « oro » [or] en espagnol vient leur mot « olo »
(et ils avaient beaucoup d’or)
et de saila
(Pérez Kantule dit à Erland Nordenskiöld, à Stockholm :
« À Stockholm, il y a une station centrale
qui apporte de l’électricité partout
cette station centrale est saila de toutes les stations plus petites »).

Le vieux Saila William Smith était le gendre du grand Nele Kantule.
Il me parla de Nele Kantule. Qu’il leur disait :
« Ce que j’ai appris de mes maîtres,
faire le bien.
Aider à améliorer la communauté.
Nous sommes tous frères. Dieu le veut ainsi. »
Il fit la révolution de 1925
et libéra sa communauté.
Il disait : « Nous ne sommes pas des animaux,
nous sommes humains, nous sommes enfants de Dieu.
Il faut nous améliorer. »
Et Saila Smith avait des peintures de l’Arbre de la Vie.
Il ne les vend pas. Elles sont sacrées.
Un arbre
et dessous une rivière.
Qui apparaît souvent dans les motifs de leurs molas.
Il me dit, dans son île :
« Tous unis comme les oiseaux d’un arbre
ils chantent tous
depuis les quatre heures du matin
ils chantent tous :
Dieu, tu me donnes des asticots,
tu me donnes toujours de bons fruits
pour vivre, c’est comme cela
que nous devons être, les hommes, tous unis,
communier, nous associer. »
Je déjeune chez le Saila
servi par la fille de Nele Kantule :
poisson cuit et bananes cuites
et séparément citron, sel et piments.
Il n’y a pas d’église parce que Dieu est partout.
« Chez nous il n’y a pas de péneti (mécréants) »
« Mon père
– au missionnaire –
vous êtes chrétiens parce que Dieu est né dans la race waga (étrangère)
et pour cette raison nous autres ne connaissons pas Jésus-Christ
mais s’il était né cuna
c’est nous qui serions les chrétiens
et de meilleurs chrétiens que vous qui versez le sang. »
Mais :
« Personne n’a vu Dieu. Nous ne savons rien de lui » (un sage cuna).
Leur salutation est :
Igi be pinsae ? – Dios gi an pinsae.
– À quoi penses-tu ? – Je pense à Dieu.
Dans le ciel, il y a des jardins avec des noix de coco
des bananes, du cacao, des cannes à sucre
des vêtements de toutes couleurs
« du genre de ceux qui arrachent les yeux aux Indiens ».
Tout ce qui appartient aux Blancs
automobiles, bateaux, trains
appartiendra aux Indiens dans le ciel.
Beaucoup de ces choses ont déjà leurs « âmes ».
Les bateaux qui passent par le Canal de Panama
peuvent se trouver spirituellement dans le ciel
et là-bas leur appartiennent.
Le Musée de Göteborg avec sa collection cuna
pourrait bien être à eux dans le ciel
dit en riant Pérez Kantule, à Stockholm.
« Mais non !
– au missionnaire –
aller en enfer, c’est pour vous, les waga. »
Les Cunas meurent contents parce qu’ils vont au ciel.

Et les enfants, en me voyant passer : Waga !
Le soir tombe. Devant la mer
allongé contre un canot accosté
un jeune Cuna écoute sur un magnétophone
une vieille chanson cuna.
Une gamine dans son canoé seule en pleine mer
transportant de l’eau dans des calebasses.
On croirait déféquer dans un aquarium.
Sous les latrines de palmes
l’eau de cristal, presque invisible.
L’étron qui flotte. Et le sable étincelant
étincelants les minuscules fragments de coquillages
et les petits poissons zébrés (jaune et noir).

Les animaux aussi vont au ciel.
Il y a des jaguars, des chevreuils, des tapirs.
Dans les anciens temps ils l’imaginaient seulement comme un lieu de chasse.
Aujourd’hui Dieu a le téléphone.
On raconte que pour monter au ciel on prend un ascenseur.
Dans les avenues il y a des sortes de lianes qui sont les fils téléphoniques
par lesquels Dieu communique à longue distance.
(D’après les récits de ceux qui ont travaillé au Canal ou ont été marins.)
Les Neles sont sceptiques
sur ce genre de ciel.
Nele Subo dit seulement :
« C’est le lieu où les hommes vivent à nouveau. »
Et
Iguantipipi
« célèbre philosophe cuna »,
selon ce qu’il dicta :
– C’est le lieu où nous serons amis.
On l’on va bras dessus bras dessous.
Et un autre :
« Au ciel il n’y a presque pas de Blancs.
Ceux qui s’y trouvent vendent des bananes dans la rue
comme les Indiens de Pintupo au Panama. »
L’âme est comme le reflet d’un miroir
mais vivant pour toujours.
Les Neles sont ceux qui connaissent les choses de l’âme.
Dans les Actes du 3e Congrès d’Alto Bayano (août 1956)
il est écrit :
« Nous avons une race cuna
et on dit aussi que Dieu fit le monde pour que
nous vivions sur
cette terre, comme un seul groupe. »

Cocotiers, sable blanc et au-delà les récifs de corail.
Les bancs de sardines verts comme des brins d’herbe,
comme un pâturage luxuriant.
Turpana1 m’avait dit, à Panama :
Là-bas tu trouveras ce que tu aimes
une société socialiste.
Le traditionnel, ici, est le révolutionnaire
dis-je à présent sur la plage devant le récif.
Turpana a étudié à la Sorbonne.
Et il me raconte, devant l’eau verte :
Avant, ils disaient qu’Ibeorgun est venu dans un nuage d’or,
maintenant, qu’il est venu dans une soucoupe volante en or.
Mais ça ne veut pas dire qu’ils pensent que ce soit réel.
Les ethnologues ne le savent pas.
Que ça ne veut pas dire que ce soit réel pour eux.
Ils voient le ciel comme une cité de lumière, de pure lumière.
Pour cette raison ils parlent d’or,
or veut dire lumière.
Ou quand ils disent qu’Ibeorgun n’avait pas de mère,
c’est que ses idées sont éternelles.
Et qu’elles viennent du ciel.
Devant ce vert resplendissant
vu avant depuis l’avionnette,
et si transparent, vu depuis l’avionnette jusqu’au fond profond
sous la transparence verte.
Couleur verte d’yeux verts.
Jardins submergés.
Des jardins japonais sous l’eau.
Des paysages silencieux sous l’eau.
Poissons de couleurs entre les coraux.
Saila vient de racine, me dit Turpana.
Peut-être parce qu’elle représente la tradition.
Purba-binye : perdre l’esprit. (Aliénation.)
Et pour le mot convaincre ils disent : chasser la pensée.
C’était alors le meilleur Panama.
Celui du temps de Torrijos2.
Un pauvre garçon acculturé comme moi…
dit Turpana.

