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Oraison à la bohème et autres poésies d’Emilio Carrère
Emilio Carrère (1881-1947), dont le nom est le plus souvent orthographié Carrere parce que la langue espagnole ne connaît pas l’e avec accent grave d’un patronyme dont il y a lieu de croire qu’il témoigne d’une plus ou moins lointaine ascendance française, est l’un des principaux représentants de la bohème madrilène, avec laquelle nous avons déjà fait connaissance dans notre billet consacré à l’extravagant Pedro Barrantes (ici). Et comme, avant cela, nous avons publié six billets sur la poésie de Francisco Villaespesa, que le lecteur sache que ce dernier en a lui aussi fait partie.
La bohème espagnole, qui prit ce nom à la suite des lettres françaises, avait pourtant une ascendance bien plus ancienne, dans la littérature picaresque nationale. Il est en effet impossible de ne pas voir dans les picaros d’antan des bohèmes de leur époque. Mais que dire, chez nous aussi, d’un François Villon, par exemple ? Les noms changent mais les réalités sont-elles si différentes que cela ?
Carrère : ce nom est celui de sa mère puisque notre écrivain était le fils naturel d’un sénateur, qui ne l’éleva pas mais lui laissa tout de même, en 1929, une partie de son héritage (à quoi rien ne l’obligeait puisqu’un enfant né hors des liens matrimoniaux n’est pas réputé juridiquement être le fils d’un père en particulier, c’est seulement pour un enfant né dans le mariage que la loi présume une identité paternelle).
D’aucuns – et cela devient habituel pour les poètes que nous traduisons ici – appellent Carrère un poète « oublié ». Or son nom reste important dans la littérature fantastique espagnole, avec des nouvelles et des romans dont le plus célèbre est La torre de los siete jorobados (La tour des sept bossus), de 1920, qui fut adapté au cinéma. C’est plutôt la poésie elle-même qui tombe dans l’oubli, après plusieurs millénaires de bons et loyaux services.
Les poèmes qui suivent sont tirés d’une Antología poética parue aux éditions Vassallo de Mumbert à Madrid en 1971, dans la collection « Biblioteca literaria ‘Tomás Borrás’ ». Le préfacier anonyme explique qu’à cette époque les œuvres poétiques de Carrère, non rééditées, étaient difficiles à trouver. La situation ne s’est guère améliorée entre-temps. Dans ladite anthologie, les poèmes ne sont pas rattachés aux recueils dans lesquels ils ont éventuellement paru, et ne sont pas non plus datés.
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*
Portique (Pόrtico)
Je suis un homme triste, altier et solitaire
à qui la Lune tend sa visionnaire absinthe
et qui, par sa magie envoûté, ne parviens pas à mon sommet.
Cygne noir, errant oiseau au chant de cristal
en qui palpite la douleur d’un idéal immortel,
cachant ma misère aux yeux du jour,
enveloppé dans le manteau de ma misanthropie,
je vague dans l’inquiétante nuit de la ville
car la nuit est douce comme la solitude.
Je sais que ce monde qui dort et rêve en ce moment
est un amas de chair triste qui souffre et pleure,
et les cloches proclament leur chant de métal
comme pleurant la vieille douleur universelle,
et le fil tremblant de l’eau des fontaines
semble aussi sangloter éternellement :
quoi d’étonnant à ce que mon âme émue verse des larmes
puisque cette douleur qui passe à côté de moi est la vie même…
Nuit de la ville ! Noire désolation,
je t’ai sentie, ô nuit, toute dans mon cœur
dans les heures d’ennui, de douleur et d’anémie
au bras de la pâle demoiselle Bohème.
C’est cette amante triste que dans son berceau
a baisée au front le vert vénéfice malfaisant de la Lune
et qui vit éprise d’une folie ; c’est cette amante
qu’on appelle aussi la Vampiresse,
car sa passion fatale jamais ne vous abandonne,
si ce n’est sur un lit anonyme à l’hospice.
J’aime ces âmes tristes qui en éternelle errance
n’ont pas dormi à l’ombre de l’arbre tutélaire,
vagabonds et filles perdues, pittoresques figures,
rois du picaresque et de l’imprévu
qui dorment, les nuits d’hiver, dans les parcs
ou dans l’antre des sinistres cafés,
évoquant les temps bénis où dans leur vie
ils trouvaient pain blanc et joie divine.
Nuits interminables où dans les lits de misère
les vaincus joignent leurs amours et leur pénurie,
et où il semble que jamais, à l’horizon lointain,
ne brillera l’optimisme bleu du matin.
Je suis un homme rongé de cruelle mélancolie,
ayant toujours gaspillé mon or et mon imagination,
et je jette les floraisons de mon cœur au sot
vulgaire culte comme au vulgaire crasse, que je méprise tous,
et tandis que la fumée de ma pipe dessine d’onduleuses
pattes de mouche, je rêve à des histoires fabuleuses,
dans une tour d’ivoire que je me fais sur mon pic sauvage,
sourd à la rumeur banale qui monte de la foule.
*
La Muse du ruisseau (La musa del arroyo)
I
Nous marchions tristement
dans les rues pleines de lune,
et la faim dansait
dans nos cerveaux une sarabande.
En la voyant triste et douloureuse,
je la baisais sur la bouche.
« Pourquoi hais-tu la vie,
Folle Gaîté ?
Ne pleure pas, rose de chair,
car je volerai le trésor
de la tiare du pape
pour tes cheveux d’or. »
Mais un esprit moqueur
qui se trouvait dans l’ombre,
entendant ma chanson
riait, riait…
II
Dans l’onde sonore
de la vieille et belle fontaine,
la lune brillait comme
un sou d’argent.
Sa petite main tremblait,
sa main blanche et soyeuse.
« La neige tombe si joliment…
et cruellement !
Ne tremble pas ; je ferai
pour ton sein triomphal un corset
avec l’hermine éclatante
des manteaux impériaux. »
Mais un esprit moqueur
caché dans les ramures,
entendant ma chanson
riait, riait…
III
Nuit de désolation,
éternelle, car je frappais en vain
d’une main tremblante
aux portes des maisons fermées.
Au loin pleurait un violon,
profondément mélancolique
comme notre vie errante.
« Ma reine !
Oublie ta douleur ;
je te conterai l’histoire
d’une illusoire princesse
dans un royaume qui n’existe pas. »
Mais un esprit moqueur
et cruel dans la rue,
entendant ma chanson
riait, riait…
IV
Triste volonté abandonnée
à la douleur de la pauvreté !
Ô l’infinie tristesse
de l’aimée mal vêtue !
Parole d’amour qui cache
la plaie qui saigne,
et marcher, toujours marcher. Pour aller où ?
Et jusqu’à quand ?
« Voici venir le jour…
Tu vas voir comme se montrera
propice et magique notre
mère, l’Incertitude. »
Mais au sombre carrefour
du sort impénétrable,
l’implacable Misère
riait, riait…
*
Les enfants (Los hijos)
Pardonnez-moi, mes enfants, si je vous ai donné
cette funeste existence en un moment d’aveugle plaisir ;
peut-être pressentiez-vous la souffrance de la vie
quand vous pleuriez à votre naissance.
C’était au printemps, les roses fleurissaient,
et je rêvais aux lauriers.
Dans l’harmonie des choses
je butinais mon miel lyrique.
