Figures du Grand Siècle: Sonnets
Ces sept sonnets sont tirés de mon recueil Le Bougainvillier (EdBA, 2011) (x). Je les publie ici sous une forme remaniée, la seule que je souhaite donner à connaître.
Ce qui m’intéressait, dans ces sujets, c’est le contraste : le contraste avec notre propre époque, bien sûr, mais aussi et surtout le contraste à l’intérieur même du Grand Siècle et spécifiquement de l’histoire de France, avec des faits peu connus touchant à la présence et donc à l’esprit scandinaves parmi nous. J’ai voulu peindre un Versailles cosmopolite – oui, une Cosmopolis européenne dont une historiographie sommaire ne dit quasiment rien alors que ces éléments sont peut-être plus saillants et marquants qu’on ne le pense, plus déterminants du Grand Siècle que ne peut le laisser paraître une histoire à vues étroites, qui, par défaut d’esprit européen, ne verrait pas ces choses comme je les voyais et dont j’étais enthousiaste. J’ai voulu ni plus ni moins enrichir notre vue historique. Si bien que l’enthousiasme dont je fais preuve à l’endroit des personnages eux-mêmes, dont les gloires lointaines, en particulier militaires, ne sont à vrai dire en soi plus guère propres à nous transporter, est à peine forcé car il s’agissait de l’enthousiasme inspiré d’une découverte.
C’est ainsi que j’évoque la présence de peintres suédois à la cour de Versailles (La Suède à Versailles) ; nos outre-mer avec Saint-Barthélemy, dont la capitale n’est autre que Gustavia, nom qui rappelle immanquablement la Suède, et pour cause, Louis XVI en fit don aux Suédois, Saint-Barth ayant ainsi été suédoise de 1784 jusqu’à sa rétrocession en 1877 (Gustavia) ; et puis des figures de grands guerriers, d’origine scandinave en France, Conrad von Rosen, d’origine suédo-livonienne (Conrad de Rose), le comte de Lowendal, qui donne son nom à une avenue parisienne (Lovendal), ou bien d’origine française en Scandinavie (Pontus de la Gardie, d’ailleurs antérieur au Grand Siècle), ou d’origine scandinave au service des Doges de Venise, à savoir Cort Sivertsen Adeler (Corsaire vénitien), appelé Adelar Siversteen pour l’occasion, d’après la leçon du Grand Larousse du dix-neuvième siècle. Je fais aussi dans la spéculation historique, à propos du nom Beaupoil de la vieille noblesse du Limousin (qui s’est illustrée dans les choses de l’esprit, nous apprend Voltaire, par un poète s’étant mit à chanter après soixante-dix ans et qui écrivit ses plus belles œuvres à quatre-vingt-dix ans passés, mais de ces faits singuliers mon sonnet ne parle point).
On y trouvera encore le Suédois Fersen, surtout connu pour la fuite à Varenne mais qui fut avant cela officier du corps expéditionnaire français dans la guerre d’indépendance américaine, La Fayette, illustre en Amérique (« La Fayette, nous voilà ! », pour autant que la parole soit authentique), et d’autres figures du Grand Siècle.
L’improbabilité de nos jours d’un tel thème poétique rendait la vigueur et coloratura de l’expression d’autant plus nécessaires, et si je donne à lire ces poèmes comme un exercice avant tout, c’est bien parce que la froideur pour nous de ces époques demandait, pour être animée d’une flamme un peu vivante, un significatif déploiement de force. Je ne prétends pas y avoir réussi, ne fût-ce que parce que, hors de l’enthousiasme dont j’ai parlé, demeure un relent d’imitation, fâcheux surtout quand il s’agit d’imiter un genre passablement ennuyeux du point de vue contemporain (et qui l’était déjà pour le grand Boileau, qui ne s’y livre qu’en s’excusant ou, pire, en plaisantant).
J’ai traité ce contraste également dans mon recueil paru après le Bougainvillier, à savoir Les Pégasides, dans des poèmes que je laisse pour le moment de côté.
*
La Suède à Versailles
Au temps de Louis XV et de la Pompadour,
La France imagina l’héroïsme en dentelles,
Ou l’art de s’acquérir des pompes immortelles
En aimant la beauté, l’élégance et l’amour.
Du monde nos vaisseaux alors faisaient le tour,
Et nous étions aimés, non pour des bagatelles
Mais la Muse de France avait des grâces telles
Qu’il fallait bien finir par s’en éprendre un jour.
C’est ainsi qu’à la cour nous vîmes la Suède
Apporter à nos dons étincelants son aide :
Lundberg campant le Roi puis le fameux Boucher,
Plus tard Wertemüller peignant la Reine heureuse,
Hall, Roslin, d’autres noms qui savent me toucher
En nous parlant d’un temps dont la fin fut affreuse†.
†Des personnalités aussi différentes que Talleyrand et Nietzsche s’accordent sur le fait que la fin du Grand Siècle marque la disparition historique de la douceur de vivre.