Leurs souffrances commencèrent avec Colomb.
Les Espagnols vendaient les belles filles 30 dollars.
Et l’Espagnol dit à Iguab : je vais travailler ça
(la mine)
et l’Indien Iguab lui répondit que l’or était à Dieu
et l’Espagnol demanda l’or à l’Indien Iguab,
Iguab était un homme qui savait ciseler l’or.
Et il ne voulut pas leur montrer les mines d’or
alors ils tuèrent l’Indien Iguab.
Ils ouvraient le ventre aux ancêtres.
Ils retirèrent ses entrailles à un enfant
et les mirent à sécher au soleil.
Les ancêtres partaient dans la forêt, sur les rivières.
Et les Espagnols les chassèrent comme des animaux.

Dans le canot, face à l’île Alunega
Alejandro Henry, sur sa poitrine une dent de tapir,
me dit : « Les hommes doivent être unis comme une seule main,
sans un retranchement. » Et :
« Je voudrais voir tous les visages sourire
dans chaque village, chaque nation. »
Ils refusèrent de vendre du sable pour le Canal
parce que : « Celui qui a créé le sable de la mer
l’a créé pour les Indiens qui étaient là avant
et pour les Indiens qui sont là maintenant
et pour ceux qui viendront après. »

Un autre jour nous nous rendîmes dans une île éloignée
pour voir le bateau englouti
que nous regardâmes avec des lunettes de plongée.
Courbines sur le pont,
la boussole couverte de corail,
des mollusques incrustés dans le bronze corrodé, les fers entartrés,
dans les profondeurs violettes.
Les objets sans ombre,
lumière diffuse flottant la même partout.
Poissons virevoltant entre les garde-corps
rayés comme des tigres ou bien tachetés.
Des animaux qui ressemblent à des pis de vache
des animaux comme des calices,
des êtres en forme de champignons,
toutes les couleurs un peu éteintes.
Des plantes couleur de vin.
Entre des lames dentées
des branches de coraux rouges-noirs aux fleurs pâles.
Des algues ondulant comme des chevelures.
Des bancs de poissons sortant des hublots.
Le gouvernail couvert d’éponges.
Le navire englouti converti en récif.
Et je leur lus le poème NELE KANTULE à Ustupo.
Rien moins qu’à Ustupo.
Là où se trouve la place Nele Kantule avec son monument
de ciment et d’azulejos de salle de bain.
Au Congrès ils écoutèrent sur un magnétophone
un enregistrement que Pérez Kantule leur envoyait de Panama :
« Si vous aviez abandonné vos traditions
vous payeriez un loyer dans vos maisons
et la majorité d’entre vous n’auraient plus de terres. »
Une société voulait construire là un hôtel Hilton.
Le traditionnel était le révolutionnaire.
Le progrès capitaliste, une régression.
Au matin les canoés d’hommes qui vont au travail.
Des garçons et des filles qui vont à l’école, sur l’autre île,
par une route,
une route-pont qu’a construite le peuple tout entier.
Il commençait à y avoir un certain capitalisme, me dit-on à Ustupo,
et c’est pourquoi certains ne voulaient plus travailler.
Mais Torrijos m’a dit : « Il n’y aura pas de Hilton. »

Pleine lune sur la mer calme comme un lac.
Sur l’eau illunée les huttes du village cuna reflétées.
À l’intérieur de ce silence
des voix d’enfants jouant et parlant en cuna.
Ombre des huttes dans l’eau laiteuse,
et l’ombre des canoés lents.
Le scintillement sur la mer
de la lune
et du village cuna.
Ils ne croient plus que les albinos soient des enfants de la lune3.
Bien se comporter
pour ne pas être laissé sur le Quai du Ciel.
Tous unis comme un seul arbre.
« Nele », bien traiter autrui,
a dit le Saila.
Ils parlent en secret de l’arbre de la vie,
l’arbre Pulu-wala (la mère qui nous donna le jour à tous)
où il y avait des plantains, des terres, de l’eau de mer et de l’eau douce
du poisson et de nombreux animaux
et au pied de l’arbre une rivière
et Olouaipilele coupa l’arbre
et il en tomba des bananes, du manioc, des ignames, du maïs
et du poisson (vivaneau, tarpon, courbine)
et la mer se forma.
– L’ouverture du sac amniotique ?
Le littoral des îles un pur cristal,
et l’on peut voir le fond de la mer.
Là-bas des pneus, plastiques, pots de chambre…
Et par-dessus les ordures, les poissons de couleurs.

1 Turpana : Le poète guna Arysteides Turpana (1943-2020), dont nous avons traduit quelques poèmes dans notre billet « Poésie emberá et kuna contemporaine du Panama » (voir le lien dans l’introduction ci-dessus)..

2 Torrijos : Le « général Omar Torrijos, Leader suprême de la Révolution panaméenne (Líder Máximo de la Revolución Panameña), qui dirigea le pays officiellement ou par personne interposée de 1968 jusqu’à sa mort en 1981, [conduisant] une politique progressiste saluée par des personnalités telles que le poète et ministre sandiniste Ernesto Cardenal ou encore l’écrivain Graham Greene, et soutenue par Fidel Castro. » (Tiré de l’introduction à mes traductions de « Poésie anti-impérialiste du Panama » ici)

3 enfants de la lune : L’albinisme est notoirement répandu parmi les Guna, et la prévalence du phénomène fait du Panama le pays ayant le taux d’albinisme le plus élevé au monde. Les enfants albinos étaient considérés comme des « enfants de la lune » et mal accueillis dans la communauté. Cardenal indique ici un changement de mentalité à ce sujet chez les Guna.

Poésie anti-impérialiste du Panama

Les poèmes suivants, traduits de l’espagnol, sont tirés d’une Antología general de la poesía panameña (siglos XIX-XX) (Editorial Bruguera, Barcelona, 1974) (Anthologie générale de la la poésie panaméenne des 19e et 20e siècles), dont on peut noter au passage qu’elle a été publiée par une maison d’édition qui, bien qu’internationale (Barcelona Bogota Buenos Aires Caracas México), avait son siège à Barcelone, en Espagne, vers la fin du franquisme. Il n’est pas inutile de souligner cette donnée, à première vue paradoxale étant donné la nature autoritaire du régime franquiste, car nous tirons surtout de cette anthologie des textes de nature sociale et politique, prolétariens, anti-impérialistes, révolutionnaires. Il est probable que la censure du régime, à la veille de sa disparition, s’était relâchée.

