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Le Diwân : Poèmes
Série de six poèmes publiés dans différents recueils dans des versions antérieures et d’inspiration arabo-musulmane, un thème qui a toujours fasciné les grands poètes, du Divan de Goethe aux Orientales de Victor Hugo, en passant par le Pèlerinage de Childe Harold de Byron et bien d’autres.
Les Roses d’Izmir et Permadani Terbang ont été publiés dans le recueil Les Pégasides (EdBA 2011). Le second a également été publié, sans titre, dans le numéro 168 de la revue Florilège (septembre 2017).
Le sonnet La Luxure de l’Alhambra a été publié dans Opales arlequines (EdBA 2012). Il faut rendre à César ce qui est à César, le titre est directement inspiré, si ce n’est pompé, du titre du roman du prolifique et néanmoins relativement peu connu Maurice Magre (1877-1941), La Luxure de Grenade, roman que je n’ai toutefois pas lu.
Enfin, les trois autres poème sont tirés de La Lune Chryséléphantine (EdBA 2013).
C’est à vrai dire ici une sélection de mes poèmes relevant de cette veine d’inspiration orientaliste. Le Rescapé d’Oman, déjà publié sur ce blog (ici), en relève aussi, de même assurément que La Chute des Arabes du Congo (là), ainsi que d’autres qui resteront pour le moment confinés dans les pages imprimées de leurs recueils.
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Les Roses d’Izmir
Quel poète n’a point, pour les roses d’Izmir,
Embaumant les jardins du sérail aux princesses
Où, le long des bassins, vont leurs dives paresses
Se contempler dans l’onde et parfois s’endormir,
Quel poète, bravant les foudres de l’émir,
N’a-t-il point enduré de poignantes détresses,
L’esprit à chaque instant occupé de tendresses,
Depuis qu’une chanson, tel soir, l’eut fait frémir ?
Oui, le poète aimant plus que tout, ô mon âme !
Son cœur est débordant, il sanglote, il s’exclame,
Il vole à l’aventure et n’a point de repos ;
Supportant tous les sorts dans l’espoir d’heures douces,
Pour les roses d’Izmir défiant ces suppôts,
Il court, tout un palais d’eunuques à ses trousses !
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Permadani Terbang, ou Le Tapis volant
Le soir, dans la nuée aux pourpres miroitantes,
Comme l’oiseau qui plane entouré de rayons,
Ouvrant sur l’infini ses ailes palpitantes,
L’esprit s’élève au seuil des constellations.
Vers vous, ma belle amie, au cœur du crépuscule,
Vont mes pensers brûlants par l’amour dirigés,
Soupirs et vœux tremblants que l’encens véhicule
D’autels silencieux pour l’extase érigés.
C’est dans la nuit profonde et pleine de mystère
Que je parviens au but du périple d’amour ;
Ce sentiment très pur qui jamais ne s’altère
En appelant votre âme a grandi tout le jour.
Votre grâce aux baisers, tendre, ne songe-t-elle,
Sur le balcon, au son de ce luth amoureux ?
Dans mon sein douloureux qu’un cœur ardent martèle,
D’être si près de vous passe un frisson heureux.
Venez ! de tant de fleurs la nuit est embaumée ;
La lune danse avec le flot étincelant ;
Et pour toute la nuit, je veux, ma bien-aimée,
Vous serrer dans mes bras sur le tapis volant !
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La Luxure de l’Alhambra
Élégants échansons, beaux comme du jasmin,
Dans les coupes d’argent savamment ciselées
Répandez les rubis en flambantes coulées,
Versez le malaga, le zébibi carmin !
Les joueuses de luth à l’envoûtante main
Ramageant de leurs voix de sources étoilées,
Nos âmes trouveront, en longues envolées,
Vers des rêves nouveaux un propice chemin.
Et viendront des ballets, des joutes poétiques,
Où les plus inspirés, les plus brillants distiques
À leurs auteurs vaudront des baisers en hommage.
Qu’aux narguilés d’airain les spirales du kif
Dans l’étincellement de leur mouvante image
Nous rendent le contour des montagnes du Rif !
Le « zébibi » est, avec le malaga, un mystérieux vin d’Al-Andalûs que j’ai rencontré dans l’Histoire d’Espagne (1932) de l’académicien Louis Bertrand.
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Les Mystères de Bandar Seri Begawan
Brunei Darussalam, Alhambra des tropiques,
Floribond sultanat de l’archipel malais,
Les vasques des jardins obombrant les palais
Chantent la paix des jours après les temps épiques.
