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Documents. « Panameñismo » : Arnulfo Arias et le panaméisme dans les années 30-40

La principale force politique panaméenne à avoir été éclaboussée par le scandale des Panama Papers en 2016 fut le Parti panaméiste (Partido panameñista), vieux parti panaméen qui, soutenant le pouvoir d’Arnulfo Arias Madrid, fut la formation politique qui dota le Panama de sa première Constitution d’État souverain, en 1941, le Panama ayant été jusqu’alors un protectorat des États-Unis.

La doctrine panaméiste est (ou était, car le scandale des Panama Papers trahit une corruption de ses hommes et de ses principes) un nationalisme anti-impérialiste réclamant une véritable souveraineté pour ce pays détaché de la Colombie en 1903 par des manœuvres états-uniennes visant au contrôle sur le canal de Panama : il était en effet plus simple pour les États-Unis de contrôler le canal quand l’entité politique avec laquelle ils devaient compter pour cela était non plus la Colombie mais un démembrement, une fraction de celle-ci.

Arnulfo Arias Madrid (1901-1988) entra en politique au sein d’une organisation connue sous le nom d’Action communale (Acción Comunal), fondée en 1923 et que le premier texte que nous avons traduit ci-dessous présente à grands traits. Il s’agissait d’une organisation inspirée du fascisme européen, comme son imagerie le démontre assez (cf. photo ci-dessous). Le coup d’État conduit par cette organisation en 1931 conduisit Harmodio Arias Madrid, le frère d’Arnulfo, au pouvoir. Arnulfo fut quant à lui trois fois Président du Panama, à la suite d’élections : (1) d’octobre 1940 à octobre 1941, date où il fut renversé par un coup d’État militaire téléguidé par les États-Unis, (2) de novembre 1949 à mai 1951, à nouveau chassé du pouvoir, cette fois par des émeutes déclenchant un vote du Parlement, et (3) du 1er octobre au 11 octobre 1968, renversé à peine élu par un coup d’État militaire conduit par le général Omar Torrijos. Il participa de nouveau à l’élection présidentielle en 1984 mais l’armée faussa les résultats de cette élection pour faire élire son opposant. On a rarement vu, que ce soit en Amérique latine ou ailleurs, un homme politique aussi plébiscité par les urnes et aussi empêché de gouverner qu’Arnulfo Arias.

Pour introduire le public français et francophone à l’idéologie du panaméisme, nous avons traduit de l’espagnol trois textes. Le premier (I) est celui qui insiste le plus sur le fascisme d’Arnulfo Arias, avec des approximations que nous soulignerons. Le texte est tiré de la littérature du mouvement nord-américain de Lyndon LaRouche, représenté en France par le haut-fonctionnaire Jacques Cheminade. Le texte que nous avons traduit ressemble, s’agissant du cadre interprétatif, à une resucée des thèses de Ludendorff en leur temps sur les puissances supra-étatiques, dont les sociétés secrètes, le mouvement d’Action communale panaméen, embryon du Parti panaméiste, étant décrit comme un appendice de l’Ordre de la Rose-Croix, lequel semble être pour le mouvement auquel appartient Cheminade une sorte de fil rouge dans l’histoire du national-socialisme hitlérien. Par ailleurs, l’auteur de ce texte prend pour argent comptant des rapports des services de renseignement états-uniens, ce qui signifie qu’il ne s’agit nullement d’un travail d’historien : en s’appuyant sur ce seul genre de sources, dont au prétexte qu’elles sont déclassifiées on peut facilement penser qu’elles font enfin la lumière sur des faits méconnus, en réalité c’est la même chose que si l’on prenait pour fin mot d’une affaire judiciaire des rapports de police en ignorant tout jugement par une cour. Encore une fois, les historiens sérieux ne commettent pas cette erreur, mais des militants politiques ne sont pas toujours aussi regardants. Même dans les régimes démocratiques, et même en temps de paix, il arrive que ces services jouent un rôle malsain de police politique au service des gouvernements en place. Nous soulignerons les points contestables dans ce texte.

Le second texte (II) est quant à lui tiré de la littérature panaméiste elle-même. Elle confirme de manière euphémistique la présentation générale du I quant aux influences du fascisme européen sur la doctrine panaméiste, tout en apportant d’autres éléments sur la constitution d’un parti de masse dans le cadre des institutions démocratiques du pays.

Enfin, nous donnons en Complément des extraits de la Constitution panaméiste de 1941.

Pour conclure cette introduction, un mot du terme panaméisme. Le mot espagnol est panameñismo, forgé à partir de l’adjectif panameño. Une traduction correcte consiste donc à prendre l’adjectif français « panaméen » pour appliquer le même traitement, ce qui donne « panaméisme ». Le terme « panamisme » que certains emploient, par exemple le Wikipédia français, est pauvre : si Arnulfo Arias l’avait voulu, il aurait appelé son parti « Partido panamista » mais il l’a appelé « Partido panameñista ».

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Photo : L’emblème d’Action communale figurait sur la page de titre de l’organe de presse du mouvement, comme on le voit sur cette photo. Ce symbole complexe comporte un faisceau lictorial comme dans le fascisme, et même deux, un grand et un petit, le petit ayant les lettres A au-dessus et C en-dessous (ce qui ne se laisse pas déchiffrer par le profane que nous sommes), une croix gammée, un livre ouvert surmonté d’une dague, qui évoque sans aucun doute les rites initiatiques décrits ci-dessous en I, et d’autres choses encore, dont une devise, « Veritas imperabit orbi panamensi », « la vérité dirigera le monde panaméen ». (Source photo : El Digital Panamá)

Les notes entre crochets [ ] dans le texte sont de nous. Des commentaires numérotés font également suite aux traductions.

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Plan

I/ Les éléments empruntés au fascisme dans la doctrine d’Arnulfo Arias

II/ Un fascisme démocratique ?

III/ Complément : La Constitution panaméenne de 1941 : Constitution panaméiste, la première véritable Constitution du Panama en tant qu’État souverain

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I/ Les éléments empruntés au fascisme dans la doctrine d’Arnulfo Arias

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Traduction :

En 1931, le Dr. Arnulfo Arias Madrid prit la tête d’un coup d’État contre le Président Florencio Arosemena, au cours duquel furent assassinés plusieurs membres de la Garde présidentielle du Palacio de las Garzas [siège de la Présidence de la République], et qui imposa comme Président Harmodio Arias Madrid, le propre frère d’Arnulfo Arias Madrid. L’organisation à la tête du coup d’État était le Mouvement d’action communale, une organisation secrète et clandestine de tendance nationaliste, fondée en 1923. De nombreux membres de l’organisation entrèrent dans les équipes du nouveau gouvernement.

Le Mouvement d’action communale était une organisation secrète dotée de rites d’initiation, comme l’a expliqué en 1964 l’un de ses membres, Víctor Florencio Goytía : « Après le serment de rigueur et la signature avec le sang, scellée dans un livre noir, au terme d’une cérémonie mystique, les membres étaient organisés en escadrons de combat ; les membres initiés d’Action communale utilisaient des capuches blanches, et les chefs des capuches noires1, qui permettaient seulement de voir les yeux ; ils avaient en outre un salut spécial, avec les mains croisées, pour reconnaître plus facilement un membre de la communauté. »

Le Mouvement d’action communale était organisé en escadrons paramilitaires en uniforme, adoptant la symbologie fasciste, avec un emblème qui incluait le svastika2, les faisceaux, une dague et un livre ouvert [voyez photo ci-dessus]. Une telle affirmation n’a pas de quoi étonner, car le Dr. Arnulfo Arias Madrid avait découvert et pratiqué l’occultisme durant son séjour de spécialisation médicale en Europe en 1925. Il entra en contact avec la société des Polaires qui avait des liens avec la société Thulé [Thule-Gesellschaft] en Allemagne, dont étaient membres le professeur Karl Haushofer, Rudolf Hess, Alfred Rosenberg et Adolf Hitler lui-même. Peu après l’arrivée au pouvoir d’Harmodio Arias Madrid, son frère Arnulfo Arias Madrid fut nommé ambassadeur du Panama en Italie, pendant le gouvernement fasciste de Benito Mussolini3, puis en France, de 1936 à 1939, où le Dr. Arnulfo Arias Madrid fut initié personnellement dans la société rosicrucienne, à laquelle il resta lié toute sa vie, de même qu’un grand nombre de ses partisans au Panama, comme nombre d’autres hommes de gouvernement liés au Troisième Reich allemand.

