Journal onirique 3

L’omniprésent ignore l’unilatéralité et la lourdeur de ce qui n’est que réel – cela qui se borne à tantôt enchaîner l’homme, tantôt le repousser et tantôt l’abandonner, le livrant chaque fois aux distorsions du hasardeux.

Heidegger, Wie wenn am Feiertage… / Comme au jour de fête

Journal onirique. Période : janvier 2020.

Suivi de trois poèmes inédits.

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Giallo. Sur l’idée de la vendetta contre le genre humain ou la société, comme dans le film Lo squartatore di New York (L’éventreur de New York) de Lucio Fulci, c’est ici le général en chef de l’armée nationale qui entreprend de plonger la planète dans le chaos, sous couvert de secret-défense, pour venger l’accident qui a fait de son fils unique un légume. L’opacité entourant les milieux militaires, accoutumés, du fait de la doctrine dite réaliste des relations internationales, à agir en dehors de tout cadre légal, et les hautes sphères dirigeantes en général, rend malheureusement impossible à l’opinion publique de comprendre que ce haut responsable agit non pas en vue du mandat officiel qu’il a reçu mais entièrement mû par sa folie privée.

Étant l’une des rares personnes à connaître l’existence du légume, que son père enferme chez lui gardé par une vieille femme, je commence à comprendre, et j’essaie d’alerter la presse indépendante sur ce qui est en train de se passer et que personne ne parvient à expliquer de façon satisfaisante.

Le mot giallo, qui veut dire « jaune » en italien, désigne les films noirs de ce pays, films dont la facture est unique et inimitable. Certains noms parmi les plus grands du cinéma italien se sont illustrés dans le genre, tels que Dario Argento, Mario Bava, Sergio Martino, Umberto Lenzi, Lucio Fulci. Le film de ce dernier que je cite dans la description du rêve entre indéniablement dans le genre mais, par son plasticisme borgien, est tout particulièrement apprécié des amateurs de films d’horreur.

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La scientifique en blouse blanche me conduit auprès de l’un de ses petits protégés, un enfant surdoué, au cours d’un rendez-vous que j’ai sollicité pour qu’elle me présente la méthode pédagogique nouvelle qu’elle a mise au point et développée en vue de servir ces superintelligences précoces et de prévenir les dysfonctionnements qui les guettent dans un monde tellement inférieur à leurs capacités. Mis en présence du petit garçon, je ressens immédiatement une sourde hostilité de classe : voilà un rejeton de la grande bourgeoisie qui, après son passage dans ce jardin d’enfants aux allures de laboratoire du MIT et au terme de son éducation qui sera sans aucun doute du même tonneau, avec des prix Nobel pour précepteurs particuliers, ira tout naturellement occuper la place dirigeante qui lui revient dans l’infernal système d’exploitation de la classe à laquelle je m’identifie.

J’observe la méthode d’apprentissage de la scientifique en blouse blanche. Quand l’enfant dysfonctionne sur l’exercice multitâches qui lui est assigné, la scientifique lui sort immédiatement d’une boîte en plastique (qui ressemble à un aspirateur sans tuyau) une panoplie de jouets éducatifs auxquels il se met à jouer simultanément, comme un maître des échecs se mesurant à plusieurs adversaires. Le petit garçon commente en même temps ses différentes parties, et sa manière de s’exprimer est très au-dessus de son âge. Je cherche dans son activité les signes prémonitoires d’un échec futur, mais je dois me rendre à l’évidence… Même la pensée que le contact des jouets en plastique le voue à une existence artificielle ne me console pas.

Comme il me voit l’observer avec une attention soutenue, il me sourit. Je lui souris en retour ; du fait de mon animosité, je doute de pouvoir lui renvoyer un sourire Duchesne, c’est-à-dire un sourire authentique (avec les yeux et pas seulement les zygomatiques), mais il paraît satisfait. Il me semble d’ailleurs que mon hostilité s’est changée en bienveillance pendant le bref laps de temps que je lui souriais, et c’est peut-être son propre sourire Duchesne qui, par l’activation de mes neurones miroirs, a suscité chez moi un sourire Duchesne en retour, et de la bienveillance. Il faut donc croire qu’il ne rencontrera aucun obstacle insurmontable dans l’exploitation infernale de ma classe, tant qu’il sourira. Le salut de cette classe est dans son inconscience et sa frivolité.

