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Poésie précolombienne : nahuatl et quechua (Traductions de l’espagnol)
Le lecteur trouvera ici des traductions françaises depuis l’espagnol de textes tirés de deux recueils différents : (1) le recueil des poèmes de Nezahualcoyotl (1402-1472), prince de Texcoco, dans une version bilingue nahuatl-espagnol par l’universitaire mexicain Miguel León-Portilla, et (2) une anthologie de poésie quechua compilée et présentée par l’écrivain péruvien Sebastián Salazar Bondy, à savoir :
(1) Nezahualcóyotl: Poesía, Instituto Mexiquense de Cultura, 1993 ; et
(2) Poesía quechua, Galerna Arca, Buenos Aires, Montevideo, 1968.
Le prince Nezahualcoyotl est un des poètes mexicains précolombiens les plus connus, et les traductions espagnoles de Miguel León-Portilla font autorité dans le monde hispanophone. Des dix-neuf poèmes du recueil, j’en ai traduit cinq. Il existe déjà des traductions françaises faites directement à partir du nahuatl.
L’anthologie de poésie quechua de Salazar Bondy se divise en deux parties : la première présente des textes précolombiens, ou, s’agissant de l’élégie à la mort de l’Inca Atahualpa, écrits au moment de la Conquête, et la seconde partie, Poésie folklorique, intègre des exemples de poésie orale contemporaine, dont Salazar Bondy suppose toutefois que l’existence est relativement ancienne. L’ensemble de ces textes ont été traduits par divers auteurs, dont certains de renom, tels que le Péruvien José María Arguedas et le Bolivien Jesús Lara. De ce recueil j’ai ici traduit seize poèmes.
Je note que deux poèmes de ce dernier recueil figurent également dans l’Antología de poesía primitiva (1979) d’Ernesto Cardenal dont je me suis servi pour mes traductions de Poèmes amérindiens (x) ; ce sont le premier et le quatrième poèmes sous la rubrique « Quechua (Pérou) », soit que Cardenal les ait trouvés dans l’anthologie de Salazar Bondy soit qu’il les ait trouvés dans les recueils utilisés par ce dernier, ou ailleurs.
*
Poésie de Nezahualcoyotl
Chant de printemps (Xopan cuicatl, Canto de primavera)
Dans la maison aux peintures,
on commence à chanter ;
entonne le chant,
répands des fleurs,
le chant réjouit.
Le chant résonne,
les grelots tintent
et nos clochettes fleuries
répondent.
Répands des fleurs,
le chant réjouit.
Sur les fleurs chante
le beau faisan,
son chant se déploie
au milieu des eaux.
Différents oiseaux rouges
lui répondent.
Le bel oiseau rouge
chante avec beauté.
Ton cœur est un livre d’images peintes,
tu es venu pour chanter,
tu fais résonner tes tambours,
tu es le chanteur.
Dans la maison du printemps,
aux gens tu donnes de la joie.
Toi seul répands
les fleurs qui enivrent,
les fleurs précieuses.
Tu es le chanteur.
Dans la maison du printemps,
aux gens tu donnes de la joie.
*
Réjouissez-vous (Xon ahuiyacan, Alegraos)
Réjouissez-vous des fleurs qui enivrent,
celles qui sont dans nos mains.
Que l’on se pare
de colliers de fleurs.
Nos fleurs des jours de pluie,
fleurs odorantes,
ouvrent leurs corolles.
L’oiseau vient en marchant,
il babille et chante,
il visite la maison du dieu.
C’est seulement avec nos fleurs
que nous nous réjouissons.
C’est seulement par nos chants
que se dissipe votre tristesse.
Ô seigneurs, c’est ainsi que
votre chagrin se dissipe.
C’est le Donneur de vie qui les invente,
il les a fait descendre,
l’inventeur de soi-même,
ces fleurs enchanteresses
avec lesquelles se dissipe votre chagrin.
*
Je pose la question (Niquitoa, Yo lo pregunto)
Moi, Nezahualcoyotl, je pose la question :
Se peut-il vraiment que nous vivions enracinés à la terre ?
Nous ne sommes pas sur la terre pour toujours,
seulement pour un instant.
Même le jade se brise,
même l’or se rompt,
même la plume de quetzal se déchire.
Nous ne sommes pas sur la terre pour toujours,
seulement pour un instant.
*
Je vois ce qui est secret… (Zan nic caqui itopyo…, Percibo lo secreto…)
Je vois ce qui est secret, ce qui est caché :
Ô seigneurs,
nous sommes mortels,
quatre par quatre, nous humains
devrons partir,
nous devons tous mourir sur cette terre…
Nul en jade,
nul en or ne se convertira,
nul ne restera sur la terre.
Nous irons tous là-bas,
tous autant que nous sommes.
Personne ne restera,
nous disparaîtrons tous,
comme une peinture
nous nous effacerons.
Comme une fleur
nous nous fanerons
sur cette terre.
Comme un habit en plumes de cassique,
l’oiseau précieux au cou d’hévéa,
nous nous userons
et nous rendrons chez lui.
Il est venu à nous,
la tristesse de ceux qui vivent en lui
tournoie…
Méditez cela, seigneurs,
aigles et jaguars,
même si vous étiez de jade,
même si vous étiez d’or,
vous iriez là-bas,
dans la demeure des ombres…
Nous devons disparaître,
nul ne pourra rester.
*
Tu écris avec des fleurs… (Xochitica tontlatlacuilohua…, Con flores escribes…)
Tu écris avec des fleurs, Donneur de vie,
avec des chants tu donnes des couleurs,
avec des chants tu donnes de l’ombre
à ceux qui doivent vivre sur la terre.
Puis tu détruiras les aigles et les jaguars,
nous vivons seulement dans ton livre d’images peintes1,
ici sur la terre.
D’une encre noire tu effaceras
la fratrie,
la communauté, la lignée.
Tu donnes de l’ombre à ceux qui doivent vivre sur la terre.
1 ton livre d’images peintes : C’est le sens du vers de Luis Alveláis Pozos, Notre peinture bleue s’effacera et il ne restera rien (x). « Notre peinture bleue », c’est-à-dire la peinture bleue dont nous sommes faits. Les hommes vivent dans le livre d’images peintes du Donneur de vie.