J’aimai l’éternelle strophe d’amour de l’univers,
la fleur, l’étoile, la femme ;
l’inquiétude de ma vie, l’émotion de mes vers,
c’est vous qui vouliez être.
Ce fut une soif d’infini et de beauté
qui suscita mon chant ;
mais aujourd’hui cette vie et cette amère pauvreté
me sont comme une sombre dalle sur le cœur.
Je ne peux rien vous offrir de ce que j’ai rêvé,
pauvre funambule de l’Idéal ;
l’or de mes songes s’est en plomb changé,
et sans cesse la faim guette sur le seuil !
Je voudrais que votre route soit bordée de fleurs
et que vous ne goûtiez jamais la ciguë ni le fiel ;
que vous soyez vainqueurs du Dragon de la vie
et amassiez les roses et les lauriers.
Et que vous sentiez l’inquiétude du vers,
ivres de mélodie et d’émotion ;
que vous écoutiez le rythme cordial de l’univers
dans la boîte à musique de votre cœur.
Que vous aimiez voler comme des oiseaux, et chanter et rêver,
et les roses plus que les épines ;
qu’en regardant l’azur vous ne voyiez marcher
à ras de terre les fourmis.
Pardonnez-moi, mes enfants, si je vous ai conduits
sur ce vieux globe moisi, pour mon plaisir.
Vous pressentiez l’angoisse de cette vie
et c’est pourquoi vous pleuriez à votre naissance.
*
Oraison à la bohème (Oraciόn a la bohemia)
Trouvères de la bohème aux chapeaux tombants,
dans les yeux de qui brille la magicienne illusion ;
à la vie errante, braves chevaliers
dont l’âme est toute rêve et toute émotion.
Pour vous je souhaite dire mon oraison.
Votre jeunesse est pleine d’azur
et fleurit en vers au parfum exquis ;
j’aime vos rimes et l’orgueil
de vos couvre-chefs et de vos chevelures.
Pupilles aux flammes visionnaires,
mystiques d’un rite de gloire et d’amour.
D’un rêve d’or ombres légendaires.
Je veux pleurer pour votre douleur.
Pour les vagabonds qui vont sur leur chemin
sous le sortilège de la noire infortune ;
pour les tristes fous aimant la légende
des rayons envoûtés de la lune.
Pour ceux qui sont tombés sans avoir ouvert
le coffre de santal de leur cœur ;
pour ceux qui sont morts
sans avoir trouvé les paroles de leur chanson.
Pour vous je veux prier mon oraison.
Pour le front blanchi du vieux troubadour
qui n’a jamais connu les lauriers immortels,
et pour ceux qui entament leur dernier exode
dans un sinistre appentis d’hospice.
Pour vous, princes des haillons et des rimes,
lyriques alouettes des hauts sommets
que dorent la gloire, l’art et l’amour.
Pour vous, pauvres parias vaincus,
oints d’un saint chrême d’idéal.
Pour votre douleur je veux prier.
Pour tous les rêves qu’a fauchés la mort
– le poème inédit et le tableau rêvé – ;
pour toutes les aspirations d’amour frustrées
par la tragicomédie de la guigne.
Pour ceux qui ne laissent aucune trace de leur passage,
pour toutes les belles ambitions fracassées,
pour les inventeurs moqués par l’échec,
les mauvais histrions, les vieilles cocottes.
Pour ceux qu’a vaincus la mauvaise fortune
et qui demandent à l’alcool une charitable jusquiame ;
pour ceux qui se sont un jour envolés vers la lune
et dévident leurs rêves dans les asiles d’aliénés.
Pâles troubadours aux piteux chapeaux,
qui portent dans leur âme, comme des astres clairs,
un vers divin, un rythme immortel ;
ceux qui dans la vie vont éblouis
parce qu’ils ont les yeux toujours aveuglés
par un lambeau miraculeux de l’idéal.
Pour les malheureux qui n’eurent jamais
la clé d’or de l’inspiration ;
pour ceux qui ne triomphent pas, pour ceux qui sont morts…
Pour vous je veux dire mon oraison.
*
Pardon (Perdόn)
Quand tu t’inclinas en attitude fervente
dans la sombre cathédrale déserte,
je vis, à la triste lumière qui brillait sur l’autel,
la pâleur de lune de ton front.
Et te voyant pleurer amèrement,
« Non, elle n’est pas mauvaise », m’écriai-je avec joie.
Pardonne-moi, femme : je ne croyais pas
que sût pleurer ton âme inclémente.
Hélas ! bien des heures a pleuré aussi,
crucifié sur la croix de ton amour,
mon cœur qui t’adore malgré lui !
J’oublie ta trahison et tes froideurs ;
si tu souffres, viens à moi ; mes bras
seront toujours ouverts pour qui pleure.
*
Dans l’église (En el templo)
Déserte était l’église ;
l’autel, éteint et silencieux.
Je crois encore humblement la voir
en prière devant Jésus crucifié.
Son visage était caché par l’agrément
d’une mantille ajourée.
Quand elle releva ses yeux rêveurs,
nous nous trouvâmes face à face dans la chapelle.
Qu’elle était pâle !…
« Pardon », dit-elle, tombant à genoux devant moi,
tandis qu’un nuage de larmes voilait
les claires étoiles de ses yeux.
« Pardon ! », répéta-t-elle, d’une voix
qui était une plainte éteinte et douloureuse.
Et à la fin j’ai pardonné. Qui ne le ferait
en voyant pleurer la femme qu’il aime ?
*
In memoriam (En memoria)
Les clochers pleurent par toute la ville ;
leurs larmes de bronze tombent dans ma solitude.
Quelles mains invisibles font retentir les cloches
qui sonnent dans la nuit, effrayantes et lointaines ?
Personne dans la rue… Ombre, dense, horrible pénombre ;
l’âme s’enivre de ténèbres. Distante,
on dirait qu’une voix douce me nomme…
C’est mon oreille qui rêve. La lumière vacillante
des lanternes cligne de l’œil comme une vieille fâcheuse.
J’ai peur. On dirait que quelqu’un m’attend,
invisible, dans l’obscurité ; de vagues formes astrales
montrent sur mon passage leurs traits irréels.
Sur chaque seuil quelque chose épie ; de chaque porte
me saisit une main squelettique et glacée.
C’est la Nuit, la Nuit sorcière, la nécromancienne
au long manteau d’étoiles. La magicienne hallucinante
que j’ai tant aimée, qui a dévoré ma vie
avec sa fièvre insatiable de vampire du sabbat ;
Vénus noire qui envoûte par son philtre lunatique.
La Nuit vaste et lugubre fut ma pire amante.
Les clochers pleurent dans la ville. Mon pas
m’entraîne dans les méandres des rues, au hasard.
Comme toutes les nuits, en cette heure calme
mon âme fuit de mon corps, mon âme vieille et triste.
Dans le profond cauchemar de la nuit, une étoile
brille sur mon front. Je pense : « Serait-ce elle ?
Les âmes des morts volent-elles jusqu’aux astres ?
Depuis quelle étoile lointaine voit-elle ma vie d’horreur ?
Sait-elle que je cherche les chemins cachés
où n’est que douleur, douleur, douleur ?… »
Je la baisai sur le front… Toute ma jeunesse,
mes rêves et mes succès s’en sont allés avec son cercueil.