[Comme, selon certaines théories, le simple fait d’activer volontairement ses muscles zygomatiques produit l’effet qui conduit autrement à sourire de manière involontaire, c’est-à-dire l’un ou l’autre d’un éventail de sentiments agréables et bienveillants, la question est aussi de savoir comment il peut arriver qu’un sourire ne soit pas un sourire Duchesne.]

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Je me trouve dans la chambre de la maison où j’ai grandi. Attiré à la fenêtre par un vacarme de chantier, j’assiste à une scène imprévue : chez nos voisins de gauche, une énorme pelleteuse creuse dans le petit jardin, juste à la frontière avec le nôtre. Ces travaux provoquent soudain un enfoncement de notre maison, ce qui me conduit précipitamment au dehors. Sous le hangar ouvert qui sert de garage, je retrouve B. (♂), qui me vend un sachet (plastique Zip) de cannabis. Nous sommes rejoints par H. et A., deux amies délurées que, dans la réalité, j’ai perdues de vue depuis longtemps ; à mon réveil j’oublie la conversation qui s’est conclue par une accolade affectueuse avec A.

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Dans la petite ville typique du Sud profond américain (Deep South) nommée Ch. (j’oublie le nom exact à mon réveil [désolé !] mais je le crois formé sur le modèle de Chattanooga, dans le Tennessee), les gens du cru me parlent du Jack Boy. C’est une espèce de monument qui surplombe la ville depuis une colline adjacente et que j’aperçois. D’où je suis, cela ressemble à une sorte de pagode chinoise ou japonaise. Les autochtones emploient l’expression « écrire au Jack Boy » pour désigner leur pratique immémoriale de suspendre à la toiture de cette construction des lettres rédigées de leur main dans lesquelles ils demandent telle ou telle bénédiction – des lettres votives, en somme. Bien que cette pratique païenne détonne dans ce Sud profond, le Jack Boy fait face à un autre problème. Le portrait du Jack Boy, gravé dans le bois, est en effet une représentation jugée offensante d’un Noir, et le Jack Boy doit bientôt subir le même sort que les autres monuments confédérés : être démantelé.

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Je prends des cours d’indonésien à la Harvard Summer School. Pendant l’un de ces cours, nous assistons à la projection d’un film dans une caverne. À la fin du film, la professeure se sépare de ses étudiants avec les mots « Horé béchama », ce qui ressemble à de l’indonésien mais, pour autant que je connaisse cette langue, n’en est pas. La suite du rêve est une méditation sur le sens de ces paroles. Horé existe bien : c’est « hourra » (un emprunt au néerlandais, selon le dictionnaire de Pierre Labrousse). Quant à béchama, qui devrait s’écrire, pour obtenir avec la graphie indonésienne la prononciation que j’ai entendue, bekhama, ou, pour une prononciation proche, becama (prononcer bétchama) ou bejama (prononcer bédjama), le mot ne semble pas exister, sous aucune de ces formes. Le plus proche que je trouve (à mon réveil) est bejana, qui veut dire « vase » (le mot vient du sanskrit). « Hore bejana » se traduirait donc pas « hourra le vase » ; curieuse façon de dire au revoir. Or hore ressemble à sore (prononcer soré), soir, soirée (le mot vient-il du français via le néerlandais ? je l’ignore mais cela m’a toujours intrigué), que l’on trouve par exemple dans la salutation « selamat sore », bonsoir (en fait à partir de quinze heures). Ma conclusion est que « horé béchama » est une façon de dire au revoir qui signifie littéralement « (c’est) l’heure du pyjama », l’heure de mettre son pyjama, donc l’heure de se coucher, et par conséquent veut dire « bonne nuit ». En effet, horé est proche du mot « heure », comme soré est proche de « soirée », et béchama est proche de pyjama. « Horé béchama » est donc l’heure du pyjama (littéralement « heure pyjama » : une simple apposition peut servir à construire un complément du nom en indonésien, qui par ailleurs se passe de l’article défini).

