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Aux Enfers et autres poèmes de Cruz e Sousa
Le poète afro-brésilien João da Cruz e Sousa (1861-1898) naquit au Brésil de parents esclaves et lui-même de cette condition. Son maître, officier de l’armée brésilienne, affranchit tous ses esclaves en 1865 au moment de partir pour la guerre de la Triple-Alliance du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay contre le Paraguay (1864-1870). (Cette guerre laissa le Paraguay entièrement dévasté, le pays ayant perdu entre la moitié et les deux tiers de sa population. Selon l’historiographie, les atrocités furent particulièrement nombreuses quand le commandement militaire de la Triple-Alliance passa en 1869 au comte d’Eu, petit-fils de Louis-Philippe Ier – roi de France de 1830 à 1848 – et gendre de l’empereur Pierre II du Brésil.)
Le jeune João, affranchi en même temps que ses parents, fut élevé par son ancien maître et l’épouse de celui-ci, couple sans enfants, comme leur propre fils. L’esclavage fut aboli au Brésil en 1888.
En tant que poète, Cruz e Sousa est considéré comme l’introducteur du symbolisme au Brésil. Le critique et sociologue français Roger Bastide le nomme comme un des trois meilleurs représentants du symbolisme dans le monde, aux côtés du Français Mallarmé et de l’Allemand Stefan George. Cruz e Sousa est mort de tuberculose à trente-six ans.
Les traductions du présent billet sont tirées de l’anthologie Melhores poemas de 1997 consacrée à Cruz e Sousa, publiée par la maison d’édition Global Editora.
Nous appelons l’attention des amateurs de Baudelaire sur le poème en prose « Aux Enfers » qui donne son titre au billet. C’est un vibrant hommage au poète des Fleurs du Mal, qualifié, entre autres figurations dont celle-ci n’est pas la moins originale, de « prophète musulman ». Il est également question de sa « saudade de Bédouin » ; à ce sujet, faisons remarquer que, s’il est toujours possible de traduire le mot portugais saudade par nostalgie, il est tout de même préférable, dans un texte d’apologie, de conserver le terme original, connu en français pour désigner un trait profond de l’âme lusophone, car c’est une manière pour le poète d’encenser l’adamastorique Baudelaire d’une résine nationale.

*
Boucliers
(Broquéis, 1893)
.
Antiphone (Antífona)
Ô Formes albes, blanches, Formes claires
de lunaisons, de neiges, de brumes !…
Ô Formes vagues, fluides, cristallines…
Encens des thuribules sur les autels…
Formes de l’Amour, à la pureté d’étoile,
de Vierges et de Saintes vaporeuses…
Éclats errants, humides fraîcheurs
et dolences de lys et de roses…
Indéfinissables musiques suprêmes,
harmonies de la Couleur et du Parfum…
Heures du Crépuscule, tremblantes, extrêmes,
Requiem du Soleil récapitulant la Douleur de la Lumière.
Visions, psaumes et cantiques sereins,
sourdines d’orgues flébiles, larmoyants…
Sommeils de venins voluptueux
subtils et suaves, morbides, rayonnants…
Infinis esprits épars,
ineffables, édéniques, aériens,
fécondez le Mystère de ces vers
par la flamme idéale de tous les mystères.
Que les diaphanéités les plus bleues du Rêve
resplendissent, s’élèvent dans la Strophe
et que les émotions, toutes les chastetés
de l’âme du Vers, dans les vers chantent.
Que le pollen d’or des astres les plus parfaits
enflamme et féconde la rime ardente et claire…
Que la perfection des albâtres brille
sonorement, lumineusement.
Forces originelles, essence, grâce
des chairs de femme, délicatesses…
Tout cet effluve qui sur des vagues passe
de l’Éther aux auréaux et roses courants…
Cristaux dilués aux clartés béatifiques,
Désirs, vibrations, aspirations, enthousiasmes,
victoires fauves, âcres triomphes,
les plus étranges frissonnements…
Fleurs noires de l’ennui et fleurs vagues
des amours vaines, tantaliennes, douloureuses…
Rougeoiements profonds de vieilles plaies
en sang, ouvertes, coulant à flots…
Tout ! vivant, nerveux, chaud et fort,
que tout dans les chimériques tourbillons du Rêve
passe en chantant devant le profil effrayant
et le tumulte cabalistique de la Mort…
*
Nonne (Monja)
Ô Lune, Lune triste, amarescente,
fantôme de blancheurs vaporeuses,
ta neigeuse lumière macérée
fane et glace les roses.
Sur les plaines fleuries et ondoyantes
dont les ramures brillent, phosphorées,
des ombres angéliques, enneigées passent,
Lune, Nonne à la cellule constellée.
Des philtres dormants offrent aux étangs immobiles,
à la mer, à la campagne les rêves les plus secrets,
planant dans les airs, noctambuliques…
Alors, ô Nonne blanche des espaces,
on dirait que tu m’ouvre les bras,
froide, à genoux, tremblante, et priant…
*
Fiancée de l’Agonie (Noiva da Agonia)
Tremblante et seule, sortant d’un mausolée,
apparition des solitudes désolées,
ton visage a les tons froids et meurtris
de qui marche en dormant parmi les sépultures…
La tête haute dans la lumière, que ceignent
des cheveux aux reflets irisés,
entre des auréoles de clartés argentées
tu évoques un clair de lune pâlissant…
Tu n’es point cependant la Mort effrayante, horrible,
lugubre, sinistre, glacée, terrible,
qui gouverne les avalanches de l’Illusion…
Mais, ah ! tu es la Fiancée triste de l’Agonie,
dont les longs bras livides se sont ouverts
afin de m’enlacer pour l’éternité !
*
Fleur de la mer (Flor do mar)
Tu viens de l’origine de la mer, tu es née de la secrète,
de l’étrange mer écumeuse et froide
qui jette des nasses de rêves sur le vaisseau
et le laisse osciller sur les vagues, inquiet.
De la mer tu possèdes l’affection fascinatrice,
les latences nerveuses et la sombre
et sinistre apparence effrayante et sauvage
de la houle, l’aspect lugubre de tempêtes.
Dans un profond idéal de pourpres et de roses,
tu sors des eaux mucilagineuses
comme une lune des brouillards…
Tu as dans ta chair l’efflorescence des vignes,
et des aurores, de vierges musiques marines,
d’âcres arômes d’algues et de sargasses…
*
Acrobate de la douleur (Acrobata da dor)
Esclaffe-toi, ris d’un rire d’orage,
comme un gugusse dégingandé,
nerveux ; ris d’un rire absurde, enflé
d’ironie et de douleur violentes.
Du rire atroce, sanguinolent
agite les grelots et, convulsé,
saute, bouffon, saute, clown, secoué
par des râles de lente agonie…
Ils te bissent : jamais un bis ne se refuse !