Comme le Pérou sous le « gouvernement révolutionnaire de la force armée », le Panama présente cette caractéristique plutôt rare d’avoir connu au vingtième siècle un régime d’origine militaire et putschiste conduisant, sous la direction du général Omar Torrijos, « Leader suprême de la Révolution panaméenne » (Líder Máximo de la Revolución Panameña), qui dirigea le pays officiellement ou par personne interposée de 1968 jusqu’à sa mort en 1981, une politique progressiste saluée par des personnalités telles que le poète et ministre sandiniste Ernesto Cardenal ou encore l’écrivain Graham Greene, et soutenue par Fidel Castro.

C’est sous Torrijos que le canal de Panama fut restitué au pays, par les traités Torrijos-Carter, non sans qu’aient éclaté auparavant des manifestations populaires réprimées dans le sang par l’armée nord-américaine occupant la zone du canal.

La « Zone du canal de Panama » était une « entité coloniale » (ente colonial) (José Franco) créée en 1904 par le Congrès américain, par une loi octroyant aux États-Unis la souveraineté sur le canal. Le projet du canal de Panama, d’abord français, était devenu américain, avec entretemps, en 1903, en raison du refus de la Colombie de ratifier des accords avec les États-Unis, l’indépendance du Panama, jusqu’alors province de Colombie, indépendance largement provoquée par les États-Unis eux-mêmes, qui soutinrent et amplifièrent l’agitation politique dans la région. L’accord fut donc signé avec le Panama nouvellement indépendant. Par cet accord, les USA garantissaient l’indépendance du pays ainsi que des paiements annuels en échange de la cession à perpétuité du contrôle sur ladite Zone du canal. En d’autres termes, le Panama fut créé pour permettre aux États-Unis d’être souverains sur le canal. C’est cette souveraineté nord-américaine que l’anti-impérialiste Torrijos contesta et dont il obtint en 1977 la suppression, avec dévolution de la Zone au Panama due en 1999.

Entretemps, en 1989-1990, les États-Unis envahirent le Panama pour renverser leur propre créature, devenu trop indisciplinée à leur goût, le général Noriega, qui avait pourtant largement contribué, après le décès de Torrijos, à replacer le Panama dans l’orbite impérialiste nord-américaine. Cette invasion sanglante a été décrite par le poète, écrivain et diplomate José Franco (dont nous avons ici traduit deux poèmes) dans son roman Las luciérnagas de la muerte (1992), « lucioles de la mort » qui ne sont autres que les hélicoptères d’assaut nord-américains :

«En este encuentro enviaron el último modela del helicóptero ‘Apache’, que supera el Cobra, y que fue diseñado para combatir a los grandes tanques soviéticos. 2,000 panameños con armas ligeras contra los 27 mil invasores dotados de cañones, misiles, tanques, tanquetas, helicópteros de sofisticada invención. El subdesarrollo tercer-mundista contra la tecnología de la guerra espacial de Estados Unidos.»

Lors de cet assaut ils envoyèrent le dernier modèle d’hélicoptère Apache, qui surpasse le Cobra et était destiné à combattre les grands chars soviétiques. 2.000 Panaméens avec des armes légères contre les 27.000 envahisseurs équipés de canons, missiles, tanks, chars légers, hélicoptères sophistiqués. Le sous-développement tiers-mondiste contre la technologie de la guerre spatiale des États-Unis.

La page Wkpd « Invasion du Panama par les États-Unis » parle quant à elle de « plus de 16.000 soldats panaméens » contre 27.000 soldats nord-américains. Quant au bilan, les États-Unis évoquent à ce jour la mort de 23 soldats américains et de 450 victimes panaméennes, militaires et civiles, tandis que le Panama parle de quelque 3.000 victimes panaméennes, militaires et civiles.

Le roman de José Franco évoque également un fait qui, s’il était avéré, révoquerait en doute les déclarations nord-américaines quant à leurs motivations dans cette intervention militaire :

«Iban a atacar los sectores civiles, como hiciero en el Chorrillo. … También le comentó sobre un acuerdo con los gringos: justamente, hacia tres días que Noriega había mandado a desmontar el potente aparato militar de combate. Por eso no poseían defensa anti-aérea ni morteros. Era una traición de Noriega, concluyó la periodista.»

Ils allaient attaquer d’autres quartiers civils, comme ils le firent au Chorrillo. … Elle parla aussi d’un accord avec les gringos : comme par hasard, il y avait trois jours de cela Noriega avait ordonné de démanteler le puissant appareil militaire de combat, et c’est pour cette raison que l’armée panaméenne ne possédait à cet instant aucune défense anti-aérienne ni aucun mortier. C’était une trahison de Noriega, conclut la journaliste.

Une des raisons officielles alléguées par le Congrès américain (page Wkpd précitée) retient particulièrement l’attention : Noriega, prétendument, « menaçait la neutralité du canal » et les États-Unis avaient le droit, « en vertu des traités », « d’intervenir militairement pour protéger le canal ». Comme l’intervention eut lieu avant la rétrocession de la Zone du canal au Panama en 1999, cette interprétation juridique ne permet pas en soi de savoir si la rétrocession ultérieure a modifié l’attitude des États-Unis vis-à-vis de la gestion du canal. Dans le cas où les États-Unis considéreraient aujourd’hui encore le canal comme une zone « neutre » et dont ils ont le droit de défendre militairement la neutralité, il serait clair qu’ils nient la souveraineté du Panama sur la Zone.

(Il me semble d’ailleurs clair également que la souveraineté de l’Égypte sur le canal de Suez est nulle, sinon en droit, du moins en fait. Quand Nasser voulut nationaliser le canal et le fit fermer aux navires israéliens, l’Égypte fut immédiatement envahie, par Israël, la France et la Grande-Bretagne, et, si les envahisseurs durent cesser leurs opérations sous la pression conjuguée des États-Unis et de l’URSS, il est certain que des accords furent passés pour rouvrir en contrepartie le canal à tous les navires. Depuis lors, l’Égypte n’est pas souveraine sur le canal. Tout risque de décision souveraine indésirable relativement au canal est écarté par le contrôle de la politique intérieure du pays, à savoir par le soutien à des dictateurs inféodés à l’impérialisme. Le renversement du régime démocratiquement élu de Mohamed Morsi par le militaire putschiste Sissi est à comprendre à cette aune. Quand, depuis lors, le dictateur Sissi interdit le passage du canal de Suez aux navires du Qatar, on voit d’où ça vient…)

Ce déguisement d’agneau, frère loup,
ne trompe plus la candeur des violettes. (Diana Morán)

Nous avons traduit des textes des poètes panaméens Ana Isabel Illueca (3), Demetrio Herrera Sevillano (3), Carlos Francisco Chang Marín, alias Changmarín (5), José Franco (2), Álvaro Menéndez Franco (1) et Diana Morán (2), soit seize poèmes.

