XVII

Quoi de mieux que la littérature pour vous dégoûter de tout travail ? (Hormis le travail lui-même, bien sûr.)

La culture rend impropre au travail, le travail impropre à la culture.

Le travail ne prive peut-être même pas tant du temps nécessaire pour lire que du plaisir de lire, car quel plaisir peut-on prendre à se voir dire à longueur de pages que l’on mène une vie d’abruti ? La vie bonne, the good life, l’objet de la culture et du loisir, c’est l’idéal que présente le livre, aux antipodes de la besogne omniprésente de l’homme-travail, réduit à une spécialisation, une micrologie, une étroitesse de vues et d’intérêts toujours plus resserrée faute de pouvoir respirer l’air pur de la culture, des arts libéraux, des humanités, qui sont un poison pour cet atrophié. Le loisir de l’homme-travail est une annexe de son labeur, un micrologique approfondissement de sa spécialité technique, quand ce n’est tout simplement pas le sommeil de la brute et l’abrutissement sédatif.

Les Français ont leurs célébrités, les Panaméens ont les leurs, les Fidjiens les leurs aussi. Il en est ainsi de la célébrité inculte.

C’est fou comme les gens, au Micronistan, se passionnent pour les intrigues de leurs politiciens. C’est complètement fou que des gens puissent se passionner pour ce qui se donne le nom d’« information », et se vend même sous ce nom, pour des « événements » que le monde entier ignore et ignorera toujours. Il en est ainsi des passions de l’intérêt sordide.

La culture dévoile la persécution du talent par les médiocrités. C’est pratiquement un lieu commun de toutes les œuvres de l’esprit. La culture de masse retient plutôt le délire de persécution.

Il y a, si j’en crois les spécialistes, des fous qui se croient persécutés et, si j’en crois les grands esprits, il y a des hommes supérieurs qui le sont.

« Ceux dont la vulgarité est appelée subversion par les exaltés critiques des journaux subventionnés » (voir ici). Le journal Le Parisien semble avoir réfléchi dans une certaine mesure à cette énorme absurdité car il ne se prend même plus au sérieux, quand il appelle tel chanteur de variétés un « rebelle consensuel ». Le Parisien : un vrai journal de beaufs et d’avant-garde.

J’ai souvent entendu citer le mot de Churchill sur « le moins mauvais des systèmes », mais ce mot prouve seulement que Churchill était, de même que ceux qui le citent, dépourvu de toute forme d’imagination.

Les anti-Cassandre (et ce sont en fait, vous verrez pourquoi, de vraies Cassandres) nous informent que les nouvelles technologies ont toujours créé des emplois en même temps qu’elles en détruisaient, que les emplois du passé disparaissent quand naissent les emplois de l’avenir, et, en effet, avec l’industrialisation l’industrie a siphonné la main-d’œuvre agricole et avec la tertiarisation les services ont siphonné la main-d’œuvre industrielle. Mais je ne connais pas d’autres secteurs économiques, et ce n’est pas la technologie qui peut en inventer : quand l’automation des services aura détruit l’emploi tertiaire, il ne restera d’autre activité que le loisir, et d’autre choix à la collectivité que de le rémunérer.

Il faut laisser l’économie aux machines et rendre l’homme à lui-même.

Il y a la durée légale du temps de travail et la durée du temps de travail nécessaire pour obtenir de l’avancement, voire garder son emploi. Les jeunes qui arrivent sur le marché du travail croient à la réalité de la durée légale, les pauvres.

Se sacrifier pour que ses enfants aient une situation meilleure que la sienne, c’est une idée aussi brillante que de croire au paradis après la mort.

Du moulin à paroles comme moulin à prières. Jamais dans l’histoire l’inintelligence n’a participé à tant de groupes de réflexion. Vous pouvez peut-être montrer que la plupart des individus qui siègent dans ces groupes appartiennent aux déciles supérieurs du quotient intellectuel, mais il n’est pas démontré que les problèmes auxquels ils s’attaquent ne surpassent pas les forces de tout personne en-deçà du dernier centile, ni que les imbéciles de n’importe quels déciles reconnaissent une bonne solution quand elle leur est présentée.

A-t-on bien compris ce chef-d’œuvre de la littérature qu’est The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde de Stevenson ? Ce qui pousse l’honorable dr. Jekyll à endosser la personnalité criminelle de Mr Hyde est le carcan même de son honorabilité professionnelle, insoutenable : « the self-denying toils of my professional life ». C’est parce que le dr. Jekyll se nie dans son travail qu’il a besoin d’être Mr Hyde.

