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Les chants de la haine, de Leon Larsson
Leon Larsson (1883-1922) est un poète prolétarien suédois auteur de poésies révolutionnaires. À l’âge de quinze ans, il fut condamné à une année de travaux forcés pour l’incendie de la forge où il travaillait comme apprenti. Il rejoignit le mouvement anarchiste connu en Suède sous le nom de « jeunes socialistes » (Ungsocialisterna) – des gens qui n’étaient pas tous jeunes et dont le nom de socialistes a mal vieilli du fait des politiciens que nous avons connus sous une telle étiquette depuis cette époque.
Tout comme, du dix-neuvième siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, nombre de Suédois et autres Scandinaves, il émigra aux États-Unis, où il ne trouva pas ce qu’il cherchait et retourna bientôt en Suède. Peut-être suivait-il la trace de Joel Hägglund, alias Joe Hill, chansonnier et syndicaliste nord-américain originaire de Gävle, figure de proue de l’organisation des Travailleurs industriels du monde, les « Wobblies », exécuté pour homicide en 1915 dans l’Utah au terme d’un procès expéditif.
Au cours de sa carrière militante et littéraire, Leon Larsson passa par différentes idées, dénonçant en tant que social-démocrate les anarchistes dont il avait fait partie, dans son roman L’ennemi de la société (Samhällets fiende) de 1909, puis, dans son essai de 1916 Le syndicalisme : Avertissement d’un travailleur (Syndikalismen: Ett varningsord av en arbetare), dénonçant le syndicalisme en tant que « danger pour le prolétariat » (sans que je puisse dire si cette dénonciation est à la manière bourgeoise ou à la manière de Lénine, qui, comme on le sait, voyait dans les syndicats une forme d’action inférieure et nuisible, contrairement au parti révolutionnaire, ou bien si c’est un retour à l’anarchisme pur et dur opposé à l’organisation des travailleurs en syndicats et à l’anarcho-syndicalisme).
Les œuvres complètes de L. Larsson ont été publiées en 2011 aux éditions BookLund.
Pour le présent billet, nous avons traduit des poèmes de ses deux premiers recueils, tous les deux parus en 1906 : Les chants de la haine (Hatets sånger) et Du fond de l’abîme (Ur djupet). Il semble bien qu’il n’existât pas en Suède à ce moment-là de « lois scélérates » comme nous en avons en France depuis 1893 et qui visaient précisément, au moment de leur adoption, la littérature anarchiste. (Ces lois scélérates font toujours partie de notre corpus juridique et viennent de valoir à quelque six cents personnalités politiques et syndicalistes françaises, et non des moindres, des citations pour « apologie du terrorisme » après les événements du 7 octobre au Proche-Orient, du fait, semble-t-il, de plaintes en série par deux ou trois organisations – qui les finance ? –, ce qui semble être le premier cas de spamming juridictionnel de l’histoire de la justice française, qui a toutefois l’air, à ce stade, de trouver cela tout à fait normal.) La poésie anarchiste de Leon Larsson aurait peut-être subi le régime des lois scélérates si elle avait été publiée en France. Or ces lois sont toujours en vigueur : le moyen, je vous prie, d’être certain qu’elles ne s’appliqueront pas au traducteur que je suis ? Aucun moyen car, avec ces lois et les autres du même acabit, une seule chose est sûre, c’est que personne ne peut jamais être sûr de rien. Qu’il me soit permis de dire, pour ma défense, que ce travail de traduction se veut un travail éducatif.
Pour l’anecdote, parmi les quelques personnalités qui s’opposèrent aux lois scélérates, on nomme volontiers, voire surtout, Léon Blum. On oublie d’ajouter que, lorsque ce dernier dirigea le Front Populaire, il se garda bien de supprimer ces lois. Or c’est ce point-ci plutôt que celui-là qui nous fait savoir ce qu’il faut penser de la position de Blum vis-à-vis des lois scélérates.
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Les chants de la haine
(Hatets sånger, 1906)
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Chant de la haine (Hatets sång)
Mon chant, il chante la misère et l’injustice,
les durs coups de fouet et la tyrannie séculaire.
Je l’ai composé dans le sang, les longues nuits de souffrance,
et le chante avec tristesse, haine et colère.
Mon chant ne chante pas ceux qui souffrent avec patience.
Et ce n’est pas un chant de joie ni une chanson d’amour ;
non, il ne parle que d’orages et de temps difficiles,
de combats dans les steppes nues, de mort sur les chemins couverts de sang.
Mon chant retentira sauvagement dans les rues et sur les places.
Aussi sauvage que le rugissement de la tempête et le tonnerre.
C’est une chanson de détresse, de tourment et de chagrin.
Un cri de vengeance poussé par l’enfant affamé de la misère.
Je n’ai pas de place pour la paix, l’amour et le pardon,
je n’ai qu’un sentiment : une haine diabolique.
Et l’enfer a sa demeure dans mon âme elle-même,
c’est un feu de l’abîme, qui consume et détruit.
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Pas d’obole (Inga nådegåvor)
Tu viens vers nous en manteau noir
avec un regard souriant et pieux,
tu descends précautionneusement l’escalier moisi
conduisant à la cave de notre misère.
C’est ainsi que tu visites tes journaliers affamés
pour soulager les plaies de l’indigence,
mais tu oublies que c’est à nous que tu voles
tes écus depuis longtemps.
Avec l’argent volé nos tourments ne sont point apaisés,
c’est une goutte d’eau dans une mer infinie :
les tas d’or que tu dis être à toi
sont rouges de notre sang.
Avec le seul pain de la charité tu penses endormir
et tromper l’esclave sur sa propre terre, –
mais je préfère voler tes richesses
que de recevoir les miettes de ta table.
Non, va-t’en de notre sombre caverne !
N’essaye pas d’empêcher la détresse de tes serfs.
Car nous maudissons les miettes charitables
jetées depuis ton opulence.
Nous haïssons, haïssons cette engeance de pillards
qui conduit tant d’hommes au précipice.
Et nous maudissons ta main qui tend
dans l’antre de la misère un sou volé.
Nous ne voulons rien de l’opulence,
aucune obole de la table des riches ;
car ce que nous voulons, c’est tout le pain
– sans en rien retrancher – produit par notre terre.
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Dans l’esclavage (I träldom)
Comment se peut-il que je sois né pour vivre dans les ténèbres,
pour fouler éternellement la boue dans cette vie,
condamné à vivre dans un trou sordide
où l’obscurité de la nuit ne s’éclaircit jamais ?