Allons ! tends tes muscles, tends-les
dans ces macabres pirouettes d’albinos…
Et même si tu t’écroules au sol, frémissant,
étouffé par ton sang jaillissant et chaud,
ris ! cœur, le plus triste des paillasses.
*
Majesté déchue (Majestade caída)
Ce dieu cornu funambulesque
autour duquel rugissent les Puissances,
par son rire ingénu de bouffon de carnaval
rappelle le tonnerre retentissant, tétrique.
Le picaresque mime de l’ironie
ouvre la bouche et montre des dents jaunes,
de vertes gencives d’acide boue saumâtre
et semble un Satyre dantesque.
Mais nul ne relève les horribles colères,
les mépris, les sarcasmes impassibles
de cette étrange et farouche Majesté.
De l’effrayant dieu sinistre, atroce, funeste,
sénile qui, riant, désormais pleure
les Fiançailles en fleur de la Jeunesse !
*
Phares
(Farόis, 1900)
.
La fleur du Diable (A flor do Diabo)
Blanche et bourgeonnante comme un jasmin du Cap,
merveilleuse, un jour ressurgit
la Création fatale du Diable fauve,
l’élue du péché et de l’Harmonie.
Elle avait par-dessus tout un air funeste,
elle si radieuse, fabuleuse.
La légèreté de ses gestes
évoquait un serpent en colère.
Blanche, sortant des flammes rouges
de l’Enfer inquisitorial, languide et corrompu,
elle semblait, fleur d’insigne renommée,
la Voie lactée sur un océan de sang.
Ce fut dans un moment de nostalgie et d’ennui,
d’ennui profond et de singulière nostalgie,
que le Diable, dont les fautes étaient sans remède,
afin de former cette éminente majesté
façonna de la poussière chaude
des infinies plages de sable du Désir
cette languissante sirène des sirènes,
éveillée par la chaleur d’un baiser.
Sur des balcons oniriques ses palais
avaient des luxes étincelants.
D’éloquence plus solennelle que celle des Horaces,
elle vivait la vie des parfaits sorciers.
Sommeil et paresse, encore paresse et sommeil,
luxures de nabab et encore luxures,
moelleux sofas d’abandon languissant
entre d’étranges et pourpres floraisons.
Parfois, au clair de lune, dans les fleuves morts,
emmi la confuse ondulation des lacs algides
flottaient des diables aux cornes arquées,
aux silhouettes macabres et fugaces.
La lune imprimait des sensations inquiètes
aux avernaux paysages d’alentour
et quelques démons aux profils d’ascète
dormaient au clair de lune, d’un sommeil tépide…
Ce fut en des heures de rumination, éthérées,
de secrète et triste magie, quand
sur les lacs léthifères, sidéraux
flotte le cadavre de la lune…
Ce fut au cours de l’une de ces nuits taciturnes
que le vieux Diable, savant entre tous,
ses pouvoirs réveillés dans leurs cavernes,
son auguste rire flamboyant aux lèvres,
forma la fleur des exquis enchantements
et des essences extraordinaires et fines,
y semant des infinis oscillants
de vanités et grâces féminines.
Puis il lui donna la quintessence des parfums,
de sonores harpes d’âme, des extravagances,
une pureté nubile d’hostie, les seins,
toute la mélancolie des lointains…
Pour une plus grande perfection, une plus vive,
plus douce beauté et plus originale caresse,
il lui donna des nuances d’oiseau farouche
et une secrète auréole de méchanceté.
Mais aujourd’hui le Diable, sénile, fossile,
désillusionné par sa Création,
perdue l’ancienne ingénuité docile,
pleure des larmes nocturnes de Vaincu.
Comme du fond de vitraux, de fresques
de chapelles gothiques abandonnées,
il pleure et rêve à des mondes pittoresques,
dans la nostalgie des Régions Rêvées.
*
Cheveux (Cabelos)
Cheveux ! Que de sensations en les voyant !
cheveux noirs, d’une obscure splendeur,
où circule le fluide vague et triste
des brumeux, longs cauchemars…
Rêves, mystères, désirs, jalousies,
tout ce qui rappelle les méandres d’un fleuve
passe dans la nuit chaude, dans l’été
de nuit tropicale de tes cheveux ;
passe à travers tes cheveux chauds,
à travers la flamme des baisers incléments,
des dolences fatales, de la nostalgie…
Noire auréole, majestueuse, ondoyante,
âme des ténèbres, dense et parfumée,
languissante Nuit de la mélancolie !
*
Derniers sonnets
(Últimos sonetos, posthume)
.
Vin noir (Vinho negro)
Le vin noir de l’immortel péché
a empoisonné nos veines humaines
comme les fascinations de sombres sirènes
d’un enfer sinistre et parfumé.
Le sang chante, soleil émerveillé
de notre corps, en vagues nombreuses, pleines,
comme s’il voulait briser ces chaînes
dans lesquelles la chair le tient prisonnier.
Et le sang appelle le vin noir et chaud
du péché mortel, impénitent,
le vin noir du péché fiévreux.
Et tout par ce vin devient meilleur,
acquiert autre grâce, forme et proportion,
une beauté grave de secrète magnificence.
*
Condamnation fatale (Condenação fatal)
Ô monde, l’exil des exils,
monceau de fèces putréfié,
où l’être le plus noble et scrupuleux
doit entrer dans les conciles des êtres vils ;
Où en pâles idylles d’âmes
le parfum languide le plus ingrat
meurtrit tout et est triste comme le toucher
d’un aveugle levant en vain les cils.
Monde de peste, de furie sanglante
et de lépreuses fleurs de luxure,
de fleurs noires, infernales, effrayantes ;
Oh ! comme sont laides, sinistrement,
tes apparences de bête sauvage, tes mouvements
panthérins, ô Monde, qui ne rêves pas !
*
Ainsi soit-il ! (Assim seja!)
Ferme les yeux et meurs sans trouble !
Meurs dans la sérénité du Devoir accompli !
Que ton Sentir latent n’exhale point
le plus léger ni le moindre soupir.
Meurs avec ton âme loyale, clairvoyante
errant dans le Verger fleuri de la foi
et ta Pensée tendue vers les cieux
comme un splendide glaive réfulgent.
Va, ouvrant tabernacle après tabernacle,
dans le temple imaginaire de ton Rêve,
à l’heure glaciale de la noire Mort immense…
Meurs en gardant ton Devoir ! Avec la confiance
de qui triomphe et sait qu’il repose
dans le dédain de toute Récompense !
*
Le dernier livre
(O livro derradeiro, posthume)
.
L’église (A ermida)
Où le calme et la paix existent,
sur la colline que recouvre un verger,
cette église, comme elle est pauvre,
cette église, comme elle est triste.
