Poésie aztèque contemporaine: Luis Alveláis Pozos (Traductions)
Luis Alveláis Pozos (1916-2001) est un poète mexicain et un promoteur et animateur de l’enseignement du nahuatl au Mexique.
Son recueil Yoltéotl del corazón endiosado: Nuevos poemas nahuas (Casa de las Américas, Cuba, 1992) est une édition bilingue nahuatl-espagnole et a été récompensé du prix extraordinaire des lettres indigènes (Premio extraordinario de literaturas indígenas) de la Casa de las Américas en 1991. Sur le développement des lettres indigènes contemporaines, voir mon introduction à Poésie guarani (x). Les œuvres littéraires contemporaines publiées dans ces langues étant souvent bilingues, l’espagnol est une voie d’accès privilégié pour ceux qui s’intéressent à ces cultures dans leur diversité.
Le titre du recueil pourrait être traduit Union mystique du cœur extasié : Nouveaux poèmes aztèques. Le yoltéotl, concept aztèque signifiant littéralement « cœur de dieu », désigne un état mystique d’extase ou d’union avec l’univers.
Bien que la page consacrée au poète sur le site de l’Institut national des beaux-arts du Mexique (inba.gov.mex) présente le recueil comme une sélection et traduction par Alveláis Pozos de poèmes aztèques, il s’agit en réalité de créations propres du poète et vraisemblablement traduites par lui-même. Les membres du jury de la Casa de la Américas indiquent, dans ce qui sert d’introduction au recueil : « L’emploi de métaphores et de symboles de la poésie aztèque traditionnelle ne réduit pas le texte à une simple reconstruction archaïque mais donne lieu à ce qui doit être considéré comme une nouvelle littérature indigène. » (El aprovechamiento de metáforas y símbolos de la poesía tradicional náhuatl no reduce el texto a una simple reconstrucción arcaica, sino que da paso a lo que debe considerarse una nueva literatura indígena.) Le sous-titre « Nouveaux poèmes aztèques » semble bien confirmer le caractère de créations originales de ces poèmes. J’en ai ici traduit quelques-uns.
Il s’agit certes d’une poésie « à la manière de », à savoir à la manière des anciens Aztèques. Le lecteur familier avec cette poésie précolombienne se trouvera en terrain connu.
Quand le lecteur trouvera associés les mots fleur et chant, il s’agit d’une métaphore de la poésie, selon ce qu’en dit le poète Ernesto Cardenal : « le diphrasisme (double métaphore) nahuatl ‘in xóchitl in cuícatl’, littéralement ‘fleur et chant’, qui signifie ‘poésie’ » (el difrasismo [doble metáfora] náhuatl ‘in xóchitl in cuícatl’, literalmente ‘flor y canto’, que significa ‘poesía’) (Introduction à Flor y Canto: Antología de Poesía Nicaragüense, 1998). Par exemple, ci-dessous, « les hommes continueront d’effeuiller les Fleurs et les Chants » ou encore « nous nous enivrerons de la liqueur fleurie de la Fleur et du Chant ».
La surabondance du mot fleur dans la poésie aztèque en général, et dans les poèmes suivants en particulier, appelle un commentaire. Le thème des fleurs est fréquent dans la poésie occidentale également mais il possède dans la poésie aztèque un sens mystique qui n’a pas été complètement élucidé, me semble-t-il. L’ethnobiologiste nord-américain Robert Gordon Wasson considère que le terme renvoie le plus souvent à des substances psychotropes et aux rituels qui leur sont liés dans la religion aztèque. Bien que les références aux psychotropes ne soient dans certains cas nullement ésotériques dans cette littérature, comme la référence au « vin de champignons » (vino de hongos) qui, selon les commentateurs, renvoie aux champignons hallucinogènes, et donc que l’emploi de termes cryptiques ou ésotériques pour désigner des substances de cette nature ne paraisse nullement nécessité par une certaine réserve des Aztèques à les évoquer ouvertement, il semble en tout cas évident que l’expérience psychédélique de la religion aztèque joue un rôle dans les métaphores poétiques. Les métaphores étaient le plus souvent codifiées, et ce dans les écoles artistiques, qui avaient une grande importance, et le code n’en a peut-être pas été parfaitement déchiffré en raison de la destruction de la majeure partie des sources écrites et de la répression de l’enseignement oral des traditions aztèques pendant la conquête et la colonisation du Mexique par les Espagnols.