Dans l’alcôve mortuaire flottait une intense puanteur
de fièvre et de remèdes. Était-ce cela, mon amour ?
Entre les quatre planches, sa beauté parfumée
souriait. Ô douleur de ce moment tragique !
Des fleurs sur son corps… Et, caché parmi les fleurs,
mon portrait, et mes lettres, et mes premiers vers.
Reliques ingénues de mes pauvres amours,
l’histoire juvénile de mes strophes sincères !
Le destin n’a voulu m’épargner aucune douleur… À présent
j’attends tristement que vienne mon heure…
Quelque chose, sous la terre, m’appelle. Quelque chose de moi,
avec son corps, dans le tombeau tremble de froid.
Inoubliable nuit ! La lumière des torches
éclaboussait les carreaux. On entendait les chants
de gens heureux. Et la nuit printanière
exhalait dans l’air sa fragrance nuptiale.
Je pleurais, pleurais, car Dieu voulut donner
à mon chagrin la divine consolation des larmes.
Femmes en deuil, rumeurs de voix. Lourde
fatigue dans mon esprit. Des ombres de cauchemar ;
l’odeur des roses se mêlait à l’intense
odeur de son cadavre ; à la lumière jaune
des cierges, avec horreur je voyais pourrir
la bouche que j’avais baisée en folie d’amour.
Puis on ferma la caisse noire ; dans son cercueil,
enlacée à son squelette, gît ma jeunesse.
*
Schopenhauer
Vieux Schopenhauer, douloureux ascète,
sinistre philosophe et poète acerbe !
Pourquoi m’avoir dit
que l’amour est triste, le bien incertain ;
pourquoi ne pas m’avoir caché que le monde est si triste ?
Même si c’est l’évidence !
J’aimais la vie ;
mais tu vins dire que tout est douleur,
que l’amour n’est que chair sensuelle et pourrie,
et depuis je n’ai plus de plaisir ni d’amour !
Et je vais par le monde ainsi qu’un mort,
ta voix empoisonne tout ce qui existe.
Dis-moi, horrible vieillard, même si c’est l’évidence,
pourquoi ne point m’avoir menti ?
Ô rude philosophe des négations,
j’étais rêveur, crédule et fort,
mais tu brisas le charme de mes illusions
et me donnes la vérité glacée de la mort.
Ta vérité profonde, amère dit :
« La vie est douleur et l’amour est angoisse.
Triste Humanité,
aimer c’est rendre éternelle la souffrance ! »
Sagesse cruelle et malheureuse !
L’amour est souffrance !
Mais sans amour
qu’importe la vie ?
Vieux Schopenhauer, triste amant
de la Mort, n’as-tu donc jamais aimé ?
N’as-tu jamais pleuré de douce émotion ?
Ou bien as-tu trop aimé
et ton cœur mortifié saigne-t-il encore ?
Amer poète, pourquoi m’as-tu dit
que le monde est douleur, le bien incertain ?
Désormais, toute ma vie mon âme sera triste.
Dis-moi, horrible vieillard : pourquoi ne m’as-tu pas menti ?
Même si c’est l’évidence !
*
Paix conventuelle (Paz conventual)
Ô si je pouvais être un moine solitaire
dans ce cloître bénit de profond recueillement,
avec une robe de bure brune, un bréviaire clément,
le cœur et la pensée en paix.
Avoir un crucifix, de même un crâne jauni
sur les vieilles pages d’un glossaire mystique,
et entendre venir la mort, pas à pas, dans le lent
égrènement des heures au vieux clocher.
Sentir mon esprit s’enflammer comme un cierge
aux pieds de Jésus, et adorer le martyre
de la chair, rongée de péché mortel.
Et, la nuit, extasié par la lumière mystique
des astres, sentir que de ma pourriture
s’envole le mystérieux papillon immortel.
… Les dahlias somptueux et les blancs jasmins
ne me troubleraient pas de leur carnation féminine
et je n’entendrais pas, en priant les matines,
les trilles divins de l’aveugle rossignol.
Pour toute chanson, le carillon cristallin ;
la colombe de l’Angélus qui vole dans les jardins
chrétiens, dans la blanche estampe vespérale,
à l’heure où les enfants voient les chérubins !
Ô si je pouvais être un moine solitaire
qui trouve la science tout entière dans son vieux bréviaire
et sait voir Dieu à la lumière de sa foi !
Et qui n’aie jamais senti, dans sa grande douceur,
sur sa chair d’homme la question de lumière :
« À quelle fin suis-je né… pourquoi ? »
*
Les enfants (Los hijos)
Ndt. Différent du poème supra portant le même titre.
Quand je regarde endormis mes enfants, ces petits,
j’éprouve une grande désolation.
« Comme peu dureront vos rêves bleus,
la paix de votre cœur ! »
Un enfant, c’est l’amour fait chair parfumée,
c’est l’essence du madrigal
que dans notre jeunesse odoreuse et lointaine
nous avons dit à la bien-aimée virginale.
La nuit, dans la propice ruelle solitaire,
entre les fleurs d’un balcon,
quand l’amour était poème, musique et prière
et lys de l’Annonciation.
Toute la poésie de notre amour sincère
et la passion pour la femme,
et mes rêves de gloire, dans le premier enfant
a fleuri tout ce que je voulus être.
Quand je vois mes enfants endormis, ces petits,
sourire et rêver,
avec leurs visages de nard, leurs boucles soyeuses,
il me vient l’envie de pleurer !…
Dans l’extase aveugle de l’ivresse des sens
j’ai tissé la trame de leur destin :
douleur, pauvreté, misère charnelle,
et puis l’abîme de la mort.
Je savais, en péchant, que la vie n’est point bonne,
que vivre est une grande souffrance…
Mais je ne fus pas coupable. C’est la sirène qui m’a séduit,
la divine sirène de l’amour.
Sa voix hallucinante enchanta mon oreille :
« L’amour est la seule raison de vivre ;
cet instant divin est la compensation
de la douleur de vivre et de mourir. »
Quand je regarde endormis mes enfants, ces petits,
mon cœur s’emplit de larmes.
« Comme peu dureront vos rêves bleus,
la paix de votre cœur ! »
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Voix d’augure (Voces de agorería)
Toute la nuit, toute la nuit, comme une voix incertaine
angoissée par l’au-delà !
Toute la nuit, toute la nuit, près de la porte
un chien noir pleure !
Quelle ombre passe ?… Quelle ombre couvre les réverbères
dans les rues désertes, pleines d’angoisses profondes ?
Nul ne la voit !… Mais à son passage sur les chemins
froufroutent, macabres, les feuilles mortes.
Toute la nuit les clochers, dans le profond
silence, font retentir leurs lointaines voix fantomatiques ;
toute la nuit, comme un gémissement de l’autre monde,
emplit les vents le De Profundis des cloches !
Quelle horloge noire chante les heures tandis que les vies
– les plus fleuries ! – s’effritent dans les ossuaires ?
Quelles noires sorcières, quelles noires sorcières contorsionnées
battent l’étrange orchestre des clochers ?
Toute la nuit, brille dans la morte ruelle sombre
la lumière incertaine d’une fenêtre !
Toute la nuit, avec ses lamentations d’augure,
un chien est resté près de la porte.
Elle était si blonde ! Je la voyais derrière les carreaux
de cette fenêtre où passent des ombres en pleurs.
