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Poésie d’Ouganda

Les poème suivants, traduits de l’anglais, sont tirés de l’anthologie Uganda Poetry Anthology 2000 (Fountain Publishers, Kampala, Ouganda, 2000), réunie et présentée par Okot Benge et Alex Bangirana. Cette anthologie présente des poèmes écrits entre 1948 et 1999.

Certains des auteurs, Henry Barlow, Susan Kiguli, Patrick Mangeni, Lubwa p’Chong, Julius Ocwinyo, Taban lo Liyong, Timothy Wangusa, Zinunula Samuel Iga, comptent parmi les intellectuels les plus connus d’Ouganda.

Mon choix a retenu en particulier la poésie sociale, souvent ironique, et parfois grave, notamment quand il est question de la guerre civile.

Plusieurs poèmes brocardent de manière cinglante les élites démocratiques du pays – alors même que le pays a connu une dictature qui passe pour l’une des plus sanglantes d’Afrique, celle du général Idi Amin Dada. Nos intellectuels gagneraient à s’inspirer de cette liberté de ton et d’esprit, plutôt que de rabâcher sans cesse, comme les plus plats et les moins imaginatifs de nos politiciens, « nos valeurs », dont tout le monde ne profite pas également. Nous pouvons apprendre de l’Afrique : je suis heureux de contribuer, par les présentes traductions, à cette œuvre.

*

Nous développons le pays (Building the nation) par Henry Barlow

Aujourd’hui j’ai pris part
Au développement du pays.
J’ai conduit un Secrétaire Général
À une cérémonie urgente et importante ;
En fait, un déjeuner au Vic.

Le menu traduisait bien l’importance du moment :
Bière Bell bien fraîche avec menus propos,
Puis poulet grillé avec amabilités,
Du vin pour remplir les rires creux,
Crème glacée pour couvrir les plaisanteries stéréotypées,
Café pour que le SG ne s’endorme pas au retour.

J’ai ramené le Secrétaire Général.
Il bâillait à n’en plus finir sur la banquette arrière
Puis, pour rester éveillé, soudain il demanda,
Avez-vous déjeuné, mon ami ?
Je répondis en regardant devant moi,
Souriant en mon for intérieur de cette attention tardive,
Que je n’avais pas déjeuné mais que j’étais au régime !

Ce à quoi il répondit avec un sérieux
Qui m’amusa plus qu’il ne m’irrita
Mwananchi, moi non plus !
J’ai dû traiter d’affaires d’État.
Une mission diplomatique très sensible, voyez-vous,
Et, mon ami, cela me pèse,
Car cela me donne des ulcères et des vents.
Ah, poursuivit-il, en bâillant à nouveau,
Ce qu’on peut endurer quand on développe le pays !

Alors comme ça le SG aussi a des ulcères !
Je pense que les miens sont tout aussi douloureux
Seulement ils sont causés par la faim
Et non par des repas somptueux !

Deux développeurs du pays
Rentrèrent chez eux ce soir-là
Avec de terribles douleurs d’estomac,
Parce qu’ils développent le pays
…..– chacun à sa manière.

*

Démocratie (Democracy) par Adyeri Kanyaihe

On peut tuer une mouche avec une masse,
Mais quand la mouche est morte
Le pauvre sol continue de vivre pour raconter l’histoire.
Vous souvenez-vous encore de Nagasaki et Hiroshima ?
Où l’Homme peut-il trouver refuge contre la tempête ?

Démocratie ! Démocratie ! Démocratie !
Le prépotent et l’opprimé
Donnent des sens différents au même mot.
La guerre froide est finie, mais
Le géant oisif continue de susciter des silhouettes qui le démangent.
Confrontation, confrontation, confrontation,
Quelle idée bizarre, un éléphant se battant avec une puce.
Les tentacules de la Bannière étoilée
Se répandent partout sur le globe,
Proclamant la bonne nouvelle de la démocratie.

Opération Fureur urgente,
Opération Juste Cause,
Opération Tempête du désert,
Opération Restaurer l’espoir1,
Opération ad infinitum.
Dites ce que vous voulez, Machiavel a tout dit.

1 Urgent Fury : renversement militaire du « Gouvernement révolutionnaire du peuple » à la Grenade (1983). Just Cause : renversement militaire du gouvernement du Panama (1989). Desert Storm : première phase (1991) du renversement militaire du gouvernement irakien. Restore Hope : intervention militaire en Somalie (1993).

*

Les babillages de Pierrot le toqué (Crazy Peter prattles) par Susan Kiguli

Quel est ce tapage
à propos du fils souffrant du ministre
qui fait la une de tous les journaux ?

Pourquoi est-ce que personne n’a rien dit
quand le lit d’hôpital de Tina grouillait de vers
et ses yeux suintaient de pus
parce que les médecins n’avaient pas de gants ?

Et du fils unique de Kasajja
mort parce que celui qui avait la clé
de la salle d’oxygène n’était pas là ?

J’ai vu les files d’attente
des mères émaciées accrochées
à leurs bébés à la peau translucide
s’évanouir
et un cerbère d’infirmière
ordonnant sèchement
« Debout ou quittez la file. »

N’ai-je pas entendu dire que
l’homme à la perruque blanche
et à la robe noire
dont la bouche contient la justice du pays
a clos un dossier de viol
parce que l’enfant de sept ans
ne pouvait témoigner ?

Quoi qu’il en soit, je ne me rappelle ces choses
que quand je bois,
ce sont des explosions éthyliques.

*

Parce que j’aime ce pays (Because I love this land) par Susan Kiguli

Je tiens un millier de larmes
dans la paume de ma main grêle.

Je renferme dix mille lamentations
à l’intérieur de mes oreilles.

J’abrite un million de bébés boursouflés
dans le brun profond de mes yeux.

Je loge dix millions de tombes
dans les boucles de mes cheveux clairsemés.

J’ai accumulé des poches et des poches de pus
dans les cloques de mon cœur.

II

Alors nous ne parlons pas d’eux
Ceux qui se retrouvent entre les tirs croisés des rebelles et du gouvernement.
Nous ne chantons pas à leur sujet.
Comment chanterions-nous au sujet de choses que nous ne connaissons pas ?
Comment chanter les entrailles des vieillards mangées par la faim,
Les yeux des vieillards fermés pour ne pas voir les haches couper les têtes
De leurs petits-enfants ?

Comment pourrions-nous expliquer les oreilles, les lèvres, les nez disparus,
Les membres solitaires traversant le pays
Sans ceux à qui ils appartiennent ?
Comment pourrions-nous parler de ces choses
Sans tumeurs d’amertume
fourmillant dans le cœur ?
Pas étonnant que nous gardions le silence.

III

Je ne parlerai pas d’eux
Je parlerai d’autres choses
De l’homme qui fut pendu nu
À la croix et sua la tristesse pour nous.
Je ne chanterai que l’eau et le sang
Coulant de ses flancs et la voix
Qui soupira « Tout est accompli ».
Je ne peux penser à la gloire
Qui enveloppe les ténèbres dans un linceul
Et le range dans un sépulcre éternel.
Je tournerai mes pensées vers l’amour d’un prince des cieux
Vêtu de haillons terrestres et combattant
Les bandits dans le temple de Dieu.
Je tournerai mes pensées vers un petit enfant parlant
à des hommes barbus de l’amour de son Père.
Je chanterai un Fils ressuscité
et une paix transcendante.
Je chanterai la victoire
de l’amour embrassant l’amour
Car c’est le seul moyen de marcher droit.

*

Cochon estropié (Maimed pig) par Christine Kiwanuka

Petit Cochon, Petit Cochon
Qui rampes traînant péniblement tes pattes arrière,
Tandis que tu lances des regards farouches
Chaque fois que paraît une silhouette à deux jambes.
L’associes-tu à ta souffrance ?