Le muezzin gravit les degrés de la tour ;
Quand vient le vendredi, dans la grande mosquée,
La foi mahométane en commun pratiquée
Rend un pieux hommage au Dieu de tout amour.
Les femmes, dans les plis de leurs voiles candides,
Semblent, sur les tapis damassés de rosiers,
Un amoncellement de fleurs de cerisiers
Que l’automne porta sur des brises languides.
Les fontaines de marbre, en prismatiques jets,
Sur le miroir des eaux les feux versicolores
Des dômes scintillant dans les pâles aurores,
L’image dans le ciel des minarets légers,
Les quartiers érigés en bordure de plage,
Gourbis sur pilotis dans le soleil couchant,
La barque du pêcheur, le praho du marchand,
Dérivant sur des jeux d’opalescent nuage,
À l’horizon sans fin les mirages dansants,
Spirales d’opium, lumières d’alchimie,
La marine caverne où suinte l’huile amie
Et qui souffle dans l’air son or, comme un encens,
Diadème royal des gloires séraphiques,
Perles, jades, saphirs, nacre, rubis balais,
Floribond sultanat de l’archipel malais,
Brunei Darussalam, Alhambra des tropiques !
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Compulsant les Corans de cuir enluminés,
De vieux sages chenus, fléaux de l’hérésie,
Sourient au califat éternel de l’Asie,
Au djihad dans la jungle, aux temples calcinés…
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L’Union mystique
L’insigne Aboul Kacem, Shîa de Wasseypur,
Découvrant en son âme un reste d’injustice
Qui le rendait aux yeux d’Allah trois fois impur,
Blessé, se retira dans l’ombre rédemptrice.
Tant de nuits à veiller, de lamentations
Parmi les flagellants, sous la bannière noire,
Et son sang répandu dans les processions
En l’honneur des martyrs, pour Sa plus haute gloire,
Lui conféraient partout l’estime et le respect,
Grâce à la sûreté de sa forte doctrine.
Tel un juge, il était profond et circonspect,
L’amour du Dieu de vie habitait sa poitrine.
Et comme sa vertu rayonnait hors de lui,
Que ses regards jetaient de séraphiques flammes,
Qu’il parlait doucement, qu’il n’avait jamais nui,
Bien qu’il ne fût point riche il avait quatre femmes.
Il n’éprouvait d’ailleurs point d’orgueil en cela ;
Mais, elles, le servaient avec la diligence
Qu’inspire au cœur ému le cœur qui l’appela,
Elles étaient amour, dévotion, silence,
Comme lui-même était pour l’Unique son Dieu.
Parce que le plaisir non prescrit est barbare,
L’humble recueillement qu’il avait en tout lieu
Accusait le seigneur chez cet homme si rare.
Et c’est ce front viril et sage, noble front,
Que l’on vit s’incliner un jour : une pensée
D’indignité complète et de coupable affront
Accablait durement son âme, terrassée.
Ainsi, toujours le cœur épris de pureté,
Quand il voit un reflet de la Miséricorde
Se languit du seul bien qu’il aura convoité :
L’union, au-delà même de la concorde.
Wasseypur est une ville du nord-est de l’Inde, dans l’État du Jharkhand, avec une forte population chi’ite (Shîa). Mon attention a été appelée sur cette ville par le film indien Gangs of Wasseypur (2012), qui décrit bien, par moments, l’atmosphère de cette communauté chi’ite indienne.
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Mina de Batavia
Te souviens-tu, Mina, d’Amsterdam en hiver ?
La glace des canaux entre les ponts de brique,
Quand le soleil parfois dardait un bref éclair
Sur les pignons chaulés, rayonnait, phosphorique.
Dans ta chambre d’enfant, avant de t’endormir,
Tu regardais tomber la neige de la nue ;
Sur la manne que rien n’aurait pu contenir,
La lanterne jetait une flamme ténue.
Mina, te souviens-tu du village frison,
Ce hameau de pêcheurs qu’habitait la grand-mère,
Sur une plage blanche où courait l’horizon
Si vaste, nébuleux, parsemé de lumière ;
La maisonnette basse, où l’on vivait de peu,
Le sombre intérieur, avec la cheminée
Où craquaient les fagots agités par le feu ?
Le chat y réchauffait sa tête illuminée.
Te souviens-tu, Mina, du printemps revenu,
Quand les fous tulipiers semaient sur la campagne
Des arcs-en-ciel de fleurs où de ton pas menu
Tu promenais ta joie, avec une compagne ?