Elle était si blanche ! Puis vinrent les nuits d’automne
qui fanent toutes les roses.
Toute la nuit gémissent les noirs chiens errants !…
Ô pauvre vierge, morte dans le parfum de la jeunesse !
Deux hommes noirs hallucinants sont venus,
portant sur les épaules un cercueil !
*
Les yeux des chats (Los ojos de los gatos)
Que regardent leurs yeux verts,
dans l’ombre toujours fixés ?
– Elles voient les trépassés,
les pupilles des chats !
Yeux sorciers, qui la nuit
brillent comme des feux-follets,
verts boucliers magnétiques,
gemmes aux fulgurances étranges,
comme des émeraudes tombées
de la couronne du diable.
Que voient dans le noir
leurs yeux hallucinés ?
– Elles voient la danse des morts,
les pupilles des chats !
À la lune de février
ils soupirent sur les toits
et quand sonnent les douze coups
dansent dans les beffrois.
Yeux fixes dans l’ombre,
énigmatiques, effrayants,
qui de la lune recueillent
les rayons empoisonnés.
Que regardent-ils à minuit
dans les nuits de sabbat ?
– Elles voient passer les sorcières,
les pupilles des chats !
Dans les veillées d’hiver,
pelotonnés près du feu,
brillent comme des sous d’or
leurs yeux extatiques.
Ils entendent les désuètes légendes
de voleurs et de lutins,
immobiles… et tout à coup
leurs yeux dorés se tournent
vers le mystère inquiétant
d’une chambre inoccupée.
– C’est qu’elles ont vu une âme en peine,
les pupilles des chats !
Yeux qui connaissent la science
ténébreuse des mages ;
qui ont vu sainte Walpurgis
forger des sorts et des incantations.
Ils voient les âmes mordues
par les larves des péchés
et la chair frivole tomber
dans les rets de la luxure.
Et quand dans la chambre triste
d’un malade on entend un vague
gémissement et que s’ouvre une porte
toute seule sans bruit, le chat
domestique se hérisse, et fulgurent
ses étranges yeux verts.
Que regardent ses yeux,
toujours fixés dans le mystère ?
– Elles voient venir la Mort,
les pupilles des chats !
*
La rose de la Saint-Jean (La rosa de San Juan)
Ndt. La « rose de saint Jean » est en Espagne un des noms du millepertuis, que l’on suspend au-dessus des images saintes la nuit de la Saint-Jean, et qui, au Moyen Âge, était employé dans les exorcismes.
La nuit de la Saint-Jean,
à la clarté de la pleine lune,
les jeunes filles
cherchent des fleurs dans les bois.
Les cloches de la Saint-Jean
sonnent les douze coups ;
par les sentiers sauvages
vont les armées
de la chauve-souris Satan.
La nuit de la Saint-Jean, les sorcières
dans les bois cherchent des herbes mystérieuses
et les jeunes couples torsadent des danses harmonieuses
– danse et rite – à la lumière des feux de joie.
« Cloches de la Saint-Jean,
dissipez les noirs chagrins,
car je souhaite passer la nuit
avec une beauté brune. »
Dans le clocher
l’horloge égrène des larmes de bronze.
Un hibou nécromantique s’envole, une corneille savante crie.
En son grimoire un sorcier cherche ses recettes ténébreuses,
et dans une ruelle obscure se trouve une maison hantée
qui se remplit, aux douze coups, de visions effrayantes.
Ce sont les rondes des morts
qui sur terre descendent
célébrer le miracle
de la nuit de la Saint-Jean.
Sylphides bleues, nains barbus,
rouges salamandres, ondines chanteuses,
main dans la main
vont par les bois
et comptent joyeux les heures
de la nuit de la Saint-Jean.
« Si tu souhaites voir
ton amoureux dans tes rêves,
sous ton oreiller
place un miroir. »
Et tu le verras,
parce qu’elle est toute fleurie de miracles,
la nuit de la Saint-Jean.
La Légende est passée dans les bois,
le front couronné de verveines ;
la Légende est passée dans mes rêves,
faisant divinement éclore mainte espérance.
Sur le bord d’un ruisseau
se trouve la Camarde vêtue de deuil ;
jusqu’au lever du soleil,
elle ne touchera point sa faux.
Brûle la fleur de fougère1
sur le lin virginal ;
cueille la fleur de verveine
la nuit de la Saint-Jean.
Tu seras grand comme les rois, riche comme Crésus,
puissant et magnifique.
La nuit de la Saint-Jean est pleine de vertus
d’un pouvoir surnaturel.
De parfums de légendes la nuit est embaumée ;
les constellations dessinent des prophéties millénaires.
Tout est écrit au ciel et l’homme ne sait rien,
soumis à l’absurde noria des jours et des jours…
La nuit de la Saint-Jean, pour qui sait les entendre,
des hymnes triomphaux chanteront le Mystère ;
les ondines nous diront l’enchantement des perles
et les sylphides les grandes symphonies sidérales.
Et les salamandres ignées révéleront les arcanes
par lesquels le feu purifie et peut être cruel comme la douleur,
et les nains cagneux aux barbes d’argent
danseront des rondes joyeuses autour du chêne.
Ce sont les gnomes qui travaillent dans les cavernes mystérieuses
et connaissent l’énigme des formes florales,
qui mettent le feu du soleil dans le sang des roses
et la neige de la lune dans les parfaits lotus.
Alchimistes ignorés, merveilleux lapidaires,
avec le soleil et l’eau ils font des joyaux magiques
et façonnent dans leurs grottes des encensoirs fabuleux
avec des parfums de fleurs d’oranger, de jasmins et d’œillets.
L’âme ouverte au prodige saura tous les mystères
qui dans les bois, aux douze coups, lui seront révélés ;
mille étoiles le dessineront, mille psaltérions le chanteront,
si elle trouve la rose magique de la nuit de la Saint-Jean.
1 La fleur de fougère : « la flor del helecho », légende qui serait d’origine slave et relative à la nuit de la Saint-Jean. La fougère, qui n’a pas de fleurs, pendant cette seule nuit de l’année en produirait qui possèdent des vertus magiques. L’écrivain français Henri Pourrat a recueilli la même légende en Auvergne.
*
Avila (Ávila)
Les mendiants d’Avila sont couleur de terre
et couvrent leurs charognes de bure brune ;
leur voix rumine des oraisons et leurs yeux errent
sous le romantique linteau d’une église moyenâgeuse.
Caryatides jaunies, rongées par le temps,
comme deux statues moisies, rêvent près du porche
le compère Bartolo, gémissant et guenilleux,
et la vieille Mari-Santos, portant rosaire et besace.
Des cloches lentes pleurent leur lamentation millénaire ;
de noires ombres de robes talaires passent au bord de la place ;
les mendiants geignent leur confuse supplique
tels des saints vétustes couverts de mousse.
Ceinture de murailles d’un or médiéval,
nuages bruns, terres couleur de bure ;
théories de moines en procession,
et le crépusculaire et funéraire brimbalement
de la cloche de la Cathédrale.
Silence monastique ; lumière de neige sur les sommets
du pays ; jeunes filles pieuses et fanées ;
les habits blancs des dominicains
et l’humilité des brunes sandales carmélites.