*
Gustavia
C’est le plus grand hameau de Saint-Barthélemy,
Où se bercent au vent les plus hautes mâtures.
L’onde saphiréenne irise ses toitures
Quand à l’ombre des fleurs tout paraît endormi.
Cet Eden cependant de grands feux a frémi :
Quand Louis envoya, contraire aux impostures,
La Fayette sceller les franchises futures,
L’île remplit sa part contre notre ennemi.
Sans doute en souvenir de Fersen, héroïque,
Pour complaire au doux vœu de leur cœur bucolique,
Sa Majesté remit Saint-Barth aux Suédois.
Dans sa gangue de lys, fadette aérienne,
Gustavia, qui parle un de nos vieux patois,
Pratique depuis lors la foi luthérienne.
*
Conrad de Rose
Tourbillon débordant du nébuleux hiver,
Conrad le Suédois au fier blason de roses,
Ne sachant de bonheur que dans les grandes choses,
Au royaume des lys offrit son gant de fer.
À d’autres qu’aux Bourbons son souvenir est cher :
Louis, l’associant à ses illustres causes,
L’approcha du Stuart aux peines grandioses,
Qui le fit commandeur contre le Stathouder.
S’il ne put vaincre seul face à des myriades,
Que pèse un insuccès, après tant d’Iliades ?
Rien, son nom éclatant dans le marbre est écrit :
Neerwinden, Charleroi, Mons, notre délivrance !
Avant de mériter la croix du Saint-Esprit,
Thor, seigneur de l’éclair, fut maréchal de France.
*
Lovendal
Descendant des Vikings conquérants et corsaires,
Lovendal s’illustra par tout le continent.
Pour le tsar il fendit l’orgueil impertinent
Des pachas de Crimée et de leurs janissaires ;
Sur les vaisseaux danois ses talents nécessaires
Créèrent en Gothie un danger permanent ;
Alors le prince Eugène à cet homme éminent
Confia des dragons contre mille adversaires.
Mais c’est le Bien-Aimé du royaume des lys
Qui, charmé par le jarl, l’accueillit comme un fils,
Et Berg-op-Zoom allait sacrer ce chef immense.
Par ce lion toujours heureux, partout vainqueurs,
Célébrons comme il sied, avec feu, véhémence,
Le blason triomphal de fauves et de cœurs.
*
Pontus de la Gardie
Ce nom au coin de France est illustre en Gothie.
Ponce de la Gardie, enfant du Minervois,
Pour sa valeur hissé haut sur le grand pavois,
Commanda la splendeur qui lui fut impartie.
Contre du tsar Ivan la poigne appesantie,
Sur les golfes glacés il mène ses convois ;
L’aquilon furieux ne couvre point sa voix.
– Narva, ta citadelle est par Ponce investie !
Ces faits démesurés couchés dans le portor,
Le reçut comme époux Sophia Casque-d’Or,
Pour que, fixant son nom, grandît un sang de maître.
Liée aux Oxenstiern, aux Sparre, aux Königsmark,
Sa souche a répété les exploits de l’ancêtre,
Tel qu’à Stymphale Hercule écartillant son arc.
*
Beaupoil du Limousin
Dirigeant au travers des bois, des cols herbus,
Dans les méandres longs leurs naufs draconiennes,
Les Normands se frayaient dans les terres chrétiennes
Un chemin de butins, de gloire et de tributs.
Débarqués les chevaux, ces colosses barbus,
Centaures blonds surgis des légendes anciennes,
Même aux provinces d’Oc, même aux corréziennes,
Sans Hercule à braver riaient aux cris d’abus.
Les moinillons latins, fulminant maint grimoire,
De ces vaillants guerriers ont flétri la mémoire ;
La France a reployé son norse gonfanon.
Beaupoil, qu’en le Gotha céans il sied d’inclure,
Honneur du Limousin, est pourtant bien le nom
De Harald Hårfagre – à la belle chevelure.
*
Corsaire vénitien
Adelar Siversteen, l’aigle des nuits solaires
Aux golfes émaillés d’aurore en écusson,
Reprenant le flambeau de l’insigne Aubusson,
Pour les doges surgit des tempêtes polaires.
Et, volant sur la houle aux essaims de galères
Où sa témérité jette un morne frisson,
De vaisseaux il s’apprête à faire une moisson,
Dont les débris en feu paveront les eaux claires.
Aux yeux épouvantés du capitan-pacha,
À qui l’exploit des cris d’impuissance arracha,
Sa proue, estoc vengeur, perce les Dardanelles.
La citadelle turque est perdue, il la prend,
Tu triomphes, Venise aux splendeurs éternelles.
Honore comme il sied le nom qui te les rend.


