Tagged: Cabo Verde
Poésie du Cap-Vert (traductions)
Les présentes traductions de poèmes n’ont pas, contrairement aux précédentes de ce blog, le mot « révolutionnaire » dans leur titre. Le Cap-Vert et la Guinée-Bissau, qui étaient une même entité administrative dans l’empire colonial portugais, ont certes une histoire révolutionnaire, notamment marquée par la figure d’Amilcar Cabral, héros de la lutte pour l’indépendance et fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (Partido Africano da Independência da Guiné e Cabo Verde, PAIGC, renommé, quand un coup d’État militaire renversa le gouvernement en Guinée-Bissau en 1980, Partido Africano da Independência de Cabo Verde, PAICV), parti communiste qui fut le parti unique au Cap-Vert de 1975 à 1990. Cependant, l’anthologie de poésie capverdienne dans laquelle j’ai choisi des poèmes écarte par principe les poèmes trop liés selon le compilateur à la guerre d’indépendance et à la guérilla révolutionnaire. Comme, par ailleurs, j’ai trouvé très belle, en général, la poésie que j’ai lue dans ces pages, j’ai tenu à en traduire quelques poèmes sans considération du fil rouge qui a été le mien jusqu’à présent. Le thème révolutionnaire n’en est pas moins présent dans certains poèmes qu’on peut lire ici.
L’anthologie en question s’intitule No reino de Caliban: Antologia panorâmica de poesia africana de expressão portuguesa (1975) (Au royaume de Caliban : Anthologie de poésie africaine d’expression portugaise), par Manuel Ferreira. Les trois volumes qui composent cette anthologie de poésie lusophone d’Afrique, publiée au lendemain de la chute de la dictature au Portugal et dédiée aux mouvements de libération nationale des peuples d’Afrique lusophone, restent une référence majeure sur le sujet. Le volume I est consacré au Cap-Vert et à la Guinée-Bissau.
Manuel Ferreira explique que le Cap-Vert présente des caractéristiques tout à fait particulières en Afrique lusophone. C’est le seul pays qui présente selon lui une véritable culture créole, qu’il appelle cabo-verdianidade, issue d’un haut degré de métissage racial et culturel. La population du Cap-Vert, d’après un recensement de 1950, était composée de 69,6 % de métis (de Blancs et Noirs), contre 7 % à Sao Tomé-et-Principe, 0,8 % en Guinée-Bissau, 0,7 % en Angola et 0,4 % au Mozambique (p. 53). Cette créolisation se traduit notamment par l’existence d’une langue créole à part entière, qui est la langue maternelle des Capverdiens, le portugais en tant que tel étant une langue qu’ils apprennent à l’école. (Les échantillons de poésie en langue créole capverdienne contenus dans l’anthologie, dont certains traduits en portugais par Ferreira, n’entrent pas dans notre champ.) Cette population descend des premiers colons portugais et de leurs esclaves noirs, qui s’établirent à partir du quinzième siècle dans cet archipel jusqu’alors entièrement inhabité.
Les poètes ici retenus sont : Jorge Barbosa (4 poèmes), Manuel Lopes (4 poèmes), Osvaldo Alcântara (1 poème), António Nunes (1 poème), Arnaldo França (1 poème), Tomaz Martins (1 poème), Aguinaldo Fonseca (6 poèmes), Ovídio Martins (3 poèmes), Mário Fonseca (1 poème), et Dante Mariano (1 poème).
Pour autant que j’en puisse juger, Jorge Barbosa, Manuel Lopes, Osvaldo Alcântara (pseudonyme de Baltasar Lopes da Silva), António Nunes, Arnaldo França, Tomaz Martins et Ovídio Martins ne sont ni Noirs ni métis. Cela correspond à la sélection de Ferreira, les poètes inclus dans son anthologie du Cap-Vert étant, selon ses propres statistiques, pour 30 % d’entre eux métis et pour 6 % Noirs (p. 39), c’est-à-dire que 64 % sont Blancs. Sur les 23 poèmes que j’ai traduits, 15 étant écrits par des Blancs, cela fait 65 % : sans l’avoir fait exprès, ma propre sélection reflète fidèlement la sociologie de la poésie capverdienne de l’époque.