Le Mouvement d’action communale finit par se dissoudre, ses membres en venant à constituer diverses forces politiques, mais à la fin de la décennie 1930 la majorité d’entre eux se réunirent dans le parti fondé par Arnulfo Arias Madrid et qui allait le porter au pouvoir en 1940, le Parti national révolutionnaire (Partido Nacional Revolucionario), renommé par la suite adopterait Parti panaméiste (de tendance droitière et nationale-populiste), copiant le modèle de structure politique du NSDAP allemand.

En 1937, comme ambassadeur du Panama dans l’Italie de Mussolini [voyez note 3], Arnulfo Arias rencontra Adolf Hitler, Herman Goering, Adolf Himmler, Joseph Goebbels et d’autres dirigeants nazis, selon des rapports déclassifiés des Archives nationales du FBI nord-américain : « … il devint un nazi convaincu, corps et âme, et à son retour au Panama créa un parti politique nazi, le Parti national révolutionnaire ; en 1940, en tant que Président, Arias ordonna la création d’un escadron militaire de haut niveau dont l’entraînement fut confié au nazi guatémaltèque Fernando Gómez Ayau, qui travaillait sous l’autorité directe de l’ambassadeur d’Hitler au Panama, Hans von Winter, lequel les conseillait dans la formation d’une police secrète appelée la GUSIPA, la Garde silencieuse panaméenne (Guardia Silenciosa Panameña). »

Arnulfo Arias s’entoura de sympathisants nazis parmi ses amis intimes, ses partisans politiques et ses ministres, parmi lesquels Manuel María Valdéz (proche collaborateur politique d’Arias), José Ehrman (secrétaire d’Arias quand celui-ci était ambassadeur à Paris), Cristóbal Rodríguez (secrétaire général de la Présidence d’Arias), Antonio Isaza Aguilera (secrétaire privé d’Arias), le colonel Olmedo Fabrega (doyen et chef des escortes d’Arias durant sa présidence), le lieutenant-colonel Luis Carlos Díaz Duque (chef de la Garde présidentielle durant sa présidence), Julio Heurtematte (qui s’associa à Arias pour créer la société d’importation de voitures allemandes et japonaises Heurtematte & Arias), le capitaine Nicolás Ardito Barletta (chef de la Gusipa, coreligionnaire d’Arias dans la société rosicrucienne et ex-maire de la ville de Panama pour le parti d’Arias ; c’était en outre le père du Dr. Nicolás Ardito Barletta, un adversaire politique d’Arias qui lui disputa la Présidence en 1984, se faisant élire à une marge étroite – sous l’accusation de fraude électorale soulevée par Arias – en tant que représentant du Parti révolutionnaire démocratique, fondé par le général et révolutionnaire charismatique Omar Torrijos, qui avait renversé Arias en 1968).

Au cours de sa carrière politique initiale, Arnulfo Arias Madrid entendit « purifier » le Panama des « races inférieures ». En tant que ministre de la santé en 1933, dans le gouvernement de son frère Harmodio, il proposa une législation sanitaire pour la stérilisation des Noirs d’ascendance antillaise4, ainsi que l’application de l’euthanasie aux personnes âgées. Cette législation fut à l’époque rejetée par l’Assemblée nationale mais fut appliquée pendant le gouvernement d’Arnulfo Arias en 1940, à l’hôpital Santo Tomás de la ville de Panama.

De même, dans la nouvelle Constitution qu’imposa Arnulfo Arias Madrid en 1940, se trouvaient un article définissant comme « races interdites d’immigration les Afro-antillais, Chinois, Japonais, Hindoustanis et Juifs », ainsi qu’un article disposant que « les commerces de détail ne peuvent être gérés que par des Panaméens de naissance ». Un mémorandum du Département d’État nord-américain, produit juste avant le renversement d’Arias en 1941 – renversement promu par les États-Unis en raison des sympathies d’Arias pour l’Axe – rapporte la chose suivante : « … que le gouvernement d’Arias prévoit de prendre un décret-loi pour exclure des activités commerciales les Juifs, Hindoustanis, Chinois et Espagnols »5 (29 septembre 1941, N.A. 819.55J/4). (…)

De tels faits ressortent aussi du rapport confidentiel cité plus haut et envoyé en 1943 au Département d’État par l’ambassadeur nord-américain au Chili, Claude Bowers, dans une section intitulée « Activités subversives et déclarations d’Arnulfo Arias », qui décrit une entrevue d’Arias avec un informateur de l’ambassade nord-américaine : « … quand l’informateur entra dans la chambre de l’hôtel à Santiago du Chili où logeait l’ex-Président du Panama, le Dr. Arnulfo Arias, l’informateur leva la main en un salut nazi avec les mots ‘Heil Hitler’, à quoi le Panaméen Arnulfo Arias répondit de la même manière ; Arias dénonça la politique impérialiste des États-Unis et, interrogé sur son opinion quant au résultat de la guerre, il répondit qu’il avait cru une victoire des Alliés possible mais qu’avec les récents triomphes d’Hitler en Russie et en Afrique du Nord il pensait que la situation avait changé, que la Russie serait ‘liquidée’ au cours de l’hiver et qu’avec la victoire prochaine de l’Axe arriverait ‘le jour où nous serons libres’ ; enfin, quand il lui fut demandé s’il était partisan du nazisme, Arias dit qu’il était panaméen avant tout mais que si les nazis contribuaient à ‘notre émancipation latino-américaine’ il en serait un fervent admirateur. » (12 septembre 1942, N.A. 819.001/311, Arias, Arnulfo).

Rapport spécial de 1986 de l’Executive Intelligence Review, Lyndon LaRouche Foundation, Washington D.C. (décembre 2009)

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1 Il se pourrait que ces capuches ressemblassent à celles du Klu Klux Klan, c’est-à-dire avoir été coniques avec un sommet pointu. Un mot sur ce point. Il est évident que le KKK, qui se développa d’abord et surtout dans les États du Sud des États-Unis, a emprunté ce costume aux cofradías espagnoles de la Semaine Sainte, qui s’étaient répandues dans toutes les possessions américaines de l’Espagne, y compris aux États-Unis, dont la Louisiane espagnole de 1762, après le traité de Fontainebleau signé avec la France, jusqu’à 1800. Cette Louisiane espagnole couvrait plusieurs États où le KKK se développa par la suite. – Il est permis de supposer que le nom même du Klu Klux Klan est une allusion à ce costume emprunté : l’un des noms de cette capuche conique en espagnol est en effet cucurucho, et klu-klux peut être le son cu-curuch par déformation. Le nom du KKK reste un mystère à ce jour, et notre hypothèse semble moins fantaisiste que celle qui consiste à y voir le bruit d’un fusil que l’on réamorce. Le sens en est selon nous : le clan du (de ceux qui portent le) cucurucho.