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Avec trois autres lycéens (je rêve que je suis lycéen alors que je ne le suis plus depuis longtemps), deux garçons et une fille, je me rends après les cours dans un petit commerce en libre-service près du lycée, où l’on peut acheter snacks et boissons, faire des photocopies, etc.  L’un des garçons, un peu simplet, porte une dague sur lui ce jour-là. Ce que voyant, l’autre garçon s’en saisit et la sort de son fourreau. Il en menace la fille, moitié par plaisanterie moitié par réelle hostilité, et la lui plante dans le visage, juste au-dessous du nez. Je crois alors qu’il l’a assassinée mais j’apprends qu’une dague plantée à cet endroit précis n’atteint aucun organe vital et ne provoque même aucune lésion. Après s’être ôtée la dague du visage, la fille, qui n’entend pas laisser passer un tel affront, sort un mini katana, et un duel s’engage entre les deux. Au terme de ce combat, elle se retrouve étendue morte, bel et bien poignardée par la dague cette fois-ci ; pourtant sa mort est accidentelle (c’est un fait incontestable).

Bien qu’il s’agisse d’un accident, le garçon décide de quitter les lieux sans attendre la police, de crainte d’être inculpé par erreur. L’autre, le simplet, finit par faire de même malgré mes tentatives pour l’en dissuader : il craint que sa dague ne l’inculpe. Sur ces entrefaites, d’autres lycéens arrivent en foule. J’explique ce qui s’est passé, les commentaires vont bon train. Je finis par dire que, plutôt que d’attendre la police, je vais aller la prévenir. L’idée est discutée. On commence par vouloir m’en dissuader, en invoquant la personnalité de la morte. Un camarade me raconte une anecdote à ce sujet : il a entendu dire par un autre ami commun qu’un jour ce dernier avait approché le visage de la poitrine de la fille pour l’examiner de plus près, en faisant semblant (autant que possible) de ramasser un stylo, et qu’elle avait bougé sa poitrine de telle manière qu’à travers le pull blanc elle en caressa le visage du garçon. C’est moi qui conclus l’anecdote en disant qu’elle satisfaisait ainsi un penchant (je retiens le mot « lubrique »), ce que le narrateur de l’anecdote confirme en hochant la tête. Je réplique que cela ne change rien à l’affaire, que, même si je n’allais pas à la police, celle-ci finirait bien par tout découvrir. On me dit alors qu’allant d’y aller il faudrait peut-être modifier la position du corps de façon à rendre plus évidente la cause accidentelle de la mort, sa position actuelle pouvant laisser place au doute dans l’esprit des enquêteurs. L’idée fait alors l’objet d’une discussion animée (à laquelle j’assiste sans y prendre part).

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Nous étions trois amis. La première scène a lieu pendant notre adolescence et décrit comment nous avons découvert notre amitié. Une fête nocturne aux lampions est organisée dans un bois automnal par les jeunes d’un même établissement au retour des fêtes de fin d’année (donc en plein hiver). C’est en échangeant des vœux de bonne année avec ces deux-là que je prends conscience du lien qui nous unit. Dans ce rêve, les garçons échangent des vœux entre eux en se faisant la bise.

La deuxième scène représente notre adolescente amitié. Nous sommes dans la chambre de l’un des trois, fumant, discutant, racontant des histoires. Je sors de son paquet une cigarette au papier doré (nous sommes une jeunesse dorée). En la tapotant sur le bureau pour compacter le tabac, je dois – c’est une hypothèse – l’avoir mise en contact avec des cendres encore chaudes car elle commence à se consumer par le filtre – un filtre blanc. Alors je la pose sur le bord d’un cendrier, où j’observe se consumer à vive allure la cigarette au papier doré.

La troisième scène se passe des années plus tard. L’un de nous, J., entretemps a quitté notre trio pour se ranger, car nous étions selon lui des représentants de la bourgeoisie décadente. Dans cette troisième et dernière scène, j’appelle dans le salon G. – nous vivons ensemble pour la commodité de notre vie d’orgies décadente. G. me trouve assis au piano en robe de chambre, pianotant sur quelques touches, devant un invité debout qui a gardé son manteau, et qui est joué par Robert De Niro. C’est J. J’explique à G. que J. est venu nous demander de lui prêter de l’argent car il a été condamné à une amende de 6.000 (la monnaie n’est pas précisée). Je prends un malin plaisir à faire répéter à J. la raison de sa condamnation : « Pour ? » « Pour attentat à la pudeur », répond-il en butant sur les mots, trahissant son embarras et sa honte. Or G. et moi devons nous acquitter régulièrement d’amendes de 50.000 et plus, et cela ne nous appauvrit jamais.