Traversant ses éclats d’opale girasol,
La brise caressait ta chevelure blonde ;
Tu passais, souriant, comme un blanc tournesol.
Sans le savoir – ou bien ? – vous régniez sur le monde.
Tu quittas le pays des jours heureux, Mina,
Pour grandir sous des cieux lointains et légendaires,
Où diables, où héros, tout le Ramayana
Déclame, aux flexions des jeunes bayadères.
Tu découvris là-bas, par l’éclatant azur,
L’archipel verdoyant baigné d’ondes si claires
Qu’on en peut voir le fond, et, à Borobudur,
Sous des ylangs-ylangs, les Bouddhas tutélaires.
Tu visitas la cour des sultans de Johor ;
Chacun t’y souriait, un peu par politique,
Beaucoup par déférence, et, dans les palais d’or,
On déploya pour toi la pompe asiatique.
Tel est de ton pays le clair rayonnement
Qu’il t’emporta, Mina, jusqu’en Papouasie,
Où quelques Hollandais avec acharnement
Cultivent loin de tout des vergers d’ambroisie.
Contemplant les versants des hauts monts inconnus
Tapissés de forêts, bruissants de ramage,
Tu cherchais, grand ouverts tes yeux bleus ingénus,
L’oiseau de paradis au chatoyant plumage.
Car tu vis dans l’empire aimé du Stathouder,
Ce monde que soutient l’altière République.
Te souviens-tu, Mina, d’Amsterdam en hiver,
La glace des canaux entre les ponts de brique ?…
Les « fous tulipiers » sont une allusion à la passion dont se prirent les Hollandais pour la culture des tulipes quand ces bulbes d’Anatolie commencèrent à être introduits en Europe. L’expression est consacrée.
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Diérèses s’écartant de la prononciation courante (par ordre d’apparition)
dé-fi-ant (3 syllabes)
cons-tel-la-ti-ons (5)
si-len-ci-eux (4)
jou-euses (2) (les-jou-eu-ses-de-luth, à lire de cette manière, forment les six syllabes de l’hémistiche)
mu-e-zzin (3)
o-pi-um (3)
di-a-dème (3) (di-a-dè-me-ro-yal : six syllabes)
Shî-a (2)
la-men-ta-ti-ons (5)
pro-ce-ssi-ons (4)
dé-vo-ti-on (4)
u-ni-on (3)
in-té-ri-eur (4)
sou-ri-ant (3)
fle-xi-ons (3)
sou-ri-ait (3)
a-si-a-tique (4)
bru-i-ssants (3)
Note sur l’indonésien
Le texte suivant a été publié dans la défunte revue de l’Association franco-indonésienne Pasar Malam, Le Banian (n°20, décembre 2015), au comité de lecture de laquelle j’appartenais.
Il a été écrit pour alimenter la rubrique L’indonésien, langue exotique? pour les auteurs d’origine française, qui alternait avec Le français, langue exotique? pour les auteurs d’origine indonésienne.
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L’indonésien est une langue tout aussi exotique que l’anglais et je présenterai à l’appui d’une telle affirmation plusieurs points communs à ces deux langues.
Tout d’abord, l’indonésien s’écrit, comme l’anglais, en alphabet latin, et il faut bien reconnaître que c’est quelque chose d’assez rare pour la langue d’un pays d’Asie. C’est aussi le cas du malaisien, qui est sa sœur jumelle, même si l’on me dit que ces deux jumeaux ne sont pas monozygotes. La Malaisie a quelques tendances à utiliser aussi les caractères arabes (huruf jawi), et les deux alphabets ont un statut officiel dans le sultanat de Brunei. Le vietnamien recourt également à l’alphabet latin, le quoc ngu, introduit par les missionnaires chrétiens dans le pays. La surabondance des signes diacritiques dans ce système, notamment pour rendre les tons propres à cette langue tonale, en rend l’aspect de prime abord assez rébarbatif, même si c’est peut-être un système très ingénieux, ce que j’ignore. La transcription de l’indonésien, langue non tonale, ne présentait pas à cet égard les mêmes difficultés, et il se lit et s’écrit, dans un alphabet latin dépourvu de signes diacritiques, à peu près comme il se prononce, quelques ambiguïtés subsistant en ce qui concerne la voyelle écrite « e ». À titre de comparaison, l’anglais, qui ne possède pas non plus de signes diacritiques (le tréma, que l’on trouve dans quelques œuvres classiques, a disparu en cours de route), est beaucoup plus incertain, et il est à peu près impossible de savoir comment prononcer un mot de cette langue en le lisant si on ne l’a pas entendu prononcer auparavant. De son côté, l’alphabet arabe doit, pour écrire le malaisien, subir quelques menus aménagements.