Certains emplois métaphoriques de la fleur ne sont pas difficiles à comprendre et sont d’une grande beauté, d’autres fois le sens métaphorique des combinaisons est plus obscur, comme les topiques « fleur du bouclier » (flor del escudo) et « fleur de maïs grillé » (flor de maíz tostado). Dans ce dernier cas, il faut noter la construction telle qu’elle est rendue en espagnol ; le maïs grillé ne peut, dans le monde des choses naturelles, avoir de fleur car le maïs en fleur est le maïs qui a poussé dans un champ et qu’on a laissé fleurir, tandis que le maïs grillé est un mets, et la combinaison, qui est par ailleurs un lieu commun de la littérature aztèque pour désigner les maîtresses des guerriers non mariés, ne tire aucune force du fait qu’il s’agirait, autrement, de la fleur du maïs desséché par le soleil dans un champ, car dans ce sens l’image serait bien trop funèbre, inspirant l’idée du flétrissement et de la mort. Or c’est bien d’une métaphore plaisante qu’il s’agit.
S’agissant de la « fleur du bouclier », en nahuatl chimalxochitl, le Grand Dictionnaire nahuatl (Gran Diccionario Náhuatl, UNAM) en ligne donne les sens suivants : « 1/ tournesol ; 2/ ornements du bouclier ; 3/ (métaphoriquement) la guerre ». Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux supprimer la préposition du déterminatif et écrire plutôt, au moins dans le sens de tournesol, « fleur-bouclier » (en apposition) à la manière agglutinante de l’aztèque lui-même et des langues germaniques telles que l’anglais (shield flower) et l’allemand (Rundschieldblume). De cette manière pourrait également être résolue la difficulté de la « fleur maïs grillé », c’est-à-dire une fleur dont le nom provient du fait que son apparence ou toute autre de ses caractéristiques rappelle le maïs grillé plutôt que de l’établissement d’une certaine relation mystérieuse d’origine, de lieu, de temps, de cause, de manière, de possession, de composition, etc (la préposition « de » en espagnol et en français).
Sur l’analyse par les linguistes de cette « fleur de maïs grillé », on trouve à l’entrée izquitl (maïs grillé) du Grand Dictionnaire nahuatl l’indication suivante : « Ce radical est souvent utilisé dans des termes désignant des plantes qui portent des groupes de fleurs blanches. » Ce qui confirme l’hypothèse « fleur maïs grillé ». En outre, izquixochitl (c’est-à-dire la combinaison des deux radicaux fleur et maïs grillé) se voit donner par le même dictionnaire cette définition : « Fleur précieuse, remarquable par son parfum, sert d’offrande et de parure. / Métaph. Dans les poèmes, izquixôchitl est étroitement associée à cacahuaxôchitl, ensemble elles sont l’expression de la beauté par excellence, de la richesse, de la grandeur, du prestige des hommes et des cités ou encore des chants, de la musique, des délices, du plaisir, de la joie. (Marie Sautron-Chompré). »
Cacahuaxochitl est littéralement la fleur de cacao. Si izquixochitl ni aucun autre terme approchant n’apparaît dans le texte nahuatl du poème d’Alveláis Pozos qui comporte pourtant dans sa version espagnole la « fleur de maïs grillé » (ce qui me laisse perplexe tout comme vous), cacahuaxochitl apparaît dans ce même poème et est traduit en espagnol par « cacao floreciente », que j’ai traduit par « cacao florissant ». Quand il est question de boire le cacao florissant, il est peu douteux que ce soit une référence à la pratique des Aztèques d’aromatiser leur chocolat chaud avec des fleurs, mais je suis contraint par le texte espagnol, même si la métaphore pourrait faire comprendre qu’il s’agit de boire des fleurs… (D’où, sans doute, le choix d’éviter en espagnol « fleur de cacao ».)
En somme, je pars du principe que le sens métaphorique des symboles aztèques n’est pas plus connu des lecteurs hispanophones du recueil qu’il ne l’est des lecteurs français de mes traductions, et si Alveláis Pozos n’a pas produit une traduction explicative qui remplacerait l’image métaphorique par son sens réel, si tant est que celui-ci soit encore connu, je ne vois aucune raison d’adopter une démarche différente.