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Deux policiers noirs quittent la police à cause du racisme qu’ils y subissent et se mettent au service d’un riche magnat blanc de l’industrie (que je connais dans la réalité comme employé de bureau mal noté), en tant que gardes du corps. Ce magnat est à la fois homosexuel et amateur de femmes noires. Il connaît le secret pour éviter de contracter la chaude-pisse : le coït avec une femme (apparemment seules les femmes transmettent la chaude-pisse) ne doit jamais dépasser un certain temps, qu’il précise, une durée plutôt courte – autrement dit, il ne faut pas chercher à satisfaire les femmes qui ne peuvent être satisfaites dans ce laps de temps. Ce secret est conservé dans une banale expression idiomatique anglaise, dont je n’aurais jamais su qu’elle parlait de chaude-pisse s’il ne l’avait pas décryptée pour moi. Le magnat fait la fortune des deux gardes du corps noirs.

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Dans une ferme en Australie (avant les incendies, quand il y avait encore des fermes), avec d’autres Européens je suis un stage pour apprendre des techniques agricoles aborigènes. On nous donne un outil griffu pour retourner la terre, chacun sur un bout de parcelle. Les autres sont déjà passés à autre chose que je continue de retourner la terre, car mon zèle me pousse à travailler au-delà de la parcelle qui m’a été confiée. Un responsable blanc de la ferme vient constater que la terre n’est pas bien retournée là où j’ai travaillé. Tandis qu’il me donne des conseils, nous entendons un appel au secours depuis un petit local maçonné au bord du champ. Dans l’obscurité, nous y trouvons un enfant ou adolescent aborigène juché sur des poutres en hauteur, où il a grimpé pour boire de l’alcool en cachette et ne sait maintenant plus comment redescendre. Le responsable, une sorte de contremaître, le tire de là et le conduit dans un hangar où il le fait asseoir à côté d’un autre Aborigène pris lui aussi en flagrant délit de manquement à l’une quelconque des règles de la ferme.

Tous les travailleurs blancs de la ferme sont présents dans le hangar, debout le long des murs ; chacun a été convié à participer à la punition des deux Aborigènes, à savoir leur passage à tabac. En tant que dernier venu parmi les travailleurs blancs, c’est à moi qu’il revient de commencer le tabassage. C’est un autre contremaître, métis de Blanc et de Noir ou Aborigène, aux yeux hallucinés, qui m’explique tout ça. Devant ma surprise et mon malaise, il insiste sur le fait que c’est une pratique nécessaire au bon fonctionnement de l’exploitation (le terme est approprié) et que, si je refusais devant les travailleurs blancs de châtier les délinquants, je compromettrais l’avenir même de la ferme. Je ne peux cependant m’empêcher de trouver cette punition complètement barbare et je réfléchis à une excuse, j’imagine de remplacer ma contribution obligatoire au tabassage des deux malheureux par une lettre que je leur écrirais pour les remettre sur le droit chemin en les adjurant de renoncer à l’avenir à leurs conduites coupables – car je suis un littéraire. Las ! me doutant qu’ils ne savent pas lire, je me réveille pour ne pas avoir à les rouer de coups.

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Dialogue social R-conditionné.

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Dans une Italie sous-développée, je prends le train. Pour les plus pauvres, il existe des places spéciales sur le côté du train, où les passagers s’assoient les jambes pendantes à l’extérieur. En me penchant par la fenêtre, j’en observe deux : je ne vois que leur giron et leurs jambes. Ce sont deux femmes portant des robes de crépon claires. Quand le train passe sur une flaque de boue, il la fait gicler, et elle retombe sur ces passagères pauvres.

Arrivé à la gare, je me dissimule à quatre pattes derrière un distributeur de snacks et boissons, d’où j’ai un excellent poste d’observation sur un déjeuner de Mme X entourée d’hommes. Au bout de quelques instants, Mme X s’aperçoit que je l’espionne ; elle n’en fait rien paraître aux personnes qui l’entourent mais je remarque sa satisfaction de se savoir espionnée par un soupirant. Son mari, jusque-là caché par elle (depuis mon poste), recule brusquement sa chaise de la table et regarde dans ma direction par-dessus l’épaule de sa femme, comme s’il s’était tout à coup douté de ma présence. Nos regards se croisent au moment où je replace ma tête derrière la machine (d’où elle dépassait forcément pour que je fusse en mesure d’observer).

La question que je me pose est la suivante : nos regards s’étant croisés, est-il possible qu’il ne m’ait pas vu, ou, au moins, qu’il ne sache pas ce qu’il a vu ?

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Charligone. (Irrégulier.)