2 En supposant qu’Action communale se fût doté de cet emblème avec svastika dès sa création, en août 1923, il convient de souligner que le NSDAP allemand dont le svastika était le symbole depuis 1920, n’avait guère encore fait parler de lui à cette date. Le putsch de Munich, par exemple, n’eut lieu qu’en novembre 1923, tandis que les fascistes italiens étaient au pouvoir depuis la Marche sur Rome d’octobre 1922. Il ne paraît donc pas absolument certain que le svastika d’Action communale fût un « emprunt » au national-socialisme allemand. Une autre possibilité est qu’il se fût agi d’un symbole indigène, la croix gammée étant, comme on le sait, un symbole ubiquitaire des civilisations amérindiennes. C’est le cas au Panama, parmi les Indiens Gunas (ou Cunas) de l’archipel de San Blas, qui obtinrent leur autonomie à la suite de la « Révolution de 1925 » et adoptèrent un drapeau orné d’un svastika, drapeau toujours en vigueur de nos jours. C’est une simple hypothèse de notre part. Du reste, la Constitution panaméiste de 1941 ne fait aucune mention des accords d’autonomie de mars 1925 concernant l’archipel de San Blas et l’autogestion accordée aux Gunas, si bien qu’on peut penser qu’Arnulfo Arias n’était pas un farouche défenseur de cet accord. Le titre XIV de la Constitution sur les « Provinces et le Régime municipal », est absolument muet quant à une quelconque spécificité de l’archipel.

3 Toutes les sources ne concordent pas sur le séjour d’Arias en Italie en tant qu’ambassadeur. La chose figure certes dans les les pages Wikipédia en anglais, par exemple, mais non dans celles en français ou en espagnol, ni par le texte ci-dessous en II. Selon ces dernières sources, le champ d’action d’Arnulfo Arias comme ambassadeur couvrait différents pays européens parmi lesquels l’Italie n’est pas nommée, et avait son siège à Paris. Il est fréquent que les petits pays nomment un seul ambassadeur pour plusieurs pays.

4 L’affirmation paraît sans fondement et mériterait à tout le moins d’être précisée. Les Noirs dont la langue maternelle n’est pas le castillan sont une catégorie parmi d’autres de « migrants interdits » dans la Constitution de 1941. Mais les autres catégories sont définies de manière plus extensive : par exemple, les personnes de race jaune sont toutes interdites d’immigration au Panama par cette Constitution sans que celle-ci fasse une différence selon la langue maternelle dans ce cas. D’un côté, par conséquent, la race noire est davantage acceptée que la race jaune dès lors que le texte constitutionnel fait jouer pour la première et pour celle-ci seulement un critère de langue. Les Noirs dont le castillan est la langue maternelle pouvaient immigrer au Panama. D’un autre côté, le fait qu’une personne née au Panama d’une personne appartenant à la catégorie des migrants interdits a tout de même la nationalité panaméenne si l’autre parent est Panaméen, connaît une exception quand le père appartenant à la catégorie de migrant interdit est un Noir dont la langue maternelle n’est pas le castillan (art. 12), c’est-à-dire que la Constitution semble en effet réserver le traitement le plus strict envers les personnes qui réunissent dans leur personne deux traits : (a) être de race noire et (b) ne pas avoir le castillan pour langue maternelle. De toute évidence ce sont les Noirs anglophones et francophones qui sont visés. Voyez la note 5 et notre choix d’articles de la Constitution de 1941 ci-dessous. Par conséquent, l’expression de « race inférieure » à éliminer par stérilisation est une grossière erreur ou une diffamation : pourquoi ce régime aurait-il cherché à éliminer les Noirs en tant que race inférieure alors qu’il n’interdisait pas d’immigrer aux Noirs de langue espagnole ? Cela n’a aucun sens. Soit l’auteur a mal compris le rapport des services secrets états-uniens dont il rend compte, soit c’est ce rapport qui est un tissu de faussetés. Sur la base de faits vrais, à savoir l’existence constitutionnelle d’une catégorie de « migrants interdits », l’un ou l’autre élucubre. S’il y a eu un programme de stérilisation envers les Noirs, il ne peut avoir visé ceux qui étaient libres d’immigrer dans le pays, mais seulement ceux, au maximum, à qui faisait défaut un certain trait culturel, à savoir la langue espagnole. Et même concéder ce point semble absurde ; l’un ou l’autre semble avoir allègrement mêlé deux dispositions de nature différente, à savoir une législation migratoire et une législation de nature eugéniste, appliquant sans fondement les moyens de la seconde aux objectifs de la première. S’il s’agissait d’une politique de nettoyage ethnique, comme l’un et/ou l’autre le laisse entendre, la stérilisation est bien moins propre à ce résultat que l’expulsion ou la pure et simple élimination physique directe. Bref, tout cela n’a aucun sens.

5 C’est l’article 23, alinéa 3, de la Constitution qui définit la catégorie des personnes interdites d’immigration. Il est rédigé comme suit : « Sont interdits d’immigrer : la race noire quand la langue maternelle n’est pas le castillan, la race jaune et les races originaires de l’Inde, de l’Asie mineure et de l’Afrique du Nord. » Il y a dans l’article, au paragraphe en question, deux citations qui ne se recoupent que partiellement. L’une omet les Japonais, l’autre omet les Espagnols. Chinois, Japonais et Hindoustanis relèvent des sous-catégories « races jaunes » pour les deux premiers et « races originaires de l’Inde » pour les troisièmes. En revanche, les Espagnols ne paraissent relever d’aucune des sous-catégories établies par la Constitution et le décret-loi évoqué en ces termes par les services secrets nord-américains était donc forcément inconstitutionnel : le plus probable est que ce rapport des services secrets n’est pas fiable. Quant aux juifs, nommés dans les deux citations, la constitutionnalité de leur interdiction serait également problématique mais cette interdiction pourrait à la rigueur signifier que le gouvernement entendait la catégorie « races originaires d’Asie mineure et d’Afrique du Nord » comme incluant, outre les Arabes et les Berbères, les Juifs dans toutes leurs composantes.

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II/ Un fascisme démocratique ?

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Arnulfo Arias Madrid

Traduction de « L’Ordre Arnulfo Arias : Sa mémoire est bien vivante », par Enrique de Obaldía, avocat.

En 1925 le Dr. Arias fut témoin de l’intervention militaire des États-Unis qui étouffa la grève des loyers6 en causant morts et blessés, cet événement influa sur le sentiment nationaliste du Dr. Arias, le poussant à rejoindre le Mouvement d’action communale.

En ce temps-là, le pays souffrait d’un état grave de décomposition politique, économique et sociale, produit de la structure semi-coloniale imposée par le traité antinational Hay-Buneau Varilla de 1903, et cette situation empêchait la croissance et le progrès de la Nation.

C’est comme conséquence de cette réalité que, le 2 janvier 1931, malgré les risques d’une intervention nord-américaine prévue par la Constitution et le traité du Canal, Action communale mène un coup d’État contre le Président Florencio Harmodio Arosemena, le renversant. La participation du Dr. Arnulfo Arias fut prépondérante et fondamentale pour l’exécution de la « Révolution libertaire » (Revolución Libertaria) du 2 janvier 1931, car il fut l’un des chefs les plus habiles et déterminants pour l’action armée de ce coup d’État. C’est en effet le Dr. Arias qui dirigea les opérations, en particulier la prise du palais présidentiel.

Après cette geste héroïque d’Action communale, le Dr. Arnulfo Arias occupa sous l’administration du Dr. Ricardo J. Alfaro (1931-1932) et de son frère le Dr. Harmodio Arias Madrid (1932-1936) des fonctions publiques importantes, en tant que ministre des travaux publics et ministre de la santé.