Mais trêve de chiffres, il est temps que le lecteur se penche sur cette poésie singulière et attachante, marquée par la mer, l’insularité, une forme si l’on veut créolisée du spleen lusophone, la saudade, l’humanité profondément touchante des « flagellés du Vent d’est » dans leur désir de fraternité : « Les vagues ne sont pas des murs / ce sont des liens / d’algues / qui serviront de lit / à la grande aurore » (Ovídio Martins).

41 ans d’indépendance du Cap-Vert, avec le drapeau du PAIGC et une belle représentation stylisée des dix îles de l’archipel
*
Prélude (Prelúdio) par Jorge Barbosa (1956)
Lorsque le découvreur posa le pied sur la première île
il n’y avait pas d’hommes nus
ni de femmes nues
épiant
innocents et craintifs
depuis les fourrés.
Il n’y eut pas de flèches empoisonnées sifflant dans l’air
pas de cris d’alarme et de guerre
dont l’écho résonne par les montagnes.
Il y avait seulement
les oiseaux de proie
…..aux serres effilées
les oiseaux de mer
…..à l’ample vol
les oiseaux échassiers
…..chantant des mélodies inédites.
Et la végétation
dont les graines étaient venues
collées aux ailes des oiseaux
entraînées jusque-là
par la furie des éléments.
Quand le découvreur arriva
et sauta du canot sur la plage
enfonçant le pied dans le sable humide
il se signa
inquiet encore et surpris
pensant au Roi
à cette heure alors
à cette heure initiale
commença pour nous de s’accomplir
notre destin à tous.
*
Frère (Irmão) par Jorge Barbosa (1941)
Tu as traversé les Mers
dans l’aventure de la pêche à la baleine,
dans ces voyages pour l’Amérique
d’où les bateaux parfois ne reviennent jamais.
Tu as les mains calleuses à force de tirer
sur le gréement des bateaux en haute mer ;
tu as vécu des heures d’attente cruelles
dans la lutte contre les tempêtes ;
et souvent t’a accablé la langueur marine
des calmes plats interminables.
Dans la chaleur infernale des fournaises
tu as alimenté de charbon les chaudières des bateaux-vapeur,
…..en temps de paix
…..en temps de guerre.
Et tu as aimé avec l’impétuosité sensuelle de notre peuple
les femmes des pays étrangers !
À terre
sur nos pauvres Îles
tu es l’homme à la pioche
ouvrant des canaux aux eaux des berges fertiles,
creusant la terre sèche
des régions ingrates
…..où parfois la pluie tombe à peine
…..où parfois la sécheresse est un fléau
…..et un tragique paysage de famine !
Tu apportes à tes bals
la
mélancolie
au fond de ta joie,
…..quand tu accompagnes les Mornas avec les attitudes graves du violon
…..ou serres au son de la musique créole
…..des femmes adorables contre ta poitrine…
La Morna1…
on dirait l’écho dans ton âme
de la voix de la Mer
et de la nostalgie des terres lointaines
où la Mer te convie,
l’écho
…..de la voix de la pluie tant attendue,
l’écho
….de la voix intérieure en chacun de nous,
….de la voix de notre tragédie sans écho !
La Morna…
elle a reçu de toi et des choses qui nous entourent
l’expression de notre humilité,
l’expression passive de notre drame,
de notre révolte,
…..de notre silencieuse révolte mélancolique !
L’Amérique…
l’Amérique c’est terminé pour toi…
Elle a fermé ses portes à ton expansion !
Ces Aventures sur les Océans
n’existent plus…
Elles existent seulement
dans les histoires du passé que tu racontes,
la pipe aux lèvres
et avec des rires joyeux
qui ne parviennent pas à cacher
ta
mélancolie…
Ton destin…
Ton destin
que sais-je !