Murs croûteux, jalousies touffues…
Le long des murs en pisé les noires dévotes
marchent au ronron de leurs crédos et avé Maria
comme des figures de sabbat d’anciennes légendes.
Le cierge funéraire d’une lune jaune brille
sur ce reliquaire de la dure Castille.
Blasco Jimeno passe dans une rue obscure
(fantôme héroïque avec armure et lance).
Dans la nuit d’Avila s’ouvrent les ossuaires
et les cohortes des spectres se répandent sur la ville :
galants en harnois et mystiques princesses
aux belles mains, telles des bouquets de lys, en croix.
Comme les caprices de l’écume, ou de lunaires arabesques,
resplendissent les plumets des anciens chevaliers ;
les croix gothiques saignent sur les suaires blancs ;
les yeux sorciers des moines templiers étincellent
et les abbés guerriers conduisent leurs mesnies.
Des moines noirs trépassés aux horribles têtes de squelette
jaunes sous la lugubre coule
suivent Thérèse dans des escaliers de lumière,
et elle, en des vers à l’odeur de printemps,
soupire ses poèmes à saint Jean de la Croix.
Alchimistes et incantateurs2 aux longs chaperons
cherchent dans leurs grimoires des recettes sataniques,
et tandis que passent les fantômes, une chouette grince
son chant entre les fissures des tours romanes.
Les mendiants d’Avila sont couleur d’argile
et parlent avec une voix de moyen-âge ;
on dirait des saints taillés dans la pierre jaune
du porche de la Cathédrale.
2 Incantateurs : Carrère emploie un terme inconnu des dictionnaires espagnols et même d’internet, estrigo, qui semble, compte tenu du contexte, emprunté à l’italien strego (plus communément stregone) : sorcier. À moins qu’il ne s’agisse d’une coquille pour estrige, une chouette, en sachant qu’un des autres noms de la chouette en espagnol est bruja, c’est-à-dire sorcière. Le latin striga, l’italien strega dérivent eux-mêmes du mot latin pour une chouette (strix).
Réexamen de la relation entre Verlaine et Rimbaud
D’abord il y eut une publication de citations sur mon blog, après relecture d’Une saison en enfer.
Rimbaud inconnu : L’Ascétique
Citations tirées d’Une saison en enfer (c’est nous qui soulignons dans les citations) :
i
« À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d’une de leurs autres vies. – Ainsi, j’ai aimé un porc. »
« J’ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l’occasion d’une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd’hui qu’elles sont si peu d’accord avec nous. »
« N’est-ce pas parce que nous cultivons la brume ? Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l’ivrognerie ! et le tabac ! et l’ignorance ! et les dévouements ! – Tout cela est-il assez loin de la sagesse de l’Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s’inventent ! »
« Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! »
ii
Rimbaud, l’anti-Verlaine
*
Il y eut ensuite mon poème Le pèlerinage de Rimbaud à La Mecque dans le recueil Le zircon et le nard (en ligne ici). Dans ce poème je suppose une conversion de Rimbaud à l’islam en Afrique, plus exactement à Harar en Éthiopie, et je fais précéder le poème de cette note savante :
« Perahu mabuk kemudi gila (Pantoun malais : « Bateau ivre, gouvernail fou… » Le père d’Arthur Rimbaud, le capitaine d’infanterie Frédéric Rimbaud, était un orientaliste arabisant de quelque réputation, qui traduisit le Coran. Sa bibliothèque pouvait bien comporter un recueil de pantouns malais, par exemple dans les traductions françaises de Dulaurier de 1845.) »
*
Enfin, il y eut des échanges avec Marie-Christine Guidon (qui est déjà sur ce blog comme auteur d’une présentation de mon recueil La Lune de zircon) au sujet d’une note de lecture qu’elle publie dans le n° 185 de la revue Florilège, sur La constellation Rimbaud par Jean Rouaud. J. Rouaud est un de ces innombrables maîtres de l’autofiction qui reste le seul genre de fiction possible dans un pays entièrement purgé de toute forme d’imagination, l’autre possible étant l’essai pour rendre l’hommage de la décadence à la littérature digne de ce nom, en essayant par-là de se revendiquer d’une filiation qui fait entièrement défaut. En fait de constellation, il s’agit d’une analyse biographique plutôt que littéraire de Rimbaud. Alors que, si on leur demandait leur avis, nos auteurs de romans à clés (romans de gare) prendraient tous le parti de Proust contre Sainte-Beuve, ils semblent incapables de voir dans Une saison en enfer autre chose qu’un roman à clés dans le genre qu’ils savent écrire, et c’est dans un pays de proustiens autoproclamés que la critique paparazzi fleurit comme colchiques dans les prés. Mais lire la poésie de Rimbaud par le prisme du roman de gare n’est permis qu’à ceux qui écrivent eux-mêmes de la littérature de gare, ce qui est, je le concède, à peu près toute la littérature française actuelle, littérature de basse époque. Voici donc le nécessaire réexamen, tant attendu des âmes droites, de la doxa produite sur l’un de nos plus grands poètes, Arthur Rimbaud, par cette sous-littérature primée et momifiée en académies ferroviaires.
Je remercie Marie-Christine Guidon (ci-dessous Marie-Christine G.) de me laisser publier ici une partie de sa correspondance ainsi que des citations de son article.
I
Merci, Marie-Christine, pour cet envoi. J’ai retrouvé votre excellente plume dans cette note de lecture intéressante sur Rimbaud, qui semble être un compte rendu fidèle de la synthèse de Jean Rouaud. Je vois pour ma part dans cette synthèse une forme de doxa que ma récente relecture d’Une saison en enfer me conduit à remettre en cause, au-delà du pèlerinage à La Mecque que j’impute à Rimbaud en manière de plaisanterie plus qu’autre chose, bien que l’hypothèse qu’il se soit converti à l’islam lors de sa « seconde vie » ne soit pas de moi mais est une reprise, à vrai dire un peu plus catégorique, d’une conjecture donnée jusque-là comme simplement possible. Le point central de cette spéculation est Harar, quatrième ville sainte de l’Islam, cardinale dans cette seconde vie de Rimbaud et où l’accréditation de l’Ambassade de France que vous évoquez (« négoce d’armes avec l’accord de l’Ambassade de France, café moka, cuir, ivoire et même casseroles ») était sans doute un bien mince sauf-conduit et une recommandation très douteuse localement. Du reste, l’idée de Rimbaud en agent de l’administration coloniale, qui serait sous-tendue par une excessive insistance sur ses liens avec cette administration, manquerait la véritable nature de cette seconde vie, celle d’aventurier. Peut-être faut-il avoir lu les récits largement autobiographiques, et plus tardifs, de Monfreid situés dans cette même aire géographique pour comprendre que les liens de Rimbaud avec la France devaient être fort ténus. La meilleure recommandation qu’il pouvait avoir, avec ce statut d’aventurier, était donc l’islam, et de l’intérêt objectif à l’idée qu’il l’ait entendu et mis en pratique il n’y a qu’un pas.