Du reste, la force de ces poèmes réside dans les images elles-mêmes. Je crois avoir, par cette introduction, clarifié les principaux points où elles étaient de nature à laisser le lecteur perplexe plutôt qu’à le charmer.
Je complète cette introduction par une liste des noms de divinités aztèques qui figurent dans le texte nahuatl comme noms propres et sont traduits dans le texte espagnol par les mots qui composent ces noms dans l’original ou par des titres des divinités en question. Ce sont, dans l’ordre d’apparition :
Seigneur des Ténèbres : Yohualtecuhtli
Déesse des Fleurs : Xochiquetzal, également sous le nom de Déesse de l’Amour et de la Beauté
Prince des Fleurs : Xochipilli
Aigle Solaire : Tonatiuh
Colibri Gaucher : Huitzilopochtli, également sous le nom de Seigneur Méridional
Déesse à la robe de Serpents : Coatlicue
Deux-Lièvres : Ometochtli
Reine de la Région des Morts : Mictlancihuatl
Seigneur de la Mort : Mictlantecuhtli
Seigneur du Froid : Itztlacoliuhqui
Déesse à la Robe de Jade : Chalchiuhtlicue
*
I
In ye Tlauizcaleua in Cuicatl
À l’Aube du Chant
Il fait encore nuit. Moi, chanteur, Seigneur des Ténèbres, maître du silex qui vit encore dans le sang de mes veines, je suis le destructeur nocturne des Chants.
Je suis le pénétrant voyageur de la Nuit. Générateur noctambule des fleurs noctivagues, je tends ma natte verte de fleurs smaragdines à côté des timbales d’amour de la Maison du Chant et de la Danse, la délicieuse demeure de la déesse des Fleurs.
Je lève mon visage enhardi de forgeur fleuri de Chants vers les Trois Cieux de mes ancêtres, car au petit matin des fleurs du corbeau, dans le silence de décombres de ma cité circulaire de jades endeuillés, sont restées submergées la fleur tremblante de mes Chants, ma parole et ma voix…
Il fait encore nuit, je m’en irai et les hommes continueront d’effeuiller les Fleurs et les Chants.
Je partirai et les oiseaux bleus resteront, chantant notre belle et ancienne chanson étincelante…
II
Teuinticuicatl: Nahuatlazotlaliztli
Chants qui enivrent : Chants d’amour aztèque
Viens, astre du matin, aime-moi et enivre-moi de tes fascinantes fleurs de Lumière.
Ah, tes fleurs odorantes là-bas au bord du lac aux oiseaux !
Là-bas, dans le jardin fleuri aux dards aigus de couleurs et aux boucliers peints des fleurs aquatiques qui se balancent devant le Soleil.
Étends-toi près de moi, Fleur de Miroirs, non loin des tambours ensorcelés.
Papillon de Chants, dénoue ta chevelure de perles obscures sur ma natte verte pour que nous nous enivrions ensemble, l’un près de l’autre, embrassés, sur ma natte verte, forme précieuse qui brilles la nuit avec une splendeur de jade sur mon cœur…
*
Et quand enfin tu me livreras les fleurs obsédantes de tes yeux verts, là-bas les fleurs divines du bord de l’eau lanceront des voix claires, là-bas où sont debout les hérons cendrés, et la fleur du cœur, éprise, ouvrira sa corolle…
Ici, dans la Maison du Chant, amoureuse Fleur de Lumière, près des tambours ornés de fleurs, c’est seulement avec ton Chant de tourterelles farouches que se réjouit, rêve et chante le cœur…
C’est seulement avec la liqueur fleurie qui sourd de la fontaine fleurie de tes lèvres qu’entrouvre sa corolle tremblante la fleur de notre fraternité divine, là où le Prince des Fleurs se lève pour chanter sa chanson fleurie…
*
À côté de toi, avec toi, près de ton corps clair de parfait magnolia, Fleur de Maïs grillé, mes fleurs ne mourront pas ni mes Chants car tu es le Chant et le parfum, Astre du Matin, qui enroule les fleurs de turquoise de mes bras tendus autour de la fleur souple de ta chair. Oui, cacao florissant, fleur divine qui t’ouvres comme un rêve sous le vent nu, la flamme et la caresse de mes mains…
*
Ris et chante, fleur divine qui chantes.