Vivre toujours courbé sur la terre,
notre terre,
…..pauvre,
…..ingrate,
…..aimée !
Être emporté peut-être un jour
par la haute vague d’un temps de sécheresse !
comme un de nos bateaux
qui voyagent au milieu des Îles
et que l’Océan finit aussi par emporter un jour !
Ou bien quelque autre fin
humble
anonyme…
…..Ô Capverdien humble
…..anonyme
…..– mon frère !
1 La Morna : La morna est un genre musical du Cap-Vert.
*
Poème de la Mer (Poema do Mar) par Jorge Barbosa (1941)
Le drame de la Mer,
l’inquiétude de la Mer,
…toujours
…toujours
…en nous !
La Mer !
encerclant
emprisonnant nos Îles,
rongeant les rochers de nos Îles !
laissant l’émail de son salpêtre sur le visage des pêcheurs,
résonnant sur le sable de nos plages,
frappant de sa voix les montagnes,
bringuebalant les bateaux de bois qui visitent ces côtes…
La Mer !
mettant des prières aux lèvres,
laissant dans les yeux de ceux qui sont restés
une nostalgie résignée de pays lointains
qui viennent jusqu’à nous dans les images des illustrés
les films de cinéma
et dans cet air d’autres climats qu’apportent avec eux les passagers
quand ils débarquent pour voir la pauvreté de la terre !
La Mer !
l’attente de la lettre lointaine
qui n’arrivera peut-être jamais !…
La Mer !
Saudades des vieux marins racontant des histoires du temps passé,
histoires de la baleine qui un jour renversa le canot,
de beuveries, de rixes, de femmes,
dans des ports étrangers…
La Mer !
en chacun de nous,
dans la chanson de la Morna,
dans le corps des filles brunes,
dans les jambes agiles des femmes noires,
dans la faim de voyages qui hante les rêves de tant d’entre nous !
…Cette invitation de chaque heure
…que la Mer nous adresse, à l’évasion !
…Ce désespoir de vouloir partir
……….et devoir rester !
*
Un moment (Momento) par Jorge Barbosa (1956)
Qui d’entre nous n’a pas senti
notre
presque imperceptible mélancolie ?
Non celle de l’ennui
désespérant et maladif,
Ni nostalgie
ni rumination.
Notre
si légère mélancolie
qui vient je ne sais d’où.
Peut-être un peu
des heures solitaires
passant sur l’île
ou de la musique
de la mer en face de nous
chantant
une chanson sonore
rythmée par les échos du monde.
Qui d’entre nous n’a pas senti
notre
si légère mélancolie ?
celle qui suspend de manière inattendue
un sourire esquissé
et laisse soudain une amertume
dans le cœur,
au milieu de notre joie,
celle qui fait venir dans notre conversation
une parole triste, sans raison ?
Mélancolie qui n’existe presque pas
car elle ne dure qu’un instant
un moment à peine.
*
La Bouteille (A garrafa) par Manuel Lopes (1964)
Qu’importe le parcours
de la bouteille que j’ai lancée à la mer ?
Qu’importe le geste qui l’a trouvée ?
Qu’importe la main qui l’a touchée
…– si c’est un enfant
…un voleur
…ou un philosophe
…qui a libéré son message
…et l’a lu pour soi ou pour les autres ?
Si elle se brise contre les récifs
ou roule dans les sables infinis
ou revient dans mes mains
sur la même plage déserte d’où je l’ai lancée
ou si l’œil d’aucun homme ne la voit jamais
qu’importe ?
……dès lors que la lancer aux ondes vagabondes
…a libéré mon destin
…prisonnier ?
*
Créole (Crioulo) par Manuel Lopes (1964)
Il y a en toi la flamme inquiète
et la lumière intime, cachée, du chaume
– qui est la chaleur qui dure le plus.
La terre où tu es né t’a donné courage et résignation.
Elle t’a donné la faim lors des sécheresses douloureuses.
Elle t’a donné la douleur pour qu’en elle
souffrant, tu fusses plus humain.