Deuxièmement, si l’anglais est une langue du groupe indo-européen, l’indonésien possède lui-même un grand nombre de vocables d’origine indo-européenne par le biais du sanskrit, et l’étude de l’indonésien, comme celle du thaï et du cambodgien, est même une voie intéressante pour acquérir des notions de cette langue aussi peu exotique que possible. Car si le sanskrit est une langue exotique, le grec et le latin, fondements de la culture classique et des humanités occidentales, le sont également. Au passage, si les spécialistes s’accordent pour considérer tant le sanskrit que le grec et le latin comme des idiomes issus d’une mystérieuse langue proto-indo-européenne, un auteur indien comme P. N. Oak affirme que c’est en fait le sanskrit lui-même qui est la langue prototype des autres langues indo-européennes, mais je ne discuterai pas plus avant les thèses étonnantes d’un chercheur dont l’hindouisme militant a pu conduire certains, parmi les cercles dirigeants de l’Inde, à le considérer comme une menace au « communalisme » inscrit dans la Constitution indienne, notamment en raison de son révisionnisme historique relativement au rôle de l’islam dans la péninsule. Le fonds néerlandais, autre langue indo-européenne, celle-là moderne, est également loin d’être négligeable en indonésien.
Troisièmement, l’indonésien comme l’anglais possèdent un fonds important de vocables d’origine arabe. Ce n’est guère étonnant dans un pays à forte majorité musulmane et qui est même le pays ayant la population musulmane la plus nombreuse au monde. Ainsi la connaissance de l’indonésien est-elle également une voie d’accès possible à la culture arabo-islamique (sans vouloir minimiser les particularités de « l’islam malais », expression consacrée). Je ne prétends pas qu’il en aille exactement de même de la connaissance de l’anglais, bien que les mots d’origine arabe soient plus nombreux qu’on ne le pense généralement dans les langues européennes. Ce n’est pas seulement le cas pour l’espagnol et le portugais, même si les termes d’origine arabe sont particulièrement nombreux dans ces deux dernières langues ; les Arabes ont été de grands voyageurs, et c’est à leur contact que les Européens du Moyen Âge ont pris connaissance des réalités exotiques que ces voyageurs rencontraient.
Quatrièmement, dans Le Banian n° 18 (décembre 2014), M. Jean Rocher rapporte que l’interprète officiel de la présidence indonésienne lui dit un jour que l’indonésien était la langue la plus simple du monde. Je voudrais un tout petit peu nuancer ce propos, de la façon suivante : l’indonésien est la langue la plus simple du monde après l’anglais. Ainsi que Schopenhauer l’a fait remarquer, c’est un fait difficile à expliquer que les langues les plus grammaticalement complexes sont aussi les plus anciennes : que l’on pense aux déclinaisons du grec et du latin, bien plus nombreuses que celles qui subsistent dans nos langues vivantes. Si le même Schopenhauer vante par ailleurs la précision de l’allemand, langue vivante relativement complexe au plan grammatical — et donc archaïque ! — et si le cursus classique d’études de langues mortes complexes a longtemps été perçu comme une formation indispensable de la pensée, force est de constater que la simplicité de l’anglais (langue que le philosophe allemand Arnold Gehlen qualifie de « topologique »+++) n’a nullement empêché les nations qui le parlent et l’écrivent d’exceller dans tous les domaines de la science, des arts et de la pensée, ni d’avoir marqué d’une empreinte profonde et durable l’évolution du monde moderne. Face à un tel constat, il m’arrive de penser que les langues grammaticalement complexes sont des langues bientôt mortes. Entre parler franglais, qui est le français contemporain tant il semble que seul le monde anglo-saxon soit en mesure de forger des termes à même de décrire les évolutions du monde telles qu’elles se font jour sous nos yeux, peut-être parce qu’il est le seul, en Occident du moins, à conduire ou influencer ces évolutions, et que les autres nations occidentales sont vouées à lui emprunter toute nouveauté sans jamais en impulser elles-mêmes aucunes, entre parler franglais, dis-je, et parler anglais, il n’est pas certain, j’en ai peur, que le bon sens recommande fortement à un Français, if he can help it, de choisir coûte que coûte la première option, à l’ère du village global.