Que s’élève le lys de ton cou au-dessus des joncs des cercles de l’eau à la couleur d’oiseau bleu, pour que j’écoute dans l’enceinte des papillons l’éventail bleu de tes paroles, oiseaux éveillés, sous le regard solennel du Donneur de Vie, et nous contemplerons alors ensemble le pays bruissant de la resplendissante étoile enivrée de Lumière…
*
Il tombe sur mon cœur de forgeur de Chants une pluie de rosée fleurie quand je vais à ton ventre de papillons obscurs, oiselle au cou bleu, épi mûr de maïs ; ici, ici dans mon temple de fleurs parfaites, sans racines.
Ici où se dresse la fleur blanche, où brille ton corps avec une splendeur de jade, jonc gracile à la tige reverdie entre les iris mauves.
Fleur de Lumière érigée, corolle de lucioles errantes aux ventres d’émeraude, effeuille tes pétales sacrés sur la tiédeur de ma natte de cailles chaudes et d’enivrantes plumes de quetzal…, donne-moi des baisers et pleure avec tes oiseaux illuminés sur ma poitrine ornée de nuit et de silex…
III
In yaotl in cuicatl
La guerre et le chant
1
Chante et danse, mon Amour.
Fleur de Sang, danse et chante.
Balance tes hanches merveilleuses et fais-moi l’offrande de ton corps de cuivre illuné+ sur les ailes fleuries du vent.
2
Pose tes pieds minuscules comme des lièvres fugitifs sur les nattes expectantes de ma maison aux lugubres expectatives, et chante ton Chant
ici
ici dans ma maison pleine de bruits et du copal fleuri de ta peau.
3
Chante, mon Amour ; ris et chante ; que tombe ta rosée sur la fleur obscure de ma tristesse, car là-bas dans le cercle de l’eau on entend les accords de la Fleur du Bouclier et il me faudra partir pour le lieu où la poussière se lève, où fleurit et flambe le brasier du combat et où la timbale de turquoises lance au vent la clameur rauque de sa voix sous le fracas rouge des voix guerrières de l’Aigle Solaire.
+ illuné : inlunado, qui est la traduction espagnole du néologisme illuné forgé par Arthur Rimbaud dans son poème Les Premières Communions : « Devant le sommeil bleu des rideaux illunés ».
*
En attendant les mains lumineuses du Seigneur de la Maison de l’Aube, oublions un peu le chant ensanglanté de la guerre qui pulse dans la gorge du Colibri Gaucher…
Buvons le cacao florissant, Fleur de Lumière, ici sur ma natte entretissée de plumes de héron et d’oiseau bleu.
Écoutons le chant rouge du rouge colibri pendant que tes lèvres grandissent sur mes lèvres, fleurs consumées, et que le colibri du baiser enivre mon cœur…
*
Ouvre tes cuisses frémissantes, Fleur de Lumière, car on entend résonner les grelots fatals au milieu du brouillard et de la plaine tandis qu’un hibou, en bâton de cymbales, lance à la nuit sa chanson lugubre.
Ouvre tes yeux verts, Fleur de Pluie, car depuis la Maison de Nuit des Tigres, s’en viennent à tire-d’aile les oiseaux nocturnes de la désolation, et la grive du soir brode, et dans ta robe d’étoiles s’enflamme la Fleur de hauts brasiers du Colibri Gaucher…
*
Saigne-toi tes lèvres purpurines, Amour Fleuri, sur le cuivre d’oiseaux captifs de ma peau car tout à coup s’est ouverte la Fleur de la Guerre aux aigres pétales et l’on entend tout près les voix obscures de la conque rauque.
Ferme les yeux, Fleur de Nacre, étends-toi sur mon cœur car de lugubres cymbales résonnent là-bas, là-bas où rêvent et chantent des saules blancs ; là-bas où l’eau s’est teinte de jade et de cochenilles hébétées ; là-bas où des émeraudes se nuancent des voix rouges du Colibri Gaucher…
IV
…In tlamanalli
L’offrande
Radieuse Fleur de Chair, ouvre les pétales de tes paupières car l’Aigle Rouge a posé ses ailes sur notre maison bleue.