*

Indienne (Chola) par Ana Isabel Illueca

Note. Le terme cholo, -a désigne principalement, dans l’ensemble de l’Amérique hispanophone, un métis d’Indien et de Blanc, mais aussi un Indien qui a renoncé à son mode de vie traditionnel pour vivre à la manière créole, occupant le plus souvent des emplois subalternes.

Indienne,
je suis allée voir ta cabane ;
pauvre hutte de feuilles
sur le seuil ouvert de laquelle
repose la sentinelle
du pilon…
– cœur de bois –,
qui moud de ses mains
riz grillé,
dos et poumons.

Indienne,
même l’eau
qui remplit la cruche
nous parle de travail…
sur ton épaule fatiguée,
elles est venue en jarres de terre cuite
depuis la fontaine limpide.

Je connais ton chez-toi :
sur des nattes,
dans le dur grenier1,
tu prétends donner force et courage
à ton corps meurtri ;
quand t’attendent
le maïs tendre
qu’il te faut
dans la pierre
pétrir…
et le babeurre
dont il te faut
faire du fromage…
et les vêtements de l’homme
qu’il te faut laver
dans la rivière
avec la mousse et le battoir.

Indienne,
à la ferme tu es
une bête de charge,
et à la ville ils feront de toi
plus encore une bête…
Si tu es laide,
c’est une chance :
ta laideur
te sauve de la chute ;
mais si tu es jolie
tu seras chair d’outrage
pour le fils du patron,
qui sans pitié
te laissera un enfant paria
qu’il reniera
(parce que renier
l’enfant d’une Indienne
est monnaie courante
chez les riches).

Indienne,
fleur de tragédie,
la vie te punit
quand tu remplis ta mission…
Il n’y a pas de lois pour toi
depuis qu’il y a des classes…
Il n’y a pas de règles
pour te protéger…
Pour toi il n’y a que des prisons
si tu fautes…
Ce n’est pas pour toi que fut créée la compassion,
Indienne paysanne
de mes vertes prairies,
fille de la ferme,
sœur du ruisseau…,
amie du chardonneret
et du ramier ;
une femme de la ville
parle en ton nom
demandant opiniâtrement
ton droit de vivre digne et respectée… ;
ton droit d’être digne
des hommes
qui plantèrent
dans la terre féconde
l’émeraude sans pareille
des champs de maïs,
l’éventail du champ de cannes
et le jardin parfumé
par les fruits
du sol tropical.

Indienne,
martyre anonyme,
héroïne silencieuse
de la maternité… ;
ton ventre est un creuset
de travailleurs
sans pères et sans pain
qui mâchonnent, comme une tortilla,
la misère
sans jamais se plaindre,
car ils attendent
la voix de la Justice
qui s’élèvera bientôt.

1 Grenier : Il est a priori paradoxal qu’une simple cabane ait un grenier. Le terme jorón, spécifique au Panama, décrit un espace surélevé au sein de l’habitation même la plus modeste (où l’on y accède alors par une échelle), pouvant servir d’entrepôt pour le riz et le maïs mais aussi de chambre à coucher.

*

Ma pollera, robe du Panama… (Mi pollera…) par Ana Isabel Illueca

Note. Le vocabulaire de ce poème est par endroits très technique puisqu’il s’agit d’une description minutieuse du costume féminin panaméen, la pollera. Les équivalents plus ou moins exacts des ornements décrits, s’ils existent en français, ne me sont pas connus, et pour ne pas surcharger la traduction de termes originaux incompréhensibles, j’ai parfois dû user de termes proches mais moins précis. Certains détails laissés de côté méritent donc d’être présentés en introduction. Le mundillo est une dentelle aux fuseaux typique de l’Amérique centrale. Le tembleque est un bijou serti de perles placé sur les cheveux et monté sur de petits ressorts de façon à « trembler » (c’est l’étymologie du mot) au moindre mouvement. La mosqueta est une broche garnie de perles et la peineta un peigne doré posé sur la coiffure et servant d’ornement. Le poème évoque aussi des danses et musiques populaires du Panama, tamborito, caja, que j’ai traduites de la même manière non spécifique.

Ne me demande pas
la soie et la gaze
pour orner ma taille ce soir…
Mardi gras…
Quelle Panaméenne
échange sa pollera
contre un costume ?

Ma pollera !…
Tu le sais,
je l’ai faite
avec des volants minces,
où une grand-mère
tissa de ses mains habiles
le mundillo
au point de dentelle aux fuseaux ;
puis, parmi les roucoulements
du soir,
avec l’aiguille enfilée
de tons suaves,
nous marquâmes
sur le corsage et le jupon
les feuilles et les fleurs
des champs de maïs.

Tu ne peux savoir
le plaisir qu’elle me donne
quand elle ceint ma taille,
ni le frémissement
ressenti dans le dos
au toucher de la dentelle
que recueillent
les fils de laine
en pompons.

Et tu n’as pas vu mes souliers :
petits étuis de satin
qui couvrent
mes pieds menus et agiles
comme ceux des femmes tropicales…

Ma tête est la nuit ;
sur elle, comme des étoiles
scintillent
les parures lumineuses
contre le noir de jais de mes tresses,
qu’assujettissent
doublées sur la nuque
les peignes dorés.
Et contre les oreilles,
comme deux roses blanches,
les broches
ornent le visage
tandis qu’enlacent le cou
les rosaires de perles
ou le collier
d’écus ciselés de couronnes
des temps passés…,
quand l’or
coulait à flots
dans les colonies
pleines de légendes…
Laisse-moi porter
ma belle pollera
et te chanter
un air
là-bas dans la ronde
où l’on entend
le bal
et la chanson expressive
qui rappelle
dans ses harmonies rythmiques
les Indiens bronzés de ma terre ;
et tandis que les métisses accompagnent mon chant
de leurs chœurs et battements de mains,
j’irai
avec le plus fringant
au centre de la ronde
pour danser
la danse la plus émouvante
de ma petite patrie ;
et au rythme cadencé
des airs nationaux
de cette chère terre isthmique,
tandis que mes pieds
formeront mille filigranes,
ma pollera
s’ouvrira comme deux ailes
pour acquitter avec élégance
la pluie de chapeaux et de pièces de monnaie.

Ne me demande pas
de changer d’habit
pour la soie et la gaze.
Aucune Panaméenne
ne remplacerait
sa pollera pour rien au monde.

*

Fleur symbolique (Flor simbólica) par Ana Isabel Illueca

À l’orchidée du Saint-Esprit, « fleur nationale ».

Es-tu fleur ou un oiseau
qui, dans l’ombreuse frondaison,
avec des rayons de lune
et l’écume de la mer
construisit si fantastique
et pure allégorie
pour couver les rêves
dans un nid sans pareil ?