La réforme de l’orthographe indonésienne de 1972, abandonnant le système néerlandais pour un système anglo-saxon (Soekarno devient — ou ne devient pas — Sukarno, Pantjasila devient Pancasila, etc.), est assez frappante, dans ce contexte, en ce qu’elle manifeste une volonté de rendre l’indonésien le plus familier, le plus international et le moins « exotique » possible. Étant entendu que le néerlandais est une langue hyper-exotique, à tel point que les universitaires néerlandais n’écrivent pratiquement plus qu’en anglais, comme le reste de la communauté savante internationale à un degré plus ou moins grand (plutôt moins que plus en France). Mais il est sans doute moins coûteux à un Néerlandais de renoncer à sa langue maternelle pour l’anglais, en raison d’une proximité culturelle plus grande, qu’à un Chinois ou un Arabe, par exemple ; as things are, le coût de la mondialisation est moins élevé pour les nations occidentales.
L’indonésien est donc, d’un autre côté, un peu plus exotique que l’anglais en ce sens que son étude relève d’une plus grande spécialisation. J’ai cependant tenté de démontrer, aux 2° et 3°, que cette étude pouvait se faire dans un esprit généraliste, c’est-à-dire philosophique, comme toute autre étude, l’hyper-spécialisation qui sévit dans nos universités n’étant ni plus ni moins qu’un symptôme de décadence. Alors que nous avons en France défendu bec et ongles un lycée généraliste pour le plus grand nombre, il n’existe d’autre choix pour ceux qui en sortent avec les honneurs que la spécialisation à outrance. Si l’on me rétorque que l’avancement des diverses branches des sciences en rend l’acquisition de plus en plus longue et difficile, je réponds que c’est la raison pour laquelle il est temps que l’État subventionne, sa vie durant, toute personne souhaitant consacrer celle-ci (sa vie) à étudier, et qu’il la subventionne sans condition de spécialisation, ni aucune autre condition d’ailleurs, en sachant que cela concerne en particulier le nombre de plus en plus grand de jeunes qui s’inscrivent, avec la bienveillante sollicitude de l’État, dans des filières sans le moindre débouché professionnel connu.
Outre le fait que cela permettrait à davantage de personnes d’étudier des langues exotiques telles que l’indonésien sans craindre d’être enfermés dans une niche “orientaliste”, c’est ainsi que l’esprit des Lumières et de l’Encyclopédie pourrait être maintenu dans ce pays. Comme il faut bien reconnaître, en même temps, que l’accumulation des connaissances positives sous l’effet de ces mêmes Lumières a été prodigieuse, tous les raccourcis pertinents dans les voies de la connaissance sont les bienvenus, et je me réjouis qu’il en existe un sous la forme de la langue indonésienne, dont la simplicité (une simplicité toute relative, bien sûr, en raison notamment de son vocabulaire bien distinct, alors que l’espagnol, dont la grammaire est complexe, reste d’accès facile pour un Français en raison du nombre important de mots facilement reconnaissables) permet d’en faire un outil pratique pour acquérir des notions sur les cultures sanskrite et islamique. Ce qui n’empêche pas de s’intéresser à la culture indonésienne an sich (par exemple à la Pancasila an sich) – mais peut-on comprendre l’une sans les autres ?
Afin d’illustrer les différents points de mon propos, j’ai rassemblé dans le glossaire suivant quelques mots du vocabulaire indonésien. Sa lecture rendra manifeste, je pense, l’exotisme de l’indonésien, à savoir l’existence de réalités culturelles spécifiques et distinctes des nôtres, mais aussi ce que l’indonésien partage avec d’autres idiomes, dont les langues européennes.
+++En anglais, on place des mots les uns après les autres, sans leur faire subir de modification en fonction de leur cas grammatical, de leur genre, etc. C’est « topologique » : le mot n’a qu’une position (un topos), pas de déclinaison, de flexion, etc. À strictement parler, il est faux de dire cela de l’anglais, et Gehlen le sait, bien sûr, mais, comparé à l’allemand, au grec, au latin, c’est une tendance bien réelle. Il serait plus vrai de le dire de l’indonésien ! L’indonésien : langue topologique.
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Glossaire
Légende : AR arabe, IN indonésien, SK sanskrit, TH thaï (cette langue fait fonds elle aussi sur le sanskrit), UR ourdou (l’ourdou et l’hindi sont quasiment identiques ; c’est le système d’écriture qui constitue la principale différence, une écriture arabo-persane pour la première, sanskritique – le devanagari – pour la seconde). En l’absence de mention particulière, les définitions des termes indonésiens sont tirées du dictionnaire général indonésien-français de Pierre Labrousse ; je les complète dans certains cas par celles du Kamus Besar Bahasa Indonesia (KBBI), accompagnées de mes traductions.