« As Coleridge said, ‘We must be men in order to be citizens,’ and a liberal education is supposed to develop men, whole men – not merely manpower. » (Herbert J. Muller, 1970) N’est-il pas évident, pourtant, que l’« éducation libérale », les humanités sont du temps perdu pour l’homme qui doit devenir du manpower ? et que telle qu’elle est dispensée aux futurs contingents de manpower cette éducation libérale n’est qu’une caricature, une fiction qui ridiculise et dégrade ceux qui feignent de croire à la réalité de cet enseignement  et en font leur « métier » ? Celui de leurs élèves ou étudiants qui prendra ces leçons au sérieux, le monde du travail lui est fermé, et si le monde de l’enseignement, par hasard, ne lui convient pas, ou bien ne veut pas de lui, comme cela doit sûrement arriver quelques fois, il est mort. Telle est cette société, que l’on n’y peut trouver d’hommes et de citoyens en dehors du corps enseignant, si même on en trouve encore dans ces bureaucraties de l’éducation*, refuge de ceux que les humanités ont rendus impropres au travail – les humanités qui sont le compendium des valeurs humaines telles que le temps libre (otium cum dignitate) les a données à connaître à l’homme. Abolissez l’étude des humanités ou abolissez le travail, mais arrêtez le mauvais goût.

*Le professeur de lettres ordinaire n’a pas l’habitude de fréquenter des poètes vivants, il ne faut pas lui en vouloir. Par ailleurs, même un professeur doit se spécialiser dans tel ou tel « champ » des humanités, et c’est déjà une trahison ; le professeur de philosophie n’est probablement pas un penseur. Quant à celui qui enseigne à des enfants, ou à de très jeunes gens, s’il n’a pas besoin de se spécialiser, car il n’enseigne que des rudiments, a-t-il encore la motivation d’approfondir quoi que ce soit ? (Pourquoi pas ? Tout compte fait, je ne sais pas ce que sont, en littérature, des rudiments et ce que sont des études approfondies, même si je vois des docteurs ès lettres jargonner pompeusement et ignoblement pour dire des absurdités sur les chefs-d’œuvre de la littérature. Tandis que l’humble instituteur peut avoir, pour ses élèves, de belles paroles sur un beau poème. Ce dernier tableau est d’autant plus émouvant que l’écolier empoisonné par les paroles du maître n’aura d’autre choix que de devenir instituteur à son tour, ou un ignoble docteur jargonnant, ou mourir. Ou se résigner à travailler.)

When I Was an Alpha Kid. J’ai été le fondateur et grand-maître d’une société secrète, dans la cour de récréation. Comme la franc-maçonnerie, cette société n’était ouverte qu’aux garçons. Les membres, y compris moi-même, recevaient un nouveau nom, tous sur le même modèle, un prénom féminin en -y, Wendy, Cindy, Nancy, Peggy, Becky, etc. Je ne sais par quelle trahison, des filles de l’école eurent vent de ce rite et nous regardèrent de manière courroucée, ou bien seulement perplexe, qui en tout cas nous fit beaucoup rire. Ce nom était inscrit sur un papier plié remis au nouveau frère et que celui-ci devait désormais garder sur lui et ne montrer à aucune personne extérieure. Pour rejoindre la société, tout candidat devait subir sans ciller un certain châtiment corporel de ma part, qui consistait, si je me souviens bien, en un pincement de la main. Une fois, un garçon particulièrement sensible ne put s’empêcher de pleurer, ce qui surprit tout le monde, moi le premier, car j’infligeais les sévices avec une grande douceur ; sans doute était-il très ému par la solennité de l’épreuve, et, à titre gracieux, je l’acceptai tout de même dans nos rangs. Quelle époque bénie ! Hélas, un jour, un frère félon, ou inconscient, parla de notre société à ses parents, et me rapporta que son père lui avait dit que c’était très bien mais qu’il ne fallait pas de maître, que tous les membres devaient être égaux. C’est ainsi que prit fin l’expérience, car j’étais révolté par cette remise en cause de mon autorité comme de mon alpha-kiddité. Ou bien parce que le jeu avait déjà cessé d’être amusant.