*
POÉSIE QUECHUA
Élégie à la mort de l’Inca Atahualpa (Elegía a la muerte del Inca Atahualpa)
Note. «Hemos incluido allí la Elegía a la muerte del Inca Atahualpa que, si bien parece compuesta bajo el influjo de la poesía castellana, es, en opinión de calificados quechuistas, una pieza perteneciente a la etapa inmediatamente posterior a la derrota de los incas por Pizarro y su gente.» (S. Salazar Bondy) (« Nous avons inclus dans cette partie l’Élégie à la mort de l’Inca Atahualpa, qui, si elle semble avoir été composée sous l’influence de la poésie espagnole, est, de l’avis de quechuisants compétents, une œuvre appartenant à la période immédiatement postérieure à la défaite des Incas par Pizarre et ses hommes. »)
Quel est cet arc-en-ciel noir
qui s’élève ?
Pour l’ennemi de Cuzco effroyable flèche
jaillissante.
De toutes parts frappe une grêle sinistre.
Mon cœur pressentait
à chaque instant,
me harcelant même en rêve,
dans le sommeil,
la mouche bleue annonciatrice de la mort ;
douleur sans fin.
Le soleil pâlit, la nuit tombe
mystérieusement,
elle enlinceule Atahualpa, son corps
et son nom,
renferme la mort de l’Inca
dans le temps que dure un battement de cils.
Sa tête bien-aimée est enveloppée
par l’horrible ennemi ;
Un fleuve de sang s’avance, se répand
en deux courants.
Ses dents grinçantes déjà mordent
la tristesse barbare ;
ses yeux qui étaient comme le soleil, yeux d’Inca,
sont changés en plomb.
Le grand cœur d’Atahualpa s’est glacé.
Les larmes des hommes des Quatre Régions2
le noient.
Les nuages dans le ciel sont
devenus noirs ;
la mère lune, transie et la figure malade,
s’amenuise.
Et tous, et tous se cachent, disparaissent,
affligés.
La terre refuse de servir de sépulture
à son seigneur,
comme si elle avait honte de la dépouille
de celui qui l’aimait,
comme si elle craignait de dévorer
son défenseur.
Et les précipices tremblent pour leur maître,
entonnant des chants funèbres ;
le fleuve crie la puissance de sa douleur
en gonflant son cours.
Les larmes en torrents se joignent,
se réunissent.
Quel homme n’éclatera pas en sanglots
pour celui qui l’aimait ?
Quel enfant ne doit exister
pour son père ?
Gémissant, souffrant, le cœur blessé,
sans palmes.
Quelle colombe aimante ne donne sa vie
à son bien-aimé ?
Quel cerf sauvage, délirant et inquiet,
n’obéit à son instinct ?
Larmes de sang arrachées, arrachées
à sa joie,
miroir source de ses larmes,
dessinez son cadavre !
Baignez tous dans sa grande tendresse
votre giron.
De ses multiples et puissantes mains
les caressés,
des ailes de son cœur
les protégés,
de la toile délicate de sa poitrine
les abrités,
clament à présent
avec la dolente voix des veuves tristes.
Les nobles femmes choisies se sont inclinées,
en deuil,
le grand-prêtre a revêtu son manteau
pour le sacrifice,
tous les hommes ont défilé
vers leurs tombeaux.
La reine mère
pâtit mortellement de sa tristesse délirante ;
les ruisseaux de ses larmes se ruent
vers la dépouille jaune.
Son visage est pétrifié, immobile,
et sa bouche clame :
« Où t’es-tu perdu
loin de mes yeux,
abandonnant ce monde
à mon chagrin,
t’arrachant éternellement
de mon cœur ? »
Enrichis par l’or de la rançon,
les Espagnols,
leur horrible cœur dévoré par le pouvoir,
s’affrontent les uns les autres
avec des désirs toujours plus sombres
de bêtes enragées.
Tu leur donnas tout ce qu’ils demandèrent, tu comblas leurs vœux ;
pourtant ils t’assassinèrent.
Toi seul
satisfis ce que réclamaient leurs désirs ;
et dans la mort, à Cajamarca,
tu t’es éteins.
Le sang a quitté tes veines ;
la lumière s’est éteinte dans tes yeux ;
au fond de la plus intense étoile ton regard
est tombé.
Elle gémit, souffre, vole, devenue folle,
ton âme, colombe aimée ;
délirant, délirant, il pleure et souffre,
ton cœur aimé.
Dans le martyre de la séparation infinie,
le cœur est brisé.
Le clair et resplendissant trône d’or
et ton berceau,
les vases d’or,
ils se sont tout partagés.
Sous un empire étranger, accablés de martyres
et anéantis,
confus, égarés, la mémoire reniée,
seuls,
morte l’ombre protectrice,
nous pleurons ;
sans avoir vers qui, où nous tourner,
en proie au délire.
Ton cœur supportera-t-il,
Inca, notre vie errante,
dispersée,
cernée par les menaces de toutes parts, entre des mains étrangères,
foulée aux pieds ?
Tes yeux qui comme des flèches blessaient de bonheur,
ouvre-les ;
tes mains magnanimes,
tends-les nous ;
et, par cette vision fortifiés,
congédie-nous.
2 Quatre Régions : L’empire inca était divisé en quatre grandes provinces.
*
Poésie amoureuse et pastorale
Quel sort contraire ? (Qué suerte adversa)
Quel sort contraire nous tient éloignés l’un de l’autre, ma reine ?
Quels obstacles, ma princesse,
nous séparent ?
Ma belle fleur
de chinchircoma,
je te garderai dans l’âme et le cœur.
Tu es comme un liquide brillant,
comme le miroir des eaux.
Pourquoi ne puis-je être
auprès de toi, mon aimée ?
Ta mère hypocrite est la cause
de notre mortelle séparation ;
ton père hostile, la cause
de notre accablement.
Peut-être, ma reine, si le veut le Dieu puissant,
nous reverrons-nous et
Dieu nous unira.
Le souvenir de tes yeux riants
me plonge dans la mélancolie ;
en repensant à tes yeux joyeux,
je me sens défaillir.
Un peu, seigneur, un peu de cela !
Toi qui me condamnes à pleurer,
n’éprouves-tu donc aucune compassion ?
Aimer est une lamentation parmi les fleurs, dans chaque vallée
où je t’attends, ma beauté.