Que s’est-il passé, pauvre petite créature
Tellement inoffensive ?
Est-ce le fait de l’Homme qui pense à tout,
Dans son pouvoir, qui lui vient de Dieu, d’infliger
Toutes sortes de souffrances au monde sans voix ?

Sans larmes et sans voix tu regardes autour de toi,
Tu ne peux exprimer ta souffrance, tu ne peux exprimer ton cœur,
Farouche en présence de tout ce qui a forme humaine,
Même de ceux qui semblent compatir
Et tendent une main secourable.

Quelle était la nature du conflit
Entre toi et cet être d’intellect ?
S’est-il senti floué
Parce que tu mangeais à son tas d’ordures
Tout en appartenant à quelqu’un d’autre ?

Ou bien as-tu dans ton ignorance foulé
Des cultures à lui rencontrées sur ton chemin,
Dans cette malédiction, qui te vient de Dieu, d’avoir à chercher
Les moyens dont ta survie dépend ?

Sans doute était-ce une erreur,
Mais cela méritait-il un tel châtiment ?
De toutes les représailles qu’il avait à sa disposition
Pourquoi choisit-il la plus cruelle,
Te condamner à vivre comme un pauvre Cochon estropié,
Rampant, traînant péniblement tes pattes ?

*

Vivre ensemble (Living together) par Cliff Lubwa p’Chong

Qui parle
De vivre ensemble
Et de donner
Et de recevoir les uns des autres ?

Est-ce que nous vivons ensemble, moi
Et les rupins qui vont comme l’éclair
Dans des voitures de luxe
De leurs maisons monstrueuses
Sur les collines de Kololo ou Muyenga
Aux bureaux avec air conditionné
Où ils ne transpirent pas,
Bien qu’ensevelis,
Tandis qu’en haillons je dois jouer des coudes
Dans une gare de taxis2
Pour aller balayer les rues
Sous un soleil de plomb ?

Est-ce que nous vivons ensemble moi
Et mes frères
Ventripotents
Qui conduisent de-ci de-là
Collectant les loyers
Des maisons saisies aux Orientaux3 ?

Est-ce que vivre ensemble
A réconcilié Okello et Okot
Quand Okello est pauvre et froid
Et Okot chaud et riche
Parce qu’ils appartiennent au même parti politique
Et sont sur la même liste électorale ?

Est-ce que nous vivons ensemble
Quand nous sommes
Comme des enfants qui dans leurs jeux
Se crient les uns aux autres :
…Que ta maison
…Sente les haricots bouillis
…Et la mienne
…La viande grillée ?

Allez voir
Si c’est vraiment vivre ensemble
Et revenez me dire !

2 Gare de taxis : Traduction de taxi park, une expression qui paraît peu usitée en dehors d’Afrique. Il ne s’agit pas d’une simple station de taxis au sens européen, car ces « gares » concentrent un très grand nombre de véhicules sur une surface considérable. Cela témoigne de l’importance du taxi comme moyen de transport dans les villes africaines.

3 Maisons saisies aux Orientaux : Allusion à la décision du dictateur Idi Amin Dada, en 1972, d’expulser les Orientaux présents en Ouganda, venus principalement du sous-contenu indien.

Gare de taxis (minibus) à Kampala

*

Une berceuse (A lullaby) par Patrick Mangeni

Laisse-moi te chanter une chanson
Ne prête pas attention au crapaud dans ma gorge
Je te chante une mélodie d’amour.

Laisse-moi te danser une danse
Ne prête pas attention au ver de terre de mes pieds
Je te danse un rythme d’amour.

Laisse-moi te sourire un sourire
Ne prête pas attention au curry sur mes dents
Je te souris une chaleur d’amour.

Laisse-moi te donner un baiser
Ne prête pas attention au fiel sur ma langue
Je te donne une saveur d’amour.

*

Le fonctionnaire (The civil servant) par Keith Mugadya

Midi, un soleil de plomb
lui grille les épaules
à travers la mince chemise.

Il marche péniblement jusqu’à
l’ombre d’un arbre
pour savourer son repas de midi :
d’épaisses tranches d’air,
finement parfumées de poussière.

Le sommeil s’empare de lui, le transporte
à un banquet.

Il se fait servir au doigt et à l’œil,
valets et domestiques s’affairent autour de lui.
« Oui, Monsieur le Ministre,
comme vous voudrez, Monsieur le Ministre. »

En sursaut il est réveillé
par les gargouillements
de son ventre.

Il se redresse, s’étire et bâille,
puis retourne à son bureau,
se curant les dents
en feignant l’air
d’un homme satisfait.
Prêt à servir Dieu et son pays.

*

L’arbre Mwalimu (The Mwalimu tree) par Mwalimu Nsaba David

Ndt. Un mwalimu, en Ouganda, est un maître d’école, un professeur ; le terme vient de l’arabe par le swahili. Le poète, dont le poème est métaphorique, se sert de ce mot pour inventer un arbre fictif symbolique.

N’êtes-vous pas les piliers
Les arbres mères
Où grimpent les jeunes plants ?
N’êtes-vous pas les arbres à cacao
Qui donnent naissance au chocolat ?

Aussi, pourquoi semblez-vous
Rester à la traîne,
Image misérable et pitoyable ?
N’avez-vous pas assez d’eau et de terre ?
Et que dire du soleil, pour la vitamine D ?

Pourquoi les autres plantes poussent-elles plus que vous,
Jusqu’à vous faire de l’ombre ?
Ne vous nourrissez-vous pas des mêmes nutriments ?
Ces plantes qui vous parasitent
Vous honorent-elles de leur souvenir et gratitude ?

Le plus grand nombre de ceux que vous avez sustentés et soutenus
Sont devenus plus grands et plus larges
Et ont largement répandu leurs semences.
Mais que dire de ces noix de coco que vous portez ;
Leur nombre ayant explosé, ne se vendent-elles pas
Au prix fixé par l’offre et la demande ?

Si ce terreau où vous avez vos racines
Ne vaut rien pour votre santé,
Pourquoi ne vous rebellez-vous pas et n’émigrez-vous
Là où sont des sols fertiles ?
Êtes-vous condamnés à vous dessécher sur cette terre ?

Pourquoi votre dos semble-t-il écailleux
Alors que vos rejetons dans la même plantation
Paraissent glissants comme s’ils étaient enduits de vaseline ?
Et que dire de votre ramure,
Vous est-il interdit de porter des branches ?
Où les autres arbres les achètent-ils
Et quelle monnaie utilisent-ils ?
Leurs racines vont-elles plus profond
Du fait de recevoir davantage de pluie ?

De nombreux pays n’ont pas assez de vous
Si vous pouviez vous libérer de la malédiction
Et prendre le temps de répandre des graines
Résistantes aux désert
Pour une meilleure récolte.

*

Citrouilles (Pumpkins) par Namanya Ada

Dans les jardins elles poussent
Poussent avec la peur de dire
Leur souffrance quand on les coupe
Mais elles ne peuvent parler car
Elles n’ont point de lèvres.

Doivent-elles parler elles-mêmes ou bien
Quelqu’un doit-il le faire pour elles ?
Mais comment le pourraient-elles
Alors que leurs lèvres sont scellées par l’ignorance
Et les intimidations.

Dans une marmite noire, les citrouilles sont entassées
Comme du poisson en conserve pour l’export.
Elles ont l’air désespérées !
Le propriétaire est ravi
Car il possède un repas qui n’est pas pour
Satisfaire la faim mais seulement son ego.

Sur le feu on met la marmite.
Elle se met à chauffer,
Mais seront-elles prêtes ou bien
Les réduira-t-il en cendres ?
Résisteront-elles au feu graduel ?
Peut-être que oui,
Quand tout bruit cessera.