Elle t’a fait boire à sa coupe l’aigre-doux de la compréhension
et l’humilité qui naît de la désillusion…
Et elle t’a donné cette attente désabusée
des jours à venir
et cette joie qui se garde
pour les lendemains attendus
en vain…
*
Ruine (Ruína) par Manuel Lopes (1964)
Mer arrêtée dans le soir incertain.
À l’horizon, une voile qui se perd
au-delà des rochers au visage humain.
Voix sans bouche
chante une morna monocorde
quand le Soleil dit au revoir dans le rayon vert.
Le soir est mort
sur la plage déserte.
La voix rauque.
Le ciel est sang ou braise.
Main coupée adresse au soleil absent
un inutile adieu par la porte
ouverte
d’un mur qui fut autrefois une maison…
*
Libération (Libertação) par Manuel Lopes (1964)
Et parce que ton cœur contient
la saudade de la mer et la saudade de la terre
– ton île est grande.
Et parce que tes sens tracent nord et sud
et tracent est et ouest nord et sud
– ton île est grande.
Et parce que tes yeux sont tournés vers le bleu
vers l’au-delà du bleu et vers l’en-deçà du bleu
– ton île est grande.
et parce que ton sang vit le destin de tant de races
dans le même battement d’inquiétudes et de résignations douleurs joies et malheurs
– ton île est grande.
*
Éblouissement (Deslumbramento) par Osvaldo Alcântara (1947)
Tout est étoile dans ma prison.
Ce que je donnerais pour savoir
qui a semé tant de phosphorescences
sur cette terre aride !
Puissé-je être stéréoscope
pour discipliner mes sensations
et choisir ainsi mon offrande
à ce dieu inconnu !
Miracle qui descend je ne sais d’où…
Je contemple avec des yeux atones ce paysage,
et tout me hérisse et me stimule et me tempère.
Himalaya, cratères de bombes,
rictus d’hommes crispés de peur,
je me libérerai avec vous, j’agoniserai avec vous, je tendrai les mains anxieusement avec vous !
Et, enfin, je cueillerai le fruit de cette lente victoire
qui à pas silencieux vient à moi depuis des siècles
comme prix de mes yeux bien ouverts
sur cet aride paysage qui m’éblouit…
*
Terre (Terra) par António Nunes (1945)
Nha Chica, raconte-moi
l’histoire
de mes frères
aujourd’hui perdus
de par le vaste monde…
Nha Chica, je sais :
les années sèches,
les gens à l’agonie,
les maisons sans tuiles,
de porte en porte
les yeux grandissant
le ventre gonflant
un jour ils tombent
avec les yeux vitreux
dans un coin…
Lisbonne, Amérique,
Dakar ou Rio :
– en nous
revient cette idée
partir ! partir !
Résignés,
ceux qui sont restés
continuent d’espérer
que les nuages s’amoncelleront
que tombera la pluie
qui féconde la terre
couvrant les montagnes
couvrant les campagnes…
Ah ! les années d’abondance !
maïs, haricots,
le pilon travaillant,
la fumée dans l’air,
le rire aux lèvres,
grogs, cigares,
percussions, bals
et mariages…
Je regarde ces champs,
je regarde ces mers,
et je sens la Vie
attachée à la terre,
faite de rêves
qui un jour se dissipent
– mais renaissent toujours…
*
Poème d’amour (Poema de amor) par Arnaldo França (1947)
Tes mains pourraient me caresser
et je me croirais alors le seul héros au monde.
Ce qui dans mon corps est feu ardent
pourrait se convertir en hymne
et la poésie se montrerait
dans toute la force de sa nudité.
Mais alors…
M’emprisonnant ton innocent sourire
le sanglot de ta voix pleurant en moi
le souffle de ta présence m’éloignant
et la peur de me trahir
et la peur de briser cet enchantement
faisant de la fuite le seul chemin…
Et c’est pourquoi je t’aime comme un amour distant.
*
Poème pour te parer (À Hortense) (Poema para tu decorares. Para Hortênsia) par Tomaz Martins (1947)
La vie n’est pas ta blonde chevelure
ni tes yeux verts
ni tes lèvres rouges.