*
Comme à la prunelle de mes yeux (Como la niña de mis ojos)
Comme à la prunelle de mes yeux
je tenais ma bien-aimée.
Elle est partie
quand je la caressai le plus tendrement.
Dites-moi, je vous en prie :
où va-t-elle ?
Je suivrai la trace de ses pas
en les couvrant de baisers.
De village en village tu serpentes,
ô grandiose Rio Apurimac !
Gonfle tes eaux de mes larmes
et barre le chemin à mon aimée.
Tes ailes puissantes,
ô faucon, prête-les-moi !
En volant dans les hauteurs
je la trouverai peut-être.
Comme mes yeux les larmes,
verse la pluie, ô nuage !
Fais dévier le chemin
pour qu’il trouve ma bien-aimée.
De la pluie et de la chaleur
tandis qu’elle se repose
protège ma bien-aimée.
Ah, si j’étais un arbre !
*
Dieu du soleil (Dios del sol)
Dieu du soleil qui es au-dessus de tout,
aie pitié de moi !
Fais revenir ma compagne !
Qu’elle perde son chemin,
qu’elle retourne sur ses pas
et dans le nid douillet
doucement se couche.
Déployant
ses ailes tendres,
ma belle compagne
est partie.
Comment a-t-elle pu
m’abandonner
et, avec tout l’amour que j’ai pour elle,
m’oublier complètement !
Si j’étais nuage,
si j’étais faucon,
au nid où elle trouve son repos
je volerais, pour l’attendre,
et la protégerais
du soleil ardent,
et je lui déclarerais
l’amour de mon cœur.
Je suis allé
jusqu’aux précipices des montagnes ;
de mon unique aimée
j’ai suivi la trace ;
aux vigognes
je demandais après elle
mais n’ai pu trouvé
le moindre indice.
Où irai-je
pour l’oublier
et à mon cœur transi
rendre la paix ?
C’est impossible, je ne peux
l’oublier
et avec mon amour
je mourrai.
Même les hauts plateaux désolés
m’ont vu venir à eux,
peut-être que là-haut
je ne penserai plus à elle, me disais-je.
En vain ! Son souvenir me poursuivait
d’autant plus vivace
quand le vent jouait dans l’herbe folle.
Qu’adviendra-t-il de moi ?
Mon cœur empreint de douleur,
errant,
l’a gardée en lui.
Puisqu’il n’y a point de remède,
que vienne la mort !
que ceux qui me haïssent
se réjouissent sans plus attendre.
*
La caverne de l’horreur (La gruta del horror)
Donne-moi la bienvenue, caverne de l’horreur,
je suis ici en tant que ta victime.
Colombe profondément aimée,
je m’incline devant toi et te salue.
Que ma poitrine soit ton chevet
dans ton sommeil profond.
Ta chevelure aux boucles dorées3
abritera bientôt les vers immondes.
Tes seins blancs comme neige,
ton cher sourire,
ton cou, lys blanc,
tes yeux brillants,
ton corps bel et souple,
tout, tout est fini !
De tous côtés s’en viennent
en voletant les chouettes
et de leurs cris rauques
elles chantent ta mort.
Caverne de l’horreur, mort cruelle
qui détruis tout,
tu m’as pris ma bien-aimée ;
rends-la moi ou emporte-moi aussi !
3 Boucles dorées : Tus cabellos de rizos dorados, un trait inattendu, a priori, parmi des populations amérindiennes. Mais les témoignages des conquistadores le confirment.
*
La veuve (La viuda)
La colombe aimante et tendre
a perdu son compagnon.
Et d’un vol incertain, hébétée,
elle s’élève, va et vient.
Pleine d’inquiétude et de soucis,
elle scrute les champs,
guette, examine
les arbres, les arbustes, les branches et les ramures.
Et comme elle ne le trouve pas,
son cœur est brisé,
elle pleure nuit et jour
une fontaine, un fleuve, une mer de larmes.
Ma vie est comme celle de cette colombe
depuis le jour de la cruelle séparation
où je te perdis, ami paternel,
beau cygne, arbre fort.
Je pleure, mais
ma douleur ne diminue pas.
Mon cœur brisé
me cause souffrance et angoisse,
dans la confusion, l’accablement.
Comme je souffre
quand ton visage adoré
apparaît à mon âme
ainsi qu’une fleur, pâle et sèche.
Si je vais pleurant par les champs,
ma tristesse s’accroît
car de toi seul me parlent
les champs et la pampa, la vallée, le ravin.
Quand je suis seule,
il me semble te voir :
tu sèches mes larmes
avec des paroles tendres, affectueuses et douces.
Quand je rêve que tu vis encore
et que ta tête se pose sur l’épaule d’une autre,
la jalousie s’empare de moi,
de vives douleurs, une peine indescriptible.
Penser à toi sans cesse,
c’est tout ce que je souhaite.
Ta volonté ordonne à mon cœur :
« Souffre, pleure jusqu’à la mort ! »
Je suis une compagne fidèle,
digne de la compassion de tous,
que tous m’aident à pleurer :
les oiseaux, les animaux et les hommes.
Jusque dans la mort je suivrai
ton ombre en ce tombeau,
quand bien même s’y opposeraient les quatre éléments,
la terre, l’air, l’eau et le feu.
*
Pastorale (Pastoril)
Je voudrais un lama
dont la laine fût d’or,
brillante comme le soleil,
forte comme l’amour,
fine comme un nuage
que dissipe l’aurore.
Pour faire un quipu
où je marquerais
les lunes qui passent,
les fleurs qui meurent.
*
Ma mère m’a donné la vie (Me dio el ser mi madre)
Ma mère ma donné la vie
Hélas !
dans un nuage de pluie
Hélas !
semblable à la pluie pour pleurer
Hélas !
semblable à la pluie pour tournoyer
Hélas !
pour aller de porte en porte
Hélas !
comme une plume au vent
Hélas !
*
Poésie folklorique
Le feu que j’ai allumé (El fuego que he prendido)
Le feu que j’ai allumé dans la montagne,
l’herbe des sommets que j’ai embrasée
flambera,
jettera des flammes.
Ô regarde si la montagne jette encore des flammes !
Et si tu vois le feu, va, petite !