En reconnaissance de ses contributions à la campagne électorale de 1936, le Président Juan Demóstenes Arosemena nomma le Dr. Arnulfo Arias envoyé extraordinaire devant les gouvernements de France, d’Angleterre, de Suisse et du Danemark, établissant à Paris le siège de sa mission diplomatique. Durant son séjour en Europe, de 1936 à 1939, il fut en outre délégué du Panama devant la Société des Nations, à Genève en Suisse, et envoyé spécial au couronnement du monarque britannique George VI.

En Europe, Arias entra en contact avec les idéologies alors en vogue et qui comportaient une forte charge nationaliste. Ces manifestations patriotiques fascinèrent Arias. Il fut également impressionné par la législation sociale avancée qu’adoptaient presque toutes les nations du vieux continent. Il profita de cette expérience pour étudier différentes formes démocratiques de gouvernement, promotrices d’un nouvel ordre social et de l’intervention ordonnatrice de l’État.

Fin 1939, le Dr. Arias Madrid accepta depuis son séjour parisien la candidature à la Présidence de la République pour son parti, le Parti national révolutionnaire (PNR), auquel s’associèrent les partis conservateur, libéral national, démocrate, et libéral uni. Devant ce défi, le Dr. Arias était décidé à engager de nouvelles politiques pour le pays, fondées sur les principes nationalistes d’Action communale et les nouvelles idéologies naissantes en Europe7.

De retour au Panama pour conduire sa campagne électorale, devant un rassemblement de masse sans précédent dans l’histoire politique du pays, le 22 décembre 1939, devant la gare ferroviaire de la ville de Panama (l’ancien Musée panaméen de l’Homme « Reya Torres de Araúz », aujourd’hui l’École des beaux-arts de la Place du 5 Mai), le Dr. Arias présenta une nouvelle doctrine politique qu’il nomma « Panaméisme » (Panameñismo).

Cette doctrine était inspirée par un nationalisme culturel, démocratique et économique, basé sur l’exaltation de nos racines historiques et sur notre droit à bénéficier de notre position géographique8. Elle avait pour idées directrices l’intervention ordonnatrice de l’État, en remplacement du caduc laisser-faire, et l’adoption de droits sociaux.

Le Dr. Arias définit la doctrine panaméiste dans les termes suivants : « Panaméisme sain, serein, basé sur l’étude de notre géographie, de notre flore, de notre faune, de notre histoire et de nos composantes ethniques. C’est seulement de cette manière que nous pourrons parvenir à l’excellence d’institutions équilibrées et au gouvernement parfait qui produira la plus grande somme de bonheur possible, la plus grande sécurité et stabilité sociale et politique. » Cette déclaration peut se structurer en trois principes de base :

  1. Le nationalisme d’Action communale, tendant à défendre, à développer et à dignifier la nationalité panaméenne ;
  2. La pleine démocratie, la participation effective du peuple au pouvoir public pour forger son destin et son développement socioéconomique ; et
  3. La souveraineté nationale sous la devise « Le Panama aux Panaméens », dans le but de fortifier et grandir notre image de nation souveraine et indépendante.

Le Dr. Arias remporta une victoire éclatante aux élections de 1940 face au candidat du Front populaire, une alliance de socialistes, libéraux et communistes dont le candidat, Ricardo J. Alfaro, pour éviter l’intensification du climat de violence politique, s’était, curieusement, retiré de la campagne électorale de manière anticipée.

Une fois au pouvoir, le 1er octobre 1940, le Dr. Arias appliqua un plan de développement national fondé sur la doctrine panaméiste et commença l’application d’un programme de gouvernement qui poursuivait l’œuvre nationaliste et innovante des administrations des Présidents Harmodio Arias Madrid (1932-1936), Juan Demóstenes Arosemena (1936-1939) et Augusto Samuel Boyd (1939-1940), approfondissant au maximum un authentique processus révolutionnaire.

La première et principale décision du gouvernement révolutionnaire du Dr. Arias fut l’abrogation de la Constitution conservatrice et antinationale de 1904, qui fut remplacée par la Constitution du 2 janvier 1941 modernisant les structures de l’État panaméen et complétant l’abrogation du droit d’intervention des États-Unis.

Le travail gouvernemental, s’agissant de la législation, fut complété par 103 lois et six décrets-lois qui développèrent les nouveaux principes constitutionnels et introduisirent des changements importants tels que : l’inscription des femmes sur les listes électorales et le vote féminin, la création de la Banque centrale d’émission de la République chargée d’émettre le papier monnaie panaméen, la protection de la faune et de la flore, la protection de la famille, de la maternité et de l’enfance, la promotion de la sécurité publique et de la sécurité sociale, le développement de la santé publique, le patrimoine familial (patrimonio familiar) inaliénable des classes pauvres ouvrières et agricoles, la promotion de l’éducation populaire, des arts, du sport, de la culture vernaculaire et du folklore national, la protection du patrimoine historique, la nationalisation du commerce de détail, la première loi organique d’éducation, la création de la Banque agricole, la création du tribunal de tutelle des mineurs, la défense de la langue, la régulation des contrats de travail et le droit des travailleurs à des congés annuels payés, l’indemnisation des accidents, le droit de grève, l’égalité salariale entre hommes et femmes, la maternité ouvrière, l’établissement de la journée unique de travail dans les administrations publiques, la promotion de logements populaires et la planification urbaine, l’habeas corpus, le recours en protection des garanties constitutionnelles, le tribunal des contentieux administratifs, la fonction sociale de la propriété privée, la réorganisation de la police nationale, déclarant le Président de la République chef suprême de cette institution, et son œuvre majeure : la Caisse de sécurité sociale.

De même que le 10 mai 1951 et le 11 octobre 1968, le 9 octobre 1941 des secteurs oligarchiques, rétrogrades et antinationaux conduisirent un coup d’État contre le Dr. Arias, le renversant et freinant ainsi le prodigieux développement économique, politique et social dont jouissait alors le pays.

Il convient de souligner que l’opposition du Dr. Arias à l’établissement de bases militaires des États-Unis sur le territoire national en dehors de la Zone du canal pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que son refus d’employer militairement les navires sous pavillon panaméen, furent les principaux éléments qui occasionnèrent ledit coup d’État9.

Par une mesure du Président Enrique Adolfo Jiménez, le Dr. Arnulfo Arias Madrid put retourner dans son pays en 1945, après avoir subi l’exil. À son retour, le Dr. Arias s’engagea de nouveau dans la vie politique nationale.

tupolitica.com, 4 août 2008 (organe de presse panaméiste).

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6 « Huelgas inquilinarias » : Ces grèves des loyers par les travailleurs panaméens n’étaient pas une petite affaire puisqu’il arriva au gouvernement de demander à l’armée nord-américaine présente dans la Zone du canal de les réprimer par la force, dans les années 1920, ce dont il est dit ici qu’Arnulfo Arias fut témoin. Voyez le poème Chant au quartier du Marañón d’Álvaro Menéndez Franco que nous avons traduit en français dans notre billet de « Poésie anti-impérialiste du Panama » ici.

7 C’est une façon euphémistique de décrire l’influence des régimes totalitaires européens. Toutefois, comme il s’agit essentiellement d’interventionnisme étatique, et que pour le reste Arias resta partisan de l’élection, on pourrait tout autant rattacher son action à celle du Front populaire en France ou le situer dans une même classe qu’un de Gaulle en 1958.

8 C’est-à-dire le droit des Panaméens d’être souverains chez eux, ce qui devait inclure à terme la souveraineté sur le canal.