Es-tu fleur ou bien oiseau… ?
Te nourris-tu de fruits
ou les sucs de la terre
courent-ils dans tes vaisseaux ?
Embaumes-tu les fourrés
ou chantes-tu dans les arbres ?
Te pares-tu de pétales
ou de suaves plumes… ?

Fleur magicienne de mes forêts,
au milieu de la verte ramée,
cachée dans les bois
sombres et tropicaux,
tu surgis à la vie
avec des clartés de ciel coloré,
des blancheurs d’écume
et des parfums de feuilles…

Une auréole de lumières
diaphanes et brillantes,
comme la nacre que recèlent
nos mers limpides,
forme ton albe corolle
où se niche la gracile
colombe de l’Esprit
Saint aux ailes fragiles.

Fleur symbolique, tu es
sur les autels sacrés
de ma chère patrie
l’aimante émissaire
qui porte jusqu’à notre sol
des messages célestes…
C’est seulement ici que tu fleuris,
comme un juste hommage
à cette terre qui sait
accomplir de grands desseins.

Entre toutes l’Isthme
te proclame souveraine,
capable de nous abriter
de tes ailes nivéales,
comme le font les indomptables
et gigantesques masses liquides
qui de leur chanson de vagues
bercent nos plages.

Fleur du Saint-Esprit,
orchidée immaculée,
depuis les vierges bosquets
couvrant les montagnes,
continue de nous prodiguer
tes corolles de nacre,
où s’est nichée
cette blanche colombe
qui couve les aspirations
de notre bien-aimée patrie.

*

Jacinto le charpentier (Jacinto, el carpintero) par Demetrio Herrera Sevillano

Le soir tête basse.
Le vent, qui tant voyage,
s’arrête et se repose.
Sur le trottoir les uns vont,
sur le trottoir d’autres viennent.

Parmi ce mouvement continuel,
ce tourbillon quotidien,
Jacinto le charpentier
s’en revient du travail.
L’heure de l’angélus lui pèse
et sa fatigue lui pèse.

Sale et montrant sur son visage
les châtiments du soleil furieux,
Jacinto Tejada marche,
en sueur, pensif,
et soudain s’arrête.

C’est une jolie poupée
qui attire son attention,
prisonnière dans une vitrine.
Il voit qu’elle voudrait
se libérer de si perfide réclusion ;
qu’elle lui adresse un sourire,
que ce sourire l’implore.

Horrible araignée frémissante,
la main rude et calleuse
de l’ouvrier s’enfonça
dans la poche de son pantalon.
Il veut délivrer la princesse…
Il veut réveiller la paisible
enfant de son cœur.

« Seule dans la chambre obscure
où l’a jetée la pauvreté,
elle ne vivra plus dans les larmes,
elle ne s’étonnera plus de mon absence,
car la poupée lui servira
de consolation et d’amie. »

(C’est ce que Tejada susurrait
à l’oreille de son cœur.)

Et, parce qu’il était sincère, comme s’il craignait
de voir fuir de la vitrine
le jouet si convoité,
cette souriante illusion,
prompt, diligent, ipso facto
il rassembla en souriant
le produit de son travail.

(Les pauvres ont le bonheur
de rêver,
de même que le malheur
de ne pouvoir réaliser
ce dont bienheureux ils rêvent.)

Quel frappant exemple
offre en l’occurrence Jacinto,
car son salaire, ô surprise ! n’était pas suffisant
pour acheter la poupée.

Glaciale désillusion
attristant même les pierres.
Et comme celui qui se convainc
de quelque chose qu’il ne pouvait croire,
il ne cessait de remuer
sa tête tourmentée.

C’était un long va-et-vient.
C’était le pendule fatigué
de l’horloge de la tristesse.

ii

Combien de fois Jacinto
n’avait-il entendu ses camarades parler
de l’injuste exploitation
dont sont victimes les ouvriers… !
Mais, soumis, incertain,
c’est à peine si cela pouvait
lui donner un tiède courage dans la rue.

Indolence
qui mourut ce soir-là.
Il pensa à son énorme charge de travail
et au salaire
avec lequel on le maternait.
Cela ne pouvait même pas payer
une poupée de quelques sous !

En cet instant opportun
et d’une douleur inouïe,
l’ouvrier vit – enfin ! –
la tête échevelée, repoussante
de l’injustice.

C’était l’aveugle qui tout à coup,
devant un axiome inappréciable,
recouvre la vue.

Jacinto poursuivit son chemin
dans la nuit
qui commençait à se répandre sur la ville,
comme elle a coutume de le faire.

Il marchait plongé
dans une torpeur humiliée.
Il marchait en songeant
qu’il n’avait pas assez d’argent
pour acheter la poupée.

Pauvre ouvrier charpentier !
Mille fois je le vis s’arrêter,
mille fois se retourner…

Tous ses regards allaient
vers la belle vitrine
où restait le jouet.

*

Chambres (Cuartos) par Demetrio Herrera Sevillano

À Pedro Méndez Miró

Abruties
de chaleur et de nuit,
des chambres passent.
……….Des chambres…
……….Des chambres…
Chambres de pauvres gens
aux enfants pieds nus.
Chambres où n’entre pas le soleil
car le soleil est aristocratique.

Des femmes à moitié nues
font la lessive sur le patio,
et l’âtre est indiqué par
un silence
…………quadrilatéral.
Chambres où insensée survient
la toux, sifflement funéraire.
Chambres aux visages sales,
aux expositions de guenilles.

La malade paraît et appelle…,
La malade paraît et appelle
le vent qui l’ignore.
Il presse le vestibule obscur,
gifle la citerne.

Et
abruties
……….de chaleur et de nuit,
des chambres passent.
……….Des chambres…
……….Des chambres…
Chambres de pauvres gens
aux enfants pieds nus.
Chambres où n’entre pas le soleil
car le soleil est aristocratique.

*

Tu dis toujours oui (Tú siempre dices que sí) par Demetrio Herrera Sevillano

Mon compatriote,
Panaméen,
tu dis toujours oui.
Mais pas pour la lutte.
Pas pour protester
lorsqu’on t’offense.

Mon compatriote,
Panaméen,
tu réponds toujours oui.

Quand ils te paient un peso par jour,
Oui, oui, oui.
Quand un tyran te gouverne,
Oui, oui, oui.

Mon compatriote,
Panaméen,
tu réponds toujours oui.

Apprends à dire non,
apprends à dire non
à ce pour quoi tu dis oui.

Mais non, tu dis non
quand tu devrais dire oui.
Et comme tu dis oui au lieu de non
et non quand tu devrais dire oui,
ton oui devient non
et ton non, oui.