Avec tes larmes pures
éteins le feu ;
pleure sur l’incendie,
convertis-le en cendres avec tes larmes pures.
*
J’élève une mouche (Yo crío una mosca)
J’élève une mouche
aux ailes d’or,
j’élève une mouche
aux yeux flamboyants.
Elle porte la mort
dans ses yeux de feu,
elle porte la mort
dans ses poils dorés,
sur ses belles ailes.
Dans une bouteille verte
je l’élève ;
personne ne sait
si elle boit,
personne ne sait
si elle mange.
Elle erre la nuit
comme une étoile,
infligeant des blessures mortelles
par sa rougeoyante splendeur,
par ses yeux de feu.
Dans ses yeux de feu
elle porte l’amour,
et dans la nuit fulgure
son sang,
l’amour qu’elle a dans le cœur.
Insecte nocturne,
mouche porteuse de mort,
dans une bouteille verte
je l’élève
avec tant d’amour.
Mais, ça non,
ça non !
personne ne sait
si je lui donne à boire,
si je lui donne à manger.
*
Adieu (Despedida)
C’est aujourd’hui le jour de mon départ.
Aujourd’hui je ne partirai pas, je partirai demain.
Vous me verrez sortir jouant d’une flûte d’os de mouche,
portant une toile d’araignée comme drapeau ;
mon tambour sera un œuf de fourmi,
et mon chapeau ! mon chapeau, un nid de colibri !
*
Condor de mauvais augure (Malagüero cóndor)
Par la porte de ma maison je vois un condor voler,
faire des cercles au-dessus du village,
ce condor est trop, bien trop carnivore ;
trop, bien trop carnivore, ce condor de mauvais augure.
Or il connaît
mon destin solitaire
et ma mauvaise étoile.
Et c’est pourquoi devant la porte de ma maison
il vole et vole,
ce condor de mauvais augure,
il fait des cercles, encore des cercles,
ce condor de mauvais augure.
*
Papillon messager (Mariposa mensajera)
J’ai député un papillon,
j’ai envoyé une libellule,
pour aller voir ma mère,
pour aller voir mon père.
Le papillon est revenu,
la libellule est revenue,
me disant ta mère pleure,
me disant ton père pleure.
J’y suis allé moi-même,
je me suis déplacé moi-même,
et c’était vrai que ma mère pleurait,
et c’était vrai que mon père pleurait.
*
Avec mes cheveux longs (De mi larga cabellera)
Ma colombe au beau visage,
aux yeux d’astres, mon cher cœur,
pour toi, avec mes cheveux longs
un pont je fais construire,
avec mes longues tresses
ils sont en train de tresser un pont.
Sur ce pont je t’emmènerai
quand ton père sera courroucé,
et sur ce pont je te conduirai
quand ta mère sera en colère,
et par ce pont je partirai,
tenant ta main je partirai.
Qu’importe le courroux de ton père
et la colère de ta mère
puisque mon pont est terminé ;
mon pont est tendu et prêt,
je peux partir, m’en aller loin,
quitter ce lieu pour toujours.
*
Pas même mon père (Ni aun mi padre)
Le soleil s’est levé
avec quatre rayons lumineux
et reflétant
la lune.
Le soleil n’est pas mon père,
la lune n’est pas ma mère,
pour désunir
deux amants.
Pas même mon père,
pas même ma mère,
ne séparera
deux amants.
*
Fête des lamas (Herranza de llamas)
Note. La herranza est la cérémonie festive du marquage des lamas et autres animaux d’élevage dans les Andes.
Mon lama est un bon lama,
mon lama est beau,
son col altier, dressé,
ses oreilles comme le fruit du bananier.
Mon lama est beau,
mon lama est rapide,
ses yeux sont comme deux étoiles,
sa laine est comme de la soie.
Poésie aztèque contemporaine: Luis Alveláis Pozos (Traductions)
Luis Alveláis Pozos (1916-2001) est un poète mexicain promoteur et animateur de l’enseignement du nahuatl au Mexique.
Son recueil Yoltéotl del corazón endiosado: Nuevos poemas nahuas (Casa de las Américas, Cuba, 1992) est une édition bilingue nahuatl-espagnole et a été récompensé du prix extraordinaire des lettres indigènes (Premio extraordinario de literaturas indígenas) de la Casa de las Américas en 1991. Sur le développement des lettres indigènes contemporaines, voyez mon introduction à Poésie guarani (x). Les œuvres littéraires contemporaines publiées dans ces langues étant souvent bilingues, l’espagnol est une voie d’accès privilégié pour ceux qui s’intéressent à ces cultures dans leur diversité.
Le titre du recueil pourrait être traduit Union mystique du cœur extasié : Nouveaux poèmes aztèques. Le yoltéotl, concept aztèque signifiant littéralement « cœur de dieu », désigne un état mystique d’extase ou d’union avec le divin.
Bien que la page consacrée au poète sur le site de l’Institut national des beaux-arts du Mexique (inba.gov.mex) présente le recueil comme une sélection et traduction par Alveláis Pozos de poèmes aztèques, il s’agit en réalité de créations propres du poète et vraisemblablement traduites par lui-même. Les membres du jury de la Casa de la Américas indiquent, dans ce qui sert d’introduction au recueil : « L’emploi de métaphores et de symboles de la poésie aztèque traditionnelle ne réduit pas le texte à une simple reconstruction archaïque mais donne lieu à ce qui doit être considéré comme une nouvelle littérature indigène. » (« El aprovechamiento de metáforas y símbolos de la poesía tradicional náhuatl no reduce el texto a una simple reconstrucción arcaica, sino que da paso a lo que debe considerarse una nueva literatura indígena. ») Le sous-titre « Nouveaux poèmes aztèques » confirme le caractère de créations originales de ces poèmes. J’en ai ici traduit quelques-uns.
Il s’agit certes d’une poésie « à la manière de », à savoir à la manière des anciens Aztèques. Le lecteur familier avec cette poésie précolombienne se trouvera en terrain connu.