Ma muse, sans parler, entend,
devant la noble apparence du midi,
le vague, étrange et murmurant brimbalement
de cette église qui résiste au tonnerre,
aux sombres éclats de rire funèbres
des rudes hivers, des bourrasques,
de la tempête désolatrice, colossale.
De cette triste église blanchie
qui me semble être la vie elle-même,
abandonnée aux peines et illusions du sort.
*
Rêve éternel (Eterno sonho)
Quelle est donc cette femme ?
Je ne comprendrai pas.
Félix Arvers
Ndt. Le poème fait fond sur le célèbre sonnet de Félix Arvers que dans le milieu poétique on connaît sous le nom de « sonnet d’Arvers » (car c’est le seul poème de lui qui soit passé à la postérité). La citation, en français dans le texte original de Cruz e Sousa, est inexacte, le vers dans l’original d’Arvers, le dernier du sonnet, se lisant : « ‘Quelle est donc cette femme ?’ et ne comprendra pas. » Dans la mesure où Cruz e Sousa commence son poème comme une adaptation en portugais du sonnet d’Arvers avant de bifurquer, sans crier gare, vers une thématique raciale absente du poème original, il n’est pas exclu que la citation soit déformée à dessein. « Je ne comprendrai pas » pourrait alors exprimer la réaction de l’homme noir à la réponse de la femme blanche du sonnet de Cruz e Sousa. Tout cela reste conjectural. – Entre parenthèses, Cruz e Sousa avait épousé une femme noire.
Peut-être que, lisant mes vers,
elle ne comprendra pas quel amour y vibre
ni quelle nostalgie tragique, infinie
dans cet amour vit toujours.
Peut-être ne percevra-t-elle point
la passion qui bouleverse
mon âme dolente, affligée
que son sentiment consume.
Ou peut-être qu’en me lisant, avec pitié
et souriant, elle dira, non sans quelque amitié,
bonne, affectueuse et franche :
– Ah ! je sais bien ce qu’est ton sentiment attristé…
Et si dans mon âme sa pareille n’existe pas,
c’est que tu es de cette couleur et que je suis blanche !
*
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Évocations
(Evocações, 1897-1898)
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Douleur noire (Dor negra)
Et comme les éternels Déserts de sable sentirent la faim
et la soif de flageller et dévorer de leurs mille bouches brûlantes
toutes les races de la Malédiction et de l’Oubli infini,
ils se souvinrent symboliquement de l’Afrique !
Sanguinolente et noire, de laves et ténèbres, de tortures et de larmes, comme l’étendard mythique des Enfers, sous le signe du blason de feu et sous le signe du vautour de fer, quelle est cette existence que les pierres rejettent et pour laquelle les étoiles elles-mêmes pleurent en vain depuis des millénaires ?
Car les étoiles et les pierres, horriblement muettes, impassibles, sont sans doute devenues, au cours de milliers d’années, sensibles à ta Douleur inconcevable, Douleur qui pour être tant de Douleur a perdu la vue, l’entendement et l’être, a certainement reçu une autre sensation inconnue de la Douleur, comme un aveugle de naissance qui, dans un tel abîme de cécité, voit dans la Douleur une autre compréhension de la Douleur, voit, palpe, tâte un autre monde, d’une autre Douleur nouvelle, plus originale.
Ce qui chante le Requiem éternel et sanglote et hurle, crie et jette des éclats de rire bouffons et mortels dans ton sang, calice sinistre des calvaires de ton corps, c’est la Misère humaine, te couvrant de chaînes et appliquant le fer rouge contre ton ventre, t’écrasant avec le dur cothurne égoïste des Civilisations, au nom, faux et trompeur, d’une ridicule et délabrée liberté, et appliquant le fer rouge contre ta bouche et le fer rouge contre tes yeux, et dansant et sautillant macabrement sur l’argile boueuse des cimetières de ton Rêve.
Trois fois ensevelie, trois fois enterrée : dans l’espèce, dans la barbarie et dans le désert, dévorée par l’incendie du soleil comme par une lèpre tombée des étoiles, tu es l’âme noire des gémissements suprêmes, le nirvana noir, le fleuve large et effrayant de tous les silences désespérés, le fantôme gigantesque et nocturne de la Désolation, la monstrueuse cordillère des soupirs, momie des mortes momies, cristallisation de sphinx, enchaînée à la Race et au Monde pour souffrir sans pitié l’agonie d’une Douleur surhumaine, si vénéneuse et formidable qu’elle suffirait à noircir le soleil, fondu convulsivement et spasmodiquement avec la lune dans le terrible appariement des éclipses de la Mort, à l’heure où les étranges coursiers de la Destruction, de la Dévastation dans l’Infini galopent, galopent, colossaux, colossaux, colossaux…
*
Aux Enfers (No Inferno)
L’Imagination plongeant dans les rouges Royaumes féeriques et cabalistiques de Satan, où Voltaire fait sans doute briller sa mordante ironie comme un tropical et sanguin cactus ouvert, un jour je rencontrai Baudelaire, profond et livide, d’une claire, éblouissante beauté, laissant flotter sur ses nobles épaules les vagues fastueuses de sa chevelure intensément noire, que l’on eût crue une vivante passion flamboyant.
Cette tête triomphale, majestueuse, vertigée par des caprices d’omnipotence, entourée d’une auréole spirituelle et dressée dans une attitude d’envol vers les incoercibles régions de l’Inconnu, révélait pourtant une immense désolation, une térébrante apparence d’angoisse psychique évoquant les vagues infinis mystiques, les suprêmes tristesses décadentes des crépuscules opulents et contemplatifs…
Comme si la céleste immaculation, la candeur élyséenne d’un Saint et l’extravagante, absurde et inquisitoriale intuition d’un Démon dormaient depuis longtemps ensemble des sommeils magiques dans cette tête éminente.
Le visage blanc et languissant, rasé de près comme celui d’un Grec, détachait son calme sur la voluptueuse nuit de jais irroré, en vivant relief, puissant et spirituel entre les cheveux longs.
Dans les yeux dominateurs et interrogatifs pleins d’un ténébreux éclat magnétique planait une soif inextinguible, une expression miraculeuse, un inquiétant sentiment de Nomadisme éternel…
La bouche, lascive et violente, rebelle, entrouverte en spasme rêveur et halluciné, avait une rude expression dantesque de révolte et symbolisait le mouvement d’aspirer, avidement et impatiemment, d’intenses désirs épars et insatiables.
Il me semblait découvrir chez lui de grandes serres implacables et de grandes ailes de génie archangéliques le couvrant entièrement, ailes de condor, dans un grand manteau souverain.
Il était dans l’extraordinaire, luxuriant et luxurieux parc des Ombres de l’Enfer.