*

Imagination (Fantasy) par Laury Lawrence Ocen

Imagination – mon réconfort,
ne laisse pas ce moi si las dans le désespoir.
Chaque jour tu m’apportes de brillantes images,
devenues mon somnifère.
La nuit, quand m’enveloppent les ténèbres solitaires
et que s’ouvrent les griffes de l’avenir lugubre,
menaçant de saisir mon être condamné,
je t’appelle pour que tu me portes réconfort ;
je ne considère ni les larmes ni les durs labeurs,
et la vue de la hutte fuligineuse de ma mère,
les enfants exténués aux yeux caves, tout disparaît :
mais en réalité ils sont seulement cachés,
cependant que de splendides visions de carrosses et châteaux,
une belle mariée, de joyeux enfants
dont je sais qu’ils paradent seulement pour occulter la malédiction pesant sur moi,
m’apportent consolation et joie de vivre.
Bien que je sois un tendre bourgeon condamné à mourir,
imagination, laisse-moi te remercier du fond du cœur,
car tu sais m’apaiser par des rêves séduisants
qui m’endorment dans un confort paradoxal,
et jusqu’à ce que la vérité m’apparaisse
tu seras mon amie pour toujours.

*

Le gardien de mon frère (My brother’s keeper) par Julius Ocwinyo

Ndt. « L’Éternel dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit : Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? » (Genèse 4:9)

Qui vous a dit
Que j’étais
Le gardien de mon frère ?
Est-ce pour devenir
Le gardien de mon frère
Que j’ai déployé tant d’efforts
Pour arriver
Où je suis ?

Si vos poumons
Sont trop faibles
Pour survivre à l’ascension
Trop fragiles pour supporter
Les sommets à l’air raréfié
Est-ce ma faute ?

Si j’ai fière allure
Dans mon Pajero
Ma Benz
Ou mon Prado4
Est-ce moi
Qui suis à blâmer ?

Ne m’avez-vous pas élu
Aveuglés
Par les brouillards
De la beuverie de la veille
Et ayant encore dans la bouche
Le goût
Des viandes de la veille ?

Ne vous rappelez-vous pas
Avec quelle avidité fiévreuse
Et spontanée vous saisissiez
Le gobelet en plastique
Et le bol en plastique ?5

Si vous souffrez –
Les yeux levés –
De l’odeur caustique
De mes flatulences
Est-ce ma faute ?
Qui vous a dit
Que j’étais votre gardien ?

4 Pajero, Prado : Mitsubishi Pajero, Mercedes Benz, Toyota Prado (ce qui m’a demandé une petite recherche, j’en demande pardon à ceux pour qui ce sont là des notions évidentes).

5 Le poète fait allusion aux agapes pré-électorales que les candidats offrent aux populations dont ils savent que les votes leur sont acquis.

*

SIDA – la mort (AIDS – death) par Julius Ocwinyo

Lui aussi mangeait
Et respirait
Comme nous.

Lui aussi aimait
Et avait besoin d’amour
Comme nous.

Mais il est né
Contrairement à nous
Quand la terre a commencé à suppurer
À donner la nausée
À empoisonner
Et à tuer.

Et le voilà étendu
À seulement vingt-deux ans
Raide mort
Au milieu du gué ;
Tandis que les autres
Effrayés
Ou, le plus souvent, indifférents
Passent à côté
Condamnés eux aussi
À se flétrir
Un peu plus loin
Et mourir
Comme lui.

Ces yeux sans expression
Vidés de sang :
Est-ce toi,
Mon frère ?

Ces plaies
Dans ta bouche
Putride
Purulente :
Est-ce toi,
Mon frère ?

Les membres vitaux
Musclés,
Souples :
Sont-ils devenus cela,
Mon frère ?

Est-ce toi
Mon frère,
Cette goule décharnée,
Essorée
Que je vois ?

Le prêtre administre
L’eau bénite
Et dit :
« Tu es né poussière
Et tu redeviendras poussière »
Et je pense :
Oh quel amour cruel
Nous envoyer ici-bas
Et puis purger la terre,
La terre de nous autres vermine,
Nous
Tes enfants aimés
Faire tomber sur nous
L’horrible virus
Pour que
Nous revenions
En goules émaciées
Adorer
Pour l’éternité
Ton trône !

*

Dieu de cinéma (Cinema God) par Julius Ocwinyo

Le rayon heurta
L’écran,
Trembla, puis se stabilisa
Et nous vîmes –
Dieu.

Dieu était blanc
Vieux, très vieux – émacié ;
Il avait aussi une barbe
Comme le Père Noël
Comme le Padre
Nous restions bouche bée, innocents,
Tandis qu’il se tenait dans le vide
Et allait et venait librement
Parmi des rubans
De nuages.

Dieu était blanc
Et portait une barbe
Comme le Padre
Nous étions émerveillés
Nous, ses enfants noirs.

*

Attaquez-les à la racine (Get them by their roots) par B. K. Okot

Quand la prostitution était florissante
Sous le règne du dictateur
Et que même les jeunes filles décentes
Se lançaient dans le métier
N’allez pas imaginer que
La prostitution était devenue
À cette époque quelque chose d’amusant.

Quand le nombre des bayaye6
Ne cessait d’augmenter
Et que toujours plus de gens
Montaient des étals
Dans les gares de taxis
N’allez pas imaginer
Que vendre dans les gares de taxis
Était soudain devenu
La chose la plus passionnante du monde.

Quand le marché Owino
Regorgeait
De marchandises et de monde
Tandis que les boutiques étaient devenues
Des rayons vides ltd.,
N’allez pas imaginer
Que les gens tout à coup
S’étaient mis à aimer
Le négoce
En plein air.

Pensez-vous que
Quand la bière en bouteille
Se vendait
Sous le manteau
Les vendeurs et acheteurs
Étaient tout à coup redevenus des enfants
Jouant à cache-cache pour de la bière ?

6 Bayaye : Jeunes ruraux ayant migré dans les villes, où la plupart ne trouvent pas de travail.

*

La maison morte (The dead homestead) par Okot Benge

…Étranger
Je foule les cendres d’une maison
…Démolie
Par la botte géante de la guerre civile
…Réduite à néant
Par des diktats impitoyables
…Noyée
Dans un fleuve de sang.

…Mon père
M’adresse un déchirant sourire de bienvenue
…Étendu
Là même où les balles l’ont fauché.
…Ma mère
Par son odeur de putréfaction me chante une berceuse
…Tandis que mon frère
Me dit au revoir avec son visage écrasé
…Et ma sœur
De son corps démembré continue à piler du mil
…Écoutant
Avec des oreilles sans oreille la ballade interminable des mouches.

…Il ne reste rien
Seulement l’ombre des arbres pour danser la danse funèbre,
…Les hyènes
Pour glapir et ricaner d’effroyables chants mortuaires
…Les hiboux
Pour jouer de lugubres cors de nuit
…Et les chiens
Pour conduire la cérémonie d’enterrement.

*

Lady africaine (African Lady) par Otim Lucima

Lady africaine
Je veux chanter ta beauté
Qui ressemble à un collage de races
Tes lèvres boxées jusqu’au sang par les rouges à lèvres
Comme un ulcère à vif collé sur
…Ton visage sombre
Tes ongles brûlés au fer rouge par le cutex
Semblables aux griffes d’un chacal meurtrier
Ton visage noir-brun rapiécé par
…Les cosmétiques
Comme les hideuses taches de la hyène
Tes mains Fanta et tes jambes Coca-Cola
Le buste poli au noir
…Une même personne en différentes couleurs
Je veux chanter ta beauté
Brave reine de beauté
Entends tes cheveux
Hurlant dans l’huile sous le fer à défriser
Leurs cris sont pour toi de nostalgiques
…Et désuètes lamentations
De plantes sauvages rabougries
Qui vaincues sans vie s’étaleront
Le long de ta nuque à l’orientale
Regarde ta tête
Emprisonnée dans le casque électrique
Pour étirer ton sauvage cheveu africain rabougri
Guerre commune contre les reliques noires
Lady africaine
Je veux chanter ta beauté.