Quand le lecteur trouvera associés les mots fleur et chant, il s’agit d’une métaphore de la poésie, selon ce qu’en dit le poète Ernesto Cardenal : « le diphrasisme [double métaphore] nahuatl ‘in xóchitl in cuícatl’, littéralement ‘fleur et chant’, qui signifie ‘poésie’ » (« el difrasismo [doble metáfora] náhuatl ‘in xóchitl in cuícatl’, literalmente ‘flor y canto’, que significa ‘poesía’ ») (Introduction à Flor y Canto: Antología de Poesía Nicaragüense, 1998). Par exemple, ci-dessous, « les hommes continueront d’effeuiller les Fleurs et les Chants » ou encore « nous nous enivrerons de la liqueur fleurie de la Fleur et du Chant ».
La profusion du mot fleur dans la poésie aztèque en général, et dans les poèmes suivants en particulier, appelle un commentaire. Le thème des fleurs est fréquent dans la poésie occidentale également mais il possède dans la poésie aztèque un sens mystique qui n’a pas été complètement élucidé, me semble-t-il. L’ethnobiologiste nord-américain Robert Gordon Wasson considère que le terme renvoie le plus souvent à des substances psychotropes et aux rituels qui leur sont liés dans la religion aztèque. Bien que les références aux psychotropes ne soient dans certains cas nullement ésotériques dans cette littérature, comme la référence au « vin de champignons » (vino de hongos) qui, selon les commentateurs, renvoie aux champignons hallucinogènes, et donc que l’emploi de termes cryptiques ou ésotériques pour désigner des substances de cette nature ne paraisse nullement nécessité par une certaine réserve des Aztèques à les évoquer ouvertement, il semble en tout cas évident que l’expérience psychédélique de la religion aztèque joue un rôle dans les métaphores poétiques. Les métaphores étaient le plus souvent codifiées, et ce dans les écoles artistiques, qui avaient une grande importance, et le code n’en a peut-être pas été parfaitement déchiffré en raison de la destruction de la majeure partie des sources écrites et de la répression de l’enseignement oral des traditions aztèques pendant la conquête et la colonisation du Mexique.
Certains emplois métaphoriques de la fleur ne sont pas difficiles à comprendre et sont d’une grande beauté, d’autres fois le sens métaphorique des combinaisons est plus obscur, comme les topiques « fleur du bouclier » (flor del escudo) et « fleur de maïs grillé » (flor de maíz tostado). Dans ce dernier cas, il faut noter la construction telle qu’elle est rendue en espagnol ; le maïs grillé ne peut, dans le monde des choses naturelles, avoir de fleur car le maïs en fleur est le maïs qui a poussé dans un champ et qu’on a laissé fleurir, tandis que le maïs grillé est un mets, et la combinaison, qui est par ailleurs un lieu commun de la littérature aztèque pour désigner les maîtresses des guerriers non mariés, ne tire aucune force du fait qu’il s’agirait, autrement, de la fleur du maïs desséché par le soleil dans un champ, car dans ce sens l’image serait bien trop funèbre, inspirant l’idée du flétrissement et de la mort ; or c’est bien d’une métaphore plaisante qu’il s’agit.
S’agissant de la « fleur du bouclier », en nahuatl chimalxochitl, le Grand Dictionnaire nahuatl (Gran Diccionario Náhuatl, UNAM) en ligne donne les sens suivants : « 1/ tournesol ; 2/ ornements du bouclier ; 3/ (métaphoriquement) la guerre ». Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux supprimer la préposition du déterminatif et écrire plutôt, au moins dans le sens de tournesol, « fleur-bouclier » (en apposition) à la manière agglutinante de l’aztèque lui-même et des langues germaniques telles que l’anglais (shield flower) et l’allemand (Rundschieldblume). De cette manière pourrait également être résolue la difficulté de la « fleur maïs grillé », c’est-à-dire une fleur dont le nom provient du fait que son apparence ou toute autre de ses caractéristiques rappelle le maïs grillé plutôt que de l’établissement d’une certaine relation mystérieuse d’origine, de lieu, de temps, de cause, de manière, de possession, de composition, etc. (la préposition « de » en espagnol et en français). De telles constructions seraient cependant assez peu poétiques en français compte tenu du génie propre de la langue française (malgré certaines tendances absurdes de la poésie française contemporaine).
Sur l’analyse par les linguistes de cette « fleur de maïs grillé », on trouve à l’entrée izquitl (maïs grillé) du Grand Dictionnaire nahuatl l’indication suivante : « Ce radical est souvent utilisé dans des termes désignant des plantes qui portent des groupes de fleurs blanches. » Ce qui confirme l’hypothèse « fleur maïs grillé ». En outre, izquixochitl (c’est-à-dire la combinaison des deux radicaux fleur et maïs grillé) se voit donner par le même dictionnaire cette définition : « Fleur précieuse, remarquable par son parfum, sert d’offrande et de parure. / Métaph. Dans les poèmes, izquixôchitl est étroitement associée à cacahuaxôchitl, ensemble elles sont l’expression de la beauté par excellence, de la richesse, de la grandeur, du prestige des hommes et des cités ou encore des chants, de la musique, des délices, du plaisir, de la joie. (Marie Sautron-Chompré). »
Cacahuaxochitl est littéralement la fleur de cacao. Si izquixochitl ni aucun autre terme approchant n’apparaît dans le texte nahuatl du poème d’Alveláis Pozos qui comporte pourtant dans sa version espagnole la « fleur de maïs grillé » (ce qui me laisse perplexe tout comme vous), cacahuaxochitl apparaît dans ce même poème et est traduit en espagnol par « cacao floreciente », que j’ai traduit par « cacao florescent ». Quand il est question de boire le cacao florescent, il est peu douteux que ce soit une référence à la pratique des Aztèques d’aromatiser leur chocolat chaud avec des fleurs, mais je suis contraint par le texte espagnol, même si la métaphore pourrait faire comprendre qu’il s’agit de boire des fleurs… (D’où, sans doute, le choix d’éviter en espagnol « fleur de cacao ».)
En somme, je pars du principe que le sens métaphorique des symboles aztèques n’est pas plus connu des lecteurs hispanophones du recueil qu’il ne l’est des lecteurs français de mes traductions, et si Alveláis Pozos n’a pas produit une traduction explicative qui remplacerait l’image métaphorique par son sens réel, si tant est que celui-ci soit encore connu, je ne vois aucune raison d’adopter une démarche différente.
Du reste, la force de ces poèmes réside dans les images elles-mêmes. Je crois avoir, par cette introduction, clarifié les principaux points où elles étaient de nature à laisser le lecteur perplexe plutôt qu’à le charmer.