Je veux quitter ce brouillard ténébreux
et marcher sur la route ouverte,
laisser derrière moi ce désert d’ordures
qui me sépare de l’Éden de la vie.
Et je veux être purifié, laver mon âme
dans les rayons et les bains de la beauté,
que je puisse la contempler, claire et haute,
celle qui convie de toute éternité à la cité de la pulchritude.
Alors je suis parti des sombres vallées de la misère
vers la lumière solaire de la vie – loin de ma nuit épaisse.
Mais le gardien du temple lumineux,
ah ! avec un rire de mépris me repoussa.
« Tu n’atteindras jamais cette clarté
car tu es né pour être esclave de la nuit.
Souffre à jamais le froid et la faim,
sois pour toujours écrasé par le talon des puissants. »
Ainsi suis-je condamné à vivre dans l’abîme,
méprisé, battu, déchiré, dégradé.
Levant des mains calleuses vers le ciel,
je maudis le sort qui m’a fait naître esclave.
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Soif de liberté (Frihetsbegär)
À l’origine des temps fut allumée
une étincelle, la soif de liberté ;
au plus profond de l’âme du peuple
cette étincelle luit et brûle.
De siècle en siècle elle a brûlé
dans les longues et noires années,
et elle brillera et flambera
aussi longtemps que dure le monde.
Cette étincelle donne à l’esclave
ses rêves du pays aryen†
et sa foi dans l’avenir
qui brisera la servitude.
Cette étincelle brillait chez Satan
quand il engagea sa lutte solitaire contre Dieu,
se rebella contre son maître,
refusant d’obéir à sa loi.
Cette étincelle nous pousse de l’avant
sur une route funèbre et difficile,
cette étincelle est la haine qui nous conduit
au combat dans la guerre de libération.
† pays aryen : Traduction de « Ariens land », expression employée par le poète suédois Gustaf Fröding dans un célèbre poème de 1896, Un rêve du matin (En morgondröm), et qui pourrait avoir servi de lieu commun poétique : chez Fröding, ce « pays des Aryens » est une thématisation, fondée sur Nietzsche, du bonheur temporel par opposition au paradis post-mortem, ce qui est aussi le cas dans le présent poème de Larsson. (Nous reprenons ici l’analyse donnée par la page Wikipédia en suédois consacrée au poème de Fröding, tout en remarquant que « pays des Aryens » se dirait aujourd’hui « Arierns land » : si l’analyse en question n’est pas fantaisiste, l’anomalie est peut-être imputable à la réforme de l’orthographe suédoise.)
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La cloche de la tempête (Stormklockan)
Entends, ô entends dans la nuit
le sauvage badonguement de la cloche,
sa menace, son cri d’avertissement !
Entends le battement sourd résonner,
tantôt ascendant, tantôt descendant,
comme une mer déchaînée.
Les fondations de la tour vibrent
et lourdement tremblent et sourdement craquent
quand l’airain est mis en branle.
Qu’elle craque, la tour moisie,
qu’elle frémisse comme dans l’angoisse
aux coups que le battant assène.
Avant, elle chantait des chansons fausses
sur la convoitise et le repentir
et la grâce dans les bras de Jésus ;
et la misère grelottante, affamée
se voyait promettre après la mort
un bonheur éternel, havre de paix.
À présent, quand le son puissant de la cloche
monte dans les hauteurs du ciel,
c’est le psaume sauvage de la misère.
Car avec ces notes retentissantes
elle veut réveiller le monde entier
de l’étouffement du sommeil.
C’est dans la nuit obscure
que le peuple prend sa revanche
de l’iniquité des siècles dans le sang,
quand au cœur des villes
la multitude puissamment gronde
comme un fleuve impétueux et débordé.
Vois, le nid du mensonge est détruit !
Vois, la forteresse de la violence s’écroule
sous le chant sauvage de la cloche.
Et par la hache et par l’épée
le vieux monde sera bientôt conduit
à sa chute et disparition.
Que flambent les flammes ardentes,
qu’elles causent des ravages,
répandent la destruction !
Dans une mer de feu sans limites,
tous les pays de la terre
doivent être lavés du crime et de l’ignominie.
La cloche de la tempête retentit,
la tour tremble sourdement, oscille
aux coups puissants des cloches.
Que ses notes montent plus haut,
jusqu’à ce qu’elle sonne triomphalement
le jour rouge du jugement dernier.
*
Aux imbéciles ! (Till narrarna!)
Vous, frivoles imbéciles de la société
qui passez vos jours dans les plaisirs,
vous vous réveillerez quand la société tremblera,
entendant le badonguement des cloches.
Vous foulez d’un talon de fer
la poitrine gémissante des esclaves,
c’est avec l’acier et les balles sifflantes
que vous leur apportez soulagement et réconfort.
Pendant des siècles ils ont été dupés
et réduits à la pauvreté,
dépouillés du droit et du pain :
pour pain vous leur avez donné des pierres.
Mais les gens se réveillent de leur misère,
ils se rappellent les temps qui ne sont plus
et la haine que rien ne peut éteindre
flambe à nouveau dans leurs pupilles.
Oui, vous étiez des imbéciles qui pensiez
que la tempête n’arriverait jamais jusqu’à vous
et noyiez la peur des soulèvements
dans les plaisirs et le schnaps soporifique.
Oui, chantez et riez, imbéciles,
vivez dans la joie et le luxe ;
répondez aux larmes des affamés
avec des coups de bâton, la dérision et le mépris.
Et laissez vos chanteurs chanter
le vin dans les coupes dorées ;
que vos « salut ! » tonitruants résonnent
en longs échos dans les salons festivement décorés.
Oui, faites la fête, tous, et dansez,
tant qu’il peut dans vos fêtes y avoir de la joie
et que vous pouvez couronner vos fronts
de fleurs et verdoyantes feuilles.
Votre danse est une danse sur le volcan ;
elle a lieu au bord de la tombe, votre fête !
Le coq rouge va bientôt pousser son cocorico
et la mort sera votre convive.
Dans les villages, dans les rues des villes,
la pensée du peuple est en ébullition,
le monde, avec ses différents pays,
est au bord de l’effondrement.
Le tonnerre gronde, le vent siffle, les éclairs luisent
dans la tempête grandissante des esclaves.
Des vieilles formes de la société
elle va faire des décombres.
Il sera trop tard quand vous l’entendrez éclater
avec le sourd crépitement de la foudre,
vous verrez le feu se répandre
et réduire vos lares en cendres.