Je suis d’accord avec vous sur les compromis que devait faire l’aventurier Rimbaud et c’est justement pourquoi, entre autres, je le crois capable de prononcer la profession de foi musulmane à Harar si cela pouvait arranger ses affaires. Surtout si, comme on le dit, il participait au trafic d’esclaves, une activité pour laquelle non seulement il ne pouvait guère obtenir d’agrément de l’administration française mais qu’il devait au contraire conduire à l’insu de cette dernière, sauf à supposer que la France eût aboli l’esclavage (en 1848) tout en délivrant des agréments commerciaux pour ce trafic ou en laissant ses nationaux le pratiquer en dehors de son territoire, ce qui serait de mauvais goût, mais en même temps tellement politique.
En outre, le père de Rimbaud n’est pas seulement « l’absent » un petit trop récurrent dans cette iconographie dogmatique que je dénonce, c’était aussi un savant, ce qui est un peu moins connu, et c’est très extraordinaire à mes yeux car c’est passer sous silence des travaux intellectuels qui, même s’ils n’étaient pas en soi particulièrement distingués (ce que j’ignore), n’en témoignent pas moins d’une ambition au regard des choses de l’esprit dont peu d’hommes dans l’ensemble témoignent. Que le capitaine d’infanterie Frédéric Rimbaud ait appris l’arabe au cours de ses missions dans les colonies n’est pas en soi remarquable, mais qu’il ait mis à profit cet apprentissage pour traduire le Coran démontre une stature intellectuelle peu commune (en particulier dans l’armée), et « l’absent » est donc selon moi très présent en termes d’hérédité du poète.
Qui plus est, la bibliothèque de l’orientaliste devait regorger de curiosités dont le jeune Rimbaud a pu tirer profit. Dès lors qu’il existe un « bateau ivre » (perahu mabuk) comme stéréotype de la littérature malaise traditionnelle (la citation en exergue de mon poème), il devenait dans ce contexte absolument évident que la source d’inspiration de Rimbaud pouvait avoir été cette même littérature, qui était déjà connue en France dans des traductions. Il reste à démontrer que ces traductions parlent bien de bateau ivre ou de quelque chose d’approchant et que la bibliothèque familiale était pourvue de ce genre d’ouvrage, mais, en l’occurrence, on ne doit plus ignorer, je trouve, que le « bateau ivre », avant d’être ce trait de génie de Rimbaud, est une sorte de cliché du pantoun malais (issu d’une culture maritime), comme « l’aurore aux doigts de rose » de la poésie grecque classique†.
Compte tenu de ce que je viens de dire de son père, la révolte de Rimbaud contre « les Assis » ne peut pas être une révolte contre le père. Car le père est déjà lui-même distingué des Assis par sa stature intellectuelle ou, à tout le moins, une forme d’ambition intellectuelle qui fait défaut au concept d’Assis. Il n’est pas impossible que ces travaux du père Rimbaud n’aient été vus par son entourage que comme des excentricités (l’arabe, le Coran, cet exotisme de races conquises…) mais c’est sans doute une notion que le jeune Rimbaud contestait en son for intérieur, et pour lui le père, loin d’être un de ces Assis méprisables, était au contraire un objet d’admiration, sentiment renforcé par « l’absence » du même, par la projection idéalisatrice sur l’absent dont les défauts et la nature peut-être foncièrement « assise » au fond ne peuvent suffisamment cristalliser sous l’effet de la présence quotidienne. Or cette situation devait ronger Rimbaud d’un sentiment d’infériorité caractéristique : « Que suis-je devant cet aigle ? » J’en retrouve la trace dans ses mensonges d’Une saison en enfer, quand il se présente comme un fils de personne, un paysan, un fils du peuple auquel la culture fait défaut, un nègre et en même temps un descendant de barbares scandinaves. Il s’agit pour lui de nier son hérédité, de nier qu’il est le « fils de… », à savoir le fils d’une figure intellectuelle dans un milieu où cela détonait (même si, par contraste, l’absent pouvait rendre plus saillante l’absence d’autres personnalités semblables dans ce milieu héréditaire particulier, mais les dynasties intellectuelles sont un fait rare et j’ai déjà dit ailleurs qu’une expression telle que « le fils de Mozart » a quelque chose de tragique en soi, justement parce que le fils de Mozart a bel et bien existé mais qu’il existe aussi dans l’hérédité un phénomène de régression vers la moyenne ; autrement dit, un génie ne pourra jamais dire que ses enfants sont sa plus belle réussite, ce que le passablement méritoire Frédéric Rimbaud aurait incontestablement pu dire de son fils s’il avait entr’aperçu sa renommée future).
Au bout du compte, Rimbaud marche dans les pas de son père en allant mener une vie d’aventurier en Afrique. Qu’il ait été obsédé par cette figure est l’évidence même, et dans le mot « l’absent » il faut voir en creux l’obsession du poète pour cette figure, l’obsession d’être le contraire d’un Assis, que ce soit un Debout ou un Mobile, en vertu de l’hérédité plutôt que par son génie propre. « Je nais de moi-même » est le mensonge de Rimbaud. Il avait la fascination morbide de cet aventurier (le soldat des conquêtes coloniales) et de cet intellectuel (le savant). Quand cette dimension fait défaut chez les biographes, je ne vois que trop leur propre hérédité d’Assis, qui n’est sans doute pas une fatalité, et leur désir ardent, qui est un rêve, que Rimbaud soit le fils de gens médiocres (car ce n’est hélas pas le même symptôme que chez Rimbaud lui-même, à savoir le rejet de son propre génie en tant qu’une certaine qualité héréditaire).
Rimbaud représente également le rejet de la carrière littéraire, du monde des lettres, un monde faisandé chargé de distiller de subtils poisons aux rameaux oisifs de la bourgeoisie d’argent. Le rejet de la littérature, en somme. Et c’est une obscure coopérative prolétarienne qui sort l’unique recueil publié de son vivant, Une saison en enfer, quand Verlaine avait les faveurs des cénacles et de leurs imprimeurs (d’où l’inquiétude de la vierge folle : « Que devenir ? Il n’a pas une connaissance », connaissance au sens d’amis, de relations, ce qui démontre assez, dans le prisme du roman à clés que je suis contraint d’adopter à mon tour pour abattre la doxa, que, pour Rimbaud, Verlaine la vierge folle est lui-même un Assis).
« Aux portes de l’au-delà, il se serait converti au catholicisme… Isabelle, sa sœur, a sans doute grandement contribué à cette version des faits. Nul ne le sait. Paterne Berrichon, quant à lui, a été peu loquace sur le sujet dans sa biographie publiée en 1897 : “Il demande qu’on prie pour lui et répète à chaque instant : Allah kerim ! Allah kerim !”… Original comme mot de la fin pour un converti récent au catholicisme ! (Ce qui vient accréditer vos suppositions.) Impossible, de surcroît, d’occulter Un cœur sous la soutane, texte inédit de Rimbaud. Il s’agit d’un pamphlet anticlérical publié par Breton et Aragon en 1924. Alors, que penser ? » (Marie-Christine G.)
« Allah kerim ! », Allah est généreux. Je fais mienne la version de Paterne Berrichon, poète et beau-frère de Rimbaud, compte tenu de tout ce qui a été dit plus haut.