Je complète cette introduction par une liste des noms de divinités aztèques qui figurent dans le texte nahuatl comme noms propres et sont traduits dans le texte espagnol par les mots qui composent ces noms dans l’original ou par des titres des divinités en question. Ce sont, dans l’ordre d’apparition :
Seigneur des Ténèbres : Yohualtecuhtli
Déesse des Fleurs : Xochiquetzal, également sous le nom de Déesse de l’Amour et de la Beauté
Prince des Fleurs : Xochipilli
Aigle Solaire : Tonatiuh
Colibri Gaucher : Huitzilopochtli, également sous le nom de Seigneur Méridional (en français on trouve le plus souvent « colibri de la gauche », et cette expression quelque peu baroque est interprétée comme une allusion à l’état ressuscité ; l’expression espagnole Zurdo Colibrí ne peut guère être traduite de cette manière)
Déesse à la Robe de Serpents : Coatlicue
Deux-Lièvres : Ometochtli
Reine de la Région des Morts : Mictlancihuatl
Seigneur de la Mort : Mictlantecuhtli
Seigneur du Froid : Itztlacoliuhqui
Déesse à la Robe de Jade : Chalchiuhtlicue
*
I
In ye Tlauizcaleua in Cuicatl
À l’aube du Chant
Il fait encore nuit. Moi, chanteur, Seigneur des Ténèbres, maître du silex qui vit encore dans le sang de mes veines, je suis le destructeur nocturne des Chants.
Je suis le voyageur de la Nuit à la vue pénétrante. Noctambule générateur des fleurs noctivagues, je tends ma natte verte de fleurs smaragdines à côté des timbales d’amour de la Maison du Chant et de la Danse, la délicieuse demeure de la déesse des Fleurs.
Je lève mon visage enhardi de florescent forgeur de Chants vers les Trois Cieux de mes ancêtres, car au petit matin des fleurs du corbeau, dans le silence de décombres de ma cité circulaire de jades endeuillés, sont restées submergées la fleur tremblante de mes Chants, ma parole et ma voix…
Il fait encore nuit, je m’en irai et les hommes continueront d’effeuiller les Fleurs et les Chants.
Je partirai et les oiseaux bleus resteront, chantant notre belle et ancienne chanson étincelante…
II
Teuinticuicatl: Nahuatlazotlaliztli
Chants enivrants : Les chants d’amour aztèques
Viens, astre du matin, aime-moi et enivre-moi de tes fascinantes fleurs de Lumière.
Ah, tes fleurs odorantes là-bas au bord du lac aux oiseaux !
Là-bas dans le jardin fleuri aux dards aigus de couleurs et aux boucliers peints des fleurs aquatiques qui se balancent au Soleil.
Étends-toi près de moi, Fleur de Miroirs, non loin des tambours ensorcelés.
Papillon de Chants, dénoue ta chevelure de perles obscures sur ma natte verte pour que nous nous enivrions ensemble, l’un près de l’autre, embrassés sur ma natte verte, forme précieuse qui brilles la nuit avec une splendeur de jade sur mon cœur…
*
Et quand enfin tu me livreras les fleurs obsédantes de tes yeux verts, là-bas les fleurs divines du bord de l’eau lanceront des voix claires, là-bas où sont debout les hérons cendrés, et la fleur du cœur, éprise, ouvrira sa corolle…
Ici, dans la Maison du Chant, amoureuse Fleur de Lumière, près des tambours ornés de fleurs, c’est seulement avec ton Chant de tourterelles farouches que le cœur se réjouit, rêve et chante…
C’est seulement avec la liqueur fleurie qui sourd de la fontaine fleurie de tes lèvres qu’entrouvre sa corolle tremblante la fleur de notre fraternité divine, là où le Prince des Fleurs se lève pour chanter sa chanson fleurie…
*
À côté de toi, avec toi, près de ton corps clair de parfait magnolia, Fleur de Maïs grillé, mes fleurs ne mourront pas ni mes Chants car tu es le Chant et le parfum, Astre du Matin, qui enroules les fleurs de turquoise de mes bras tendus autour de la fleur souple de ta chair. Oui, cacao florescent, fleur divine qui t’ouvres comme un rêve sous le vent nu, la flamme et la caresse de mes mains…
*
Ris et chante, fleur divine qui chantes.
Que s’élève le lys de ton cou par-dessus les joncs des cercles de l’eau à la couleur d’oiseau bleu, pour que j’écoute dans l’enceinte des papillons l’éventail bleu de tes paroles, oiseaux éveillés, sous le regard solennel du Donneur de Vie, et nous contemplerons ensemble le pays bruissant de la resplendissante étoile enivrée de Lumière…
*
Il tombe sur mon cœur de forgeur de Chants une pluie de rosée fleurie quand je vais à ton ventre de papillons obscurs, oiselle au cou bleu, mûr épi de maïs ; ici, ici dans mon temple de fleurs parfaites, sans racines.
Ici où se dresse la fleur blanche, où brille ton corps avec une splendeur de jade, jonc gracile à la tige reverdie entre les mauves iris.
Fleur de Lumière érigée, corolle de lucioles errantes aux ventres d’émeraude, effeuille tes pétales sacrés sur la tiédeur de ma natte de cailles chaudes et d’enivrantes plumes de quetzal…, donne-moi des baisers et pleure avec tes oiseaux illuminés sur ma poitrine ornée de nuit et de silex…
III
In yaotl in cuicatl
La guerre et le chant
1
Chante et danse, mon Amour.
Fleur de Sang, danse et chante.
Balance tes hanches merveilleuses et fais-moi l’offrande de ton corps de cuivre illuné† sur les ailes fleuries du vent.
2
Pose tes pieds minuscules comme des lièvres fugitifs sur les nattes expectantes de ma maison aux lugubres expectatives, et chante ton Chant
ici
ici dans ma maison pleine de bruits et du copal fleuri de ta peau.
3
Chante, mon Amour ; ris et chante ; que tombe ta rosée sur la fleur obscure de ma tristesse, car là-bas dans le cercle de l’eau on entend les accords de la Fleur du Bouclier et il me faudra partir pour ce lieu où la poussière se lève, où fleurit et flambe le brasier du combat et où la timbale de turquoises lance au vent la rauque clameur de sa voix sous le fracas rouge des voix guerrières de l’Aigle Solaire.