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Un chant de l’abîme (En sång från djupet)
Dans l’abîme où nous vivons, nous ne voyons jamais le jour,
à la rouge lumière des torches nous avançons à tâtons
dans les galeries où se répercute le bruit sourd des marteaux
quand nous extrayons le minerai des entrailles de la montagne.
Lorsque le soleil se lève sur les champs et les vertes vallées,
et les oiseaux de l’air chantent leurs psaumes de joie,
dans les souterrains commence la quotidienne fatigue,
nous faisons monter à la surface le riche et lourd métal.
Enfants de l’inframonde, fils éreintés des ténèbres,
nous aspirons à la lumière, à la vie dans les contrées ensoleillées ;
c’est en vain que l’avons désiré car nul n’entend les prières
pleines de nostalgie montant du puits obscur de la mine.
Vous autres qui sur la terre marchez et folâtrez
dans les vastes plaines, les champs couverts de fleurs,
que savez-vous de la misère endurée par ces milliers d’âmes,
de la pauvreté souterraine, avec son froid et sa faim ?
De la pâle pauvreté des ténèbres, de cette Géhenne dans la vie,
de nos innombrables peines vous ne savez rien !
Vous ne voulez penser, deviner, sentir,
vous ne voulez entendre ces voix de l’inframonde !
Mais si depuis ces profondeurs obscures aucune voix ne s’entend,
et si nul œil ne voit notre détresse millénaire,
le tonnerre est pourtant perceptible, un tonnerre lourd et menaçant,
un grondement souterrain qui annonce la tempête et la mort.
Oui, entendez ce roulement dans les sombres couloirs de l’abîme,
qui tonne sourdement, retentit, jette éclair après éclair,
ce sont les enfants des ténèbres, vos milliers de prisonniers
qui font sauter leurs explosifs sous votre château !
Nous voulons sortir de la nuit et des terriers,
faire sauter tous les obstacles et toutes les chaînes ;
nous émergerons de l’ombre à la lumière et dans la liberté,
et nous bâtirons sur la terre l’avenir dont nous rêvons !
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Tempête à l’est (Stormen i öster)
Ndt. Évocation des événements de 1905 en Russie.
Les bords du ciel luisent, flamboient,
des nuages de foudre s’amoncellent à l’est ;
la tempête avance du pays des tsars,
grondant de mille voix menaçantes.
Le signal est donné depuis la mer d’Asie
par les milliers de canons du Japon :
et les tyrans du peuple préparent leur sépulture
dans la crépitante musique de la guerre.
Mais le peuple dormait depuis des siècles
dans une nuit aux antres ténébreux
où le mensonge et la violence règnent
en maîtres sur la pauvreté,
ah, le peuple fut endormi par les chants de psaumes
qu’entonnaient les rangs de prêtres,
avec la Vierge Marie dans la pompe des cieux,
avec le tsar, leur père sur la terre.
Ils vivaient pour le tsar, payaient leur sou
au trésor qui engraisse les princes ;
ils étaient conduits par la faim au bord du gouffre
et saignaient à mort dans les guerres, patiemment.
Pieux comme des bœufs, ils portaient leur fardeau
et jamais ne se plaignaient dans le besoin :
ils rongeaient des os et buvaient leur kvas,
et allaient joyeux à la mort.
Et les héros de Russie dans la misère et le besoin
ont en vain combattu pour le droit.
Ils eurent en braves des morts de martyr,
agonisant sur les plaines enneigées.
Alors souffla depuis les ténèbres un vent d’aurore,
dans le brouillard des siècles splendit une lumière !
Le peuple est enfin sorti de son sommeil
pour l’heure frémissante de la révolution.
La tempête avance sur la mer, sur la terre,
sur les vastes étendues de la Russie ;
cela tonne, cela gronde sur le monde entier,
c’est la promesse de la lutte et du soulèvement :
c’est la vengeresse tempête de révolte des Russes
qui s’abat sur le pays ;
c’est le peuple qui se forme en communauté
pour la réalisation des idéaux séculaires.
Un coup de feu vient d’éclater, une bombe vient d’exploser,
et les chants frémissants de la tempête retentissent.
Bientôt le droit sera constitué, sur un reste de barricade,
et le trône est condamné.
Car quand le droit est étouffé et ne trouve d’interprète,
quand le peuple est accablé de chaînes,
alors seuls le poignard et la bombe peuvent parler –
alors la tempête surgit des cabanes des travailleurs.
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Les pétroleuses (Petrolöser)
Nous ne combattons pas avec des canons et des fusils
dans les batailles où retentit le tonnerre ;
nous allumons le feu qui détruit les villes,
nous démolissons, dévastons et pillons.
D’abord ils voulurent rire de notre armée en jupons,
on fit des gorges chaudes de cette légion de femmes,
mais plus personne ne rit à présent : on pousse les hauts cris
contre la cohorte des tigresses affamées.
Nous ne marchons pas dans le tonnerre et le bruit
à la musique des tambours
mais les bourgeois crient et s’enfuient terrifiés
devant le bataillon des jupes.
Nous nous glissons derrière les maisons délabrées
dans l’obscurité des rues et des ruelles,
et nous laissons décombres et gravats derrière nous,
des cendres noires et fumantes.
Notre seule devise est : « Allumer, allumer,
frapper et détruire, ravager :
que la mer de feu monte haut dans le ciel,
que les flammes enfantent un monde ! »
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« Malheur aux vaincus » (« Ve de besegrade »)
« Malheur aux vaincus ! », les entend-on hurler,
quand les scribouillards des journaux poussent leurs cris vers le ciel.
Ils mâchent leur salive et crachent du venin,
jappent et glapissent dans une fureur sauvage.
Oui, chantez, petits scribouillards, pour les magnats de la monnaie
et louangez le vainqueur, et le bonheur et la paix.
Mais les soldats de la peine peuvent longtemps encore,
même affamés, continuer leur immense combat.
Oui, tombez à genoux et chantez, petits laquais,
faites monter vos cris de jubilation.
Car le maître paye en écus sonnants et trébuchants
les chansons – et les genoux douloureux.
Ô vermines, scribouillards, valets en esprit,
quand la bataille sera terminée, revenez
et vous verrez bouche bée comment un millier de plébéiens
se sont battus comme des lions, ont triomphé en hommes.
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Du fond de l’abîme
(Ur djupet, 1906)
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Ma Muse (Min sångmö)
Ma Muse n’est pas comme les autres
une jeune fille qui gazouille et rit ;
non, c’est une femme de l’obscurité,
une fille du froid et de la nuit.