9 L’auteur nord-américain de I apporte des éléments des services secrets états-uniens pour dénoncer ces mesures de pure et simple neutralité comme étant motivées par une sympathie envers les pays de l’Axe. Comme si l’on ne vouloir être neutre sans avoir d’intentions hostiles. Quoi qu’il en soit des motivations d’Arnulfo Arias, il est impossible de voir dans les deux refus mentionnés autre chose qu’une politique de neutralité. Or il fut renversé en raison de cette politique, I et II s’accordent à le dire bien qu’ils ne portent pas la même analyse. La maxime « Qui n’est pas avec moi est contre moi » est souvent associée à Staline : on voit que les États-Unis la pratiquaient pendant la Seconde Guerre mondiale.

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Complément :
La Constitution panaméenne de 1941

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La Constitution panaméenne, et panaméiste, de 1941 fut en vigueur jusqu’en 1946. Tirant les conséquences de l’accord Hull-Alfaro de 1939, elle mit fin au régime de la première Constitution panaméenne de 1904 qui faisait du Panama un protectorat des États-Unis. L’accord Hull-Alfaro et la Constitution de 1941 maintenaient cependant l’existence d’une Zone du canal sous souveraineté nord-américaine, qui ne fut supprimée qu’avec les traités Carter-Torrijos de 1977.

La Constitution de 1946 fut à son tour abrogée et remplacée en 1972, après le coup d’État de 1968 qui renversa de nouveau Arnulfo Arias. Cette dernière Constitution de 1972 est encore en vigueur aujourd’hui ; c’est la quatrième plus ancienne d’Amérique latine, après celles du Mexique (1917), du Costa Rica (1939) et de l’Uruguay (1967). Ce classement appelle quelques remarques. La Constitution du Mexique est purement et simplement l’imitation – on n’ose même dire une adaptation – de la Constitution fédérale des États-Unis. Elle fut le cadre d’une hégémonie du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) issu de la Révolution mexicaine longue de plus de soixante-dix ans. Quant au Costa Rica, la longévité de sa Constitution traduit la stabilité politique de ce pays au vingtième siècle, d’autant plus remarquée qu’elle en fait une exception parmi les petites républiques d’Amérique centrale. Cette stabilité fut imputée par le célèbre intellectuel mexicain José Vasconcelos à l’homogénéité raciale du pays : « Tout le monde sait que le Costa Rica est un pays civilisé et civiliste, démocratique et cultivé, peuplé par une race pure d’origine galicienne, sans presque aucun Indien et seulement quelques Noirs sur la côte qui ne créent pas de problèmes. Le Costa Rica échappe ainsi aux maux du métissage et du prétorianisme et ne connaît ni dictateurs ni caudillos. » (in José Vasconcelos, El Proconsulado, 1939, notre traduction)

Parmi les articles intéressants de la Constitution panaméenne de 1941, on relèvera (notre traduction) :

Art. 10 : Le castillan est la langue officielle de la République. Il relève des missions de l’État de veiller à sa pureté, sa conservation et son enseignement dans tout le pays.

Art. 11 : La qualité de Panaméen s’acquiert par la naissance ou par un acte de naturalisation. Art. 12 : Sont Panaméens de naissance : a) ceux qui sont nés sous la juridiction de la République, quelle que soit la nationalité des parents, à condition que ceux-ci n’appartiennent pas à la catégorie des migrants interdits (siempre que ninguno de éstos sea de inmigración prohibida) ; b) ceux qui sons nés sous la juridiction de la République, même si l’un des parents appartient à la catégorie des migrants interdits, à condition que l’autre soit Panaméen de naissance. Cette disposition ne s’appliquera pas quand le père appartenant à la catégorie des migrants interdits est de race noire et que sa langue maternelle n’est pas le castillan.

Art. 23, alinéas 2 et 3 : L’État veillera à ce qu’immigrent des éléments sains, travailleurs, adaptables aux conditions de la vie nationale et capables de contribuer à l’amélioration ethnique, économique et démographique du pays. // Sont interdits d’immigrer : la race noire quand la langue maternelle n’est pas le castillan, la race jaune et les races originaires de l’Inde, de l’Asie mineure et de l’Afrique du Nord.

Art. 27, alinéa 2 : Personne ne pourra être détenu plus de vingt-quatre heures sans être déféré aux ordres de l’autorité compétente pour être jugé.

Art. 31 : Il n’y aura pas de peine de mort au Panama. Il ne se pourra pas non plus prononcer de peine de bannissement contre les Panaméens.

Art. 38 : La profession de toutes les religions est libre ainsi que l’exercice de tous les cultes, sans autre limitation que le respect de la morale chrétienne. Il est reconnu que la religion catholique est celle de la majorité des habitants de la République. Elle sera enseignée dans les écoles publiques, mais son apprentissage ne sera pas obligatoire pour les élèves dont les parents ou tuteurs en feront la demande. La loi disposera de l’assistance qui doit être prêtée à ladite religion et pourra confier des missions (encomendar misiones) à ses ministres parmi les tribus indigènes.

Art. 47 Sont garantis la propriété privée et les autres droits acquis par un titre valable, conformément aux lois civiles, par les personnes physiques ou juridiques, lesquels droits ne pourront être méconnus ni lésés par des lois postérieures. // Quand du fait de l’application d’une loi justifiée par des motifs d’utilité publique ou d’intérêt social les droits des particuliers entreront en conflit avec la nécessité reconnue par la loi, l’intérêt privé devra céder à l’intérêt public ou social. // La propriété privée implique des obligations en raison de la fonction sociale qu’elle doit remplir.

Art. 53 Le travail est une obligation sociale et sera sous la protection spéciale de l’État. // L’État pourra intervenir par la loi pour réglementer les relations entre le capital et le travail en vue de réaliser une meilleure justice sociale de manière que, sans causer de préjudice injustifié à aucune partie, il assure au travailleur les conditions nécessaires à l’existence, et les garanties et rétributions congruentes aux raisons d’intérêt public et social, et au capital la juste rémunération de ses investissements. // L’État veillera à ce que le petit producteur indépendant puisse obtenir de son travail et de son industrie un fruit suffisant pour ses nécessités et spécialement pour le bien-être et le progrès des classes agricoles et ouvrières.

Art. 103 : Les loi n’auront pas d’effet rétroactif.

Nous avons discuté une disposition constitutionnelle identique au présent art. 103 dans la Constitution paraguayenne de 1940 (ici). Ici comme là nous ignorons quelle étendue était donnée à cette disposition, sachant que la même disposition figure aussi dans la Constitution des États-Unis (Article I, Section 9, clause 3) et que la Cour suprême nord-américaine a très tôt jugé que cela ne s’appliquait qu’aux lois pénales et non aux lois civiles (Calder v. Bull, 1798). Dans la Constitution panaméenne, nous avons cependant cité un autre article, l’art. 47, dont le premier alinéa pourrait apporter une réponse à la question : « Sont garantis la propriété privée et les autres droits acquis par un titre valable, conformément aux lois civiles, par les personnes physiques ou juridiques, lesquels droits ne pourront être méconnus ni lésés par des lois postérieures. » Cela semble indiquer la non-rétroactivité des lois civiles.

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Annexe :
Création de l’ordre Arnulfo Arias Madrid

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Loi du 8 janvier 2003. Est créé l’ordre Arnulfo Arias Madrid avec sa décoration. Sa finalité est de rendre l’hommage du peuple panaméen à l’un de ses plus distingués hommes d’État, qui fut élu à trois reprises Président de la République par le vote populaire, et, en commémoration du centenaire de la République, de promouvoir les vertus démocratiques et civiques qui sont au fondement de l’État panaméen, ainsi que les contributions les plus notables au développement durable dans les domaines scientifique, littéraire, artistique, intellectuel et humanitaire.