† illuné : inlunado, qui est la traduction espagnole du néologisme illuné forgé par Arthur Rimbaud dans son poème Les Premières Communions : « Devant le sommeil bleu des rideaux illunés » (« en el ensueño azul del visillo inlunado », traduction par Javier del Prado, à vrai dire plus tardive que le poème d’Alveláis Pozos, ce qui laisse ouverte la question de l’antériorité, étant entendu que le terme espagnol, comme le terme français, est un néologisme [non reconnu par le Dictionnaire de l’Académie espagnole]).
*
En attendant les mains lumineuses du Seigneur de la Maison de l’Aube, oublions un peu le chant ensanglanté de la guerre qui pulse dans la gorge du Colibri Gaucher…
Buvons le cacao florescent, Fleur de Lumière, ici sur ma natte entretissée de plumes de héron et d’oiseau bleu.
Écoutons le chant rouge du rouge colibri pendant que tes lèvres grandissent sur mes lèvres, fleurs consumées, et que le colibri du baiser enivre mon cœur…
*
Ouvre tes jambes frémissantes, Fleur de Lumière, car on entend résonner les grelots fatals au milieu du brouillard et de la plaine tandis qu’un hibou, en bâton de cymbales, lance à la nuit son chant lugubre.
Ouvre tes yeux verts, Fleur de Pluie, car, depuis la Maison de Nuit des Tigres, s’en viennent à tire-d’aile les oiseaux nocturnes de la désolation, et la grive du soir brode, et dans ta robe d’étoiles s’enflamme la Fleur de hauts brasiers du Colibri Gaucher…
*
Saigne-toi tes lèvres purpurines, Amour Fleuri, sur le cuivre d’oiseaux captifs de ma peau car la Fleur de la Guerre aux aigres pétales s’est ouverte soudain, et l’on entend tout près les voix obscures de la conque rauque.
Ferme les yeux, Fleur de Nacre, étends-toi sur mon cœur car de lugubres cymbales résonnent là-bas, là-bas où rêvent et chantent des saules blancs ; là-bas où l’eau s’est teinte de jade et de cochenilles hébétées ; là-bas où des émeraudes se nuancent des voix rouges du Colibri Gaucher…
IV
…In tlamanalli
L’offrande
Radieuse Fleur de Chair, ouvre les pétales de tes paupières car l’Aigle Rouge a posé ses ailes sur notre maison bleue.
Le Créateur du Temps a pénétré avec les oiseaux aux chants incolores et s’est posé sur tes yeux d’émeraude avec ses flèches saturées de lumière.
Ouvre tes paupières fleuries, Fleur de Lumière, car nous devons porter, soumis et solennels, notre offrande fleurie d’amour au temple hallucinant du Colibri Gaucher.
Je me suis dépouillé de mes insignes de noble conducteur d’hommes car je suis un guerrier, un guerrier fleuri au panache ondoyant de quetzal, mais je suis aussi l’humble dévot qui fait offrande de son sang à la terre fatale de la Fleur du Bouclier, là où la poussière se lève et l’eau étincelle sous les yeux écarlates du Soleil.
On entend au loin le chant étourdissant des timbales et la voix blême de la conque rauque…
Belle Fleur de Nacre, ôte ta robe et couvre-toi les épaules de ton manteau fleuri, allons offrir au fils de la Déesse à la Robe de Serpents la guirlande fugace de notre amour…
Seigneur des Combats, reçois-nous et protège-nous. Nous laissons sur l’autel l’encens fumant au parfum ardent de copal, et dans une conque de nacre nous égrenons notre meilleure offrande : l’ambre smaragdin qu’amoureusement un soir donna la Déesse de l’Amour et de la Beauté à ma fidèle Fleur de Nacre comme éternel symbole de l’Amour.
Accepte-le et protège-nous, Puissant Seigneur Méridional, car les hérons de neige volent au-delà des cercles de l’eau, et sur les jambes du vent se consument les grelots fleuris d’une danse vieillie, déjà m’appelle la voix noctivague de la conque…
*
Tenonotzaliztli ihuicpa Xochiquetzal
Prière à Xochiquetzal
Déesse de l’Amour et de la Beauté, compagne florale du Seigneur de la divine floraison,
Descends de la demeure de la liqueur qui humidifie la terre, d’où l’Arbre Florescent de la Vie fait splendir son feuillage vital.
Loge dans mon temple désastreux ta présence fleurie de douce turquoise…
Je ne suis qu’un guerrier qu’extasie le cœur, ici, ici sur la natte chaude d’amour de mon éclose Fleur de Lumière ; et je suis celui qui revient des pays où la brume verse les mortels pétales de la guerre.
Écoute-moi, vénérée Déesse, je me rendrai bientôt au lieu où tournoient les massues volatiles ; là où s’incendient et se consument les hauts panaches parmi le rouge tumulte des dards véloces sous la soif de sang du Colibri Gaucher.
Embaume mon temps présent de douces tourterelles car de l’Anahuac arrivent à tire-d’aile par les cieux subtils les jours néfastes, et ici sur ma poitrine bleue de forgeur de Chants s’enroule la corolle de la Fleur de l’Amertume, et sur mes chemins rudes éclot la Fleur de la Désolation et son souffle funèbre pénètre mes veines.
Déesse balsamique, chemine dans mes artères de ruisseaux carmin et verse en pluie dans mon sang ta parole d’émeraude et de miel.
Inonde-moi de verdures prometteuses, répands tes magnolias d’amour et la fertile semence de tes blancs iris.
Sème dans mes sillons tes graines florales où la rosée de ma Fleur Carmin irrigue ma peau .
Avant de partir assombri au pays du silence où l’on vit, rêve et chante d’une autre manière, j’ornerai ton temple de roses et m’agenouillerai, la tunique déchirée, devant la majesté culminante de l’Aigle Solaire…
V
Teoyotica tlamatiliztli
Inanité de la vie…
Nous venons seulement sur cette terre pour rêver ; nous sommes venus ici seulement pour connaître nos visages.