La vie est en toi
dans tes luttes, dans tes aspirations,
dans tes angoisses et tes désespoirs.
Je veux te voir
comprendre le feu du camarade
dans cette lutte incertaine qui est sa certitude ;
Quand tu auras les mêmes luttes
et que tu comprendras que la vie est plus grande que tes rêves,
quand tu auras la même énorme volonté de vivre,
en longues journées interminables,
la rude vie de ceux qui luttent
dans un glorieux effort
pour que le soleil sourie à tous,
quand tu apprendras à exiger de la vie
ce que la vie ne peut encore te donner…
Alors, oui,
j’irai te chercher
pleine de désirs
débordante de vie,
pour que tu cries avec moi,
pour que tu chantes avec moi,
tes cheveux blonds dans le vent,
ta bouche vermeille ouverte en un grand sourire…
*
Héritage (Herança) par Aguinaldo Fonseca (1958)
Mon ancêtre esclave
m’a légué ces îles incomplètes
cette mer et ce ciel.
Les îles
voulant être bateaux
naufragèrent
entre mer et ciel.
À présent
c’est ici que je vis
et que je dois mourir.
Mes rêves
aux ailes brisées par le soleil de la vie
rampent comme des reptiles sur le sable chaud
et s’enroulent furibonds
autour du gréement pétrifié de la frégate
aux mille départs frustrés.
Ah mon ancêtre esclave
comme toi
je suis enfermé
dans ce vaisseau fantôme
échoué pour l’éternité
entre la mer et le ciel.
Comme toi
j’ai l’aumône du clair de lune
et pour amante
cette femme de brume, universelle, fugace,
qui va et vient
au bord de la mer
ou bien galope sur le dos des bourrasques
appelant, appelant toujours
dans la voix du vent et des vagues.
*
Maman noire (Mãe negra) par Aguinaldo Fonseca (1951)
La maman noire berce son enfant.
Elle chante l’ancienne chanson
Que ses ancêtres chantaient déjà
Dans les nuits sans aurore.
Elle chante, elle chante pour le ciel
Tellement étoilé, joyeux.
C’est pour le ciel qu’elle chante,
Car le ciel
Lui aussi, parfois, est noir.
Dans le ciel
Tellement étoilé, joyeux
Il n’y a pas de blanc, il n’y a pas de noir,
Il n’y a ni rouge ni jaune.
– Tous sont des anges et des saints
À la garde des mains divines.
La maman noire n’a pas de maison
ni l’affection de personne…
La maman noire est triste, triste,
Et elle a un enfant dans les bras…
Mais elle regarde le ciel étoilé
Et soudain sourit.
Il lui semble que chaque étoile
Est une main qui lui fait signe
Avec bienveillance et mélancolie…
*
Ton drame (Teu drama) par Aguinaldo Fonseca (1951)
Le drame qui t’as volé l’éclat de ton regard,
…Qui as gravé des rides profondes sur ton visage,
…Et as peint de blanc tes cheveux,
…Personne ne l’a vu ni entendu.
Ce fut un drame distant,
– Un drame loin du monde.
Au fond, bien au fond de toi –
Fait de haines, de vengeances,
De trahisons et d’injustices,
D’incertitudes, d’illusions et d’espérances perdues.
Tout se passa très loin, mais à la lumière du jour,
Alors que résonnaient les cris turbulents des enfants,
Au milieu des magasins et des places pleins d’acheteurs pressés…
Quand un frisson de vie
Entraînait le monde.
Ce fut un drame à la lumière du jour,
Sans cris, sans alarmes,
Sans colonne dans les journaux.
Ah ! ton drame fut un drame distant
Que tu traînas de longues années
Par les rues, dans les magasins,
Sur les tables des cafés.
En toi des centaines de bateaux ont coulé
Avec leur cargaison entière
De tous les ports d’escale
De ta précieuse vie.
Des morceaux d’heures et de jours,
Des haillons d’espoirs
Ont flotté, inutiles,
À la surface des eaux salées de ton existence.