Antakesuma. (skr. néol.) Baju antakesuma, vêtement fait de diverses pièces de tissu et permettant de voler. / J’ai relevé ce terme pour appeler l’attention sur l’existence en indonésien de néologismes construits à partir du sanskrit. Ces néologismes, comme ceux qui se fondent sur le grec ou le latin dans les idiomes européens, concernent principalement des réalités modernes, telles que des inventions et découvertes scientifiques. L’Indonésie n’a cependant pas autant pratiqué le néologisme sanskrit que la Thaïlande et le Cambodge. Là où les Indonésiens ont tendance à recourir au néerlandais, ces deux pays ont créé des néologismes pour des objets aussi variés que le téléphone, le microscope, la télévision…, et ce de manière concertée, semble-t-il, puisque ce sont les mêmes néologismes ; à moins que l’un ne les ait empruntés à l’autre. Tous ont néanmoins abandonné la pratique entre-temps, et se bornent aujourd’hui, comme les Européens, à adopter telles quelles les créations anglo-saxonnes, lesquelles recourent elles-mêmes de moins en moins au grec et au latin.
Il s’agit ici d’une notion légendaire, et d’un néologisme vraisemblablement ancien, employé dans le théâtre wayang, comme l’indique la définition du KBBI ci-dessous. Le -kesuma en question est l’IN kesuma ou kusuma, du SK कुसुम (kusuma), fleur, et l’anta- provient sans doute du SK अत्क (atka), habit, vêtement, la combinaison signifiant donc un « habit de fleurs ».
KBBI 1 baju dr cita berbunga-bunga (baju yg dianggap sakti) 2 baju yg dipakai Gatotkaca (dl pewayangan) yg menyebabkannya dapat terbang.
1 Vêtement de perse indienne [cita ; en français également appelée chintz] orné de nombreux motifs floraux (vêtement considéré comme étant magique) 2 Vêtement porté par le personnage de wayang Gatotkaca et lui permettant de voler.
Aria, Arya. (région. jav. – skr.) Appel. (titre de noblesse javanais). / Ce titre aristocratique n’est autre que le mot « Aryen », du SK आर्य (ârya), qui servait également de titre honorifique dans la culture sanskrite. Il n’est pas certain que le terme ait eu dans cette culture un sens racial. (Selon P. N. Oak, que j’ai déjà cité, la guerre entre Aryas et Dasyus évoquée dans le Rigveda n’est pas, historiquement, une guerre raciale, comme l’affirme l’indologie classique européenne, mais le combat de la nation de culture sanskrite, multiraciale, contre… des êtres surnaturels.)
Atar. Parfum. / De l’AR عطر ج عطور (‘itr pl. ‘utûr), aromate, arôme, parfum. Ce mot arabe existe, sous la forme attar, ou otto, en anglais, où il désigne une huile essentielle obtenue à partir de fleurs, et sert à former des mots composés tels que attar-of-rose. L’expression « attar de roses », que l’on peut trouver sur internet, n’existe pas dans le Grand Robert et n’est, si je puis dire, qu’un anglicisme de plus.
Baja. Mélange d’huile et de noix de coco râpée pour noircir et fortifier les dents. / Les femmes thaïlandaises également se coloraient les dents en noir, afin d’accroître, me dit-on, leur séduction. C’est une pratique qui a disparu.
[Addendum : La pratique a existé dans de nombreuses cultures d’Asie, par exemple au Japon où elle était connue sous le nom d’ohaguro.]
Batok. (région. jav. jkt.) Coque, coquille de noix de coco ; arang batok, charbon de noix de coco. / L’emploi de charbon de noix de coco montre que nous sommes en milieu exotique.
Beringin kurung. Banian sacré (devant la mosquée et entouré de grilles). / Le banian est un arbre sacré dans l’hindouisme et le bouddhisme. C’est apparemment un arbre sacré aussi dans l’islam malais.
N.B. Non, cette interprétation ne tient pas. Le banian ne peut être sacré en islam : ce serait du shirk, de l’« idolâtrie », de l’« associationnisme » (associant un autre culte au culte d’Allah). La définition du Labrousse m’a induit en erreur. Ce banian ne peut être qu’un plaisant élément décoratif de la mosquée et de son terrain. (Qu’on pardonne à un incroyant de se livrer à de l’exégèse islamique ; mon excuse est que c’est devenu très courant.)