AUTOCRITIQUE
Ayant au cours d’un échange épistolaire produit une autocritique de ma Suède à Versailles, que, même remaniée en profondeur, je n’arrive pas à me rendre moyennement acceptable, je souhaite la partager ici. Le thème original de ce poème restera, je pense, son principal intérêt. Mais il est cause aussi de sa faiblesse : j’avais oublié l’épître de Boileau où celui-ci se plaint de mal chanter les gloires militaires du roi de France dans les Flandres à cause des noms barbares des places conquises. Un Wertemüller à Versailles me paraissait tout à fait inouï, et j’en oubliai la sonorité du ver. De même avec Lundberg, dont cette percussion « db » est bien fâcheuse, quand on y pense. Quant à Roslin, il faut prononcer Roz-lain pour sauver le vers, s’il peut l’être. Et la chute est abominable : « dont la fin fut affreuse », f–f–fr. J’imagine un cuistre qui dirait que c’est affreux à dire à dessein, pour bien rendre l’affreuseté de la chose ; ma cuistrerie ne va pas (encore) jusque-là.
Pour le vers final de mon poème, je me dis que
« En nous parlant d’un temps dont la fin est affreuse »
le rend très facilement plus euphonique. Et jugez de mon étonnement en voyant que ce changement de temps est aussi plus conforme à l’idée même du poème ! (En réalité, j’ai déjà balancé plusieurs fois ces dernières années entre l’un et l’autre, et la dernière fois le « est » m’a paru inacceptable pour des raisons qui m’échappent aujourd’hui et me reviendront peut-être demain, mais il faut aussi savoir renoncer, d’autant plus que la succession de nasales lan-dun-ten-don n’est guère non plus euphonique.)
Le poète Philippe Martineau m’a soufflé une version du dernier vers :
« En évoquant un temps dont la fin fut affreuse »
Le premier hémistiche, avec son quan–tun–tan, est cliquetant, le second, dès lors qu’il conserve son f–f–fr, a le bruit des bourrasques qui propagent l’incendie : c’est donc le vers du fer et du feu, ce qui correspond parfaitement au sens et l’appuie d’une manière qui faisait défaut lorsque l’allitération était limitée au second hémistiche.
Philippe a également imaginé une fin alternative, et ce qu’il propose me paraît exquis, si bien que je ne puis le retenir, car je ne pourrais pas en revendiquer la paternité, mais je souhaite le partager.
« Plus tard Wertemüller portraiturant la reine,
Hall, Roslin, d’autres noms qui savent me charmer
En évoquant un temps qui finit à Varenne. »
Le vers « Plus tard Wertemüller portraiturant la reine » est splendide, et je suis aussi très intrigué car l’allitération en « r » me charme sans que je m’explique pourquoi (alors qu’en général cette allitération m’est déplaisante). Wertemüller et portraiturer semblent faits pour aller l’un avec l’autre. De plus, ce terme portraiturer, qui tend au technique, produit, je trouve, un effet extraordinaire dans cette énumération de peintres, c’est le mot qui manquait à ce poème. La chute par l’évocation du drame de Varenne est profonde (mais plus concrètement politique, peut-être).
« Un Wertemüller à Versailles me paraissait tout à fait inouï, et j’en oubliai la sonorité du ver. »
Je ne l’oubliai pas au point de laisser à ce peintre son véritable nom de Wertmüller (Adolf Ulrik Wertmüller) et que je cherchai à atténuer la percussion entre « Wert » et « müller » en intercalant un « e » illégitime au point de vue de la justesse historique…
Puisque j’ai parlé d’une percussion également dans le nom de Lundberg, et que donc cela commence à faire beaucoup d’objections à l’emploi de noms germaniques, je précise que mes remarques ne valent que pour les vers rimés, où l’oreille est conduite par l’agencement même voulu par les règles de la prosodie (rime, régularité…) à se porter sur la qualité sonore de la langue. Du reste, je ne veux pas non plus dire que les noms germaniques ne peuvent du tout figurer dans de beaux vers français, seulement que ma tentative n’a pas été pleinement satisfaisante dans ce sonnet.
Le sonnet Corsaire vénitien a été publié dans la revue Il Convivio n° 91 (oct.-déc. 2022) avec une traduction italienne par Angelo Manitta, que voici.
Corsaro veneziano
Trad. di Angelo Manitta
Adelar Siversteen, l’aquila delle notti solari
Dai golfi arabescati d’aurora sullo scudo,
Brandendo la fiaccola dell’insigne Aubusson,
Si erge per i dogi dalle tempeste polari.
E, volando sulle onde con gli sciami di galee
Dove la sua temerarietà getta un triste brivido,
Sta per mietere un raccolto di vascelli,
I cui detriti ardenti copriranno le limpide acque.
Sotto gli occhi terrorizzati del capitano-pascià,
Al quale l’impresa strappava grida d’impotenza,
La sua prua, lampo vendicatore, attraversa i Dardanelli.
La cittadella turca è perduta, la conquista,
Tu trionfi, Venezia dall’eterno splendore.
Onore come si addice al nome che te lo rende.