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Sans doute à cause d’une grève des transports, je dois traverser une grande partie de la ville à pied. Au passage piéton, je m’engage sur la chaussée, suivant les deux personnes près de moi, et nous manquons de peu de nous faire écraser par une voiture roulant à vive allure. Les deux personnes que j’ai suivies, deux touristes étrangères, qui n’ont pas traversé au bon moment ni regardé du bon côté, me signifient leur frayeur, également en manière d’excuses car c’est en les suivant que j’ai moi aussi failli me faire écraser (bien qu’elles n’eussent aucunement eu à s’excuser puisqu’elles n’étaient pas responsables de la négligence par laquelle je calquai ma conduite sur la leur sans m’assurer par moi-même des circonstances qui nous entouraient). Quand le feu pour piétons passe enfin au vert, la foule traverse.

De l’autre côté, m’apercevant qu’un de mes lacets de chaussure s’est défait, je quitte le trottoir pour un espace un peu surélevé qui le jouxte et qui semble fait exprès à l’attention de ceux qui doivent refaire leurs lacets et ne veulent point déranger les autres piétons. L’endroit étant couvert, il y fait un peu sombre. Alors que je suis accroupi, trois inconnus déboulent dans cet espace, m’y ayant aperçu : un loubard en blouson noir s’accote contre le mur devant moi, les deux autres, des filles miséreuses aux jupes quasiment en loques, l’air de camées, s’interposent entre le trottoir et moi. L’une des filles m’explique que ses frais de stage viennent d’être augmentés de manière unilatérale et injuste et qu’elle a besoin d’argent pour poursuivre ses études. Je dis « non » encore accroupi. Puis, comme j’ai terminé, je me lève pour continuer mon chemin, tout en me doutant que ces gens-là trouveraient à redire. Je parviens sur le trottoir mais le loubard m’y bloque le chemin et m’adresse la parole d’un air menaçant : « Qu’est-ce que tu réponds ? » Je dis : « Je n’ai pas d’argent à vous donner. »

Le dilemme est double.

Tout d’abord, il ne m’a pas été demandé « une petite pièce pour manger », comme le font la plupart des mendiants, mais de l’argent pour payer des études (où je vois du reste une ruse grossière de la fille pour se présenter comme quelqu’un qui veut « s’en sortir » alors qu’il s’agit certainement d’acheter de la drogue). Donner une petite pièce pour me tirer d’embarras semble donc exclu ; la piécette serait refusée, la sollicitation deviendrait plus pressante encore, une fois mon portefeuille sorti, si même le loubard n’en profitait pas tout bonnement pour me l’arracher des mains.

Le second dilemme consiste à respecter l’impératif kantien de ne jamais mentir. Cela exige de ne pas répondre « Je n’ai pas d’argent (sur moi) », car j’en ai (sur moi). Or, quand je dis « Je n’ai pas d’argent à vous donner », cela peut se comprendre de deux manières, soit comme « Je n’ai pas d’argent sur moi » soit comme « Je veux garder tout mon argent pour moi, merci de votre compréhension ». La seconde interprétation est la seule correcte, même si c’est l’autre message que j’espère faire passer de manière convaincante, comme le plus à même de me tirer rapidement d’embarras.

Quoi qu’il en soit, je me retrouve libre en train de courir dans la rue ; j’ai donc échappé à mes agresseurs (en trouvant un moyen de fuir, sans aucun doute, ce qu’atteste un certain sentiment de honte). Sur mon chemin je trouve une batte de baseball cloutée dont je m’empare aussitôt, en cas de nouvelle agression. La saisir m’inonde d’une envie sauvage d’en découdre, je frappe contre les murs avec, tout en ressentant que le véritable plaisir serait de frapper une matière plus molle, comme un visage humain. Plus loin, voyant, dans un renfoncement du trottoir provoqué par l’usure, un paquet de cigarettes vide, je frappe dessus à coups redoublés avec la batte, tout en tenant mon visage près du paquet, et l’écrasement de cette matière molle me provoque une grande satisfaction.

*

En Iran, dans un passé proche, mon ambassadeur et moi, second de l’ambassade, sommes invités à déjeuner à l’ambassade britannique avec l’ambassadeur du Royaume-Uni et son second. Il se trouve que nous conduisons dans cette ambassade une opération d’espionnage de grande ampleur et dans la durée. Le jour même, après le repas, mon ambassadeur demande à rester seul quelques instants, sous un prétexte étudié, pour photographier des documents à l’aide d’un appareil miniaturisé dans la bague qu’il porte.