Ginkang, Gingkang. (chin.) Science de l’allègement du corps. / J’ai omis d’évoquer dans mon propos liminaire la présence d’un riche vocabulaire d’origine chinoise dans la langue indonésienne, dont témoigne cette science mystérieuse.
KBBI (Cn) penguasaan gerakan badan dl permainan silat melalui tenaga dalam.
Contrôle des mouvements du corps par la force intérieure, lors des combats de silat. / Le silat est l’art martial pratiqué en Indonésie. Si le contexte est ainsi précisé, cette définition n’est guère plus explicite que la précédente. Le lecteur curieux est invité à consulter les traités de silat.
N.B. Un certain nombre de mots indonésiens empruntés au chinois se retrouvent à l’identique en thaï. Pour n’en donner qu’un seul exemple, l’IN kongsi se lit en TH กงสี (kongsi), et le terme désigne dans les deux cas une société commerciale.
Janggi, Zanggi, Zenggi. n. 1 Abyssin, Nègre 2 Tzigane. / De l’AR زنجي (zanji). Le nom est connu en histoire islamique en raison de l’épisode de la Révolution des Zanjs, ces esclaves révoltés qui créèrent leur propre État en Irak, en opposition aux califes.
KBBI 1 orang Habsi; orang hitam 2 segala sesuatu yg ajaib.
Un Éthiopien (Habsi : Abyssin) ; un Noir 2 Toute chose ou personne étrange ou extraordinaire. / Il n’est pas question, ici, de Tziganes.
Karang. Ilmu karang, science de l’invincibilité. Kebal. Ilmu kebal, science de l’invulnérabilité. / Des sciences qu’il doit sûrement être avantageux de connaître.
N.B. Ilmu n’est autre que l’AR علم (‘ilm).
Kécap. (chin.) Sauce de soja. / L’homophonie presque parfaite de ce terme avec le mot ketchup n’est peut-être pas fortuite, dans la mesure où les dictionnaires de la langue anglaise tracent l’étymologie de ce dernier dans une sorte de pickles de la cuisine indienne. La sauce de soja est certes un condiment très courant de la gastronomie chinoise, mais je ne saisis pas bien par quelles altérations phonologiques le mot jiangyou, qu’on me dit être le nom original, peut devenir ketchup. Que dit le dictionnaire indonésien ?
KBBI 1 saus 2 gerakan mulut (membuka dan mengatup) spt ketika makan (hingga menimbulkan bunyi “cap, cap”).
1 Sauce 2 Mouvement de la bouche (qui s’ouvre et se ferme alternativement) au cours de la manducation, produisant le son « tchap, tchap ». / On voit que la définition 1 n’est guère explicite. Faut-il chercher dans la définition 2 l’origine de l’appellation, qui serait ainsi onomatopéique ?
Laksa. (région. jkt. – ar. pers.) Soupe de poulet (avec du vermicelle, des légumes et du lait de coco). / Existe-t-il un rapport avec la soupe Lac Xa d’autres pays d’Asie du Sud-Est, à base de crevettes et de vermicelle ? Si ces deux soupes sont les mêmes, le nom est-il vraiment arabe/persan ?
Langsat, Langsep. (Fruit du lansium) Lansium, doukou, langsat ; kulit langsat, peau couleur du langsat (signe de beauté). / Je trouve cette couleur décrite comme étant « greenish-yellow ».
Luban. Encens ; luban jawi, benjoin. / De l’AR لبان (lubân), encens, لبان جاوي (lubân jâwî), encens de Java. C’est précisément ce nom arabe de « l’encens de Java » qui a donné (par l’intermédiaire du catalan, selon le Robert étymologique) le mot français « benjoin », en anglais benzoin.
Madu. Miel. / Du SK मधु (madhu). Se trouve également en TH มธุ (matu). / Madukara. Abeille. Du SK मधुकर (madhukara ; littéralement, faiseur de miel). Se trouve en TH มธุกร (madukon, m-d-k-r). À noter, IN kain madukara, tissu de soie à fils d’or.