Documents. Histoire de la Constitution “corporatiste” du Paraguay (1940-1967)

Nous présentons ici la version française et remaniée d’un texte que nous avons écrit en 2009 en (mauvais) espagnol, sur la Constitution du Paraguay de 1940 comme exemple de Constitution « corporatiste » et « fasciste » ainsi que la présentent différents chercheurs. L’inspiration des dispositions corporatistes dans cette Constitution aurait été trouvée par ses auteurs dans le modèle fasciste italien (« lois fascistissimes » de 1925 et 1926).

Ces dispositions sont principalement, dans la Constitution paraguayenne, celles relatives à un Conseil d’État (Consejo de Estado) où seraient représentés les « corps » de la nation, mais ceci, en soi, ne diffère en rien d’une institution comme le Conseil économique et social créé en France par la Constitution de 1946 et maintenu dans la Constitution de 1958 (et renommé Conseil économique, social et environnemental par une réforme constitutionnelle de 2008). Dans les deux cas, cette institution n’a guère qu’un pouvoir d’avis, si bien qu’affirmer que dans l’un de ces cas elle donnerait une coloration corporatiste ou fasciste au régime en question semble exagéré. D’autres articles de la Constitution paraguayenne de 1940 nous semblent davantage refléter un esprit fasciste, en dehors de l’importante concentration des pouvoirs dans les mains de l’exécutif (qui caractérise toute forme d’autoritarisme), nonobstant le caractère déclamatoire, selon toute apparence, d’au moins certaines d’entre elles.

La raison de choisir un tel sujet est que cette Constitution serait, si l’on retient son étiquette corporatiste, la Constitution fasciste ayant eu la durée de vie la plus longue. Cela n’est cependant vrai que si nous ne considérons pas le Portugal salazariste ni l’Espagne franquiste comme relevant du même genre de régimes. Quand on parle, comme les historiens dans le cas de la Constitution paraguayenne, d’influence italienne, on a à l’esprit un régime, le fascisme italien, que tous les spécialistes ne sont pas d’accord pour classer dans une même catégorie avec les deux autres, selon des nuances plus ou moins objectives entre autoritarisme, totalitarisme, traditionalisme et autres.

Si l’on s’appuie donc, pour parler de fascisme dans le cas du Paraguay, sur deux choses : (1) un pouvoir fortement concentré dans les mains de l’exécutif et (2) la présence d’institutions corporatistes sous la forme d’un Conseil d’État représentant les corps de la nation, alors le Paraguay a connu le plus long régime fasciste de l’histoire mondiale, dépassant même le Portugal et l’Espagne, puisque la Constitution de 1967 voulue par Stroessner et qui la remplaça maintenait ces deux éléments et assura donc une continuité dans le fascisme jusqu’en 1992, soit plus d’un demi-siècle. Par ailleurs, si l’on retient ces deux éléments comme critères, on peut dire aussi que la Constitution gaulliste de 1958 ressemble beaucoup à du fascisme.

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I/ Le père de la Constitution : José Félix Estigarribia

(i) Le gouvernement Estigarribia : 1939-1940
(ii) Le texte de la Constitution de 1940

II Le continuateur : Higinio Morínigo

(i) L’« État nationaliste révolutionnaire » de Morínigo et son philofascisme
(ii) Exemple : Le « Front de guerre »

III/ Le stronisme : Alfredo Stroessner et la Constitution de 1967

(i) Stroessner durant la guerre civile de 1947
(ii) La prise du pouvoir en 1954 et la Constitution de 1967 : Une Constitution également « corporatiste »

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I/ Le père de la Constitution : José Félix Estigarribia

José Félix Estigarribia

(i)
Le gouvernement Estigarribia : 1939-1940

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José Félix Estigarribia fut à partir de 1933 le commandant en chef de l’armée du Paraguay dans la guerre du Chaco contre la Bolivie (1932-1935), où il démontra de grandes aptitudes militaires. Le Paraguay fut le vainqueur de cette guerre, avec la victoire remportée lors de la plupart des batailles et un traité de paix final défavorable à la Bolivie. Estigarribia avait acquis sa première expérience militaire au Maroc français, sous le commandement du maréchal Lyautey, après avoir suivi une formation à l’École supérieure de guerre en France. On dit que ce fut un trait de génie de sa part d’avoir mené, lors de la guerre du Chaco, les combats dans les vastes déserts de cette région comme des batailles navales.

Peu après la guerre, éclata en 1936 au Paraguay la « Révolution de février », au cours de laquelle Estigarribia fut emprisonné puis exilé. Il revint en 1937, après le coup d’État mettant fin au gouvernement issu de la révolution de 1936, et fut nommé ministre plénipotentiaire du Paraguay aux États-Unis.

Candidat victorieux du Parti libéral à l’élection présidentielle de 1939, il fut nommé Président de la République du Paraguay le 15 août de cette année. À la suite de troubles, il suspendit la Constitution en février 1940, avec l’accord du Parlement, ce qui conduisit à la promulgation d’une nouvelle Constitution en juillet. Estigarribia resta Président jusqu’au 7 septembre 1940, jour de sa mort dans un accident d’avion. Il fut nommé maréchal de manière posthume, le 8 septembre 1940, par son ministre de la guerre et successeur Higinio Morínigo.

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(ii)
Le texte de la Constitution de 1940

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C’est ainsi durant son court mandat présidentiel, entouré par un cabinet de ministres du Parti libéral, que fut promulguée, avec le dessein proclamé de lutter contre l’anarchie dans le pays, une Constitution de nature dite corporatiste, sur le modèle fasciste italien. Cette Constitution resta en vigueur jusqu’en 1967.

En plus d’octroyer au Président des pouvoirs étendus, de supprimer le Sénat et de réduire les prérogatives de la Chambre des représentants, de déclarer religion d’État la religion catholique, apostolique et romaine (article 3), la Constitution de 1940 créait un Conseil d’État (Consejo de Estado) sur le modèle corporatiste. Il s’agit des articles 62 à 66 de la Constitution, dont voici traduits les articles 62 et 63.

Article 62 : « Est créé un Conseil d’État dont seront membre les ministres du pouvoir exécutif, le recteur de l’Université nationale, l’archevêque du Paraguay, un représentant du commerce, deux représentants de l’agriculture et de l’élevage, un représentant des industries de transformation, le président de la Banque de la République, et deux membres des forces armées, l’un pour l’infanterie et l’autre pour la marine, avec le grade de colonel au minimum et en retraite. Le mode de désignation des Conseillers qui doivent l’être sera déterminé par la loi. Les membres du premier Conseil d’État seront désignés par le Président de la République. »

(Note sur la traduction. « Les conseillers qui doivent l’être » (los Consejeros que no sean natos) sont ceux qui sont appelés « représentants » de tel ou tel secteur par l’article, étant entendu que les autres, par exemple l’archevêque du Paraguay, n’ont pas à être « désignés », c’est leur qualité qui les désigne.)

Article 63 : « Les attributions du Conseil d’État sont les suivantes :

  1. Donner un avis sur les projets de décrets ayant force de loi.
  2. Donner un avis sur les affaires de politique internationale soumises à sa considération par le pouvoir exécutif.
  3. Approuver la nomination des membres de la Cour suprême et des agents diplomatiques à l’étranger.
  4. Approuver les promotions militaires à partir du grade de colonel.
  5. Donner un avis sur les affaires d’ordre financier et économique, fonction pour laquelle il pourra se faire assister par des commissions techniques. »

L’article 64 énonce quant à lui les conditions requises pour siéger au Conseil d’État. L’article 65 dote le Conseil d’une fonction supplémentaire de tribunal pour les membres de la Cour suprême. Enfin, l’article 66 traite de la nomination du président du Conseil d’État et précise que ses membres bénéficient de l’immunité parlementaire.