*

La mort en bas (Death below) par Otim Lucima

Une fois que nous les avons élus
Que nous les avons surélevés
Ils deviennent vite massifs obèses
Trop gros pour que nous les masses puissions les ramener en bas
Et des plis de graisse cachent leurs visages
Incapables de voir notre agonie en bas
Nos nerfs et muscles tendus à l’extrême
Les flots de sueur et de larmes
Tandis qu’ils nous oppriment
Nous travaillons dur pour les maintenir là-haut
Nous craignons d’alléger notre fardeau
De peur que la chute
De leurs mains molotov
Et de leurs pieds éléphantesques
Nous rebaptise « la poussière à la poussière »
Nous n’osons pas
Et devons attendre le prochain tour
Et tourne le manège !

*

Ces nuits où Arube secoue les frigidaires (The nights when Arube shakes the refrigerators) par Taban lo Liyong

Ndt. Les personnages de ce poème sont le dictateur Idi Amin Dada (« le grand homme-petit papa », big man daddy) et, personnage éponyme, le général Brig Charles Arube, auteur d’un coup d’État manqué contre le précédent en 1974. Comme d’autres dictateurs africains, Amin Dada est dit avoir pratiqué le cannibalisme, ce à quoi le poème fait allusion. Il est également question de cours donnés par le dictateur et, si je me souviens bien du documentaire de Barbet Schroeder Général Idi Amin Dada : Autoportrait (1974), Amin Dada ne se privait pas de donner en personne des conseils aux professeurs d’université sur le contenu de leur enseignement.

Il pleut des mangues, des poires et des avocats
Sur les toits en aluminium usiné de Gulu

La lune a plongé derrière les collines à l’orient
C’est le moment idéal pour le grand homme-petit papa d’apaiser les fantômes

Le vent souffle et les étincelles volent
Les fenêtres closes laissent passer les bruits flétrissants et froids

Les nuages de pluie se sont accumulés tout le jour
C’est le moment pour le grand homme-petit papa de donner son cours :

Le frigidaire est plein à craquer de ses élèves
Leurs têtes le remplissent de haut en bas
Il y en a un particulièrement prometteur qui s’appelle Arube
Dont le corps fut brûlé, le cœur et le foie cuits et mangés

Et une ample quantité de bière Nile ingurgitée
Pour faire passer le tout, tandis que les os flottent sur le Nil
Mais sa tête n’entend pas les paroles
Arube refuse de rester tranquille…

Quand il pleut des mangues et des citrons
Frissonnez doucement dans vos lits douillets.
C’est Arube qui secoue le frigidaire ;
C’est Amin qui donne son cours à des têtes inconscientes.

*

C’est tout ce que j’aime (I like it all) par Jotham Tusingwire

J’aime voir
les types ventripotents
d’allure audacieuse
répandre à nouveau leurs mensonges,
leurs Benz et Pajeros
ornés de la poussière des villages –
et les enfants nus dessinant
avec leurs doigts sur la poussière couvrant les vitres.

J’aime voir
ces types ayant l’œil pour la couleur,
en vert ou rouge-et-bleu,
brandissant le poing ou remuant leurs mains ouvertes,
braillant des slogans creux,
et les paysans rassemblés,
le visage dégoulinant au soleil,
les singeant à l’unisson.

J’aime les voir,
corrompant les pauvres masses,
distribuant casquettes, tee-shirts, cigarettes, assiettes en plastique
et les malheureux travailleurs de la terre
se jetant désespérément
à la gorge les uns des autres.

J’aime entendre
les électeurs trahis
se plaindre amèrement
des écoles délabrées, de l’état lamentable des routes
du manque de médicaments, de sel, de savon, de paraffine…
maudissant, jurant avec le plus grand sérieux
qu’ils ne se feront plus voler leurs votes !

*

Question pour le civilisé (Question for the civilised) par Vukoni Lupa-Lasaga

Comment peux-tu être un gentleman
si tu ne sais pas
faire un nœud de cravate ?

Comment peux-tu être un gentleman
si tu ne sais pas transpirer
dans un costume trois-pièces
sous le soleil de midi ?

Comment peux-tu être un gentleman
si tu ne sais pas
équilibrer
un pince-nez
sur ton nez africain ?

Comment peux-tu être un gentleman
si tu ne sais pas
rire en anglais ?

Comment peux-tu être un gentleman
si tu ne connais pas
la démarche de Johnny Walker
sur le Scotch boulevard ?

Comment peux-tu être un gentleman
si tu ne sais pas
parler du nez
avec la langue
contre les dents ?

Comment peux-tu être un gentleman
si tu ne sais pas, avec
le tintement de la cuillère
et le cliquetis de la fourchette et du couteau
jouer des airs dans une assiette en porcelaine de Chine ?

Comment peux-tu être un gentleman
si tu ne connais pas
le golf et le billard ?

Comment peux-tu être un gentleman
si tu ne connais pas
la valse et la chevalerie du Moyen-Âge ?

Comment peux-tu être un gentleman
si tu ne connais pas
Beethoven et Tchaïkovski ?

Comment peux-tu être un gentleman
si tu ne connais pas
la civilisation
dans les noms « chrétiens » ?

Comment peux-tu être un gentleman
si tu ne sais pas
être un gentleman ?

Comment peux-tu être un gentleman
Comment peux-tu …
Comment … ?

*

Le vœu de Mère Teresa (Mother Teresa’s wish) par Timothy Wangusa

Annulez ce soir le banquet d’Oslo
Organisé somptueusement en mon honneur
Pour la paix mondiale selon Nobel
En l’an 1979 de Notre Seigneur

Présentez mes excuses
Aux nombreux messieurs et dames
Qui ont commandé leurs costumes et robes de soirée chez les meilleurs stylistes
Pour cette grande occasion –

Et ayez l’amabilité d’envoyer de ma part à Calcutta
L’équivalent du banquet en espèces
Pour que 400 des plus pauvres de la ville
Déjeunent et dînent pendant 366 jours.

*

L’Afrique souffrante (Africa in pain) par Zinunula Samuel Iga

Le colonialiste n’aurait jamais dû venir
Ou, une fois venu, il n’aurait jamais dû repartir
Au moment où il l’a fait, comme il l’a fait.

Il nous apprit à mâcher
Avant que nous sachions téter,
À marcher avant que nous sachions ramper
À chanter avant que nous sachions parler.

Et maintenant qu’il n’est plus là
Pour nous guider et nous biberonner,
Nous suçons,
Tirons sur les tétons de notre mère
Avec des dents déjà trop grandes,
Lui causant des mastites.

Oh ! l’Afrique souffre.
Le colonialiste n’aurait jamais dû venir.

Nous aurions pu vivre de son lait
La morve coulant de nos narines
Pendant des lustres, sans doute
Mais nous aurions appris
Nous aurions appris en commençant par le b.a.-ba.

Mais à présent nous mordons, nous suçons
Nous tirons dur sur ses tétons
Alors que les hormones sont épuisées
Jusqu’au prochain cycle tout du moins
Si bien que le lait ne viendra pas
Au moins pour un temps.

L’Afrique était enceinte
Quand vint le colonialiste
Il fit une césarienne,
Nous sommes nés prématurés.