Je ne sais en revanche quel statut donner à ce texte inédit sur lequel vous appelez mon attention. L’anticléricalisme de Rimbaud semble suffisamment clair dans sa poésie connue, sa détestation des Assis, ce qui ne ferait de cet inédit qu’un texte de plus dans cette veine. D’un autre côté, beaucoup de textes ont été imputés à Rimbaud : j’ai eu entre les mains une édition de ses œuvres complètes où figurait un recueil de proses intitulé Les déserts de l’amour, qui a disparu entretemps comme une supercherie, semble-t-il. Antonin Artaud a l’air de croire quant à lui que, parmi les manuscrits dont Rimbaud aurait parlé et qui se sont perdus, se trouvait une œuvre chrétienne intitulée La chasse spirituelle††. Passer de l’anticléricalisme à une conversion n’aurait rien d’étonnant, et c’est pourquoi un inédit tardif pourrait avoir de l’importance dans cette controverse. Je constate que cet inédit, même s’il était avéré (et à vrai dire j’en doute car pourquoi ne figure-t-il pas dans les œuvres complètes aujourd’hui ?), ne serait pas opposable à l’hypothèse d’une conversion à l’islam, sauf si ce texte, évidemment, englobe l’islam dans la détestation anticléricale (mais les protestants sont eux aussi anticléricaux et cela ne dit rien de leur foi). Cette conversion au catholicisme n’en serait d’ailleurs pas une puisque la famille Rimbaud était catholique et que par voie de conséquence Rimbaud était baptisé ; il se serait donc simplement agi de l’expression d’un repentir chrétien sur son lit de mort, de l’acceptation des derniers sacrements de la part d’un prêtre, ou du simple fait de consentir aux formes religieuses de sa famille, dans les bras de laquelle il mourait. (Il y a des chances que l’acceptation de ces formes soit néanmoins une forme d’apostasie du point de vue musulman, si Rimbaud avait prononcé la profession de foi islamique.)
†En réalité, je ne garantis pas absolument l’existence de ce stéréotype dans le pantoun malais. Disons que la récurrence des mêmes figures étant un phénomène propre au genre, comme sans doute à toute forme de littérature traditionnelle, le fait qu’une figure apparaisse une fois comporte une certaine probabilité de sa récurrence plus ou moins identique ou modifiée.
††Le point de vue d’Antonin Artaud, tirée des Derniers écrits de Rodez, posthumes, est le suivant : « Arthur Rimbaud est allé en Abyssinie retrouver le Secret de la feuille de Latanier qui remontait au Paradis Terrestre dans la Période Édenique qui s’écoula avant la chute d’Adam et sur laquelle comme sur un Papyrus ou un Parchemin miraculeusement conservé figurait un signe inscrit par Dieu lui-même aux origines du Paradis. Ce Signe englobait le Secret de toute création possible dans un enchevêtrement linéaire très simple et qu’on ne pouvait pas regarder sans être foudroyé et sans tomber. Arthur Rimbaud a lutté pendant longtemps de Magie avec les Sorciers Abyssins avant d’entrer en possession lui-même de la Feuille de Latanier. Parce que toute Poésie Réelle Dr Ferdière tourne à un moment donné à des Actes de Magie Vraie et que la Magie de Rimbaud en Abyssinie n’est que la suite des Illuminations, d’Une saison en Enfer, et la concrétisation des poèmes perdus de La chasse spirituelle. »

II
J’en suis venu par ailleurs à douter de la version « officielle » s’agissant de la relation de Rimbaud avec Verlaine. J’ignore s’il existe des documents irréfutables qui attestent d’une relation homosexuelle entre les deux. Vous soulignez qu’on a reproché à la sœur de Rimbaud d’avoir voulu cacher cette relation homosexuelle (« Elle aura été longtemps critiquée pour avoir tenté de cacher l’homosexualité de son frère et ses amours tumultueuses avec Verlaine »), mais était-elle convaincue, au moins, que la relation fût de cette nature ? Encore une fois, je parle sans avoir examiné le moindre document mais il me semble qu’en l’absence de pièces décisives il est permis d’admettre la bonne foi de la sœur et du poète Paterne Berrichon, plutôt que de les diffamer en leur imputant une volonté de supercherie. D’ailleurs, même s’ils savaient que Verlaine et Rimbaud avaient des rapports homosexuels, il pouvait ne pas être recommandé de l’admettre au grand jour compte tenu du caractère illégal de telles relations à l’époque. La doxa, telle que je la comprends, affirme avoir percé le voile puritain et répressif cachant la vérité et révélé au grand jour la nature de la relation entre les deux poètes. Or, même s’ils avaient eu des rapports homosexuels, j’y verrais de la part de Rimbaud une forme de soumission aux pulsions de son aîné, qu’il ne partageait pas. Il écrit dans Une saison en enfer : « Ainsi, j’ai aimé un porc. » Cela peut être l’aveu d’une répudiation de ces pratiques, soit qu’il s’y soit soumis (« j’ai aimé » dans le sens charnel) soit qu’il ne s’y soit pas soumis (« j’ai aimé » au sens d’aimer un ami).
Quelqu’un qui aurait épluché la correspondance de Rimbaud et lu « Hier soir Verlaine m’a enc*** » pourrait sourire de mes spéculations ; cependant, je n’exclus pas catégoriquement des rapports homosexuels entre les deux, j’exclus catégoriquement l’interprétation qu’on voudrait en donner, de même que l’on ne pourrait interpréter le fait qu’un détenu soit violé en prison comme une « relation homosexuelle » que par un certain abus de langage ou par une omission délibérée de la plus grande partie des circonstances.
Du reste, quels sont les amants connus de Verlaine ? En connaît-on ? Après avoir quitté le domicile conjugal, il vivait encore avec des femmes, dont une certaine Philomène Boudin. On ne vivait pas ouvertement de manière homosexuelle à l’époque, certes, mais Verlaine aurait aussi bien pu vivre seul aux yeux du monde tout en ayant des relations homosexuelles, pourquoi vivre avec des femmes ?
« Je m’interroge : que faut-il penser de l’étrange poème offert par Verlaine (et daté de mai 1872) et qui n’était pas destiné à la publication, Le bon disciple, assez évocateur. Ce poème a été à l’époque qualifié de “symboliquement inverti”, les deux tercets précédant les deux quatrains du sonnet en question. On peut en rire puisque Verlaine, lui-même, qualifiait cette forme poétique de “sonnet jambes en l’air” ! » (Marie-Christine G.)
Je trouverais extraordinaire – à supposer même, en dehors de son inversion formelle qui serait le code crypté d’une inversion sexuelle, que la lettre de ce texte soit indéniablement évocatrice de ce dont nous parlons – que ce soit le seul document qui serve de preuve en la matière. En gros, on admettrait une relation homosexuelle entre les deux sans connaître ni à l’un ni à l’autre d’autres relations de cette nature. Ce serait donc un cas d’homosexualité fort peu ordinaire puisqu’il est connu que les homosexuels ont au contraire bien plus de partenaires sexuels que les personnes hétérosexuelles en règle générale (je me réclame en cela de l’autorité de livres d’anthropologie sexuelle, à savoir de psychologie évolutionniste, evolutionary psychology, contemporains). Le fait que Verlaine quitte le domicile conjugal pour suivre Rimbaud, le coup de pistolet etc. témoignent assurément d’une relation passionnée mais cela peut se concevoir en dehors de toute relation homosexuelle, et je dirais même que ces éléments passionnels excluent a priori une relation homosexuelle compte tenu de ce que nous savons par l’anthropologie de telles relations en général, à savoir qu’elles sont moins passionnelles (ce qui tient au fait que la jalousie n’y a pas le même sens puisque les « écarts », même chez de ces couples qui se jureraient fidélité, n’ont pas de conséquences en termes d’hérédité – on y revient – et c’est donc comme un homme dont les passades n’auraient aucune influence sur son investissement affectif et financier dans sa famille légitime, ce qui passe pour être possible).