De grâce !
Que l’on ne dise pas
que tu n’as pas de conscience.
Non, non, non !
Ni que tu ne sais que dire oui
alors que tu devrais dire non.
Ni que les outrages te font plaisir.
Non, non, non !
Ou l’errance dans la misère…

Mais non, tu dis non
quand tu devrais dire oui.
Et comme tu dis oui au lieu de non
et non quand tu devrais dire oui,
ton oui devient non
et ton non, oui.

Tu réponds toujours oui,
mon compatriote,
Panaméen,
tu réponds toujours oui.
Mais pas pour la lutte.
Et encore moins pour offenser
lorsqu’on t’offense,
mon compatriote,
Panaméen,
tu réponds toujours oui.

*

Je suis avec toi, Fidel (Estoy con tigo, Fidel) par Changmarín

À Cuba la canne à sucre chantait
au pied du tabac en fleur,
et Martí, ce champion
assassiné sur ordre de l’Espagne,
par une étincelle dans la forêt
de son peuple, timonier,
déclencha un implacable feu
destructeur de la tyrannie…
C’est pourquoi je dis aujourd’hui :
Je suis avec toi, Fidel.

Enfin la terre sauvée
a fleuri le long des chemins,
et dans Cuba les paysans
ont recouvré leur terre aimée.
La classe ouvrière sauvée
par le fusil et le burin
s’est emparée du miel
que le passé lui refusait.
C’est pourquoi je dis :
Je suis avec toi, Fidel.

Que pleure le traître sur son échec,
que le propriétaire terrien s’afflige,
que l’indécent millionnaire
morde la poussière à chaque pas.
Même si l’ingénu tombe dans les liens
de la propagande impie
et même si le cruel impérialisme
déchaîne la répression,
je te le dis de tout mon cœur :
Je suis avec toi, Fidel.

L’espoir du monde est en ce jour illuminé
d’une lumière cubaine
et un profond ressentiment
brise les chaînes.
Dans Panama la brune,
le peuple monte sur son cheval
et le sang de l’œillet
se répand sur l’isthme…
À bas l’impérialisme,
je suis avec toi, Fidel.

*

Dizains à la classe ouvrière (Décima a la clase obrera) par Changmarín

La classe ouvrière est la source
de tout pouvoir et toute gloire.
Par sa lutte permanente
elle a transformé l’histoire.
Sur chaque chose
est marqué son effort
et de ce fait l’univers
avance comme un torrent…
En ces vers je chante
sa raison immortelle.

L’action des sombres usines
meut ses mains
qui travaillent jour et nuit
pour assainir la production,
qui va du pain au charbon,
au plant de banane,
à la maison, à la route,
au pont, au treuil, au ciment…
Elle fait usage de son talent
et c’est pourquoi elle marche en tête.

Elle pèse sur le volant du bus
ici dans la ville,
transforme la réalité
du taudis en manoir.
Elle a cette disposition
à produire la richesse
bien qu’elle vive dans la pauvreté
car sa valeur lui est volée
par l’exploiteur
qui augmente ainsi sa grandeur.

C’est la classe ouvrière qui lutte
à Puerto Armuelles,
dans la Zone du canal,
pour un nouveau Panama.
Et sa force s’imposera
pour changer le destin
de la patrie, qui a convenu
de renouveler ses structures…
La lutte sera dure
mais la voie sera ouverte.

*

Dame plus-value (La señora plusvalía) par Changmarín

Si tu es un psalmiste économique,
dis-moi ce qu’est la plus-value,
son concept et sa théorie,
sans discours astronomique.
Peut-être trouveras-tu comique
cette façon de parler ;
ou le fait que j’improvise
sur des thèmes si matériels ;
mais ce sont des termes d’actualité
qu’il te faut savoir employer.

Si la journée tu travailles le bois
qui rend vingt pesos
et le patron te donne pour cela
deux pesos, à son accoutumée,
en retirant du total
les coûts du matériel,
les impôts, l’ensemble des frais,
il lui reste un surplus ;
c’est la source
de sa richesse.

Le travail accompli
mais non rémunéré
que ton patron bandit
s’approprie gratuitement
et légalement
dans ce système cruel,
c’est la réponse à ma question :
Dame plus-value,
comme il est écrit dans le journal.

Et quand tu ajoutes à ce compte fatal,
à ton cas particulier celui d’un million
d’autres ouvriers de la nation,
tu vois la cause totale
qui produit le capital
chaque nuit, chaque jour,
et pourquoi l’oligarchie
ne veut pas que tu t’éveilles,
car tu seras plus fort
si tu sais ce qu’est la plus-value.

*

Qu’ils partent du canal (Que se vayan del canal) par Changmarín

Note. Le 9 janvier 1964, « jour des martyrs », un mouvement populaire réclamant la rétrocession de la Zone du canal au Panama subit un assaut de l’armée nord-américaine, tuant vingt-deux personnes, dont le nom est inscrit sur le Monument des martyrs à Colón.

Souviens-toi du neuf janvier,
ma patrie, quand ton drapeau
fut violé par la bête
ici-même, sous ton propre toit.
Ascanio, le premier martyr,
sur sa terre natale,
comme une fleur du printemps
fauchée par la tempête,
tomba dans la nuit violente…
QU’ILS PARTENT DU CANAL.

Armé seulement de sang et de poitrines,
le peuple gravissait
le nuage rouge
surgissant de son droit.
La pierre par intervalles
brisait la nuit fatale
et l’exemple immortel
de Victoriano Lorenzo
resplendissait dans l’Ancón immense.
QU’ILS PARTENT DU CANAL.

Le monde apprit cette nuit-là
que le Panama se défendait,
le sang colorait la mer
de patriotisme profond.
Et le yankee, pirate immonde,
dans sa folie mortelle
ruait au milieu de l’agonie
de son système inhumain
en entendant crier le monde fraternellement :
QU’ILS PARTENT DU CANAL.

Montons la garde, et en avant.
Vingt morts, ne l’oublie pas,
car si tu te divises
le géant te fusillera.
Que toute la patrie chante
l’expédition magistrale
de la lutte inégale
de cette nuit de janvier,
et que le peuple tout entier crie :
QU’ILS PARTENT DU CANAL.

*

Élégie sur la mort de Laïka (Elegía en la muerte de Laika) par Changmarín (1957)

Dédiée à l’astronome Napoléon Arce.

Plus haut que l’air
ton soupir et ton pouls
ouvraient le chenal
violet de l’abîme.
Les vastes plantes grimpantes de l’espace
faisaient éclore leurs orchidées sidérales.

Toi, là-bas, supersonique,
tournant et tournant.
Ton petit museau de rose,
ta voix de neige,
ton cœur dense de crépuscules…

Ma Laïka !
Laïka de tous !
Laïka interplanétaire !