Dans l’air, avec une odeur résineuse, âcre de soufre flottait une bleuâtre ténuité de brume qui faisait un moment penser au Chaos primordial où, lentement, graduellement, se créèrent les couleurs et les formes…
Comme si une fluide et fine harmonie de vagues violons flottait occultement en rythmes diaboliques…
Des arbres élancés, très hauts, dans des promenades interminables et sombres paraissant des nécropoles, présentaient des troncs étranges aux apparences singulières, aux conformations inimaginables d’énormes torses humains, laissant pendre de fantastiques branches de cheveux défaits, ébouriffés, comme en une stertoreuse agonie et convulsion.
Sur ces longues promenades exotiques du parc fabuleux, des dieux hirsutes aux pattes caprines et à la tête hérissée et cornue se répandaient en rires âpres et jubilatoires, dans une danse macabre de gnomes cabriolant bizarrement.
De temps en temps, ses ailes fulgurantes, versicolores et puissantes bruissaient et jetaient des éclairs.
Baudelaire cependant, somptueux et constellé firmament de l’âme réfléchi dans des lacs glauques et tièdes où de fécondes, exquises végétations émergent comme somnambuliquement et nébuleusement, restait muet, immobile, rappelant par son fin profil délicatement ciselé la silhouette austère et hautaine, la parfaite grâce ailée d’un dieu de cristal et de bronze, – tranquillement debout, comme sur un pavois royal, dans la position élevée de qui va marcher sur les routes insignes des Desseins inouïs…
Connaissant les élans, les hallucinations de son audace, ses indomptables esthétismes, les tumultes idiosyncratiques de sa Fantaisie, je m’étais imaginé que je le trouverais emporté sans frein vers les convulsifs Infinis de l’Art par de puissants et insoumis destriers noirs.
Mais son attitude sereine, concentrée, isolée de tout témoignait de la méditation absorbante, fondamentale qui l’enfermait dans le Mystère transcendant.
Alors je lui murmurai, presque en secret :
– Charles, mon beau Charles voluptueux et mélancolique, mon Charles nonchalant†, brumeux verseau de spleen, prophète musulman de l’Ennui, ô Baudelaire désolé, nostalgique et délicat ! Où donc est cette rare, scrupuleuse psychose de son, de couleur, de parfum, de sensibilité, la fièvre sauvage de ces féroces et démoniaques cataclysmes mentaux, cette infinie et inexorable Névrose, cette souffrance spirituelle qui t’énervait et te dilacérait ? Où est-elle ? Les trésors d’or et de diamants, les pierreries et marqueteries du Gange, les pourpres et les étoiles des firmaments indiens que tu possédais en nabab, où sont-ils à présent ?
Ah ! si tu savais dans quels transports délicieux et terribles en même temps, ineffables, je goûte chacune de tes complexes, indéfinissables musiques ; les asiatiques et béatifiques arômes d’opium et de nard ; toute la myrrhe arabique, tout l’encens liturgique et narcotisant, tout l’or de trésor royal de tes Rêves magiques, magnificents et insatisfaits ; toute ta molle morbidité, les douces paresses aristocratiques et édéniques d’Archange déchu, ridé par l’antiquité de la Douleur mais inaccessible et puissant, plongé dans le profond chaos de la Pensée et dont l’Omniscience et l’Omnipotence divines font jaillir encore, précellemment, tous les Dogmes, tous les Châtiments et Pardons.
Oh ! quelles durables et acides saveurs je goûte dans le mauvais-œil féminin de tes volubilités mentales de bandoulier…
Cette âme aux Signes funestes, comme formée à l’intérieur de l’étourdissant et maraboutique soleil africain, avec toutes les exhalaisons flammivomes, toutes les barbaries des forêts, tout le vide inquiétant, désolant, inénarrable des déserts, s’assouplit, se vibratilise, acquiert des suavités paradisiaques de lys sidéraux, de ciel spiritualisé par les rouges cierges mortuaires des crépuscules…
La soif hallucinante me harcèle ; je suis tenaillé par le désir irrépressible de boire, d’engloutir gorgée après gorgée, avidement, le trouble Vin extravagant de larmes et de sang baignant de la sueur de l’agonie toutes les olympiennes et monstrueuses floraisons de ton Orgueil.
Ah ! si tu savais comme je sens et perçois intensément toutes tes aspirations lacérées, torturées, toutes tes absolues tristesses dormantes et majestueuses, ton grand et long sanglot, l’effondrement vertigineux de tes nuits lugubres, les fascinantes ondes fébriles et ambrosiaques de ton insane volupté, les élégances et miraculeuses apparences de ta Rébellion sacrée ; la fulminante ironie endolorie et gémissante qui évoque des mélancolies de glas térébrants de Requiem æternam roulant à travers un jour de soleil et d’azur, vibrant dans une tour blanche au bord de la mer… Comme j’écoute religieusement, avec onction, tes Prières larmoyantes, tes oraisons convulsées d’Amour ! Comme sont captivants, tentateurs et enivrants les parfumés falernes de ta sensibilité, les oubliés Royaumes embrumés et exotiques où ta Saudade évocatoire et clamoreuse imploramment et contemplativement chante, ondule et frémit avec lasciveté et nonchalance† ! Ta Saudade inviolable et millénaire, antique Reine détrônée, aventureuse et fameuse, errant dans les brumeux et vagues infinis du Passé comme à travers les lunes amarescentes et taciturnes du temps ! Ta lancinante Saudade de Bédouin, perdue, traversant des contrées endormies depuis des éons, isolées, lointaines, dans les brouillards de la Chimère où tes désirs agités et mélancoliques tumultuent dans une fièvre de mondes multiformes de germes en frissonnements sempiternels ; où sybaritiquement tes caresses nerveuses et félines dorment au soleil et se prélassent avec sensualité dans l’excitation vitale frénétique de se perpétuer avec les arômes chauds, les parfums forts qui, capiteux et aphrodisiaques, provoquent, attaquent, titillent et blessent d’extrême sensibilité tes narines frémissantes et caprines !
Ah ! comme je vois et sens suprêmement toute cette splendeur funambulesque et toutes ces magnificences sinistres de ton Pandémonium et de ton Te Deum !