Sans cris de terreur,
Ni appels au secours…
Sans planche de salut
Ou l’espoir d’une côte.
Ce fut un drame distant et brutal,
Énorme et incompréhensible
Comme les choses inconnues.
Sans cris de terreur…
Sans planche de salut…
Sans une main compatissante
Pour allumer une chandelle
Dans la nuit obscure de ton agonie.
*
Poésie nouvelle (Nova poesia) par Aguinaldo Fonseca (1951)
Pour Amilcar Cabral
Un jour, mystérieusement,
…La Poésie disparut.
…Et beaucoup alors
…Coururent par monts et par vaux
…La recherchant fiévreusement.
Des versants inaccessibles
Furent parcourus en vain.
Cris et mains au ciel,
Larmes, sang et sueur…
Et l’on sacrifiait même
Sa propre vie…
Mais la Poésie était
Irrémédiablement perdue.
Les hommes criaient de rage :
– Ils ne savaient que faire…
Mais, de chaque poitrine contrite,
De chaque larme ou cri,
De chaque geste de douleur,
De tout le sang ou la sueur
En secret naissait
Une Poésie nouvelle.
*
Sécheresse (Estiagem) par Aguinaldo Fonseca (1951)
Cette dessication silencieuse dans la gorge
je ne sais si elle est venue du vent
ou des entrailles de l’enfer.
Cet horizon étroit
qui strangule les distances et les espérances
je ne sais s’il est fait de sang
ou de poussière rouge.
(Oh ! quel désir d’une caresse
d’ombre fraîche
de branches vertes
et de rochers humides !)
Faudra-t-il que je perde la voix
dans cette mer de soleil
où le paysage est une silhouette floue ?
Si je crie
le cri continue de remuer en moi
car il ne peut sortir
du puits de cette angoisse bâillonnée.
*
Sur la longue route de mon espérance… (Pela estrada longa da minha esperança…) par Aguinaldo Fonseca (1951)
Les cheveux au vent,
Sur la longue route de mon espérance,
Je marche je marche
Au rythme chaud de mon cœur.
Je vais les mains vides, je vais la bouche sèche.
Sur la longue route de mon espérance
Je vais, cueillant tout et abandonnant tout.
Jours, mois, années, je vais, les enterrant
Sous la longue route de mon espérance.
Les gens me regardent
Et me crient, sarcastiques :
– Pourquoi marches-tu, pourquoi souris-tu ?
Quel mystère te fait signe au loin ?
…Les feuilles tombent…
…Le vent glacé hurle
…Sur les terrains vagues.
*
Les Flagellés du Vent d’est (Flagelados do Vento Leste) par Ovídio Martins (1962)
Nous sommes les flagellés du Vent d’est !
En notre faveur
il n’y eut aucune campagne de solidarité
les maisons ne se sont pas ouvertes pour nous donner refuge
et les bras ne se sont pas tendus fraternellement
……………pour nous.
Nous sommes les flagellés du Vent d’est !
La mer nous a transmis sa persévérance
Nous apprîmes du vent à danser dans le malheur
Les chèvres nous ont appris à manger des pierres
……….pour ne pas mourir.
Nous mourons et ressuscitons chaque année
…..au désespoir de ceux qui nous barrent
……….le chemin
Obstinément nous continuons de marcher
…..défiant les dieux et les hommes
Et les temps de sécheresse ne nous font plus peur
…..car nous avons découvert l’origine des choses
……….(quand c’était possible !…)
Nous sommes les flagellés du Vent d’est !
Les hommes ont oublié de nous appeler frères
Et les voix solidaires que nous avons toujours
…………….entendues
Ce sont seulement
………………..les voix de la mer
qui nous a salé le sang
……………les voix du vent
qui a ancré en nous le rythme de l’équilibre
…et les voix de nos montagnes
étrangement et silencieusement musicales
Nous sommes les flagellés du Vent d’est !
*
Le Seul Impossible (O único impossível) par Ovídio Martins (1962)
Le bâillon
…..Pour un Poète ?