Jamais ne monta si haut
la vieille camarde
avec sa faux cosmique,
pour trancher ton cri.

Pendant que la lune nouvelle,
surprise et nue,
saluait ton carrosse
d’étoile jamais vue,
moi, sous le ciel nocturne,
je pressentais les palpitations de ton cœur
et dessinais des itinéraires
pour de possibles voyages.

Sur Mars,
les frondaisons
ont gardé
ton message.
Les constellations
ont répandu la nouvelle.
Et même la bleue Andromède
regardait ton battement d’ailes.

L’homme est en train de faire quelque chose,
commentait l’Univers
en scrutant la terre
de ses millions d’yeux.

Et toi, douce petite chienne
de dentelle sibérienne,
dans ta niche de science
écrivant l’histoire,
balayant des météores
pour le passage des hommes,
tu tournais et tournais…
Là-bas, là-haut, tu es morte,
mais tu vis dans mon âme,
et dans tous les cœurs
est gravé ton nom.

*

Le vieil arbre (El árbol viejo) par José Franco

Le vieil arbre blessé, au printemps…
Te souviens-tu, Magdalena ?
Il est mort.
Arc-en-ciel à l’épine douce-amère.
Ténu soleil de vacances,
feuille de miel nue. Un abri bleu
était son ombre creuse… !
Ses bras sont tombés comme deux ailes mortes… !
…(Tiède palpitation d’étoile dans le matin,
…qu’as-tu fait de sa peau matutinale,
…ô chanson de l’aube ?)
Octobre. Céleste octobre. Sa branche est froide et pend.
Il garde derrière sa colline mon chant végétal.
Vieil arbre. Soif de toi et de mon peuple.
Repose en paix.

*

Chansonnette de l’Indien (Cancioncilla del indio) par José Franco

Je t’adresse mon chant.
Son de métal et de soleil tranché.
Racine sauvage blessée par la pierre,
où le sang coupe, comme la lumière une vitre,
et où le végétal est chant.

En toi est l’eau des humbles mares.
Le froid des vagues. Le naufrage
des Basques assoiffés…
et la cendre des hommes d’Espagne.

*

Chant au quartier du Marañón (Canto al barrio del Marañón) par Álvaro Menéndez Franco

Ô vastitude effrayante de croix noires !
calcinées par le temps, la fatigue et la distance.
Je te salue debout, sur le gros orteil de ton pied gauche
et te parle, fondamentalement, comme un poète ingénu.

Quartier du Marañón,
moulin de canne à sucre de clous et de bois,
où le pauvre est canne à sucre
que tu mouds et mouds encore
à en faire de la tuberculose…

Monstre de vieilles planches, plein de recoins,
de patios sales et de maigres escaliers,
aux rues moribondes et aux murs fiévreux,
tu es une auberge où vit le pauvre,
l’espoir malade, la haine dans les pupilles.

Quartier du Marañón,
où le gros est maigre
en comparaison ;
où jouent, sales, avec des visages d’adultère
et des corps miniatures,
des enfants blancs, noirs, gris, jaunes et rouges,
et où l’homme dès l’âge de neuf ans étreint.

Quand on leur donne un réal tes distributeurs automatiques aboient
avec des dents importées et le peuple s’enivre
en criant dans les bars, les lundis, mardis et samedis,
mercredis, vendredis, dimanches et jeudis.

Quartier du Marañón,
je te connais comme ma poche,
tu as inspiré des poètes et des peintres ;
en toi s’est produite par intermittence
la lutte pour les loyers2.
Quartier du Marañón,
parfois tu me fais de la peine,
quand je vois ton ventre énorme
rempli de misère, de sanglots et de douleur.

2 Lutte pour les loyers (lucha inquilinaria) : Cette grève des loyers par les travailleurs panaméens n’était pas une petite affaire puisqu’il arriva au gouvernement de demander à l’armée nord-américaine présente dans la Zone du canal de la réprimer par la force, dans les années 1920.

*

Souveraine présence de la patrie (Soberana presencia de la patria) par Diana Morán

Note. Sur la date du 9 janvier au Panama, voir la note d’introduction au poème Qu’ils partent du canal. Les prénoms que cite la poétesse sont ceux de martyrs inscrits sur le Monument des martyrs.