Au cours de la conversation postprandiale que nous avons pendant ce temps, je relève qu’une remarque de mon ambassadeur pendant le repas a éveillé la suspicion de nos hôtes : il a laissé entendre qu’il savait quelque chose qu’il ne devait pas savoir. Je me rends compte que l’entretien, tout en gardant la même cordialité que ci-devant, a pris la forme d’un interrogatoire dissimulé. Je réponds de la manière la plus détachée possible, comme si rien n’était changé.

Lorsque mon ambassadeur finit par nous rejoindre, il ne tarde pas à comprendre à son tour et je perçois, sous des dehors inchangés, une inquiétude grandissante de sa part. Nous continuons ce jeu de fausses mondanités, puis mon ambassadeur est saisi d’un malaise, qu’il met sur le compte d’une indigestion due à la fatigue, et se fait raccompagner. Le second de l’ambassade britannique me fait alors comprendre qu’il voit dans ce malaise l’aveu qu’il attendait car il m’annonce, entouré de soldats, que je vais être conduit devant une personne qui nous démasquera définitivement. Le rêve se termine sur ces paroles, tandis qu’il me pousse devant lui d’un geste brutal mettant fin à toute politesse diplomatique. Je suis leur prisonnier.

*

À trois heures du matin, dans mon lit, à la lumière d’une lampe de chevet, je consulte la carte des mets qui peuvent m’être livrés (ou simplement servis depuis les cuisines de la résidence, si je demeure en résidence-services, ce qui n’est pas entièrement clair). Tout ce qui peut être commandé à cette heure est pré-préparé et ne demande aucun travail en cuisine, sauf une chose : une crêpe au chocolat fondu en verrine, qui requiert de faire fondre le chocolat, lequel, une fois fondu, sera versé dans la verrine, où l’on plongera ensuite la crêpe artistement. C’est ce que je décide de commander, non sans un certain sentiment de culpabilité, et sans aucune certitude d’être servi car peut-être que personne n’acceptera de travailler en cuisine à trois heures du matin.

*

L’inventeur du « bleu Jol », un cyan cramé, a également inventé un jeu de société. Il se lamente du succès de son jeu auprès du public car ce succès risque de le faire déréférencer du Gault et Millau des jeux, le Games & Armours. Il explique ou tente d’expliquer les raisons de ce paradoxe.

………………….

3 poèmes inédits

Pour le numéro 178 de la revue de poésie Florilège, j’ai envoyé quatre poèmes inédits (de 2019) dont un a été retenu (et paraîtra donc dans la revue en mars 2020). Je publie ici les trois autres.

Indignement condamné je
suis sans beaucoup d’égards jeté
depuis la plateforme du vaisseau-pénitentiaire
sur ou plutôt dans la planète gazeuse des supplices
convexe Cénote
où mon corps missile plonge
et disparaît
après avoir troué l’horizon de nuages échevelés

Dans cette aveugle sphère

après un milliard de décharges électriques
je crève les turbulences au point symétrique
(non sans quelques fourmillements dans les membres)
car entendez-moi rien

ne put dévier ma chute

*

J’invoque ton nom

J’invoque ton nom
qui se prononce
comme
Comment t’appelles-tu ?

Oui
Comantapeltu
Roi des faibles
je suis de tes sujets !

Et alors ?
Je te fais honte
Je fais honte même au Roi des Rois
des faibles !

Tu es tellement faible que tu as honte pour tes sujets
Tu ne peux régner c’est-à-dire les exploiter
tellement leur faiblesse te fait honte
et tellement tu es ainsi faible
et tellement ta faiblesse leur fait honte

Pourtant ils sont faibles

Autant que toi

*

L’histoire nous apprend

L’histoire nous apprend
Que le bien et le mal
Sont bien et mal
C’est-à-dire le bien bien et le mal mal
(Et non chacun des deux les deux
ce qui n’aurait aucun sens)
Mais parfois
Le bien d’autrui vaut mieux que deux tu l’auras
On est d’accord

Les belles lettres forment un bel esprit
– Ce que Kant appelle un singe

Et Schopenhauer s’étonnait
Que Kant eût si bien pu parler du beau
Sans avoir jamais vu la moindre œuvre d’art
(à Königsberg en Prusse orientale)
Schopenhauer conclut que Kant parlait du beau comme un aveugle
Mais bien

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