Le Créateur du Temps a pénétré avec les oiseaux aux chants incolores et s’est posé sur tes yeux d’émeraude avec ses flèches saturées de lumière.
Ouvre tes paupières fleuries, Fleur de Lumière, car nous devons porter, soumis et solennels, notre offrande fleurie d’amour au temple hallucinant du Colibri Gaucher.
Je me suis dépouillé de mes insignes de noble conducteur d’hommes car je suis un guerrier, un guerrier fleuri au panache ondoyant de quetzal, mais je suis aussi l’humble dévot qui fait offrande de son sang à la terre fatale de la Fleur du Bouclier, là où la poussière se lève et l’eau arde sous les yeux écarlates du Soleil.
On entend au loin le chant étourdissant des timbales et la voix blême de la conque rauque…
Belle Fleur de Nacre, ôte ta robe et couvre-toi les épaules de ton manteau fleuri, et allons offrir au fils de la Déesse à la robe de Serpents la guirlande fugace de notre amour…
Seigneur des Combats, reçois-nous et protège-nous. Nous laissons sur l’autel l’encens fumant au parfum ardent de copal, et dans une conque de nacre nous égrenons notre meilleure offrande : l’ambre smaragdin qu’amoureusement un soir donna la Déesse de l’Amour et de la Beauté à ma fidèle Fleur de Nacre comme éternel symbole de l’Amour.
Accepte-le et protège-nous, Puissant Seigneur Méridional, car les hérons de neige volent au-delà des cercles de l’eau, et sur les jambes du vent se consument les grelots fleuris d’une danse vieillie, et déjà m’appelle la voix noctivague de la conque…
*
Tenonotzaliztli ihuicpa Xochiquetzal
Prière à Xochiquetzal
Déesse de l’Amour et de la Beauté, compagne florale du Seigneur de la divine floraison,
Descends de la demeure de la liqueur qui humidifie la terre, d’où l’Arbre Fleuri de la Vie fait resplendir son feuillage vital.
Loge dans mon temple désastreux ta présence fleurie de douce turquoise…
Je ne suis qu’un guerrier qui extasie le cœur ici, ici sur la natte chaude d’amour de mon éclose Fleur de Lumière ; et je suis celui qui retourne des pays où la brume verse les mortels pétales de la guerre.
Écoute-moi, vénérée Déesse, je me rendrai bientôt au lieu où tournoient les massues volatiles ; là où s’incendient et se consument les hauts panaches parmi le rouge tumulte des dards véloces sous la soif de sang du Colibri Gaucher.
Embaume mon temps présent de douces tourterelles car de l’Anahuac arrivent à tire-d’aile par les cieux subtils les jours néfastes, et ici sur ma poitrine bleue de forgeur de Chants s’enroule la corolle de la Fleur de l’Amertume, et sur mes chemins rudes éclot la Fleur de la Désolation et son souffle funèbre pénètre mes veines.
Déesse balsamique, chemine dans mes artères de ruisseaux carmin et verse en pluie dans mon sang ta parole d’émeraude et de miel.
Inonde-moi de verdures prometteuses, répands tes magnolias d’amour et la fertile semence de tes blancs iris.
Sème dans mes sillons tes graines florales où irrigue ma peau la rosée de ma Fleur Carmin.
Avant de partir assombri au pays du silence où l’on vit, rêve et chante d’une certaine autre manière, j’ornerai ton temple de roses et m’agenouillerai, la tunique déchirée, devant la majesté culminante de l’Aigle Solaire…
V
Teoyotica tlamatiliztli
Inanité de la vie…
Nous venons seulement sur cette terre pour rêver ; nous sommes venus ici seulement pour connaître nos visages.
Le Donneur de Vie, celui pour qui l’on vit et pour qui tout existe, ne se donne pas à connaître ici à notre côté, près de nous, et c’est seulement dans les chants que nous découvrons son visage ; voilà pourquoi je crée ces Chants. Je suis chanteur et c’est pourquoi j’ai le cœur en extase et fleuri…
Fleur de Lumière, belle fleur aux pétales ardents, ici rien ni personne ne pourra mettre fin à la Fleur et au Chant.