Nous sommes longtemps restés dans un incubateur,
Ignorants, inconscients de ce qui se passait
Et le sang s’est perdu
Et le lait s’est tari.

Nous avons été nourris avec du lait de substitution
Mais nous avons grandi,
Tout du moins nos dents ont poussé
Et la faim s’est accentuée et est devenue avidité.

Oui, il nous a nourris
Tout du moins il nous a nourris pour ses fins
Comme le fermier nourrit ses animaux,
Il nous a donné les rations minimums :
Les porcs à bacon pour le bacon,
Les porcs à viande pour la viande,
Les chevaux pour le trait,
Les poules pour les œufs,
Chats et caniches pour l’affection
Et quelques perroquets pour l’agrément.

Non
Le colonialiste n’aurait jamais dû venir.

Les perroquets maintenant craignent la forêt
Les chevaux préfèrent le foin traité et les bonbons
Les porcs à bacon pleurent pour avoir du maïs
Et les chiens jappent pour du petit-lait.
L’Afrique dépérit,
Ses enfants trop orgueilleux pour changer de régime
Trop aveugles pour voir leurs maux.

Le colonialiste par pitié envoie quelques aumônes,
Un secours apparent pour la convalescente toujours entre la vie et la mort
Mais sa suture reste grossièrement ouverte ;
L’Afrique est un cobaye de tests in-vitro
Et ses enfants ne changeront pas de régime,
La patiente dépérit
Tandis que le médecin engraisse,
Mais c’est une patiente qui ne mourra jamais.

Oh !
Il n’aurait tout simplement jamais dû venir.

Le colonialiste n’aurait jamais dû venir
Ou, une fois venu, il n’aurait jamais dû repartir
Au moment où il l’a fait, comme il l’a fait.

Mais maintenant qu’il est venu,
Et qu’il est reparti, au moment où il est reparti,
Nous laissant des années trop en avance
Juchés sur des sommets technologiques plus hauts que ne peuvent atteindre nos bonds
N’ayons pas peur de redescendre sur le ventre
Jusqu’en bas pour construire des échelons adéquats
Afin que nous puissions nous appuyer sur une base plus stable
Et grimper vers un sommet plus ferme.

Mais là nous sommes
Chancelants, à demi aveugles et incertains.
Une brume épaisse tourbillonne devant nous.
De lourds nuages au-dessus, sombres, menaçants, inquiétants
Seul un mince rayon de lumière perce au travers
Mais nous ne pouvons sauter plus haut,
Un tout petit pas en avant et la base s’ébranle
Alors nous tendons les mains et implorons.
Et même cela n’est pas du travail bien fait.
Nos ministres deviennent juste obèses.

Non
Non, arrêtons de singer.
Apprenons d’abord à parler, ensuite nous chanterons.
Que le perroquet regagne la forêt,
Que le cheval broute l’herbe verte,
Que le porc accepte
Les tubercules traditionnels.
Que l’homme des cavernes ramasse ses pierres
Et que les enfants de l’Afrique liment leurs dents.

Ah oui, vraiment !
Le colonialiste n’aurait jamais dû venir
Mais maintenant qu’il est venu
Et maintenant qu’il est reparti,
Au moment où il est reparti, comme il est reparti,
Prenons soin de la bonne dame géante.
L’Afrique est capable de tenir sur ses pieds
Si nous l’aidons à ne pas rester à genoux.

Poésie du Cap-Vert (traductions)

Les présentes traductions de poèmes n’ont pas, contrairement aux précédentes de ce blog, le mot « révolutionnaire » dans leur titre. Le Cap-Vert et la Guinée-Bissau, qui étaient une même entité administrative dans l’empire colonial portugais, ont certes une histoire révolutionnaire, notamment marquée par la figure d’Amίlcar Cabral, héros de la lutte pour l’indépendance et fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (Partido Africano da Independência da Guiné e Cabo Verde, PAIGC), renommé, quand un coup d’État militaire renversa le gouvernement en Guinée-Bissau en 1980, Partido Africano da Independência de Cabo Verde, PAICV), parti communiste qui fut le parti unique au Cap-Vert de 1975 à 1990. Cependant, l’anthologie de poésie capverdienne dans laquelle j’ai choisi des poèmes écarte par principe les poèmes trop liés selon le compilateur à la guerre d’indépendance et à la guérilla révolutionnaire. Comme, par ailleurs, j’ai trouvé très belle, en général, la poésie que j’ai lue dans ces pages, j’ai tenu à en traduire quelques poèmes sans considération du fil rouge qui a été le mien jusqu’à présent. Le thème révolutionnaire n’en est pas moins présent dans certains poèmes qu’on peut lire ici.

L’anthologie en question s’intitule No reino de Caliban: Antologia panorâmica de poesia africana de expressão portuguesa (1975) (Au royaume de Caliban : Anthologie de poésie africaine d’expression portugaise), par Manuel Ferreira. Les trois volumes qui composent cette anthologie de poésie lusophone d’Afrique, publiée au lendemain de la chute de la dictature au Portugal et dédiée (malgré ce qui a été indiqué précédemment) aux mouvements de libération nationale des peuples d’Afrique lusophone, restent une référence majeure sur le sujet. Le volume I est consacré au Cap-Vert et à la Guinée-Bissau.

Manuel Ferreira explique que le Cap-Vert présente des caractéristiques tout à fait particulières en Afrique lusophone. C’est le seul pays qui possède selon lui une véritable culture créole, qu’il appelle cabo-verdianidade, issue d’un haut degré de métissage racial et culturel. La population du Cap-Vert, d’après un recensement de 1950, était composée de 69,6 % de métis (de Blancs et Noirs), contre 7 % à Sao Tomé-et-Principe, 0,8 % en Guinée-Bissau, 0,7 % en Angola et 0,4 % au Mozambique (p. 53). Cette créolisation se traduit notamment par l’existence d’une langue créole à part entière, qui est la langue maternelle des Capverdiens, le portugais en tant que tel étant une langue qu’ils apprennent à l’école. (Les échantillons de poésie en langue créole capverdienne contenus dans l’anthologie, dont certains traduits en portugais par Ferreira, n’entrent pas dans notre champ.) Cette population descend des premiers colons portugais et de leurs esclaves noirs, qui s’établirent à partir du quinzième siècle dans cet archipel jusqu’alors entièrement inhabité.

Les poètes ici retenus sont Jorge Barbosa (4 poèmes), Manuel Lopes (4 poèmes), Osvaldo Alcântara (pseudonyme de Baltasar Lopes da Silva, 1 poème), António Nunes (1 poème), Arnaldo França (1 poème), Tomaz Martins (1 poème), Aguinaldo Fonseca (6 poèmes), Ovídio Martins (3 poèmes), Mário Fonseca (1 poème), et Dante Mariano (1 poème).

Pour autant que j’en puisse juger, Jorge Barbosa, Manuel Lopes,, Osvaldo Alcântara, António Nunes, Arnaldo França, Tomaz Martins et Ovídio Martins ne sont ni Noirs ni métis. Cela correspond à la sélection de Ferreira, les poètes inclus dans son anthologie du Cap-Vert étant, selon ses propres statistiques, pour 30 % d’entre eux métis et pour 6 % Noirs (p. 39), c’est-à-dire que 64 % sont Blancs. Sur les 23 poèmes que j’ai traduits, 15 étant écrits par des Blancs, cela fait 65 % : sans l’avoir fait exprès, ma propre sélection reflète fidèlement la sociologie de la poésie capverdienne de l’époque.

Mais trêve de chiffres, il est temps que le lecteur se penche sur cette poésie singulière et attachante, marquée par la mer, l’insularité, une forme si l’on veut créolisée du spleen lusophone, la saudade, l’humanité profondément touchante des « flagellés du Vent d’est » dans leur désir de fraternité : « Les vagues ne sont pas des murs / ce sont des liens / d’algues / qui serviront de lit / à la grande aurore » (Ovídio Martins).