Ô Baudelaire ! Ô Baudelaire ! Ô Baudelaire ! Auguste et ténébreux Vaincu ! Inoubliable Hidalgo de tant de rêves et impérissables élixirs ! Souverain Exilé de l’Orient et du Léthé ! Trois fois avec douleur appelé par les fanfares pleurantes et nostalgiques de mon Évocation ! À présent que tu es libre, purifié par la Mort des argiles pécheresses, je vois toujours ton Esprit errer, comme une véhémente sensation lumineuse, dans l’Alléluia réfulgent des Astres, dans la pompe et les flammes du Septentrion, peut-être rêvant encore, dans les extases passionnées du Rêve…
Et la singulière figure de Baudelaire, haute, blanche, fécondée dans les effloraisons vierges de l’Originalité, restait silencieuse, impassible, douloureusement perdue, éternisée dans les suprêmes Abstractions…
Et tandis qu’il s’immergeait ainsi dans l’Intangible céruléen, de vieux dieux caprins, de lubriques Diables tératologiques et putrescents, inarperçus de cette éminente silhouette satanique, pensive et sombre, dansaient, sautaient, croassant infernalement et formant dans l’air ardent, en vertiges de diabolisme, les plus curieux et symboliques hiéroglyphes avec la souplesse et la dislocation acrobatiques et magiques de leurs hirsutes corps élastiques…
Mais au milieu du parc mystérieux s’élevait un arbre étrange, plus haut et plus prodigieux que les autres, dont les fruits étaient des étoiles et dont les grandes et solitaires fleurs de sang, grandes fleurs acides et effrayantes, fleurs du Mal, ivres d’arômes tièdes et amers, de douleurs tristes et bouddhiques, d’intoxications, de dangereuses sécrétions, d’émanations fatales et fugitives, de fluides de mancenilles vénéneuses, laissaient couler languissamment de leurs pétales une huile flamboyante.
Et cette huile lumineuse et secrète, ruisselant abondamment dans ce merveilleux jardin des Enfers, formait les fleuves phosphorescents de l’Imagination où les âmes des méditatifs et des rêveurs, tantalisées d’ennui, ondulaient et voguaient insatiablement…
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† En français dans le texte.
Poésie révolutionnaire du Suriname
Je ne sais s’il existe au monde un pays plus étrange que le Suriname (capitale : Paramaribo). Pays à la population principalement noire, qui parle néerlandais, en Amérique du Sud. À quoi l’on peut ajouter que c’est le seul pays d’Amérique marqué par les cartographes de l’islam, en raison d’une proportion de Musulmans estimée entre 15 et 20 %, l’islam ayant été importé là par les travailleurs malais venus des Indes néerlandaises, l’actuelle Indonésie.
Ancienne colonie des Pays-Bas, comme quelques îles-confettis caribéennes, le pays, voisin de la Guyane française, n’est devenu indépendant qu’en 1975. Sa langue officielle est le néerlandais mais la population pratique aussi – surtout les Afro-Surinamiens – le sranan ou sranantongo, créole national. Plusieurs des poèmes qui suivent ont été écrits dans cette langue et je les ai traduits depuis une version en néerlandais.
L’histoire du pays depuis l’indépendance est marquée par un coup d’État en 1980 et une dictature militaire jusqu’en 1991. L’ex-dictateur Desi Bouterse fut reconduit à la tête du pays en 2010 à la suite d’élections libres (la population ne semblait donc pas trop lui en vouloir). Le régime militaire qu’il dirigea établit des relations avec Cuba, avant de s’en distancier au moment de l’intervention de l’armée nord-américaine à la Grenade (événement que je relate brièvement en introduction à la Poésie révolutionnaire de la Grenade ici). En tant que président démocratiquement élu, il conduisit une politique internationale « bolivarienne », cherchant l’appui des États qui suivent cette orientation. Le contexte posé, je ne voudrais pas que l’on comprenne le titre de ce billet, à savoir l’expression de poésie révolutionnaire, autrement que comme désignant une sensibilité révolutionnaire, car je n’ai pas vraiment cherché à savoir si l’engagement des uns et des autres reflétait bien ce qualificatif. Parmi les poètes que j’ai traduits, certains, comme Eddy Pinas et Trudi Guda, ont soutenu le coup d’État et le régime militaire, d’autres en ont été les victimes, comme Jozef Slagveer, qui fut éliminé physiquement, après avoir été, cependant, le porte-parole civil de la junte, c’est-à-dire qu’il en était devenu un dissident.
Les poèmes sont tirés de l’anthologie Spiegel van de Surinaamse Poëzie (Miroir de la poésie surinamienne) compilée et présentée par Michiel van Kempen (Meulenhoff Amsterdam, 1995).
Les poètes sont : Eugène Rellum (trois poèmes), Johanna Schouten-Elsenhout (2), Henri Frans de Ziel connu sous le nom de plume Trefossa (3), Kwame Dandillo (2), Shrinivási (1), Orlando Emanuels (2), Bernardo Ashetu (1), Michaël Slory (3), Rudi Kross (2), Eddy Pinas (1), Trudi Guda (3), Jozef Slagveer (2), Dorothee Wong Loi Sing (1) et André Pakosie (1). Sur ces vingt-sept poèmes, dix-huit ont été écrits en néerlandais, neuf en sranan.
*
Négritude (Negerschap) par Eugène Rellum
La négritude
est vanille en fleur
haut dans les arbres de la forêt ;
sur une vaste étendue
l’odeur s’en répand,
forçant chacun
à la chercher des yeux
autour de soi.
Elle m’enveloppe
dans des pensées chaudes, parfumées,
je lui trouve plus de saveur
qu’au plus riche banquet.
Elle m’est source
de fierté :
c’est mon drapeau,
mon poing,
mon soleil.
*
Franchissement (Doorbraak) par Eugène Rellum
Quand viendront les crues
les rivières gonfleront
comme les belles poitrines
des femmes de Kaiman-Kondre.
Alors mon bateau
enfin pourra se rendre là
où
les bancs de boue
ferment à présent tout accès.
Quand viendront les crues
j’espère voguer
sur la crête de la vague de tête
pour
accompagné du tambour apinti
porter le message
depuis longtemps murmuré
mais encore incompris.
*
La grenouille noire (De zwarte kikker) par Eugène Rellum
Il aimait être avec eux
dans la mare de boue ;
ils étaient gris sale,
il était noir ;
ils disaient :
pas de problème, aucun souci,
nous sommes tous
des grenouilles dans la boue.
Mais certains ne pouvaient
s’empêcher
de remplir l’air
toute la nuit,
et parfois tout le jour,
de leur chant de grenouille ainsi :
nikker…
nikkerrr…
krrr…1
1 Le chant des grenouilles est ici rendu par le mot nikker, anglicisme qui signifie nègre dans un sens péjoratif. Le mot désigne également, de manière plus ancienne, une sorte d’ondin, un esprit malfaisant des eaux.
*
Mon rêve (original en sranan : Mi tren, néerl. Mijn droom) par Johanna Shouten-Elsenhout
Entends ma voix
crier comme une mouette
derrière les rochers.
Mon cœur bat dans une angoisse mortelle.
Je cherche un endroit pour me cacher
où vive l’amour.
Je vole comme un oiseau de paradis
dans la tempête
au-dessus des hautes montagnes.
Les rapides de la rivière m’entendent appeler.