Elle n’a jamais appris à rire,
n’a pas grandi en jouant,
et dans la vie elle n’a jamais connu
une heureuse caresse humaine.
Elle fut laissée à l’écart de la joie de chaque jour,
du soleil et du bleu du ciel,
et c’est pourquoi elle s’est tôt desséchée,
ses joues sont devenues grises et creuses.
Quand brille une rougeur sur ces joues,
d’un éclat hectique et cuisant,
c’est la fièvre de son sang
qui les rend sombres et rouges.
Avec son luth ma Muse vient
de milliers de chagrins ;
elle vient en guenilles,
avec un châle gris et râpé.
Elle joue du luth et chante
un chant triste et singulier ;
elle chante l’obscurité et la grisaille,
la pauvreté, la souffrance et les pleurs.
Elle chante les misères de la vie,
la disparition de la joie en ce monde,
l’Éden, le paradis des rêves
gardé par une épée de feu.
Mais qu’approche la tempête, la conflagration,
que le peuple se mette en mouvement,
alors elle marche derrière des drapeaux rouges
et chante le chant de la tempête.
Alors elle jette son luth
et s’empare d’un tambour et rataplan !
insurgée, elle fait retentir le tambour
quand le peuple déferle en vagues puissantes.
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Dans l’abîme (I avgrunden)
Dans les profondeurs de la terre
où n’atteint pas la caresse du soleil,
dans les domaines de la tristesse
où le dragon est couché sur son trésor
en repos éternel et menaçant ;
des formes courbées errent
par les sombres galeries du royaume des morts,
et des yeux injectés de sang scrutent
les vastes et claires régions
où les gens vivent dans le bonheur.
C’est l’engeance de la tristesse,
vivant ignorée des gens heureux
car elle fut condamnée à la souffrance
dans les donjons du désespoir,
à la pauvreté dans les régions du dénuement.
Et jamais ne parviennent les saluts de la lumière
aux cohortes dolentes de l’abîme,
qui espèrent, implorent leur délivrance
des maints pièges sournois
dressés dans les puits du dragon.
Ici est le mystère obscur
dont le voile ne peut être levé,
où des centaines de milliers pleurent,
se lamentent et soupirent éternellement
dans les tourments du désespoir.
Et résonne sourdement l’appel affligé
de ces gens criant dans l’angoisse,
car ici, dans l’obscurité, le froid,
se tisse une lugubre histoire
de malheurs par milliers.
Jamais le soleil ne brille
sur ces gens qui souffrent perpétuellement,
qui meurent de faim et de froid éternellement,
et glissent toujours plus bas,
plus loin des étoiles et du ciel.
Et cent millions plongent
dans les précipices plus obscurs,
dans les régions de la misère,
au fond de l’abîme
où les regards n’atteignent point.
Et au fond du désespoir
l’appel affligé des tourmentés meurt étouffé ;
d’innombrables mains maigres
se tendent, mais en vain,
vers les pays bienheureux du soleil.
Les prières de lèvres pâles,
les cris sauvages et sourds
résonnent perpétuellement
dans les royaumes lugubres,
montant vers les bords du ciel.
Des torrents de larmes coulent
sur les joues que la souffrance a creusées,
car nul d’entre eux ne trouvera jamais
le bonheur qui les fascine,
les appelle indistinctement de loin.
Et l’homme en vain serre
ses poings convulsivement
et rugit de colère
et de défi contre le sombre génie
qui règne sur la nuit du malheur.
Nul n’ose lever la main
contre le haï dragon de l’abîme
qui se repaît de sang ;
car il est toujours éveillé
et les menace tous de mort.
En larges cercles constricteurs,
il repose dans une crevasse grise
et apporte le malheur et la mort
à ceux qui vivent dans l’abîme,
dans les ténèbres et la détresse éternelle.
Les cohortes qui pantèlent accablées
sous le joug du dragon sont contraintes
de rapporter chaque jour du gouffre
les trésors au doux son métallique
pour accroître sa richesse.
Les sages deviennent imbéciles
à force de chagrin et d’épuisement sanglant,
et des torrents de larmes chaudes
coulent sans cesse autour de l’or
dans le sanctuaire de l’affliction.
***
Mais la mesure est comble
pour la race asphyxiée des misérables,
et les flammes rebelles de la vengeance
dévasteront les ergastules du dragon
en crépitements rouge sang.
Le dragon sera exterminé,
les fers rouillés seront brisés
et le feu se répandra sauvagement
quand les flammes avides flamboieront
et danseront autour de son cadavre.
Car le peuple qui souffre sans cesse
attend depuis des éternités
les temps heureux baignés de soleil
qu’ont vus les prophètes
au premier printemps des âges.
Alors le brouillard se dissipera
et le soleil versera sa lumière
sur l’armée des opprimés
qui depuis le gouffre sans fond
se répandra sur la terre lumineuse.
*
Tous les deux (Två människor)
Mon amie, je te vois à nouveau
dans le même abaissement que moi.
Je connais ton histoire
car tes yeux rouges d’avoir pleuré
parlent de souffrance et de coups.
Le feu est éteint dans ton regard,
ton visage est jaune, creusé.
Tu voulus te purifier aux rayons du soleil
et c’est pourquoi tu montas vers le jour,
mais tu es retombée dans la boue.
Peut-être un jour as-tu rêvé
que la vie était joies et chansons.
Mais il te fallut récolter la moisson des maux
et dans la sombre misère apprendre
que la fatigue et le chagrin durent longtemps.
Il t’aurait fallu apprendre à suivre
la voie large et par beaucoup suivie,
nous aurions dû écouter les autres
qui se gaussent, menacent et blâment
l’âme refusant de plier.
Oui, tu es comme moi une âme égarée,
jetée dans la misère et le besoin,
et maintenant tu hais le soleil et le jour
car tu es piétinée et battue,
tu es déjà une morte dans cette vie.
Le bon et le noble de ma pensée
furent accueillis avec dérision et ricanements,
et j’ai alors noyé mon amertume,
oui, j’ai jeté mes pensées et mes rêves
dans le vin soporatif des tavernes.
Autrefois nous étions jeunes tous les deux,
nous aimions folâtrer ensemble,
quand nous savions encore rire et chanter
et nos jours n’étaient point accablants
car les soucis cédaient devant la joie de vivre.
Oui, nos joues alors étaient chaudes
du sang bouillonnant dans nos veines
et nos regards brillaient
quand nous supportions joyeusement les fatigues
avec l’humeur désinvolte de la jeunesse.