41 ans d’indépendance du Cap-Vert, avec le drapeau du PAIGC et une belle représentation stylisée des dix îles de l’archipel

*

Prélude (Prelúdio) par Jorge Barbosa (1956)

Lorsque le découvreur posa le pied sur la première île
il n’y avait pas d’hommes nus
ni de femmes nues
épiant
innocents et craintifs
depuis les taillis.

Il n’y eut pas de flèches empoisonnées sifflant dans l’air
pas de cris d’alarme et de guerre
dont l’écho résonnât par les montagnes.

Il y avait seulement
les oiseaux de proie
…..aux serres effilées
les oiseaux de mer
…..à l’ample vol
les oiseaux échassiers
…..chantant des mélodies inédites.

Et la végétation
dont les graines étaient venues
collées aux ailes des oiseaux
entraînées là
par la furie des éléments.

Quand le découvreur arriva
et sauta du canot sur la plage
enfonçant le pied dans le sable humide

il se signa
inquiet encore et surpris
pensant au Roi
à cette heure alors
à cette heure initiale
commença pour nous de s’accomplir
notre destin à tous.

*

Frère (Irmão) par Jorge Barbosa (1941)

Tu as traversé les Mers
dans l’aventure de la pêche à la baleine,
dans ces voyages pour l’Amérique
d’où les bateaux parfois ne reviennent jamais.

Tu as les mains calleuses à force de tirer
sur le gréement des bateaux en haute mer ;
tu as vécu des heures d’attente cruelle
dans la lutte contre les tempêtes ;
et souvent tu fus accablé par la langueur marine
des calmes plats interminables.

Dans la chaleur infernale des fournaises
tu as alimenté de charbon les chaudières des bateaux-vapeur,
…..en temps de paix
…..en temps de guerre.

Et tu as aimé avec l’impétuosité sensuelle de notre peuple
les femmes des pays étrangers !

À terre
sur nos pauvres Îles
tu es l’homme à la pioche
ouvrant des canaux pour les eaux des berges fertiles,
creusant la terre aride
des régions ingrates
…..où parfois la pluie tombe à peine
…..où parfois la sécheresse est un fléau
…..et un tragique paysage de famine !

Tu apportes à tes bals
la
mélancolie
au fond de ta joie,
…..quand tu accompagnes les Mornas des attitudes graves du violon
…..ou serres au son de la musique créole
…..des femmes adorables contre ta poitrine…

La Morna1
on dirait l’écho dans ton âme
de la voix de la Mer
et de la nostalgie des terres lointaines
où la Mer te convie,
l’écho
…..de la voix de la pluie tant attendue,
l’écho
….de la voix intérieure en chacun de nous,
….de la voix de notre tragédie sans écho !
La Morna…
elle a reçu de toi et des choses qui nous entourent
l’expression de notre humilité,
l’expression passive de notre drame,
de notre révolte,
…..de notre silencieuse révolte mélancolique !

L’Amérique…
l’Amérique c’est terminé pour toi…
Elle a fermé ses portes à ton expansion !
Ces Aventures sur les Océans
n’existent plus…
Elles existent seulement
dans les histoires du passé que tu racontes
la pipe aux lèvres
avec des rires joyeux
qui ne parviennent à cacher
ta
mélancolie…

Ton destin…
Ton destin
que sais-je !

Vivre toujours courbé sur la terre,
notre terre,
…..pauvre,
…..ingrate,
…..aimée !

Être emporté peut-être un jour
par la haute vague d’un temps de sécheresse !
comme un de nos bateaux
qui voyagent au milieu des Îles
et qu’un jour l’Océan finit aussi par emporter !

Ou bien quelque autre fin
humble
anonyme…

…..Ô Capverdien humble
…..anonyme
…..– mon frère !

1 La Morna : La morna est un genre musical du Cap-Vert.

*

Poème de la Mer (Poema do Mar) par Jorge Barbosa (1941)

Le drame de la Mer,
l’inquiétude de la Mer,
…toujours
…toujours
…en nous !

La Mer !
encerclant
emprisonnant nos Îles,
rongeant les rochers de nos Îles !
laissant l’émail de son salpêtre sur le visage des pêcheurs,
résonnant sur le sable de nos plages,
frappant de sa voix les montagnes,
bringuebalant les bateaux de bois qui visitent ces côtes…

La Mer !
mettant des prières aux lèvres,
laissant dans les yeux de ceux qui sont restés
une nostalgie résignée de pays lointains
qui viennent jusqu’à nous dans les images des illustrés
les films de cinéma
et dans cet air d’autres climats qu’apportent avec eux les passagers
quand ils débarquent pour voir la pauvreté de la terre !

La Mer !
l’attente de la lettre lointaine
qui n’arrivera peut-être jamais !…

La Mer !
Saudades des vieux marins racontant des histoires du temps passé,
histoires de la baleine qui un jour renversa le canot,
de beuveries, de rixes, de femmes,
dans des ports étrangers…

La Mer !
en chacun de nous,
dans la chanson de la Morna,
dans le corps des filles brunes,
dans les jambes agiles des femmes noires,
dans la faim de voyages qui hante les rêves de tant d’entre nous !

…Cette invitation de chaque heure
…que la Mer nous adresse, à l’évasion !
…Ce désespoir de vouloir partir
……….et devoir rester !

*

Un moment (Momento) par Jorge Barbosa (1956)

Qui d’entre nous n’a pas senti
notre
presque imperceptible mélancolie ?

Non celle de l’ennui
désespérant et maladif,
ni nostalgie
ni rumination.

Notre
si légère mélancolie
qui vient je ne sais d’où.
Peut-être un peu
des heures solitaires
passant sur l’île
ou de la musique
de la mer en face de nous
chantant
une chanson sonore
rythmée par les échos du monde.

Qui d’entre nous n’a pas senti
notre
si légère mélancolie ?
celle qui suspend de manière inattendue
un sourire esquissé
et soudain laisse une amertume
dans le cœur,
au milieu de notre joie,
celle qui fait venir dans notre conversation
une parole triste, sans raison ?

Mélancolie qui n’existe presque pas
car elle ne dure qu’un instant
un moment à peine.

*

La bouteille (A garrafa) par Manuel Lopes (1964)

Qu’importe le trajet
de la bouteille que j’ai lancée à la mer ?
Qu’importe le geste qui l’a trouvée ?
Qu’importe la main qui l’a touchée
…– si c’est un enfant
…un voleur
…ou un philosophe
…qui a libéré son message
…et l’a lu pour soi ou pour les autres ?

Si elle se brise contre les récifs
ou roule dans les sables infinis
ou revient dans mes mains
sur la même plage déserte d’où je l’ai lancée
ou si l’œil d’aucun homme ne la voit jamais
qu’importe ?

……dès lors que la lancer aux ondes vagabondes
…a libéré mon destin
…prisonnier ?

*

Créole (Crioulo) par Manuel Lopes (1964)

Il y a en toi la flamme inquiète
et la lumière intime, cachée du chaume
– qui est la chaleur qui dure le plus.
La terre où tu es né t’a donné courage et résignation.
Elle t’a donné la faim lors des sécheresses douloureuses.
Elle t’a donné la douleur pour qu’en elle
souffrant tu fusses plus humain.
Elle t’a fait boire à sa coupe l’aigre-doux de la compréhension
et l’humilité qui naît de la désillusion…
Et elle t’a donné cette attente désabusée
des jours à venir
et cette joie qui se garde
pour les lendemains attendus
en vain…

*

Ruine (Ruína) par Manuel Lopes (1964)

Mer arrêtée dans le soir incertain.
À l’horizon, une voile qui se perd
au-delà des rochers au visage humain.
Une voix sans bouche
chante une morna monocorde
quand le Soleil dit au revoir dans le rayon vert.