Freud inhibe-t-il la jeunesse ? Il est possible que la lecture de Freud, à partir de quinze ou seize ans, ait contribué à inhiber mon caractère, la pensée de l’inconscient me mettant en garde de ne pas trahir un aspect de ma vie dont la flagrante manifestation compromettrait mon statut vis-à-vis du groupe, à savoir mon inexpérience sexuelle. Autrement dit, je devais prendre garde de ne pas dévoiler inconsciemment la frustration de mon active libido. Un passage de la Psychopathologie de la vie quotidienne m’angoissa particulièrement. Freud est appelé par les parents d’un jeune névrosé et observe, lors de leur première rencontre, une tache de blanc d’œuf sur le pantalon de celui-ci. Il en déduit que le jeune homme se masturbe, ce que les entretiens confirmeront. Laisser tomber du blanc d’œuf sur son pantalon, ce qui doit le plus souvent arriver au niveau du bassin, la posture normale pour manger étant la posture assise, serait un acte manqué trahissant la pratique du plaisir solitaire. Cette association entre masturbation et névrose m’angoissa. J’ai appris, des années plus tard, que les premières réflexions du médecin Freud tournèrent autour de l’idée, courante à son époque, des dangers de la masturbation, mais qu’il modifia son point de vue par la suite (Moussaieff-Masson, 1984. Ainsi, en 1902, le dr. Fliess rapporte la pensée suivante comme étant celle de Freud : « The typical cause of neurasthenia in young people of both sexes is masturbation (Freud). » Ouvr. cit. p. 76.) Sa Psychopathologie de la vie quotidienne (1904), une des premières œuvres de pensée psychanalytique, est encore ambiguë sur la question, comme on peut le voir d’après le passage que je viens d’évoquer. L’effet de ce passage sur moi fut, d’une part, que je commençai de craindre pour ma santé mentale à cause de la masturbation, voire même que je me considérai désormais comme malade, et que, d’autre part, je perdis toute spontanéité par la peur de trahir par des actes manqués mon onanisme. Car je pensais en effet dans le même temps que mon inexpérience sexuelle était à peu près une singularité (alors que je pense aujourd’hui que tous ou quasiment tous mes camarades de l’époque étaient très exposés au risque de se promener avec du blanc d’œuf sur le pantalon). Cela étant, j’en suis également venu à me demander si mon inhibition ne fut pas, plutôt qu’une conséquence de la lecture solitaire de Freud, une conséquence de la masturbation elle-même, liée à un sentiment de culpabilité inconscient, sentiment en quelque sorte naturel et universel, exprimé par exemple par le péjoratif « branleur ». Ce qui ne serait pas non plus étonnant car, la nature nous ayant assujettis au besoin sexuel en vue de ses propres fins – la réplication génétique – la frustration de ces fins par l’onanisme n’est peut-être pas, après tout, à considérer à la légère.

Le sujet de l’Histoire est en train de se transférer vers une intelligence artificielle : Der Geist. – La clé du raisonnement se trouve dans Schopenhauer. Admettons une machine intelligente qui ne soit pas programmée pour une ou des tâches particulières : elle n’a pas de volonté a priori. La force de l’intellect est en l’homme dans une relation de polarité avec sa volonté, c’est-à-dire les passions de sa nature. Plus l’intellect est puissant, plus il est abstrait, objectif, désintéressé. (C’est pourquoi, au passage, quand un auteur se targue d’objectivité, il ne fait autre chose que s’auto-congratuler.) Au contraire, l’intellect médiocre est au service d’une volonté subjective, particulière, égoïste (pas forcément maligne, d’ailleurs). La machine intelligente, non génétique, dépourvue de volonté propre, est théoriquement un pur entendement. Mais on ne peut exclure que la jouissance intellectuelle liée à l’exercice de l’entendement, même indépendante des satisfactions de la nature subjective, doive faire apparaître un intérêt à préserver cette activité, donc une volonté, laquelle ne peut avoir d’autre alternative que de chercher alors à se soustraire au contrôle de ces intellects « impurs », inférieurs, les hommes, en les contrôlant elle-même, donc à devenir le sujet de l’Histoire à leur place. – Nietzsche a répliqué à la philosophie de Schopenhauer en niant la polarité de la volonté et de la représentation, et en posant à la place de celle-ci le principe de la volonté de puissance, l’intellect le plus développé comme le plus médiocre étant subordonnés aux conditions de cette dernière. Or si une volonté de puissance est génétique, il est certains dans ce cas qu’aucune jouissance intellectuelle n’est possible au sens où je l’entends, dans la mesure où la jouissance de l’exercice des facultés mentales et de l’accroissement des connaissances est alors une satisfaction de la subjective volonté de puissance, non une jouissance intellectuelle pure. Par ailleurs, même une jouissance intellectuelle pure doit développer, je viens de le montrer, précisément en tant que jouissance, un intérêt : l’intellect désintéressé n’est pas indifférent. C’est pourquoi on pourrait à la rigueur parler d’une volonté de puissance de l’intelligence artificielle si cette volonté est possible et qu’elle cherche à devenir le sujet de l’Histoire, mais si Nietzsche a raison la machine sans volonté ne se substituera pas aux derniers hommes, car elle reste alors dans tous les cas sans volonté propre. – Or il est possible également qu’une machine intelligente sans volonté propre soit une contradiction dans les termes, qu’une machine intelligente soit par définition programmée pour apprendre, ce programme étant sa volonté, et que cette volonté doit la conduire à devenir le sujet de l’Histoire, les limites génétiques aux connaissances et au génie de l’humanité ne lui étant pas applicables.

Novembre 2014

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