Mon corps tourne et vire de-ci de-là.
Seul le ciel voit
mon tourment.
Ô mon pays, mon buisson de roses,
mon nid !
Quand soudain la mort m’atteint
dans mon rêve.
*
Kodyo (original en sranan) par Johanna Schouten-Elsenhout
Je n’en peux plus,
terre-mère,
de ce que je vois.
Je ne veux plus
entendre d’histoires
qui me fendent le cœur.
Je n’en peux plus
de mes errances affamées
parmi l’abondance
qui n’a qu’une prière à donner :
Pardonne-moi,
mon Dieu,
les pauvres ne sont point voraces.
Je n’en peux plus,
Maisa2,
du poisson des pauvres au temps de l’esclavage
qui nage tous les jours dans mon sang.
Je n’en peux plus,
tambours apinti,
de danser cachée
pour ne pas perdre courage.
Je ne le fais plus.
Je veux vivre à la lumière du jour
en libre citoyenne.
Entendez-le ô gens
pour que
je puisse être moi-même.
2 Maisa : Terre-mère.
*
terre-mère (sranan : gronmama, néerl. : grondmoeder) par Trefossa
je ne suis pas moi
tant que mon sang
n’est par toi possédé
dans toutes les veines de mon corps.
je ne suis pas moi
tant que mes racines
ne descendent, poussent,
ma terre-mère, jusqu’à ton cœur.
je ne suis pas moi
tant qu’il ne m’est donné
de conserver, porter ton image
dans mon âme.
je ne suis pas moi
tant que je ne l’ai pas crié
de joie ou de peine
par ma voix.
*
Granaki (original sranan) par Trefossa
la rivière coule
au bord du débarcadère de mon cœur,
la nuit tombe
mais ce soir
les lampes brilleront.
sur mon ponton
les lanternes brilleront aussi
pour montrer
les coins pourris,
afin que les pieds suivent
les endroits secs.
Viendras-tu ce soir,
Granaki ?
car si tu ne viens pas,
à nouveau je devrai
marcher sur les pierres et les souches,
marcher et chercher
des ponts cachés
pour arriver jusqu’à
ton seuil.
*
indépendance (sranan : srefidensi, néerl. : zelfstandigheid) par Trefossa
connais-tu la force
des nombreux siècles
derrière toi
qui poussent tes descendants
vers les nombreux siècles
à venir ?
peuple,
toi qui lèches le miel des mensonges
au point que tes chromosomes eux-mêmes en sont pleins,
quel en sera le bénéfice
à la fin ?
après les mois
qui terminent l’année
d’autres commencent
qui tendront l’oreille
à l’appel de quelque chose de nouveau.
peuple,
lave-toi
avant qu’un nouveau serment sacré
passe tes lèvres.
peuple,
lave-toi
pour qu’une société nouvelle
remplisse la terre
– à craquer –
d’un avenir rouge.
*
L’Histoire se répète (titre en français dans l’original néerlandais) par Kwame Dandillo
Avec la peau du serpent sacré
tu as fait une ceinture
pour ton pantalon.
Avec le bois de mon kapokier
tu as fait une batte de base-ball
et tu m’as interdit
de servir mes dieux.
Tu as fait sauter mes montagnes saintes
à la dynamite
et au-dessus de mes lieux consacrés
tu as franchi le mur du son.
Et tu as donné mes dieux à des musées.
Oui, je t’ai laissé faire tout cela.
Mais à présent, avec le bois
de tes bancs d’église
je fais mon tambour et ses maillets.
Et du bronze fondu de tes cloches
je forge des fers pour ma sagaie.
Autour de tes autels dansent à présent mes chants de guerre.
Qu’ils osent un peu l’interdire !
Mon peuple appelle en kromanti le winti3.
Nous sommes libres de te rendre la pareille
ou… d’y renoncer par décence.
3 Kromanti et winti : Dans la religion afro-surinamienne du winti, où ce terme désigne l’esprit surnaturel, le kromanti est un langage rituel secret.
*
Paramaribo (original néerlandais) par Kwame Dandillo
Perdu je marche
le long de tes belles avenues
et vois les taudis
comme une série de trous
dans une dentition parfaitement blanche
Les gens déambulent en sueur
sous un soleil de plomb
et je me demande très étonné
pourquoi ils rient,
où trouvent-ils la force
de continuer
alors que la température grimpe
et que tout ce qui vit halète
Je sens un besoin de liberté
me prendre à la gorge
Pardonnez-moi si
dans mon désespoir j’en viens à penser
qu’œil pour œil dent pour dent
doit être la loi de tout pays
où des foules de pauvres paradent sans fin
entre les limousines
de leurs nouveaux maîtres
*
Deháti (original néerlandais ; le titre signifie « villageois » selon l’anthologie) par Shrinivási
Balayé
depuis la fange
et de la bouse de vache
aux talons
j’ai franchi le seuil
de la Ville.
Je professais une foi nouvelle
de Caritas
Justitia.
Mais les patriciens
jamais ne rompirent le pain
avec un paria.
Alors je suis retourné
à la paille
des étables
étranger
et repoussé
parmi mes propres gens.
*
Agriculteur (Landbouwer) par Orlando Emanuels
Dis-leur
que je
ne veux pas
mourir
Le champ
est planté
jusqu’au toit
de padi contre la faim
Bientôt
mes mains vont
éclore
dans le champ de boue
Déjà le riz
et la révolution
pierres angulaires
sont nés de notre sang
tandis que le convoi de coolies
trace encore
des sillons
dans le bran
Dis-leur
que je
ne veux pas
mourir
Dis-leur
*
Processus (Proces) par Orlando Emanuels
Voilà qu’avec
les années
mes cheveux grisonnent
mes pas et mes pensées
vont plus souvent le long de l’herbe et des fleurs
voilà que dans un dialogue de silence
j’apprends à mieux comprendre les choses
cela me va d’aller
seul
sous des étoiles amies
peut-être ai-je trop cherché
trop loin
et je n’ai rien trouvé que je
pusse garder comme saint
la seule chose qui reste
est l’amitié
je deviens plus sage
avec les ans
*
Asamar (original en néerl.) par Bernardo Ashetu
Pourquoi aucun profit, Asamar ?
Je t’ai donné les plus belles bananes.
Tu es restée dehors tout le jour.
Tu as parcouru la ville caniculaire,
tu as crié et cherché querelle
alors que tes paniers étaient jaunes des
plus belles bananes que je t’avais données pour
les vendre avec profit.
Maintenant te voilà de retour, pâle,
fatiguée, tu t’assois sur une pierre
les yeux vers le jour qui se retire
au crépuscule. Tu n’as rien vendu.
Tu restes indifférente, insatisfaite et
apathique. Tu veux mourir mais tu sais
que demain encore le jour
reviendra avec l’insoutenable
rayonnement de son cœur.