Le soir est mort
sur la plage déserte.
La voix, rauque.
Le ciel est sang ou braise.

Une main coupée adresse au soleil absent
un inutile adieu par la porte
ouverte
d’un mur qui fut autrefois une maison…

*

Libération (Libertação) par Manuel Lopes (1964)

Et parce que ton cœur contient
la saudade de la mer et la saudade de la terre
– ton île est grande.

Et parce que tes sens tracent nord et sud
et tracent est et ouest nord et sud
– ton île est grande.

Et parce que tes yeux sont tournés vers le bleu
vers l’au-delà du bleu et vers l’en-deçà du bleu
– ton île est grande.

et parce que ton sang vit le destin de tant de races
dans le même battement d’inquiétudes et de résignations douleurs joies et malheurs
– ton île est grande.

*

Éblouissement (Deslumbramento) par Osvaldo Alcântara (1947)

Tout est étoile en ma prison.
Ce que je donnerais pour savoir
qui a semé tant de phosphorescences
sur cette terre aride !
Puissé-je être stéréoscope
pour discipliner mes sensations
et choisir mon offrande
à ce dieu inconnu !
Miracle qui descend je ne sais d’où…
Je contemple avec des yeux atones ce paysage,
et tout me hérisse et me stimule et me tempère.

Himalaya, cratères de bombes,
rictus d’hommes crispés de peur,
je me libérerai avec vous, j’agoniserai avec vous, je tendrai les mains anxieusement avec vous !
Et, enfin, je cueillerai le fruit de cette lente victoire
qui à pas silencieux vient à moi depuis des siècles
comme prix de mes yeux bien ouverts
sur cet aride paysage qui m’éblouit…

*

Terre (Terra) par António Nunes (1945)

Nha Chica, raconte-moi
l’histoire
de mes frères
aujourd’hui perdus
de par le vaste monde…

Nha Chica, je sais :
les années sèches,
les gens à l’agonie,
les maisons sans tuiles,
de porte en porte
les yeux grandissant
le ventre gonflant
un jour ils tombent
avec les yeux vitreux
dans un coin…

Lisbonne, Amérique,
Dakar ou Rio :
– en nous
revient cette idée
partir ! partir !

Résignés,
ceux qui sont restés
continuent d’espérer
que les nuages s’amoncelleront
que tombera la pluie
qui féconde la terre
couvrant les montagnes
couvrant les campagnes…

Ah ! les années d’abondance !
maïs, haricots,
le pilon travaillant,
la fumée dans l’air,
le rire aux lèvres,
grogs, cigares,
percussions, bals
et mariages…

Je regarde ces champs,
je regarde ces mers,
et je sens la Vie
attachée à la terre,
faite de rêves
qui un jour se dissipent
– mais renaissent toujours…

*

Poème d’amour (Poema de amor) par Arnaldo França (1947)

Tes mains pourraient me caresser
et je me croirais alors le seul héros au monde.
Ce qui dans mon corps est flamme ardente
pourrait se convertir en hymne
et la poésie se montrerait
dans toute la force de sa nudité.

Mais alors…
M’emprisonnant ton innocent sourire
le sanglot de ta voix pleurant en moi
le souffle de ta présence m’éloignant
et la peur de me trahir
et la peur de briser cet enchantement
faisant de la fuite le seul chemin…

Et c’est pourquoi je t’aime comme un amour lointain.

*

Poème pour te parer (À Hortense) (Poema para tu decorares. Para Hortênsia) par Tomaz Martins (1947)

La vie n’est pas ta blonde chevelure
ni tes yeux verts
ni tes lèvres rouges.

La vie est en toi
dans tes luttes, tes aspirations,
dans tes angoisses et tes désespoirs.

Je veux te voir
comprendre le feu du camarade
dans cette lutte incertaine qui est sa certitude ;

Quand tu auras les mêmes luttes
et que tu comprendras que la vie est plus grande que tes rêves,
quand tu auras la même énorme volonté de vivre,
en longues journées interminables,
la rude vie de ceux qui luttent
dans un glorieux effort
pour que le soleil sourie à tous,
quand tu apprendras à exiger de la vie
ce que la vie ne peut encore te donner…

Alors, oui,
j’irai te chercher
pleine de désirs
débordante de vie,
pour que tu cries avec moi,
pour que tu chantes avec moi,
tes cheveux blonds dans le vent,
ta bouche vermeille ouverte en un grand sourire…

*

Héritage (Herança) par Aguinaldo Fonseca (1958)

Mon ancêtre esclave
m’a légué ces îles incomplètes
cette mer et ce ciel.

Les îles
voulant être navires
ont naufragé
entre mer et ciel.

À présent
c’est ici que je vis
et que je dois mourir.

Mes rêves
aux ailes brisées par le soleil de la vie
rampent comme des reptiles sur le sable chaud
et s’enroulent furibonds
autour du gréement pétrifié de la frégate
aux mille départs frustrés.

Ah mon ancêtre esclave
comme toi
je suis enfermé
dans ce vaisseau fantôme
échoué pour l’éternité
entre la mer et le ciel.

Comme toi
j’ai l’aumône du clair de lune
et pour amante
cette femme de brume, universelle, fugace,
qui va et vient
au bord de la mer
ou bien galope sur le dos des bourrasques
appelant, appelant toujours
dans la voix du vent et des vagues.

*

Maman noire (Mãe negra) par Aguinaldo Fonseca (1951)

La maman noire berce son enfant.

Elle chante l’ancienne chanson
que ses ancêtres chantaient déjà
dans les nuits sans aube.

Elle chante, elle chante pour le ciel
tellement étoilé, joyeux.

C’est pour le ciel qu’elle chante,
car le ciel
lui aussi, parfois, est noir.

Dans le ciel
tellement étoilé, joyeux
il n’y a pas de blanc, il n’y a pas de noir,
il n’y a ni rouge ni jaune.
– Tous sont des anges et des saints
à la garde des mains divines.

La maman noire n’a pas de maison
ni l’affection de personne…

La maman noire est triste, triste,
et elle a un enfant dans les bras…

Mais elle regarde le ciel étoilé
et tout à coup sourit.
Il lui semble que chaque étoile
est une main qui lui fait signe
avec bienveillance et mélancolie…

*

Ton drame (Teu drama) par Aguinaldo Fonseca (1951)

Le drame qui t’a pris l’éclat de ton regard,
…qui a creusé des rides profondes sur ton visage
…et peint de blanc tes cheveux,
…personne ne l’a vu ni entendu.

Ce fut un drame distant,
– un drame loin du monde.
Au fond, bien au fond de toi –
fait de haines, de vengeances,
de trahisons et d’injustices,
d’incertitudes, d’illusions et d’espérances perdues.

Tout se passa très loin, mais à la lumière du jour,
tandis que résonnaient les cris turbulents des enfants,
au milieu des magasins et des places pleins d’acheteurs pressés…
Quand un frisson de vie
Entraînait le monde.

Ce fut un drame à la lumière du jour,
sans cris, sans alarmes,
sans colonnes dans les journaux.

Ah ! ton drame fut un drame distant
que tu traînas de longues années
dans les rues, dans les magasins,
aux tables des cafés.

En toi des centaines de bateaux ont coulé
avec leur cargaison entière
de tous les ports d’escale
de ta précieuse vie.
Des morceaux d’heures et de jours,
des haillons d’espoirs
ont flotté, inutiles,
à la surface des eaux salées de ton existence.