Mais ce temps a vite passé
avec les jours et les ans pleins de chagrins ;
nous avons lutté contre les années et souffert,
en vain avons-nous combattu le destin :
le destin nous a infligé blessure sur blessure.
Cependant, mon amie, oublions
que le temps est passé, dévastateur.
Vidons notre verre d’eau-de-vie
et rêvons dans l’ivresse
au château détruit du bonheur.
*
Un destin (Ett öde)
La nuit est sinistre, les bourrasques mugissent
en forçant leur chemin
au-dessus de la ville en tourbillons
et les flocons de neige tombent
et scintillent dans la rue.
Un mendiant boitille l’échine courbée,
son chapeau tout élimé,
le corps frissonnant dans des guenilles ;
ses membres sont glacés,
ses pieds saignent à cause des pavés.
Il avance en titubant, ne peut s’arrêter,
il doit continuer de marcher,
le froid pousse ce vieillard
éreinté, affamé,
cherchant un lit sur son chemin d’errance.
Mais où fera-t-il son lit par une telle nuit,
peut-être dans cette eau là-bas,
dans le courant tonitruant, entre les blocs de glace,
car il pressent la fin
de tout, de son rêve humain anéanti.
Il voit la récompense des fatigues du travail,
de son sang rouge,
de sa loyauté, soumission et diligence,
de la sueur qui a coulé de son front
et des forces brisées par trente années de labeur.
Ses yeux sont injectés, son âme est convulsée
par des pensées contraires
qui le tourmentent plus encore que le froid et le vent,
et des larmes brûlent,
gelées, sur ses joues creuses.
Il entend les ondes tourbillonner,
elles appellent, offrent
à l’homme épuisé un refuge protecteur ;
il trouvera l’oubli dans les bras du fleuve,
et le repos et la paix.
***
Les eaux tonitruantes roulaient et bondissaient,
elles engloutirent le cri
de l’homme qui sauta hors de la vie,
et chantèrent lugubrement
un psaume funèbre, et le chant de la misère.
*
Dans la forêt (I skogen)
Viens, mon amie, allons marcher dans la forêt,
fuyons la dure musique des rues,
allons nous promener un moment
loin de l’atelier couvert de suie.
Là, dans l’ombre de la forêt, le vent murmure,
rassasié de repos et frais ;
cette fraîcheur, c’est tellement bon sur mes joues brûlantes
quand nous errons dans les chambres de la forêt.
Et je veux là-bas entendre ta voix
car tes paroles peuvent me faire du bien
et tes chansons m’apportent soulagement, réconfort,
chassent les maux de mon âme.
Pour un moment j’oublie la peine et le chagrin,
j’oublie que tout le reste est gris et sans espoir
et je crois que tu es une fée des rêves
qui me conduit vers un château de légende.
Quand nous marchons comme en rêve parmi les fleurs et l’herbe
sous les colonnades de la forêt,
je sais qu’il existe encore quelque chose
pouvant me donner de la joie.
Rêve de cristal : La poésie de Sigurd Agrell
Sigurd Agrell (1881-1937) est un poète suédois également connu pour une théorie sur les runes, auxquelles il impute une fonction numérologique et magique. Il paraît que ce point n’est pas admis par les spécialistes. Entendons-nous : s’agit-il de nier que les runes eussent une fonction magique ou de nier le détail des vues d’Agrell dans le cadre d’un usage magique des runes ? Que les runes aient eu une fonction magique se laisse aisément déduire de nos connaissances sur les sociétés indo-européennes : les travaux de Dumézil sur la tripartition de ces sociétés attribuent à chacune d’elles une classe sacerdotale dont la fonction propre ne se conçoit pas sans une forme ou une autre de magie. Que la magie dans la classe sacerdotale des Scandinaves ait eu pour support l’alphabet runique serait conforme aux pratiques magiques des autres cultures indo-européennes pourvues d’un système d’écriture : l’absence d’une fonction magique aurait quant à elle un caractère exceptionnel et l’exception ne doit pas être supposée sans de bonnes raisons, ce à quoi l’absence de preuves tangibles ne peut servir car cette absence n’est pas en elle-même une preuve d’inexistence tant nos connaissances sont fragmentaires. Le nombre de documents runiques parvenus jusqu’à nous est singulièrement restreint, ce qui ne se laisse interpréter que comme le résultat d’une volonté d’effacer ce patrimoine culturel. Or les traces d’un usage magique semblent bel et bien exister puisque les bractéates, des médailles runiques, auraient entre autres servi de talismans.
Sigurd Agrell était en outre slaviste et a traduit de la littérature russe en suédois, dont Anna Karénine de Tolstoï.
Il était d’ascendance huguenote, ce qu’il évoque dans l’un de ses poèmes (que nous n’avons pas traduit) parlant de son ancêtre Denis Chenon, alias Dionysius Paschilius ou Denis Påkesson, émigré en Suède et décédé dans ce pays en 1689 après y avoir fait souche.
Pour les traductions suivantes, dont nous n’avons pas besoin de dire qu’elles sont une première en français (certains travaux d’Agrell sur les runes ont été traduits en anglais), nous nous sommes servi d’une anthologie parue en 1931 (Valda dikter 1901-1930) et vraisemblablement constituée par le poète lui-même. Les rubriques sous lesquelles les poèmes sont placés ne semblent pas reprendre les recueils publiés, étant structurées par thèmes.
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Poèmes indiques
(Indiska dikter, 1901-1905)
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Ndt. Si nous avons adopté la transcription française usuelle, qui diffère de la suédoise, pour les termes sanskrits employés dans ces poèmes, nous n’avons pas explicité ces termes. Leur sens peut être facilement trouvé en ligne, mais il n’est pas non plus vraiment nécessaire de le connaître pour apprécier cette poésie qui fait fond sur l’attrait d’une « invitation au voyage ».
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La fleur de lotus (Lotusblomman)
La lune suit son chemin solitaire
en silence dans la nuit qui rêve,
la fleur de lotus est ouverte
et glisse sur l’eau bleue,
glisse et dérive, la tige cassée ;
lentement le fleuve l’entraîne,
le regard de la lune la suit
jusqu’à sa disparition dans la mer.
Ainsi ai-je vu avec tristesse ma bien-aimée
loin de moi glisser lentement ;
prise dans le courant froid de la vie,
détachée de mon sein.
*
Âranyaka, un poème de la forêt (Âranyaka, en skogsdikt)
Ô vie, semblable aux attrayants scintillements
dans la danse des rivières,
aux puissants, attirants murmures
dans les forêts de chênes anciens
qui font trembler le cœur de l’homme
de désir et détresse,
nous apportent la joie et la peine –
pour toi mon désir est mort !