C’est le mois de janvier dans les rues où roulent les cris,
neuf ou dix dans la chair, dans la supplique radiale
d’un ruisseau rouge pour souder les nerfs,
c’est la date d’un peuple ayant trouvé son chemin.
Écoutez mes paroles,
avec une braise de haine
dans le doux oiseau qui habitait mon sein,
bien que la barbe de Walt Whitman parle
de familles d’herbe et de morale de pommiers.
La patrie s’est mise en marche, comme elle l’a toujours fait,
avec sa chemise blanche
et la cravate bleue de l’adolescence,
avec le civisme juvénile de son pas
et le bataillon fertile de ses artères,
pour arborer le vol là où furent coupées
les ailes tricolores de ses emblèmes.
Écoutez mes paroles,
avec la chapelle ardente de la plus ancienne rancœur :
Ma patrie, amphore d’amour en toute langue,
qui offre son eau bonne au voyageur
a vécu soixante calendriers
sans droit au fruit, à l’arbre de son jardin,
pillée la bonté de sa ceinture.
Écoutez mes paroles :
sur chaque partie de mon corps il y a une douleur d’immortelles
pour raconter au monde la parabole du bon voisin
qui écrasa la lumière nouvelle-née.
Petite enfant de paix,
tu demandas le fruit, le jardin, la hampe de ton nom
et le mur… le mur blanc… le mur blond
– sa lettre fraternelle… Punta del Este –
décousit ton essence, déborda son cours,
à la belle étoile humide des gaz lacrymogènes
tu gémissais, Panama, comme un champ de maïs dans les flammes.
Qui me demande des rideaux
pour bleuir la peau brûlée de ces tempes
qui jamais ne pensèrent à jeter un jasmin sur les hirondelles ?
Qui réclame la syllabe ultime d’un petit agneau
pour tenter une poignée de mains
ici, où l’hôpital restait sans pansements
pour couvrir la fuite de coquelicots ?
Qui, qui ose prier :
Oncle Sam, Père Noël, Corps de la Paix
– Arche des Alliances, Consolation de l’Affligé –
le cœur percé d’aiguilles
cicatrise en confettis verts.
Qui demande que je souffre, que nous souffrions tous d’amnésie,
que nous donnions trois médailles à Fleming
et que nous dansions notre danse populaire avec Bogart
pour l’amitié du requin
et l’hameçon dans les sardines ?
Non ! Le soleil ne se lève pas pour vous,
usuriers de l’air.
Ce déguisement d’agneau, frère loup,
ne trompe plus la candeur des violettes.
À présent de quel nom baptiseras-tu cette manœuvre ?
Jeux de pêche au canard ?
Opération amicale dans la Canal Zone ?
Pilules Johnson pour le sous-développement ?
Ces bras qui cherchent une forme de fille,
une palpitation d’amant, un front sur les livres,
ce n’est pas un film pour soldats morphinomanes.
Le veuvage de ces chambres ne se vend pas en coca-cola.
Le salpêtre échappé de la blessure sans sommeil
n’est pas un commerce de chewing-gum ou de chaussures.
Ce neuf janvier n’est pas une cire de musée,
n’est pas une monnaie d’échange
ni n’a la signature de Bunau-Varilla3.
Il faut que je crie,
– Ô gorge enflammée de mes morts –
il faut que je crie
avec votre pollen d’incendie
aux quatre vents
où l’UPI4 a lâché ses vampires.
Quelle parole,
quelle parole, aussi grossière soit-elle,
ne devient pas fleur quand il s’agit de cracher sur une face
de buffle en conserve ?
Quel adjectif ne devient pas ange pour te dépeindre en vautour,
si pour chaque colombe que la main t’offre
tu assassines la main, le sel et la colombe ?
Il n’y a pas de lac, de frontière, d’aisselle qui ne soit marqué
du tatouage de tes dents rongeuses d’astres.
Damnés d’hier ! Assassins d’aujourd’hui !
Hérodes de toujours !
Les os de Chapultepec…
Les os d’Atitlán…
Les os d’Hiroshima…
La chair, les os de ma patrie
moulus par des carillons de mitraille.
Mon ciel violé, comme une enfant aveugle,
l’innocence torturée de son pubis,
les veines arrachées de sa jeune maison,
les enfants effeuillés, lys desséchés,
la dernière strophe de l’Hymne au Drapeau
dans le froid rossignol du regard
et les sanglots, les sanglots maternels
– Ô vase ardent –
sanglant mémorial de lèvre à lèvre.
Il faut que je crie :
Mes morts sont de vivantes semences,
cercueils qui alimentent l’espoir
du rythme ascendant de la lutte.
Dans les cavités de Rosa éclosent les épines,
sur le dos d’Ascanio s’arment les légions,
les fémurs d’Alberto, Teófilo et Rogelio
sont des hampes invincibles de nouveau sur le mur.
Les yeux de Ricardo, les lèvres de Rodolfo,
les cellules de Victor, les doigts de Carlos,
les jambes mordues, leurs nœuds violets,
sont devenus substances nationales, patrimoine.
Le sang des hommes, histoire vivante,
sève qui de la mort se crée
souveraine présence de la patrie.
Le moineau trituré sur la langue d’un héros
fertilise le repos de son givre
et son clairon de conscience fait son nid dans la marche.
Écoutez mes paroles, aujourd’hui neuf janvier,
vous les dévoreurs de lunes de ce monde,
vous qui assassinez les doigts semeurs d’oliviers :
Du fils criblé de balles bourgeonnent une multitude de fils,
de l’ouvrier dans la poussière reviennent mille ouvriers,
de la semence immolée germe tout berceau.
Les tombeaux parlent ! Les croix se déclouent !
De la chaux du peuple renaît le peuple !
Et toi, petite patrie, géante de cette date,
sculptée dans la roche de tes morts
pour naître définitivement,
tu ouvriras tes ailes agressées
dans le douloureux coffre de tes poissons.
Jusqu’au dernier enfant en présage de miels
donnera l’offrande sa palpitation d’aurore
pour le libre héritage de ses étoiles.
Aujourd’hui ! Demain ! Toujours !

3 Bunau-Varilla : Philippe Bunau-Varilla, ingénieur français de la Compagnie du canal de Panama, fut délégué à la vente du canal aux Nord-Américains.

4 UPI : United Press International.

*

Ma bonne mère, bois de cheminée (Mi buena madre, madera de inviernos) par Diana Morán

Ma mère voulait
voir dans les pages de la chronique sociale
la photo de sa fille
parmi les dames grises
ou au club des épouses des mauvais messieurs de la classe bien
pendant un cocktail
ou faisant donation de Cadillacs pour les kermesses de la Croix-Rouge.
Ma vieille, je peux vous l’assurer,
vécut l’angoisse de se couvrir lentement de rides
devant l’œil oscillant d’une bougie
en cousant des cravates à dix centavos la douzaine.
Elle se maintint hors de la misère
et en quotidiennes noces de Cana
mettait du riz et du pain sur la table.
Percluse de rhumatismes et les cheveux blancs de n’être pas encore et de devenir vieille
elle sut et sait ce qu’est aller par les rues
la peur attachée aux chaussures
avec une pancarte et un cri de faim.
Mais ma mère, quille saumâtre rongée par les sables, voulait
que le cri et la pancarte prissent fin dans son tremblement de vieille ;
et elle se fit une fille Mandrake
qui par la formule d’une baguette magique
sortirait des lapins, des tournesols et des colombes d’encens
des hommes brisés et des enfants orphelins.
Ma mère voulait une fille de la lune
qui joue à la toupie avec une étoile.
Elle voulait, ma mère, une fille mannequin de vitrine
qui serve le thé avec des biscuits anglais.
Bienvenue, docteur !
Bonsoir5.
Honey, une autre tasse de thé.
Le monde est une douce violette moirée.
Maquillage revlon !
Des cigarettes, chérie, nous donnerons une layette pour Noël,
Le Panama est officiellement ton tailleur Dior.
Ma mère le voulait mais moi je ne pouvais pas
me mettre en bouteille dans son anis ni son genièvre.
Ma mère le voulait mais mes jambes traînaient
ces quatre pattes souffrantes
de village ferrées comme des bœufs.
Ma mère le voulait
mais dans mes cordes vocales
en ré et sol
à temps
et contretemps
la douleur éclatait sonore
et c’était ma douleur
mais aussi sa douleur
et une douleur étrangère.
Ma mère
qui
porte
sous
le bras
son oreiller d’herbes
arracha
les cloches bleues
les oiseaux d’alcool
et le tapis magique de ses verres de lunettes.
De la boîte à musique
et des camphres
elle sortit
une fille de papier rose
et avec l’œil oscillant d’une bougie
en fit un troupeau de fumée
en lente pérégrination.
Ma vieille, bois pourri de chauffage
avec le voyage prêt
et son oreiller d’herbes
agile,
vaillante comme une consigne,
arrose clandestinement des volants de feu.

5 En français dans le texte.

*

Torre de la Revolución, Tour de la Révolution, à l’architecture hélicoïdale, 243 mètres, Panama Ciudad; renommée “F&F Tower” par les impérialistes.