Les deux avaient sans doute un attachement l’un pour l’autre mais ils avaient peut-être d’abord un projet, et ce projet je vois Rimbaud, l’homme aux semelles de vent, comme en étant l’instigateur : une vie picaresque, vagabonde, de « clochards célestes » (titre d’un livre de Jack Kerouac) avant la lettre.
Verlaine quitte moins sa femme qu’une vie rangée, convaincu par Rimbaud, et sans doute aussi par l’expérience, que cette vie devait fatalement ruiner son don poétique. Dans cette vie qu’ils entendent mener, on ne peut être seul : c’est l’éternel roman de la picardía, se trouver un bon compagnon d’infortune. Et sur la route il faut un co-pilote.
Puis Rimbaud se lasse, Verlaine est fou de rage, il a tout plaqué sur l’instigation de ce gamin génial, qui maintenant ose vouloir suivre sans lui son bonhomme de chemin. Une relation homosexuelle avec le chemin ? Dans sa fureur, il lui tire un coup de pistolet.
Si ça ne suffit pas, qu’on y ajoute l’alcool et le haschich, les exacerbations d’états soupçonneux que ces substances peuvent induire, les crises paranoïaques, les interprétations les plus folles et les plus térébrantes ; certains ont commis des crimes incroyables dans des états de ce genre, croyant prévenir leur propre assassinat.
À défaut de témoignages crédibles d’autres relations homosexuelles de l’un et de l’autre, c’est là l’exposé des faits que je juge le plus réaliste. Le reste est comme si l’on disait que l’autofiction est une forme d’autofellation.
Verlaine et Rimbaud sont dans la droite ligne des héros picaresques, Lazarillo de Tormes, El Buscón…, qui se poursuivra après eux avec les beatniks, avec Kerouac. Autant on peut penser que, si les picaros étaient homosexuels, on ne le saura jamais car l’époque n’en permettait pas l’aveu, autant nous avons avec Kerouac l’exemple d’un hétérosexuel menant la vie picaresque de Verlaine et Rimbaud avec l’un puis l’autre compagnon, tel que Neal Cassady dans Sur la route. Il y a certes parmi les beatniks l’homosexuel Allen Ginsberg, mais, outre le fait que c’est le moins picaresque des beatniks, il est caution que les autres beatniks ne sont pas homosexuels puisqu’on voit clairement par son exemple que la revendication de l’homosexualité n’était pas un tabou dans ce milieu. On peut également citer Burroughs, pas exactement picaresque non plus. Je veux dire par là que c’est l’hétérosexuel Kerouac qui a écrit Sur la route, nouvelle expression des semelles de vent et nouvelle manifestation de relation à la Verlaine-Rimbaud (même si la stature littéraire de Cassady ne semble pas avoir rendu le parallélisme évident, à moins que ce soit la doxa selon laquelle Verlaine et Rimbaud formaient un couple homosexuel qui crée un blocage psychologique à la perception de ce parallélisme).
Or on trouve justement chez Kerouac, en particulier dans Big Sur, le témoignage de ce que peut être une crise paranoïaque aiguë prolongée sous l’effet de la consommation massive et continue d’alcool et de cannabis, oscillant entre tendances suicidaires et homicides, telle qu’a pu en subir Verlaine et qui s’est résolue dans le cas de ce dernier par une tentative d’homicide sur Rimbaud.
« Ces deux coups de feu auront fait couler plus d’encre que de sang puisque Rimbaud s’est rendu à pied à l’hôpital pour se faire soigner, impatient de quitter les lieux. Pourtant, après la plainte et la déposition de Rimbaud ainsi que les lettres de Verlaine trouvées par le juge t’Serstevens, ce dernier a commandé une expertise pour établir l’homosexualité de Verlaine (sachant que la pédérastie était un élément aggravant à l’époque). Sans entrer dans les détails de cet examen, il résulte (c’est la version officielle) que Verlaine porte sur sa personne des traces d’habitude de pédérastie active et passive. Quelques biographes ont souligné de manière involontairement burlesque “l’hallucinante précision” et la “rigueur presque risible” de ce rapport qui leur paraissait conférer à la blessure “une importance quasi surréelle”. Il est vrai que Verlaine a écrit sur Rimbaud de nombreuses pages fleuries de métaphores heureuses mais il n’a effectivement jamais rien révélé de décisif sur son compagnon d’infortune. » (Marie-Christine G.)
Le rapport du juge incrimine donc Verlaine pour pédérastie, mais autant je vois ce que peuvent être des traces de pédérastie passive, autant j’ai beaucoup plus de mal avec les traces de pédérastie active car il m’apparaît qu’un pédéraste actif ne se distingue en rien d’un mâle hétérosexuel quant à l’acte, même s’il existe une différence manifeste mais qui justement ne paraît pouvoir se manifester que chez le partenaire passif, et je suspecte donc ce rapport d’être un tissu d’âneries confondant allègrement tous les vices. En particulier, je pense que Verlaine était à l’époque déjà délabré par l’alcool et les stupéfiants ainsi que par des rapports (non protégés) avec des prostituées (ce qui s’allègue de sa vie post-conjugale, puisque j’ai nommé Philomène Boudin, dont vous n’ignorez sans doute pas l’occupation dans la vie), qui pourraient avoir donné lieu à toutes formes de perversions, ou de pratiques, si vous préférez, sexuelles, y compris celles qu’on trouve en général associées à l’homosexualité (et qui dans ce contexte sont parfois, me dit-on, pratiquées à l’aide d’objets pour des mâles hétérosexuels n’ayant jamais approché un homme sexuellement). À l’époque, il existait encore des femmes hystériques, ce dont on ne parle plus de nos jours : je veux dire par là qu’on trouve toujours ce qu’on cherche. (À ce sujet, je peux démontrer, à l’aide d’un schéma de Schopenhauer, qu’en matière de délits dits de presse il est possible de prouver que toute parole est illégale par une simple chaîne d’associations d’idées plus ou moins longue, mais c’est une parenthèse et je la referme.)
Je suis allé lire Le bon disciple et je relève donc : « Quel Ange dur ainsi me bourre / Entre les épaules… » et « Monte sur mes reins, et trépigne » qui sont indéniablement de grasses allusions en forme de clins d’œil bien lourds (avec l’enjambement qui rétablit un sens plus chaste : me bourre de coups entre les épaules), dans un sonnet en effet « inverti ». Je crois honnêtement que le clin d’œil est trop appuyé pour que ce soit un aveu. Et même, à la limite, ce pourrait être l’aveu des stimulations que Verlaine demandait à Philomène Boudin pour fouetter ses sens de débauché. Si ce n’est pas, comme Les déserts de l’amour, un faux pur et simple.
En conclusion, Kerouac et Cassady ayant fait les picaros ensemble sans être taxés de sodomie (la critique paparazzi veut plutôt voir en Kerouac un inverti refoulé), je n’ai aucune raison valable de croire, les éléments ci-dessus ayant été discutés, que Verlaine et Rimbaud aient mené un genre de vie différent.