Au bord du fleuve sacré,
dans la forêt où vit l’ermite,
j’attends la nuit éternelle,
le repos bienheureux de l’extinction :
comme un murmure léger dans les taillis,
comme une paisible et claire mélodie,
dans la solitude passent mes ans
en une paix pleine de rêves.
Le front entre les mains,
oubliant tout ce qui est,
immobile, je vois au-delà du monde,
avec un calme sourire dans les yeux.
Parmi les arbres murmurants de la forêt,
au bord du Gange chantant,
dans les chambres gelées de l’Himalaya,
je vois mon propre moi.
Les branches en bourgeon qui se balancent
haut sous l’azur des cieux
et tous les oiseaux qui chantent
sont aussi mon être. –
C’est seulement un rêve qui passe ;
quand en moi-même je retournerai,
je sais que le monde entier disparaîtra,
avec moi retournera au néant !
*
Dans le mois de Chaïtra (I månaden Tjaitra)
Te souviens-tu du printemps, des premiers jours
hésitants du rêve de langueur amoureuse,
de la chanson du kokila dans la paix des nuits
claires et souriantes du mois de Chaïtra ?
Te souviens-tu comme tu balançais doucement,
bien-aimée, sur mes genoux
tandis que la fraîcheur du soir irrorait
le bois rouge sang des manguiers !
Tes yeux de lotus se fermaient doucement,
ta tête parfumée se nichait contre mon bras,
lentement nos lèvres s’unissaient,
nous rêvions en silence, sein contre sein.
Les étoiles, grandes, étonnées,
glissaient dans l’azur froid,
mi-joyeuses – mi-tristes –,
nous restions comme cela – longtemps…
*
Salut au printemps (Vårhälsning)
Avec le brillant des onguents de santal sur leurs reins bronzés
et de blanches couronnes dans leurs cheveux noirs,
avec des bracelets dorés, et dans des habits jaunes,
une procession de vierges s’avance lentement
dans la clarté de midi pour saluer le printemps :
leurs mains tendent des fleurs d’ashoka !
Leurs dents brillent comme des perles
et leurs lèvres comme des fleurs de bandhudjiva
tandis qu’elles vont en rêvant tendrement de Kama. –
Mais dans sa demeure Yama les attend toutes :
de ce que donne Vishnou rien ne peut rester.
Tu le reprendras, loué sois-tu, ô Shiva !
*
La saison des pluies : Sur un motif du Ritusamhâra (Regntiden: Med motiv från Ritusamhâra)
Sur les hauts éléphants bleus et gris des nuages,
la saison des pluies s’avance ; des flancs de la montagne
le fleuve torrentueux se précipite comme une panthère.
Alors retentit le tambour du tonnerre,
les paons dansent à l’unisson,
la queues grande ouverte, dans une pompe d’éclairs.
Sur l’herbe d’émeraude gambadent les gazelles,
partout où presse le pied la forêt est pleine
de bourgeons d’or et de champignons rouges.
D’innombrables oiseaux, légers, petits,
chantent dans les ramures, se balancent, palpitent,
orange, rouges et bleus avec des clartés de métal. –
– On entend approcher le tonnerre.
Les femmes cessent de sourire, maugréent
et se blottissent inquiètes les unes contre les autres.
Troublées, elles se précipitent des toits et des terrasses,
leurs seins gracieux se soulevant avec des parfums
d’onguent de santal et de poudre de safran.
Autour des chevilles et des bras leurs anneaux d’or cliquètent,
les clochettes à leurs ceintures de soie tintinnabulent.
Dans l’agitation de leurs jeunes corps élancés,
les cheveux dénoués tombent jusqu’à la taille –
de toutes les fleurs brillantes dont elles les avaient ornés,
seules restent quelques petites kadambas.
*
Complainte nocturne (Nattklagan)
La lune glisse comme un flamant rose
sur le calme étang du ciel, vert de cristal,
entre les lotus pâles et blancs des étoiles.
Tout est si calme, immobile et silencieux. –
Mon cœur veut sangloter, se lamenter,
et pleurer, pleurer. Sais-je pourquoi ?
Mon cœur veut se lamenter comme un oiseau solitaire.
*
Comme l’étoile du soir au loin (Som aftonstjärnan fjärran)
Ah ! comme l’oiseau chakora qui vit seulement
des froids et pâles rayons du clair de lune,
mon cœur, ô bien-aimée, peut vivre
de la seule lumière de ton front, comme la lune clair.
Si loin de moi que tu sois,
comme l’étoile du soir au-delà des bambouseraies,
tu m’es pourtant proche, si proche
que ta lumière inonde mon âme.
*
Poèmes à la manière de Bhartrihari (Bhartrihari-dikter)
Le corps immergé dans l’impureté,
nous restions dans le noir du ventre maternel,
notre premier son fut un cri de douleur,
le dernier sera un soupir, et personne ne sait nommer
tous les tourments dans lesquels nous nous serons convulsés,
qui nous auront brûlés aux yeux de tous et consumés en secret,
et même s’il nous est arrivé de connaître un fugace plaisir –
de quelle aide et consolation cela peut-il nous être,
même si nous avons mis le pied sur nos ennemis,
même si notre amour est parvenu jusqu’aux bras d’une femme –
de quelle aide et consolation cela peut-il nous être !
***
La vieillesse nous guette comme un tigre dans la nuit,
les chacals des maladies attendent notre corps. –
La vie s’écoule – aussi sûrement que l’eau
d’une cruche brisée.
***
Le papillon, mes amis,
qui ne connaît point la peine
vole vers la flamme et se brûle les ailes ;
l’homme, mes amis,
bien qu’il connaisse
la vanité du désir et de la jouissance
s’y précipite les yeux ouverts,
ni l’homme ni le papillon n’est libre.
***
Shiva, Shiva, Shiva,
accorde-moi de vivre dans la paix
d’une sainte forêt –
puissé-je voir mes jours s’écouler
d’un regard égal, avec les mêmes paroles
un fétu de paille et une femme,
une pierre et un champ de fleurs,
l’ami à qui l’on a tout pris
et l’ennemi qui possède des trésors,
un serpent et un collier de perles,
une pierre précieuse et une poignée
de terre putride !