L’article 2 de l’avant-projet de la Constitution prévoit que la Constitution sera soumise au plébiscite du peuple le 4 août de la même année (1940), et la procédure semble avoir été respectée car nous n’avons pas trouvé qu’elle ne le fût pas.

D’autres dispositions intéressantes de la Constitution de 1940 sont :

Article 9 : « Le gouvernement favorisera l’immigration américaine et européenne (fomentará la inmigración americana y europea) et réglementera l’entrée des étrangers dans le pays. »

Article 13 : « En aucun cas les intérêts privés ne prévaudront sur l’intérêt général de la nation paraguayenne. Tous les citoyens sont obligés de prêter leur concours au bien de l’État et de la nation paraguayenne. La loi déterminera les cas où ils seront obligés d’accepter des fonctions publiques, en accord avec leurs capacités. »

Article 14 : « Est proscrite l’exploitation de l’homme par l’homme (Queda proscripta la explotación del hombre por el hombre). Afin d’assurer à tous les travailleurs un niveau de vie compatible avec la dignité humaine, le régime des contrats de travail et d’assurance sociale et les conditions de sécurité et d’hygiène des établissements seront placés sous la vigilance et l’inspection de l’État. »

Article 15 : « L’État régulera la vie économique. (…) L’État pourra nationaliser, avec compensation, les services publics et monopoliser la production, la circulation et la vente des articles de première nécessité. »

Article 21 : «  (…) La loi pourra fixer la surface maximale de terrain dont il sera permis à une personne physique ou une personne morale légalement constituée d’être propriétaire, et l’excédent devra être mis aux enchères ou exproprié par l’État pour sa distribution. »

Article 22 : « Tous les habitants de la République sont obligés de gagner leur vie par un travail licite. Chaque foyer paraguayen doit être établi sur sa propre part de la terre (Todo hogar paraguayo debe asentarse sobre un pedazo de tierra propia). »

Article 23 : « Les droits civils de la femme seront régulés par la loi, en vue de maintenir l’unité de la famille, l’égalité de la femme et de l’homme, et la diversité de leurs fonctions respectives dans la société. »

Article 26 : « Aucune loi n’aura d’effet rétroactif. »

Si cet article n’a pas été entendu de manière restrictive par les interprètes de la Constitution, c’est une mesure extrêmement avancée : en France comme aux États-Unis, par exemple, la non-rétroactivité des lois ne s’impose que pour les lois pénales. La suite de l’art. 26 évoquant des situations pénales, il est fort possible cependant que le législateur et les juges aient entendu la phrase citée de manière restrictive, comme en France et aux États-Unis. Dans ce dernier pays, ladite restriction est controversée mais semble, malgré les débats, solide : voyez notre bref commentaire de la jurisprudence U.S. Calder v. Bull à Law 9 (en anglais).

Article 28 « Les prisons doivent être saines et propres. La torture et les coups sont interdits (Se prohibe el empleo de todo tormento y azote). »

Article 35 « Il n’est pas permis de promouvoir la haine entre les Paraguayens ni la lutte des classes. »

On voit, avec ce dernier article, qu’une législation comme la nôtre contre les contenus haineux fut inscrite dans une Constitution fasciste.

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II/ Le continuateur : Higinio Morínigo et l’État nationaliste révolutionnaire

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(i)
L’« État nationaliste révolutionnaire » de Morínigo et son philofascisme

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Chef d’état-major du Deuxième corps d’armée pendant la guerre du Chaco, Morínigo devint célèbre au Paraguay en dirigeant l’expédition de Cerro Corá organisée en 1936 pour retrouver les restes du maréchal Francisco Solano López (1827-1870). Ces restes furent retrouvés et inhumés au Panthéon national des héros, inauguré pour l’occasion (quelques années plus tard, Morínigo y fit inhumer Estigarribia à la mort de ce dernier).

Resté neutre pendant la révolution de 1936, il fut nommé chef de cabinet du ministère de la guerre et de la marine après le coup d’État de 1937. En 1940 Estigarribia le nomma ministre de la guerre et de la marine. Il devait, comme on l’a vu, lui succéder.

Arrivé au pouvoir, Morínigo interdit le Parti communiste ainsi que le Parti libéral. Il ne reconduisit pas les ministres libéraux de son prédécesseur.

Resté d’abord en dehors de tout parti politique, il sut se maintenir, malgré d’innombrables complots contre sa personne, quelque huit ans au pouvoir, grâce à l’appui de deux groupes en particulier : un groupe de la société civile constitué autour du journal El Tiempo et inspiré par les modèles du Portugal salazariste et de l’Espagne franquiste, et un groupe de jeunes officiers plus nettement favorables à l’expérience du Troisième Reich en Allemagne, réunis dans une loge militaire nommée le Front de guerre (cf. infra).

Tout en maintenant la Constitution du maréchal Estigarribia, Morínigo institua un État nationaliste révolutionnaire en lançant une « Révolution nationaliste paraguayenne ».

Conformément aux dispositions de la Constitution, des élections furent organisées en 1943 et Morínigo fut élu Président. Il commençait alors à s’assurer le soutien du Parti colorado, qui devint un parti unique, sous le nom de l’Association nationale républicaine-Parti colorado (ANR-PC). Le Partido Colorado, dont le nom signifie littéralement « parti rouge », est, comme son nom ne l’indique pas, nationaliste et anticommuniste.

Morínigo provoqua le déplaisir des États-Unis en refusant d’agir contre les intérêts économiques et diplomatiques allemands jusqu’aux derniers moments de la Seconde Guerre mondiale. Il existait au Paraguay une influente communauté allemande. Le premier parti national-socialiste en Amérique du Sud fut fondé au Paraguay en 1931. Des écoles d’immigrés allemands, des églises, des hôpitaux, des coopératives agricoles, des groupes de jeunesse, des sociétés de charité furent, comme dans de nombreux pays d’Amérique latine et d’ailleurs, des foyers de soutien actifs du national-socialisme. Les mémoires du ministre de Morínigo, Amancio Pampliega (Misión cumplida [Mission accomplie], seconde partie, publiée en 1984,  la première, Fusil al hombro [Le fusil à l’épaule] ayant paru deux ans plus tôt, en 1982), apportent de nombreux renseignements à ce sujet.

Selon les historiens, on peut dire sans exagération que Morínigo dirigea un régime favorable à l’Axe. Un grand nombre d’officiers de l’armée et de fonctionnaires du gouvernement sympathisaient ouvertement avec les régimes autoritaires et totalitaires européens. Parmi ces fonctionnaires, le chef de la police nationale, Vicente Machuca baptisa son fils Adolf Hirohito en hommage au dirigeant de l’Allemagne et à l’empereur du Japon. En 1941, le journal officiel, El País, déclara sa position pro-allemande.

L’attaque japonaise sur Pearl Harbor en décembre 1941 et la déclaration de guerre de l’Allemagne contre les États-Unis permit cependant aux Nord-Américains d’accroître leurs pressions et d’obliger Morínigo à s’engager dans la cause des Alliés. Morínigo rompit toutes relations diplomatiques avec les pays de l’Axe en 1942. Il ne déclara cependant la guerre à l’Allemagne qu’en février 1945, quand tout était déjà décidé en Europe. Il maintenait par ailleurs des relations étroites avec l’Argentine : ce dernier pays ne déclara de son côté la guerre que le 27 mars 1945, in extremis et, selon certains, en fait uniquement afin de pouvoir organiser matériellement ce que l’on a appelé en anglais des « ratlines », c’est-à-dire des voies d’évasion de l’Allemagne vers l’Argentine.