Sans cris de terreur,
ni appels au secours…
Sans planche de salut
ni l’espoir d’une côte.

Ce fut un drame distant et brutal,
énorme et incompréhensible
comme les choses inconnues.

Sans cris de terreur…
Sans planche de salut…
Sans une main compatissante
pour allumer une chandelle
dans la nuit obscure de ton agonie.

*

Poésie nouvelle (Nova poesia) par Aguinaldo Fonseca (1951)

Pour Amilcar Cabral

Un jour, mystérieusement,
…la Poésie disparut.
…Et beaucoup alors
…coururent de-ci de-là
…dans une quête fiévreuse.

Des versants inaccessibles
furent gravis en vain.
Cris et mains au ciel,
larmes, sang et sueur…
Et l’on sacrifiait même
sa propre vie…
Mais la Poésie était
irrémédiablement perdue.

Les hommes criaient de rage
– ils ne savaient que faire…

Mais, de chaque poitrine contrite,
de chaque larme ou cri,
de chaque geste de douleur,
de tout le sang ou la sueur
en secret naissait
une Poésie nouvelle.

*

Sécheresse (Estiagem) par Aguinaldo Fonseca (1951)

Cette dessication silencieuse dans la gorge
je ne sais si elle est venue du vent
ou des entrailles de l’enfer.

Cet horizon étroit
qui strangule les distances et les espérances
je ne sais s’il est fait de sang
ou de poussière rouge.

(Oh ! ce désir d’une caresse
d’ombre fraîche
de branches vertes
et de rochers humides !)

Faudra-t-il que je perde la voix
dans cette mer de soleil
où le paysage est une silhouette floue ?

Si je crie
le cri continue de remuer en moi
car il ne peut sortir
du puits de cette angoisse bâillonnée.

*

Sur la longue route de mon espérance… (Pela estrada longa da minha esperança…) par Aguinaldo Fonseca (1951)

Les cheveux au vent,
sur la longue route de mon espérance,
je marche je marche
au rythme chaud de mon cœur.

Je vais les mains vides, je vais la bouche sèche.
Sur la longue route de mon espérance
je vais, cueillant tout et laissant tout.

Jours, mois, années, je vais, les enterrant
sous la longue route de mon espérance.

Les gens me regardent
et me crient, sarcastiques :
– Pourquoi marches-tu, pourquoi souris-tu ?
Quel mystère te fait signe au loin ?

…Les feuilles tombent…
…Le vent glacé hurle
…sur les terrains vagues.

*

Les flagellés du Vent d’est (Flagelados do Vento Leste) par Ovídio Martins (1962)

Nous sommes les flagellés du Vent d’est !

En notre faveur
il n’y eut aucune campagne de solidarité
les maisons ne se sont pas ouvertes pour nous donner refuge
et les bras ne se sont pas tendus fraternellement
……………pour nous.

Nous sommes les flagellés du Vent d’est !

La mer nous a transmis sa persévérance
Nous apprîmes du vent à danser dans le malheur
Les chèvres nous ont appris à manger des pierres
……….pour ne pas mourir.

Nous mourons et ressuscitons chaque année
…..au désespoir de ceux qui nous barrent
……….le chemin
Obstinément nous continuons de marcher
…..défiant les dieux et les hommes
Et les temps de sécheresse ne nous font plus peur
…..car nous avons découvert l’origine des choses
……….(quand c’était possible !…)

Nous sommes les flagellés du Vent d’est !

Les hommes ont oublié de nous appeler frères

Et les voix solidaires que nous avons toujours
…………….entendues
ce sont seulement
………………..les voix de la mer
qui nous a salé le sang
……………les voix du vent
qui a ancré en nous le rythme de l’équilibre
…et les voix de nos montagnes
étrangement et silencieusement musicales

Nous sommes les flagellés du Vent d’est !

*

Le seul impossible (O único impossível) par Ovídio Martins (1962)

Le bâillon
…..Pour un Poète ?

Folie !

Et pourquoi pas
enfermer dans la main une étoile
l’Univers dans un labyrinthe ?
Il serait plus facile
d’engloutir la mer
d’éteindre l’éclat des astres

Le bâillon
…..Pour un Poète ?

Absurde !

Et pourquoi pas
arrêter le vent
empêcher tout mouvement ?
Il serait plus facile de pousser des montagnes
…………………………avec une fleur
de dévier le cours des eaux
…………………………avec un sourire.

Le bâillon
…..Pour un Poète ?

Ne me faites pas rire !

Essayez d’abord
de cesser de respirer
ou de faire rimer bâillon
avec Liberté.

*

Unis, nous vaincrons (Unidos venceremos) par Ovídio Martins

Nous tendons les mains
désespérément nous tendons les mains
…..par-dessus la mer
Les vagues ne sont pas des murs
ce sont des liens
d’algues
qui serviront de lit
à la grande aurore
Notre amour de liberté
……………et de justice
sera regardé avec admiration
et notre peuple aura droit au pain
Peuple qui travaille
……………mais ne mange pas
Peuple qui rêve
……………et obtiendra
Nous avons la douceur de nos îles
nous avons la certitude de nos rochers
Nous tendons les mains
désespérément nous tendons les mains
capverdiennement nous tendons les mains
…..par-dessus la mer.

*

Comme quand j’étais enfant (Como quando eu era menino) par Mário Fonseca (1962)

Je TE rencontrai
par hasard dans un jardin occasionnel
à la fin d’un jour
presque mort et abandonné
en tout pareil aux autres
déjà morts et perdus.

Je TE rencontrai
par hasard dans un jardin conventionnel
– tellement belle –
et je TE donnai un nom : Yeux Noirs.

Je Te rencontrai
et me trouvai quasi réalisé
dans ce fait de TE rencontrer
par hasard dans un jardin au crépuscule.

Je restai à TE regarder
de loin
longtemps…

Mais ce n’était pas suffisant
de seulement TE regarder
étant si grand
mon désir de TE voir MIENNE.

Je restai à TE regarder
de loin
longtemps…

En TE regardant
je désirais TE parler
En TE parlant
je rêvais de TE toucher
– si douce –
avec de longs doigts

De pureté et d’adoration
libérés
sur le mystère virginal
de TON corps élancé.

Mais ce n’était presque rien
mon rêve de TE toucher
tellement immense
mon tant d’amour pour TOI

Et TE recevoir TOUTE
fut un instant seulement
sans un baiser seulement

Parce que TU étais fleur
j’eus peur
de TE faner
TE donnant un baiser.

Je TE rencontrai
par hasard dans un jardin occasionnel
un jour presque mort et abandonné
en tout pareil aux autres
déjà morts et perdus.

Ensuite…
Je ne sais ce que TU as fait
ou non.
Je ne sais que ce l’on TE fit
ou non.

Je sais seulement que
mon moi le plus profond
a pleuré…
COMME QUAND J’ÉTAIS ENFANT

*

Certitude (Certeza) par Dante Mariano

Un jour j’atteindrai le ciel
et j’embrasserai la lune…

Un jour fleuriront
des tulipes noires et des roses d’or
dans les marécages de mon corps
dans les ulcères de mon âme…

Un jour à mon ombre
les outragés les affamés les vagabonds
respireront le souffle impossible
apercevront l’horizon recherché

Les coquillages et l’eau des sources – ensemble
entonneront des balades d’amour
Palmiers et cocotiers
en symphonies syncopées
en tendresses triomphales
deviendront fous de joie

Et les morts se réveilleront !
……….Car les morts se réveillent !
……………Car les morts sont vivants !

Qu’importent à présent
mes bras mutilés
le ciel que je n’ai pas atteint
la lune que je n’ai pas embrassée ?

… Un jour le ciel tremblera
et la lune se multipliera
en déluges d’argent…