*
Orfeu negro (original en sranan) par Michaël Slory
Je chanterai
pour faire venir
le soleil
quand les étoiles seront effacées
du ciel.
Je chanterai
dans des nuages orange,
pagnes tachetés de violet,
de noir, qui ne pourront rester
quand mon soleil se lèvera ;
un message jaune
à ceux qui sont encore couchés dans leurs campements,
tous les aveugles de sommeil…
Je chanterai
pour faire monter
le soleil
de l’eau
si infiniment vaste,
jusqu’à ce que vous sortiez
pour écouter
le récit qui sourd
de mon cœur :
quelques gouttes de soleil du matin.
*
Nous les nègres (sranan : Wi nengre, néerl. : Wij negers) par Michaël Slory
Ô nègres !
Quand nous regardons derrière nous
pour voir ce qui s’est passé
nous nous
recroquevillons : « Oublie. »
Mais quand je me suis retourné
j’ai vu la mer
avancer à pas chancelants vers les racines des palétuviers,
dans l’écume blanche,
longue, longue larme,
et je murmurai en moi-même :
Ô nègres !
Comment devons-nous regarder
dans le miroir
de l’Histoire, sombre, si sombre ?
*
À Djewal Persad (Gi Dyewal Persad / Voor Djewal Persad) par Michaël Slory
Tu es rose,
tes habits sont roses
comme la lueur de l’aurore sur les plates-bandes de haricots,
humides mais seulement de rosée.
Un clair soleil du matin
illumine
tout ton corps.
La Holi4
joue de son tambour
jusqu’au soir.
Mon dos est bleu
encore, les cicatrices
ne veulent pas disparaître.
Mais nous verrons bien.
4 Holi : Il s’agit du festival hindou connu sous ce nom, également appelé fête des couleurs, où les gens se jettent de l’eau colorée. Il existe au Suriname une communauté indienne relativement importante, dont le poète Shrinivási (supra) est un représentant. Michaël Slory, Afro-Surinamien, donc descendant d’esclaves, décrit ici une participation à la fête des couleurs, supposant poétiquement que l’aspersion d’eau colorée fera peut-être disparaître les traces des coups subis par ses ancêtres.
*
Les bombardements ont repris sur le Nord-Vietnam (Bombardementen op Noord-Vietnam hervat) par Rudi Kross
31 janvier 1966 : ce poing
sur le journal en train déjà de s’oxyder
ressemble au mien, mais les
masures sont brûlées, je vois les os blancs
entre les plis de la peau et entre
les lignes de la première page.
Cette cicatrice
je l’ai reçue du vieux couteau
trop grand pour le désespérément
maigre pain à l’eau sur la table,
mais trop petit pour le corps de
– voyez comme son nom tombe
entre les couteaux de bambou de ces lignes –
Lyndon Baines Johnson, U.S.A.
Tout comme le nom Quang Ngai paraît soudain
sous ma plume comme s’il
avait toujours été là :
dans la province de Quang Ngai
le millionième cadavre montre son rictus
à la terre entre les éclats d’obus dispersés,
les cratères, les rats des marais
mais surtout les avions de chasse supersoniques abattus
et les corps en parachute qui fument le sol.
lequel de nous, poursuivi
par un bombardier
comme un mauvais rêve, est tombé
et fut détruit en même temps qu’une usinee d’armement ?
ou bien, est-ce toi
qui fus jeté comme un sac d’ordures
d’une hauteur de 2.000 pieds
sur la province de Quang Ngai
depuis un hélicoptère LD-7
de la Bell Corporation ?
Pour pouvoir te couvrir avec
la batterie antiaérienne je n’ai pas besoin
de voyager loin, Nguyen
la ligne de front est vaste comme le monde
nous passons à l’attaque
*
Lamento pour Hugo Olijfveld le 19 juin 1967 (Lamento voor Hugo Olijfveld op 19 juni 1967) par Rudi Kross
NdT. Hugo Olijfveld, mort à la date indiquée dans un accident de voiture à Amsterdam, était secrétaire de l’Union « Notre Suriname » (Vereniging Ons Suriname, VOS), organisation militant pour l’indépendance nationale.
Où tu te posas et puis disparus
la lumière s’est allumée au-dessus des carreaux de la salle d’attente
dans le djebel du Sinaï
sur la traîtrise des sables mouvants où amis
nous avons louvoyé en route vers notre pays,
entre des tanks fumants pleins d’huile et de crânes
à présent tourne non-stop la roue crevée de la voiture d’Amsterdam
avec laquelle tu es resté sur ce champ de bataille.
Vivant comme si seule ta mort pouvait nous faire vivre.
Tirés de notre trou par les mêmes balles
nous avons respiré ton nom de bouche en bouche :
pourquoi ne t’es-tu réveillé, pourquoi n’as-tu pas continué.
Combien de temps va durer le long moment
où nous demanderons entre nos dents pétrifiées :
Hugo, que devons-nous faire de nos mains
qui t’ont salué, toi et le policier
qui rédigea le rapport sur ta dernière manœuvre temporelle
dans un pays où seules les eaux souterraines
font écho à ton propre pays ?
Peux-tu entendre tes propres chutes d’eau
dans ce sol étranger où se colle ton oreille ?
Plus silencieux que jamais tu répondras qu’on s’y habitue
comme nous apprenons à le faire avec
ce premier impact de mortier dans nos positions
qui s’étendent d’Ismaïlia à Wanica jusqu’au Vietnam.
Aucune loi ne dit que tout le monde doit mourir en héros ;
on peut mourir de manière neutre dans un fossé en Hollande
pour que d’autres meurent en héros
Il fallait toujours te trouver entre les mots
et les mots qui t’appellent de ta mort
ricochent détruits vers nous depuis ce terrible tombeau
comme une tranchée perdue ;
mots dans un auditorium ingrat,
mots comme des guêpes de juin desséchées dans une morte saison
mots autour de ta tombe qui s’enfonce entre les cyprès
et mots entre de plus étranges encore peupliers du Canada
et les fleurs que nous avons louées pour ta couronne.
Sur le fer sans soudure de ta mort s’étiolent
les mots avec lesquels les amis mourants et blessés
s’aimaient sur les champs de bataille.
Nous apprenons à travailler en silence comme toi
quand tu étais encore parmi nous.
*
Hollandais synthétique (Synthetische Nederlander) par Eddy Pinas
produit d’importation d’Occident
libre de droits d’entrée
assujetti à la redevance statistique et KLM
droit de commercialisation exclusif TVA
copyright
La Haye
1863
moi synthétique ambulant
fabriqué sous licence
en 1954
à Paramaribo (la vieille)
bientôt
importations limitées – ou interdiction –
à prévoir
*
Sans titre (original néerlandais) par Trudi Guda
Si nos bouches
n’étaient pas fermées,
si nos héros
n’étaient pas oubliés,
tu vivrais encore.