Mastika, Mustika, Mestika. Bézoard. / Depuis la plus haute antiquité, les bézoards, ces concrétions minérales que l’on trouve parfois dans les corps d’animaux, sont réputées pour leurs propriétés curatives et magiques. En Indonésie, le commerce de ces pierres, dont l’origine animale n’est pas toujours revendiquée, paraît florissant, si l’on en juge par le nombre de sites internet qui en vendent, vantant leurs pouvoirs surnaturels pour l’acquisition des biens de ce monde. Cela ressemble assez à la passion des amulettes en Thaïlande. À noter que le premier journal en langue indonésienne consacré aux enseignements du bouddhisme s’appelait Moestika Dharma (1932-34), publié par l’écrivain d’origine chinoise Kwee Tek Hoay. Mais l’engouement pour ces talismans ne paraît pas cantonné à la très minoritaire communauté bouddhiste du pays (1 % de la population). Un exemple de telles pierres est la mustika putri duyung, ou bézoard de sirène, ou de dugong (ce mot occidental est une altération de duyung), un talisman qui doit être particulièrement puissant car « les larmes de dugong » (air mata duyung) sont traditionnellement le matériau nécessaire à la conduite des cérémonies de guna-guna, ou magie noire. Le terme provient du SK मौक्तिक (mauktika) ou मुक्तिका (muktikâ), perle.
Naga. Dragon, serpent (mythique). / Omniprésent en Asie du Sud-Est. Du SK नाग (nâga). Existe aussi en TH นาค (nâk) et en UR ناگ (nâg). À noter que ce que l’on appelle en économie les « dragons asiatiques », les nouveaux pays industrialisés d’Asie (Singapour, Corée du Sud, Taïwan et Hong-Kong), se nomment en indonésien naga kecil, c’est-à-dire les petits nagas. Le nom propre indonésien Nagaputra est le SK नागपुत्र (nâgaputra), jeune naga.
Nanai. Ce terme ne figure ni dans le Labrousse ni dans le KBBI. On le trouve dans le Malay-English Dictionary de Wilkinson, avec le sens suivant : « Monkey (in the language of magic). » Qu’il existe un langage de la magie attribuant un nom spécial au singe a de quoi stimuler l’exocentrisme qui dort en chacun de nous.
Neraka, Naraka. Enfer. / Du SK नरक (naraka). Existe en TH นรก (narok) et en UR نرک (nark). La traduction indonésienne du Coran emploie le terme : « Peliharalah dirimu dari Neraka », « Préservez-vous du feu » (citation Labrousse).
Peruang. Ilmu peruang, une autre science qu’il doit être bon d’acquérir. Le Labrousse ne la connaît pas, mais Wilkinson la définit ainsi : « a magic art (by which the magician is believed to protect himself from drowning by creating an air-cavity around himself). »
KBBI mantra yg menyebabkan dapat tahan lama menyelam di dl air ; ilmu ~
Formule magique permettant de se maintenir sous l’eau pendant une longue durée. / Dans le KBBI, le terme connaît une seconde acception, intéressante également : Siksaan atau hukuman dng mengigkatkan si terhukum pd tiang kemudian kapalnya disiram dng minyak babi yg mendidih hingga terhukum meninggal dunia.
Châtiment au cours duquel le condamné est attaché à un poteau et sa tête aspergée de saindoux bouillant jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Rukun. 1 Pilier 2 Principe, fondement. / De l’AR ركن ج أركان (rukn pl. arkân), le pluriel arabe ayant donné aux langues européennes le mot « arcane », un terme particulièrement associé aux pensées et systèmes ésotériques. En AR, أركان الإسلام (arkân al-islam) désigne les cinq piliers de l’islam ; en IN rukun Islam (ou rukun-rukun Islam).
Susuk. (jav.) Aiguille d’or enfoncée sous la peau (pour embellir une femme). / Le dictionnaire Kamus Orisinil en ligne apporte la précision suivante : « Small piece of gold or diamond inserted in the face as a magical charm to improve one’s beauty. »
KBBI jarum emas, intan, dsb yg dimasukkan ke dl kulit, bibir, dahi, dsb disertai mantra agar tampak menjadi cantik, menarik, manis, dsb.
Aiguille d’or, de diamant ou d’une autre matière introduite sous la peau, dans les lèvres, le front ou tout autre partie du corps, en récitant des incantations, de façon à paraître plus belle et désirable.
Tanur. Fourneau, four, fournaise. / De l’AR تنور (tannoor). Connu en Occident sous la forme tandoor, les mets tandoori de la cuisine indienne et pakistanaise étant ceux qui sont préparés dans un four de ce type.
Warna. Couleur. / Du SK वर्ण (warna), couleur, mais aussi caste, et d’autres sens encore. Dwiwarna : bicolore (part. drapeau indonésien) [Bendera dwiwarna merah-putih]. Islam warna warni : « islam multicolore », expression servant à désigner le pluralisme de l’islam en Indonésie.