Jamais ne se perdront les rêves, les fleurs ni les chants ; peut-être que là-bas, au pays des Décharnés, où l’on vit, rêve et chante d’une certaine autre manière, mes chants mourront et mes fleurs parfumées se faneront peut-être…, mais ici, sur cette terre, personne ni rien ne pourra mettre fin à la Fleur et au Chant.
*
En ce monde nous sommes seulement à la recherche d’un rêve, chère Étoile. Ce n’est pas vrai que nous venons sur cette terre pour vivre ; nous sommes venus ici seulement pour rêver.
Notre peinture bleue s’effacera et il ne restera rien ; nous quitterons très bientôt la fragrante Maison du Soleil.
Nous irons peut-être au Manoir de l’Aigle, et nous danserons dans le patio de brumes. Dans la claire enceinte du dieu Deux-Lièvres, avec des grelots sans âge dans nos mains et des grelots d’or à nos pieds, nous danserons…, nous danserons au son des timbales face au sanglot des flûtes aiguës et à la grande lamentation du tambour.
Nous danserons, Fleur de Lumière ; nous danserons dans le patio fleuri et nous nous enivrerons de la liqueur fleurie de la Fleur et du Chant à l’intérieur du cœur…
VI
Miquitlaxochtli
Fleurs de mort
Les fleurs des larmes sont écloses, bien-aimée Fleur de Chair.
C’est le temps des larmes, tu te fanes et disparais, comme une fleur à la vie brève, et dans le sein des eaux les fleurs aquatiques ne chantent plus leur chanson fleurie.
Les joncs se sont brisés devant le visage des eaux… une jacinthe est tombée.
La timbale de la nuit résonne dans la distance et la voix de la conque emporte ton nom lumineux vers le silence.
Je suis malheureux sans tes rires. Je souffre, mon chant n’est plus rien car tu te meurs, Papillon Fleuri, et dans la Maison du Chant la Fleur du Cœur s’est teinte de larmes sombres.
Des fleurs de larmes tombent de mes yeux somnambules et ma langue est de craie dans le soir d’été.
L’opulente racine des présages a servi à ma table les funestes épines de la désolation.
Je ne peux te regarder, à travers la brume de mes paupières mortes, passer parmi mes rêves avec tes sandales d’or qui résonnent dans mon imagination, ni n’entends pénétrer dans la maison tes légers pas de coton…
*
La Reine de la Région des Morts t’appelle, Fleur de Lumière.
Elle te tend les bras, et le Seigneur de la Mort joue de son tambour orné d’obsidiennes, je me désespère et bois du vin de champignons au milieu du brouillard dans cette nuit d’insomnie et me plonge dans le sein glacial du mélancolique Seigneur du Froid, tandis que tu t’éloignes et te pares pour le somptueux voyage sans retour, tellement loin, pour la Maison d’ombres du Silence, où l’on vit d’une certaine autre manière… dans le Quenonamican.
Au loin j’entends la voix immarcescible de la Blanche Reine du Sel, qui te nomme et t’appelle avec des paroles salées.
…et je désespère, bois du vin de champignons et m’enivre immergé dans les bras de la nuit abyssale…
*
Laisse-moi un bref instant à ses côtés, toi qui peux tout, Arbitre Suprême.
Toi qui octroies la Vie, toi par qui tout existe, écoute ma prière.
Et toi, dame seigneuriale de notre chair, aie pitié de mes yeux et de l’obscur étui de ma peau.
Intercédez pour moi et ma compagne bleue, cœur de mon sang, papillon de lumière.
Rendez-vous parés de joyaux au lieu du mystère pour demander au Seigneur de la Région des Morts qu’il ne tende dès à présent ses bras vers l’iris brillant de mes eaux ; qu’il permette à l’oiseau bleu de poser à nouveau ses ailes sur ma maison ; que s’en revienne le grelot de rires de ma divine Fleur de Lumière sur les cuisses du vent, que ses yeux verts de jade en flammes dissipent les ténèbres, et que la fleur de lumière qui s’enivre en son nom ne se brise ni n’aille au lieu de l’existence incertaine devant les yeux effrayés du Soleil…
*
Épines, mes mains sont remplies d’épines…
Ma divine Fleur de Lumière est morte… !
La flamme de son cœur fleuri s’est consumée ; ma fleur hallucinante s’est desséchée.