Folie !
Et pourquoi pas
Enfermer dans la main une étoile
L’Univers dans un labyrinthe ?
Il serait plus facile
D’engloutir la mer
D’éteindre l’éclat des astres
Le bâillon
…..Pour un Poète ?
Absurde !
Et pourquoi pas
Arrêter le vent
Empêcher tout mouvement ?
Il serait plus facile de pousser des montagnes
…………………………avec une fleur
De dévier le cours des eaux
…………………………avec un sourire.
Le bâillon
…..Pour un Poète ?
Ne me faites pas rire !
Essayez d’abord
de cesser de respirer
ou de faire rimer bâillon
avec Liberté.
*
Unis, nous vaincrons (Unidos venceremos) par Ovídio Martins
Nous tendons les mains
désespérément nous tendons les mains
…..par-dessus la mer
Les vagues ne sont pas des murs
ce sont des liens
d’algues
qui serviront de lit
à la grande aurore
Notre amour de liberté
……………et de justice
sera regardé avec admiration
et notre peuple aura droit au pain
Peuple qui travaille
……………mais ne mange pas
Peuple qui rêve
……………et obtiendra
Nous avons la douceur de nos îles
nous avons la certitude de nos rochers
Nous tendons les mains
désespérément nous tendons les mains
capverdiennement nous tendons les mains
…..par-dessus la mer.
*
Comme quand j’étais enfant (Como quando eu era menino) par Mário Fonseca (1962)
Je TE rencontrai
Par hasard dans un jardin occasionnel
À la fin d’un jour
Presque mort et abandonné
En tout pareil aux autres
Déjà morts et perdus.
Je TE rencontrai
Par hasard dans un jardin conventionnel
– Tellement belle –
Et je TE donnai un nom : Yeux Noirs.
Je Te rencontrai
Et me trouvai quasi réalisé
Dans ce fait de TE rencontrer
Par hasard dans un jardin au crépuscule.
Je restai à TE regarder
De loin
Longtemps…
Mais ce n’était pas suffisant
De seulement TE regarder
Si grand
Mon désir de TE voir MIENNE.
Je restai à TE regarder
De loin
Longtemps…
En TE regardant
Je désirais TE parler
En TE parlant
Je rêvais de TE toucher
– Si douce –
Avec de longs doigts
De pureté et d’adoration
Libérés
Sur le mystère virginal
De TON corps élancé.
Mais ce n’était presque rien
Mon rêve de TE toucher
Tellement immense
Mon tant d’amour pour TOI
Et TE recevoir TOUTE
fut un instant seulement
sans un baiser seulement
Parce que TU étais fleur
J’eus peur
De TE faner
En TE donnant un baiser.
Je TE rencontrai
Par hasard dans un jardin occasionnel
Un jour presque mort et abandonné
En tout pareil aux autres
Déjà morts et perdus.
Ensuite…
Je ne sais ce que TU as fait
Ou non.
Je ne sais que ce l’on TE fit
Ou non.
Je sais seulement que
Mon moi le plus profond
A pleuré…
COMME QUAND J’ÉTAIS ENFANT
*
Certitude (Certeza) par Dante Mariano
Un jour j’atteindrai le ciel
et j’embrasserai la lune…
Un jour fleuriront
des tulipes noires et des roses d’or
dans les marécages de mon corps
dans les ulcères de mon âme…
Un jour à mon ombre
outragés affamés vagabonds
respireront le souffle impossible
apercevront l’horizon cherché
Les coquillages et l’eau des sources – ensemble
entonneront des balades d’amour
Palmiers et cocotiers
en symphonies syncopées
en délicatesses triomphales
deviendront fous de joie
Et les morts se réveilleront !
……….Car les morts se réveillent !
……………Car les morts sont vivants !
Qu’importe à présent
mes bras mutilés
le ciel que je n’ai pas atteint
la lune que je n’ai pas embrassée ?
… Un jour le ciel tremblera
et la lune se multipliera
en déluges d’argent…