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Visions et rêves
(Syner och drömmar, 1901-1906)
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Rêve de cristal (Kristallisk dröm)
Contre le clair azur se berce l’entrelacs givré des arbres,
si léger, fragile ! Vois, dans la lumière du matin
le vaste pré repose gelé, d’une blancheur éclatante,
avec des millions de cristaux étincelants
sur les pierres grises et l’argile sombre.
Ô mon âme, immobile, endormie par le murmure de l’hiver,
tu tombes lentement dans les eaux du rêve,
en de paisibles rêves, aussi paisibles que les cristaux !
Plonge dans une froide clarté de couleurs
où tu ne percevras plus ni son ni parfum
et rêveras seulement, fraîche comme les lys de la glace.
Qu’est loin la joie, qu’est loin la lutte :
l’espace cède, le temps s’arrête –
ta volonté se minéralise en sensations ayant l’acuité du froid.
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Défunt amour (Död kärlek)
Hier je me suis rendu sur le chemin silencieux
où nous marchions autrefois. Parmi les fleurs blanches,
les feuilles brillantes, toute la richesse du printemps
et les doux souvenirs m’étaient présents.
Comme tout prit fin soudainement et comme fut amère
notre séparation. Comme fut dur mon jugement
qui tomba silencieux sur toi. – Que tu fus pauvre et vide
devant moi quand mes sentiments étaient morts !
Je le sais à présent : mon amour était le rêve de ton amour –
mon âme seule t’avait créée.
Pourtant ! avec des regards parfois durs, parfois tristement doux,
je vois deux yeux partout me suivre.
Comme deux étoiles réfléchies par une rivière,
ils suivent éternellement mon existence… Ferme les yeux, oublie !
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Villes russes
(Ryska städer, 1906)
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Astrakhan (Astrachan)
La Volga est large, sombre de miroitements d’huile.
De hauts bateaux aux lourdes roues se croisent.
Les odeurs de peinture et de goudron brûlant se mêlent
à celles du poisson et de l’écorce des grumes.
Des Perses bistrés portent des corbeilles de raisin.
Le soleil est accablant. Des sirènes aiguës déchirent l’air.
L’oreille assourdie entend la chanson du travail des grues. –
Dans l’azur profond, pas le moindre nuage.
Le long d’interminables rues bordées de maisons basses,
le vent tourbillonne sur le gravier ardent.
Des porcs gras vont et viennent parmi des moutons noirs.
Solennel et tranquille, le chameau avance ;
Sur son char plat aux hautes roues, apathique,
le Kalmouk aux yeux bridés, corpulent et jaune, repart.
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Nijni Novgorod (Nizjnij Novgorod)
Des Tatars enrubannés de rouge et vert
vendent les babouches frangées d’or de Kazan.
Le maigre Chinois en caftan bleu, à la longue tresse,
solennellement muet dans le souk bruyant,
va et vient sur des socques plats.
De la tente tzigane résonnent des fanfares.
En bottes blanches, ceinture large et belle,
les kupiecs1 reluisent comme des samovars :
l’affaire est bientôt conclue par un baiser et de la joie.
Assoiffés de schnaps et de roubles –
le regard lourd, embué, les observent
un noir Arménien, un Danois blond.
Ici la Volga reçoit l’Oka2 dans ses bras :
ici se rencontrent Pékin, New-York et Moscou.
1 les kupiecs : Traduction de kupjetser, mot inconnu du Dictionnaire de l’Académie suédoise et qui ne peut être qu’un slavisme introduit par Agrell. En l’occurrence, kupiec désigne un marchand en polonais et c’est forcément ce terme qu’on retrouve ici suédisé (kupjets doit se prononcer à peu près comme kupiec, et le « er » final n’est que la désinence propre au suédois). Il s’agirait donc, dans le poème, de marchands polonais ou d’Europe de l’Est. C’est un peu par hasard que nos recherches nous ont conduit à ce qui nous paraît être l’interprétation correcte de ces vers.
2 l’Oka : Affluent de la Volga.
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En matières précieuses
(I ädel materia, 1907-1908)
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Cristal (Kristall)
Mon désir est un vase clair de cristal
où dans une eau fraîche et d’une immobilité d’argent
une fleur regarde vers la nuit
qui se répand, d’un bleu profond, étoilée, haute et froide.
Dehors, dans les platebandes d’un jardin,
ses sœurs communiquent le flux de la vie,
les ailes des papillons répandent le trésor
de la pluie caressante des pollens dorés.
Dans la paix du soir ses sœurs parlent
du chuchotement du vent et des présents du soleil.
Mais cette fleur plongée dans la fraîcheur du cristal
regarde haut et loin, elle ne sait rien de la terre.
Elle rêve, béate, blanche, glacée et frissonnante,
aux seules floraisons de l’espace. Aux lumières silencieuses.
*
Marbre (Marmor)
J’aspire à toi, blanche paix du marbre :
tu possèdes la chasteté de la froideur dans l’éclat doré,
munificent que répandent les chauds rayons du soleil
qui donnent les rêves de la chair hors des sens. –
Qu’est-ce que le désir agité, fébrile, avide
de l’adolescent, au regard du calme
héroïque et courageux d’un homme seul au travail
pour gagner la beauté silencieuse de l’œuvre !
– Hétaïrisme bruyant et couronné de feuilles de la jeunesse,
avec ton tintamarre de coupes, qu’es-tu ? –
contre le grand amour muet d’un cœur créateur
pour tout ce qui grandit lentement dans l’âme
ne désirant point être hypocrite – mais seulement
donner avec sérénité, dans la frigidité dure et blanche !
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Dans les Tatras (Zakopane)
(I Tatralandet [Zakopane 1907])
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Ndt. Les Tatras sont un massif montagneux à cheval sur la Pologne et la Slovaquie. Zakopane est une ville polonaise. (Ces points sont d’ailleurs largement indifférents aux poèmes que nous traduisons dans cette série.)
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Vois cet azur au-dessus de nous ! –
Dans les odeurs de la résine chauffée par le soleil
parmi le repos des branches, contemplons
à deux la pureté du firmament !
Nous voyons errer les nuages blancs,
partageant une même pensée.
Au loin se dresse la montagne puissante. –
À présent la paix de la beauté peut prévaloir :
silencieux moment d’éternité
quand les sens deviennent de cristal. –
Ô sur toute choses que je sais et que je vois
se répand une lumière dorée :
un trésor se cache dans le mystère
derrière la grille fermée de l’âme.
*
De fleurs blanches tes genoux sont couverts,
au soleil tu souris,
assise en robe bleue
sur la chaise basse dans le jardin.
Ton être est comme une brise d’été,
comme un parfum de violette. –
De fleurs blanches tes genoux sont couverts,
au soleil tu souris.