Je pleure sur ses pétales fanés de magnolias noyés ; je baise son visage de solitude pétrée et mes pleurs fleurissent et se fanent comme une fleur de neige dans la nuit d’hiver…
Sur une natte amère de fleurs jaunes et de fines plumes de flamand rose, ma fleur est fanée, sans défense face à la nuit et son suaire blanc de tubéreuses flétries.
Je la porte au brasier de flammes crépitantes érigé devant le temple du Colibri Gaucher… Quelqu’un chante au loin, et dans le sein d’émeraude de l’eau la Déesse à la Robe de Jade pleure sa complainte d’abîme.
Je plonge dans les ombres fatales du silence mon visage saturé d’absence tandis qu’un oiseau nocturne lance à la nuit son chant funèbre…
Tzonquizcayotl
Chant final…
…Avec des grelots de brume et des grelots d’or, avec des bracelets dorés incrustés de pierres précieuses je gis sur mon bouclier, désarmé et paré de la plume de quetzal.
Je suis, le visage peint de chants jaunes, détruit et ardent sous le manteau de sang du soir d’été.
Je me disperse avec les sombres pétales du temps désastreux de la Fleur du Bouclier.
Des ailes rouges se détachent du vent, et les plumes s’accrochent à mon dos détruit en une jonglerie écarlate.
Je me transforme en oiseau rubis, colibri aux ailes carmin, et je pars frémissant pour les rouges cieux incendiés me joindre au cortège de joyaux sous le sortilège de l’Aigle Solaire…
Contacté cet été par une étudiante en espagnol qui envisageait de citer mes présentes traductions dans un mémoire, j’ai développé dans nos échanges les points suivants.
La liste de divinités aztèques qui clôt l’introduction est celle des noms figurant dans les poèmes que j’ai traduits, tels qu’ils apparaissent dans le texte espagnol d’Alveláis Pozos et que je suis allé identifier dans son texte nahuatl. Par exemple, « Colibri Gaucher » est ma traduction littérale de l’espagnol d’A. Pozos, Colibrí Zurdo, qui est la manière dont il a lui-même traduit Huitzilopochtli. (J’ai suivi le texte d’A. Pozos sans me tenir au nom « colibri de la gauche » plus courant en français et qui est la traduction de je ne sais quelle formule espagnole, si c’est traduit de l’espagnol).
Je n’ai introduit qu’une seule note, en bas de poème, à ces traductions, indiquant que le néologisme inlunado se trouve également dans les traductions espagnoles de Rimbaud, là où ce dernier recourt au néologisme (dont il a, je suppose, la paternité) illuné. C’est la simple recherche d’inlunado sur Google qui m’a conduit à cette « découverte » : ayant trouvé le texte espagnol de Rimbaud, je n’avais plus qu’à retrouver le passage dans mon exemplaire français pour retrouver le mot dans l’original et l’employer dans mes traductions. J’ignore si Alveláis Pozos a trouvé ce mot dans Rimbaud en espagnol ou s’il l’a forgé indépendamment de la traduction espagnole de Rimbaud.
Le point principal de l’introduction aux traductions porte sur la traduction traditionnelle de certaines expressions telles que flor del escudo ou flor de maίz tostado qui visent à rendre des constructions nahuatl « madréporiques » (voyez plus bas) qui devraient être bien plutôt rendues en français par « fleur-bouclier » et « fleur-maïs grillé ». « Fleur de maïs grillé », que l’on trouve ainsi traduit en français (voyez sur Google) et que j’ai moi-même repris mais en me sentant obligé de présenter en introduction mes scrupules, est incompréhensible : une fleur de maïs est normalement la fleur du maïs, une fleur de maïs grillée (avec l’adjectif au féminin) peut se comprendre mais une fleur de maïs grillé (au masculin, comme dans l’espagnol tostado) ne se comprend guère, car le maïs grillé ne donne pas de fleurs par définition.
L’espagnol comme le français peinent à rendre avec économie le sens de ces métaphores ; il faudrait écrire en fait, puisque « fleur-maïs grillé » est non seulement peu français mais aussi peu poétique, « la fleur à la couleur de maïs grillé », sa couleur étant, selon le Grand Dictionnaire nahuatl, la raison de son nom dans cette langue. L’anglais et l’allemand ayant les mêmes constructions agglutinantes que j’ai appelées plus haut madréporiques, la question ne se pose pas pour ces langues, mais les conjonctions grammaticales espagnoles et françaises représentent un obstacle à la traduction dans ce cas.