Tu accorderais doucement
ta guitare sur la montagne,
tu savourerais les saisons et les récoltes.
Nous entendrions
le vent
à tous les coins de rue,
comme Gudu-Gudu Thijm5,
enfant et oracle,
tu rirais encore.
À présent
je plante
un frangipanier
sur une tombe.
5 Gudu-Gudu Thijm : Selon l’anthologie, il s’agit de « L.E. Thijm, chanteur de rue surinamien (1891-1966) ».
*
Sans titre (original néerlandais) par Trudi Guda
Où le sable
se répand
dans la mer,
ligne fragile
de bois et de galets,
où les mangroves égratignent l’air
où le rivage reflète
le vol
des oiseaux
C’est là que nous vivons.
Quand la végétation
s’ébouriffe
en couleurs,
sauvages entourent la forêt
de mourantes odeurs
de bois, d’humidité
bronze vert-de-grisé, fougères.
Cette forêt est la seule terre.
Entrons.
Quand la végétation parade,
paon
sur les collines,
fantasques se meuvent
les arbres peau-de-serpent et les cèdres,
le bruit de la pluie
parmi les montagnes
voix rauque,
dans les terres comme
sur la côte,
le souffle d’un continent.
C’est
la seule terre.
Entrons.
Tout ici est à sa place,
les rivières, les forêts, les marais,
tels qu’ils sont.
*
L’heure du chien (Uur van de hond) par Trudi Guda
Entre des vies fissurées
se trouve ma maison
Mon chien galeux maraude
et ne hurle plus
quand un voyageur s’affaisse
et de ses mains froides
tâtonne contre les murs
Sans dire au revoir un mort est emporté
Inlassablement mon chien pleure
pour du Pain.
Large, grinçante, sa gueule peigne l’air
Nous buvons de l’eau
où se décomposent des cadavres
Nous sommes lépreux et aveugles
Parfois le vent apporte encore
aux enfants un peu de santé
Mais la peste meurtrit l’air
avant que le Pain
soit trouvé
Découragé mon chien demande de la lumière.
*
in memoriam dr hendrik verwoerd (in memoriam doctor hendrik verwoerd, original en néerl.) par Jozef Slagveer
au commencement était la blancheur
et le blanc était avec dieu
et le blanc était dieu
tel fut le commencement avec dieu
toutes choses furent créées par les blancs
et sans les blancs rien n’eût été
de ce qui fut créé
dans le blanc était la vie
et cette vie un nègre ne l’a pas
le nègre vint au monde
et le monde ne l’accepta pas
un homme apparut
(un élu de dieu)
son nom était verwoerd
il venait comme témoin
pour témoigner du blanc
il était la lumière véritable
qui éclaire chaque blanc sud-africain
il vint en afrique du sud
l’afrique du sud qui fut créée par lui
et pourtant les nègres ne le reconnurent point
mais à tous ceux
qui le reçurent
à ceux qui crurent en son nom
il donna la richesse et la faculté
d’être des enfants de dieu
ils ne sont pas nés du sang
ni des passions de la chair
(comme les noirs)
ils sont nés de dieu
la parole s’est faite chair
et a vécu parmi nous
nous avons contemplé sa gloire
une gloire
que reçut l’enfant unique d’afrique du sud
pleine de grâce et de vérité
nous avons écouté verwoerd témoigner
quand il proclama
celui qui est devant moi
est derrière moi
(et le nègre était devant lui)
de verwoerd nous avons tous reçu
la plénitude radieuse
grâces sur grâces
il nous a donné une nouvelle loi
une loi d’apartheid
personne n’a jamais vu dieu
le dieu enfant unique
pas même verwoerd (peut-être)
mais il l’a entendu –
et témoigne avec des mots de chair
*
averse (sranan : sibibusi, néerl. : plensregen) par Jozef Slagveer
averse viens
et lave notre corps
averse viens
libère notre esprit
mettons de nouveaux habits
averse viens
travaillons pour un nouveau Suriname
averse viens
soyons nous-mêmes
averse viens
viens, averse
lave-nous
de la pensée esclave
lave le chemin
averse
viens
fais le Suriname beau !
*
Avertissement (Waarschuwing) par Dorothee Wong Loi Sing
Pour Ro et Jeanette
Attention ! je ne suis pas une poétesse
je suis l’instigatrice intentionnelle
des cloques de votre cul.
Faites place à l’inondation de mots
quand la digue en moi sera percée
car je vous emporterai,
tel est mon but.
Ne cherchez pas dans mon poème
des signes extérieurs de compassion
cherchez-les dans l’effet des informations
sur mon esprit réceptif
quand dans le journal encore une fois des corps démembrés
gisent dans les rues de Palestine,
quand à la télé des ventres affamés
d’enfants du tiers-monde gonflent à nouveau
une tique s’accroche à ma gorge
Vietnam, avez-vous oublié ?
J’étais dans une plantation de riz du village
les maisons de bois partaient en fumée
les grenades déchiraient les corps en lambeaux
et les survivants étaient mis de côté
pour servir plus tard de cibles à l’entraînement.
Cris angoissés de mères et d’enfants
malédictions désespérées dans leur dernier souffle,
un enfançon qui ne comprenait pas était là
à regarder jusqu’à ce que le sang jaillît
des flancs de sa mère
et j’étais là, je cherchais mon père, ma mère
non, je n’étais pas là,
c’était dans le journal.
Informatif et d’actualité dit-on
à quoi bon
être tous les jours la victime ou,
si vous préférez, l’assassin
dans une identification avec le bien et le mal.
Cessez de participer :
ne regardez plus la télé
ne lisez plus les journaux
mais surtout :
écrivez des lettres de protestation
au consulat
de la poésie.
*
Sans titre (original néerlandais) par André Pakosie
NdT. André Pakosie est un représentant de la communauté des Noirs marrons du Suriname. Il a fondé aux Pays-Bas un centre de documentation sur la culture marronne, la fondation (stichting) Sabanapeti.
un moment encore
un moment encore et il n’y aura plus de chanson
un moment encore
un moment encore et il ne pourra plus y avoir de joie
la lumière va se cacher derrière les arbres
il fera noir
un moment encore
un moment encore et il n’y aura plus de rire
la bouche et les dents vont oublier de s’occuper du ventre
les sourcils vont trembler
un moment encore
et les joues seront fatiguées
la bouche ne pourra plus s’ouvrir
un moment encore et le cou refusera de porter la tête
songez-y
les choses vont mal tourner
des choses effrayantes vont se produire
les dents et la langue vont se battre
les dents et la langue vont se battre