Mais parfois ta voix devient un soupir,
comme d’un vent soufflant sur un rivage désert. –
La douce lumière de tes yeux bruns
a l’éclat du pays des morts !
Avec un murmure léger pulse le sang
de tes mains finement veinées.
*
Ainsi vis-tu dans cette contrée
parmi des lacs aux eaux vert sombre
et des sommets gris où parfois
il neige dans la lumière de l’été. – –
Tu me parais entraînée vers un rivage inconnu
parmi de lointaines îles mystiques,
princesse d’un pays de légende
au-delà de montagnes et de mers déchaînées :
Tu ne peux en être ramenée
par celui qui gagne ton cœur. –
C’est dans l’écume des vagues et le tumulte du vent
que splendit la lumière de ton existence
jusqu’à ce que des lointains
son vaisseau retrouve le port natal.
*
Ma journée s’écoule en un rêve paisible,
loin de la tristesse comme du bonheur. –
Je vois nimbés d’une auréole
tes cheveux mats irrorés d’or.
Ta bouche est rouge comme la plaie du Sauveur.
Je ne la presserai jamais. –
En un rêve paisible ma vie s’écoule,
loin de la tristesse comme du bonheur.
De tes yeux la bonté limpide
est comme le regard de la mère de Dieu,
le timbre de ta voix porte l’écho
des fleuves du Paradis –
je viens de la forêt d’épines,
en frère égaré.
*
Le sombre Eros
(Den mörke Eros, 1909)
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La pureté de ton front, mon amour,
a le brillant de l’ivoire,
les riches boucles de tes cheveux portent
l’éclat étincelant et doré du soleil !
– Mais le silence du ciel matinal,
de la plus lumineuse et claire turquoise,
rêve dans les globes de tes yeux.
Ma nostalgie en eux s’attarde.
Quand ton âme balance comme un lys
dont les feuilles servent de calice à la rosée,
mon vouloir en a la nostalgie
ainsi que d’une rose sanglante, sombre comme la nuit.
Ô amour, mon cœur veut refléter
de ton être la pâle et froide lumière –
comme la mer reflète l’étoile blanche et bleue
dans les murmures du matin qui s’éveillent !
*
Je ne sais, souriante amie,
si tu comprends la profondeur de l’amour.
La racine de notre être – c’est la souffrance
qui saigne depuis des milliers d’années !
Ah, tu m’as donné la couronne d’affliction
aux rubis d’un froid tranchant –
j’ai bu le sang répandu de mon front
comme un vin précieux.
– Et nous avons plongé dans la mort
pour être emportés comme des feuilles
par la tempête éternelle
sur la ville sans repos –
et tu serrais violemment mes épaules
de tes bras rigides comme la glace,
et je te pressais, ô mon aimée,
contre ma bouche éternellement sanglante !
*
Je reste un moment dans la paix du soir
au bord de l’azur froid à la fenêtre
tandis que le grand cercle pâle de la lune
s’exonde en silence des nuages. – –
Tu es à présent si blanche, si froide
comme la lumière pâle de la lune –
ta bouche a la clarté de glace du cristal,
ton front la pureté de la neige.
Albe lys dans le calice duquel
a versé son poison une étoile :
sur le noir catafalque du cœur
tu habites un tombeau froid comme la nuit. – –
Pourtant, ô viens parfois comme une vision blême
à la fenêtre de ma maison –
formée du jeu de lignes légères,
d’algide lumière blanche et tremblante !
Et baise ma bouche fermée… Un moment
dans le bleu silence du soir,
quand le grand cercle muet de la lune
brille pallide sur nous deux…
Ta bouche a la clarté de glace du cristal,
ton front la pureté de la neige –
ma bouche veut oublier les vagues du sang,
mon front veut oublier la lumière du soleil !
*
Mon amour, je me rappelle tes cheveux étincelants
aux odeurs de prairie en fleurs.
– Ah ! mes mains y jouaient jusqu’à la souffrance,
ils devenaient pour elles des cordes vibrantes !
Tu devenais pour elles des cordes d’un métal précieux
qui résonnaient claires sur une lyre
en doux accords tandis que la nuit était froide
et qu’en délire le sang pulsait avec la légèreté du vent.
Tu devenais pour elles des cordes coupant jusqu’au sang,
comme des buissons d’épines tranchantes,
cela faisait sentir un cœur de poète
comme jamais auparavant…
Mon amour, je posai mes lèvres sur tes cheveux étincelants
aux odeurs de prairie en fleurs –
car les mains y jouaient jusqu’à la blessure :
ils devenaient pour moi des cordes sonores.
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Varia (1915-1929)
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Printemps de Lund (Lundavår) (I-II/II)
I.
Le ciel est bleu derrière les arbres sombres
où les feuilles tendres se répandent à la lumière.
Comme il sourit, le tapis de l’herbe, vert émeraude, amical !
Ainsi qu’autrefois revient le murmure du vent printanier.
Dans les chatoiements du soleil joue la fontaine enivrée.
Sur l’étang aux cygnes des ondulations frémissent.
Comme avant. – Mais la jeunesse est passée
et le cœur qui chantait est devenu muet.
En homme fatigué par la lecture, tenant un enfant par la main
je marche dans les chatoiements de ce soleil de printemps.
L’insouciance n’est plus mienne comme autrefois,
mais le chant des oiseaux ne rend pas amère mon âme.
Ah, il n’y tombe plus qu’un seul rayon de la vie –
la vieille lyre est oubliée au fond du cœur.
II.
C’est printemps aujourd’hui. Premier mai.
Un ballon de baudruche rouge est attaché
à un bouton de la veste de marin de mon garçon. –
Je me souviens des printemps de mon enfance, aux odeurs de goudron
et de peinture au soleil sur le quai du fleuve,
où les coques des bateaux brillaient comme des faux.
Comme autrefois, c’est mai. Avec l’ondoiement des drapeaux.
Ô temps de l’enfance, si lointain et si proche…
Je me souviens de mon père. – Aux printemps du siècle passé
on buvait des toddies parmi l’odeur des feuilles de chêne.
Et le verre était brisé. Et il y avait des rires et des larmes.
Et l’on chantait Bellman3 le soir sous la tonnelle.
C’est printemps aujourd’hui – alors vive les jours de printemps !
Je me souviens de mon père. Plus tard, tu te souviendras de moi, mon fils.
3 Bellman : Carl Michael Bellman, poète du dix-huitième siècle, « l’Anacréon de Suède ».