Le Donneur de Vie, celui pour qui l’on vit et pour qui tout existe, ne se donne pas à connaître ici à notre côté, près de nous, et c’est seulement dans les chants que nous découvrons son visage ; voilà pourquoi je crée ces Chants. Je suis chanteur et c’est pourquoi j’ai le cœur en extase et fleuri…
Fleur de Lumière, belle fleur aux pétales ardents, ici rien ni personne ne pourra mettre fin à la Fleur et au Chant.
Jamais ne se perdront les rêves, les fleurs ni les chants ; peut-être que là-bas, au pays des Décharnés, où l’on vit, rêve et chante d’une autre manière, mes chants mourront et mes fleurs parfumées se faneront…, mais ici, sur cette terre, personne ni rien ne pourra mettre fin à la Fleur et au Chant.
*
En ce monde nous sommes seulement à la recherche d’un rêve, chère Étoile. Ce n’est pas vrai que nous venons sur cette terre pour vivre ; nous sommes venus ici seulement pour rêver.
Notre peinture bleue†† s’effacera et il ne restera rien ; nous quitterons bientôt la fragrante Maison du Soleil.
Nous irons peut-être au Manoir de l’Aigle et danserons dans le patio de brumes. Dans la claire enceinte du dieu Deux-Lièvres, avec des grelots sans âge dans nos mains et des grelots d’or à nos pieds, nous danserons…, nous danserons au son des timbales face au sanglot des flûtes aiguës et à la grande lamentation du tambour.
Nous danserons, Fleur de Lumière ; nous danserons dans le patio fleuri et nous nous enivrerons de la liqueur fleurie de la Fleur et du Chant à l’intérieur du cœur…
†† notre peinture bleue : c’est-à-dire la peinture bleue dont nous sommes faits. Les hommes vivent dans le livre d’images peintes du Donneur de vie.
VI
Miquitlaxochtli
Fleurs de mort
Les fleurs des larmes sont écloses, bien-aimée Fleur de Chair.
C’est le temps des larmes, tu te fanes et disparais, comme une fleur à la vie brève, et dans le sein des eaux les fleurs aquatiques ne chantent plus leur chanson fleurie.
Les joncs se sont brisés devant le visage des eaux… une jacinthe est tombée.
La timbale de la nuit résonne dans la distance et la voix de la conque emporte ton nom lumineux vers le silence.
Je suis malheureux sans tes rires. Je souffre, mon chant n’est plus rien car tu te meurs, Papillon Fleuri, et dans la Maison du Chant la Fleur du Cœur s’est teinte de larmes sombres.
Des fleurs de larmes tombent de mes yeux somnambules et ma langue est de craie dans le soir d’été.
L’opulente racine des présages a servi à ma table les funestes épines de la désolation.
Je ne peux te regarder, à travers la brume de mes paupières mortes, passer parmi mes rêves avec tes sandales d’or qui résonnent dans mon imagination, ni n’entends pénétrer dans la maison tes légers pas de coton…
*
La Reine de la Région des Morts t’appelle, Fleur de Lumière.
Elle te tend les bras et le Seigneur de la Mort joue de son tambour orné d’obsidiennes, je me désespère et bois du vin de champignons au milieu du brouillard dans cette nuit d’insomnie et me plonge dans le sein glacial du mélancolique Seigneur du Froid, tandis que tu t’éloignes et te pares pour le somptueux voyage sans retour, tellement loin, pour la Maison d’ombres du Silence, où l’on vit d’une autre manière… dans le Quenonamican.
Au loin j’entends la voix immarcescible de la Blanche Reine du Sel, qui te nomme et t’appelle avec des paroles salées.
…Et je désespère, bois du vin de champignons et m’enivre, immergé dans les bras de la nuit abyssale…
*
Laisse-moi un bref instant à ses côtés, toi qui peux tout, Arbitre Suprême.
Toi qui octroies la Vie, toi par qui tout existe, écoute ma prière.
Et toi, dame seigneuriale de notre chair, aie pitié de mes yeux et du sombre étui de ma peau.
Intercédez pour moi et ma compagne bleue, cœur de mon sang, papillon de lumière.
Rendez-vous parés de joyaux au lieu du mystère pour demander au Seigneur de la Région des Morts qu’il ne tende dès maintenant ses bras vers l’iris brillant de mes eaux ; qu’il permette à l’oiseau bleu de poser à nouveau ses ailes sur ma maison ; que s’en revienne le grelot de rires de ma divine Fleur de Lumière sur les cuisses du vent, que ses yeux verts de jade en flammes dissipent les ténèbres, et que la fleur de lumière qui s’enivre en son nom ne se brise ni n’aille aux lieux de l’existence incertaine devant les yeux effrayés du Soleil…
*
Épines, mes mains sont remplies d’épines…
Ma divine Fleur de Lumière est morte… !
La flamme de son cœur fleuri s’est consumée ; ma fleur hallucinante s’est desséchée.
Je pleure sur ses pétales fanés de magnolias noyés ; je baise son visage de solitude pétrée et mes pleurs fleurissent et se fanent comme une fleur de neige dans la nuit d’hiver…
Sur une natte amère de fleurs jaunes et de fines plumes de flamand rose, ma fleur est fanée, sans défense face à la nuit et son suaire blanc de tubéreuses flétries.
Je la porte au brasier de flammes crépitantes érigé devant le temple du Colibri Gaucher… Quelqu’un chante au loin et dans le sein d’émeraude de l’eau la Déesse à la Robe de Jade pleure sa complainte d’abîme.
Je plonge dans les ombres fatales du silence mon visage saturé d’absence, tandis qu’un oiseau nocturne lance à la nuit son chant funèbre…
Tzonquizcayotl
Chant final…
…Avec des grelots de brume et des grelots d’or, avec des bracelets dorés incrustés de pierres précieuses je gis sur mon bouclier, désarmé et paré de la plume de quetzal.
Je suis, le visage peint de chants jaunes, détruit et ardent sous le manteau de sang du soir d’été.
Je me disperse avec les sombres pétales du temps désastreux de la Fleur du Bouclier.
Des ailes rouges se détachent du vent, et les plumes s’accrochent à mon dos détruit en jonglerie écarlate.
Je me transforme en oiseau rubis, colibri aux ailes carmin, et je pars frémissant pour les rouges cieux incendiés me joindre au cortège de joyaux sous le sortilège de l’Aigle Solaire…