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(ii)
Le « Front de guerre »

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Durant cette période, de hauts chefs militaires de l’armée paraguayenne constituèrent un groupe favorable au national-socialisme, qu’ils appelèrent le Front de guerre (Frente de Guerra). Ce groupe comptait parmi ses membres le commandant de cavalerie Victoriano Benítez Vera, le chef d’état-major de l’infanterie Bernardo Aranda, le général d’infanterie Heriberto Florentín, commandant militaire de Concepción, et le commandant de l’armée de l’air Pablo Stagni. Entre autres choses, le Front de guerre usa de son influence pour empêcher les États-Unis de construire pendant la guerre une piste d’aviation au Paraguay qui leur aurait servi à conduire des opérations de « renseignement ».

Les loges militaires ont joué un rôle politique important dans l’Amérique latine du vingtième siècle. Fortement influencés par le fascisme italien et le national-socialisme allemand, les hommes de ces loges, ayant des liens avec les cercles du pouvoir politique et assumant parfois des responsabilités gouvernementales, comme dans le Paraguay d’Estigarribia et de Morínigo, furent un pilier du pouvoir de ces régimes. Il y a deux façons d’analyser leur action au plan historique : soit comme la continuation du « caudillisme » militaire du siècle précédent, soit comme une nouvelle orientation des milieux militaires dans ces pays sous l’influence des régimes totalitaires.

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Le « stronisme » :
Alfredo Stroessner et la Constitution de 1967

Alfredo Stroessner

« Stronisme » (Stronismo) est le nom donné à la période du pouvoir d’Alfredo Stroessner, un mot formé à partir de son nom. Ce nom est d’origine allemande ; le père de Stroessner était bavarois.

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(i)
Stroessner durant la guerre civile de 1947

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Les insurgés de 1947 au Paraguay étaient une union hétéroclite de « febreristas » (anciens révolutionnaires de 1936), libéraux et communistes que liait ensemble la volonté de renverser Morínigo. Si le Parti colorado se rangea du côté de ce dernier contre l’insurrection, l’homme qui sauva le gouvernement au cours des combats fut le commandant du régiment d’artillerie « Général Brúguez », le lieutenant-colonel Alfredo Stroessner Matiauda. Une révolte dans une base navale d’Asunción ayant fait tomber dans les mains des rebelles un quartier ouvrier stratégique, c’est le régiment de Stroessner qui sauva la situation pour le gouvernement.

Le Président argentin Juan Domingo Perón soutint Morínigo en lui envoyant des armes et des munitions, ainsi que des moteurs de rechange pour ses avions.

Dans la période d’instabilité créée par la guerre civile, Morínigo fut finalement renversé par un coup d’État militaire en juin 1948 et s’exila en Argentine.

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(ii)
La prise du pouvoir en 1954 et la Constitution de 1967 :
Une Constitution également « corporatiste »

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Les divisions au sein de l’ANR-PC conduisirent en mai 1954 à un nouveau coup d’État militaire, conduit par Alfredo Stroessner. À la suite de quoi, le Parti colorado nomma ce dernier son candidat à l’élection présidentielle, qui eut lieu en juillet et que Stroessner remporta faute du moindre candidat en face de lui. Il dirigea le Paraguay pendant près de trente-cinq ans, jusqu’en 1989, date où il fut à son tour renversé.

Il avait combattu lors de la guerre du Chaco avec le grade de cadet d’artillerie puis joua, on l’a vu, un rôle important dans la guerre civile de 1947. Il était membre du Parti colorado depuis 1951.

Pendant treize ans il gouverna le pays sous le régime de la Constitution de 1940, avant de convoquer une Assemblée constituante en 1967. La nouvelle Constitution maintint les vastes prérogatives du pouvoir exécutif de la Constitution de 1940 mais rétablit le Sénat que cette dernière avait supprimé. Surtout, le Conseil d’État corporatiste était maintenu, quasiment dans les mêmes formes (art. 189), si ce n’est que les représentants de l’armée passaient de deux à trois, et que venait s’ajouter un « représentant des travailleurs ». Il était également précisé dans la Constitution de 1967 que ce représentant ainsi que ceux des industries de transformation et du commerce étaient élus au Conseil d’État par leurs organisations représentatives. Les prérogatives (art. 188 et 190) ne changeaient guère non plus, si ce n’est que le Conseil d’État était désormais appelé en outre à donner son avis sur le candidat du pouvoir exécutif au poste de procureur général de l’État soumis à l’approbation du Sénat.

Au vu de sa composition et de ses prérogatives restreintes, on peut se demander si ce Conseil d’État « corporatiste », « fasciste », inspiré de l’Italie mussolinienne, au fond ne serait autre chose qu’un Conseil économique et social façon Cinquième République française.

Quoi qu’il en soit, puisque ce Conseil d’État est le principal élément faisant parler les historiens de « corporatisme » dans le régime politique paraguayen, et puisqu’il est présent dans les deux Constitutions, et que la Constitution de 1967 a duré jusqu’en 1992, on peut dire que le corporatisme fasciste paraguayen a duré de 1940 à 1992, soit cinquante-deux ans. Une belle longévité.

Comme autres dispositions intéressantes de la Constitution de 1967, on peut relever :

Article 5 : « Les langues nationales de la République sont l’espagnol et le guarani ; l’espagnol sera d’usage officiel. »

Sauf erreur, il s’agit de la première mention d’une langue indigène amérindienne dans une Constitution d’Amérique latine. Nous avons souligné ce fait dans nos traductions de poésie guaranie du Paraguay (traductions depuis des versions espagnoles) (x).

À l’article 6, la religion catholique est à présent dite « religion officielle », léger changement terminologique par rapport à « religion d’État » (différence terminologique qui n’a certainement pas la moindre conséquence en droit), mais cette fois avec une mention « sans préjudice de la liberté religieuse ».

« L’exploitation de l’homme par l’homme » est de nouveau citée, à l’article 104 : « Est proscrite l’exploitation de l’homme par l’homme. La loi pénale sanctionnera toute forme de servitude ou dépendance personnelle incompatible avec la dignité. »

L’article 22 de 1940 sur la propriété terrienne de « chaque foyer paraguayen » devient l’article 83 : « Toute famille a droit à un foyer établi sur sa propre terre, ce pour quoi seront perfectionnées les institutions et dictées les lois les plus à même de généraliser la propriété immobilière urbaine et rurale et de promouvoir la construction de logements économiques, commodes et hygiéniques, en particulier pour les travailleurs salariés et les agriculteurs. »

Quant à l’article 26 sur la non-rétroactivité des lois, il devient l’article 67 ainsi rédigé : « Aucune loi n’aura d’effet rétroactif, sauf les lois pénales plus favorables à la personne accusée ou condamnée. » C’est le principe en vigueur en France pour les lois pénales, mais encore une fois le texte semble assez large pour inclure la non-rétroactivité de toutes les lois et non des seules lois pénales comme en France.

Enfin, l’interdiction relative à la théorie de la lutte des classes se retrouve dans un article 71 plus étoffé : « La liberté de pensée et d’opinion est garantie de manière égale pour tous les habitants de la République. Il ne sera pas permis de prêcher la haine entre les Paraguayens ni la lutte des classes, ni de faire l’apologie du crime ou de la violence. La critique des lois est libre, mais nul ne pourra promouvoir la désobéissance à ce qu’elles disposent. »

Les autres dispositions de 1940 que nous avons citées et dont certaines au moins paraissent bien représentatives d’un état d’esprit fasciste (art. 13, 15, 21), semblent avoir disparu ou être diluées dans ce nouveau texte.

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Pour compléter cette lecture, on pourra consulter ici nos travaux sur la « littérature latino-américaine engagée… à droite » dans la partie relative au Paraguay, avec des éléments biographiques et critiques sur les écrivains Juan Natalicio González, Juan O’Leary, Facundo Realde, ainsi qu’Augusto Roa Bastos.