J’ignore comment l’anglais et l’allemand traduisent flor de maίz tostado. En anglais, ce pourrait être roasted-maize flower (le trait d’union permettant de supprimer l’ambiguïté avec roasted maize flower qui ferait plutôt penser à une « fleur de maïs grillée »). En allemand, ce pourrait être quelque chose comme Geröstmaisblume (une agglutination complète, se distinguant de geröstete Maisblume qui serait la fleur de maïs grillée). Sans certitude ni pour l’un ni pour l’autre, mais je pense en tout cas que, quel que soit le choix retenu dans les traductions existantes en ces langues, l’ambiguïté que j’ai soulignée dans les traductions espagnoles et françaises consacrées est absente.
Le nom de cette fleur « maïs grillé » est aussi donné en poésie nahuatl à certaines femmes, et la question de savoir pourquoi reste ouverte (teint de la peau ?).
S’agissant du mot « madréporique » dans le contexte linguistique, voici où je l’ai trouvé, ainsi que ce que j’ai écrit de ces différences entre le français (et l’espagnol) et l’anglais sur ce point (sur ce blog, dans The Island of Dr Bentham) : « Je viens de lire sur le transparent d’un journal anglais : Ruhr Coal peace hope. Mettez l’ordre inverse, propre au français ; vous auriez : espoir pacifique charbonnier ruhrien. Eh bien ! non, non et non ! le français pense : espoir de pacification dans les mines de la Ruhr. Votre emploi d’épithètes juxtaposées ne tend à rien de moins qu’à supprimer l’analyse rationnelle des idées ! … Les constructions agglomérées et madréporiques répugnent au génie analytique et dissociateur (pour ainsi parler) de notre langage. » (Jacques Boulenger et André Thérive, Les soirées du Grammaire-Club, 1924)
Voyez le début d’analyse que je fais de l’anglais comme « langue topologique » chez Arnold Gehlen (dans ma Note sur l’indonésien) : chez ce dernier, ce n’est pas un défaut.
La traduction « espoir de pacification dans les mines de la Ruhr » laisse d’ailleurs coal de côté, et il faudrait en fait, pour rendre fidèlement la construction « madréporique » anglaise, écrire, en suivant le modèle indiqué : espoir de pacification dans les mines de charbon de la Ruhr, autrement dit, traduire quatre mots par onze, ce qui est presque trois fois plus long !
Le principe d’économie n’est pas un mauvais principe en soi. Je me rappelle combien j’étais frappé, dans le métro de Boston, Massachusetts, de voir que les traductions espagnoles des consignes en anglais (car le bilinguisme tendait alors à se répandre dans cette ville) étaient beaucoup plus longues que l’original ; et je me faisais la réflexion qu’une telle apparence n’était pas de nature à rendre l’espagnol attrayant. Pourquoi un anglophone voudrait-il apprendre une langue s’il perçoit, dans le métro, qu’elle nécessite une bien plus grande prolixité pour parvenir au même résultat, la consigne étant forcément la même dans l’une et l’autre langues ?
Or, en examinant ces consignes, je constatai que le traducteur espagnol en disait d’une certaine façon plus que l’original, par exemple en parlant de « poignée de porte » là où l’original anglais se contente d’indiquer la « poignée », et tout le reste à l’avenant. Cette minutie sans doute bien intentionnée ne peut que rendre l’espagnol peu attrayant pour ceux qui ne le parlent pas, ne peut que conforter les anglophones dans le sentiment intime de la supériorité de leur langue, comparée à une langue en apparence si prolixe. Ces traductions donnent le sentiment que l’espagnol est une langue qui fait perdre son temps à celui qui la parle, car il pourrait dire, et par conséquent penser deux fois plus de choses dans la journée en parlant anglais.
Je soumets cette réflexion aux traducteurs de profession, surtout pour ces messages fonctionnels ou commerciaux comme on en trouve dans le métro : rendez votre langue économique !
D’ailleurs, Boulenger et Thérive donnent, dans leur roman, le nom très madréporique de Grammaire-Club à leur société d’amis de la langue française, et non celui de Club de Grammaire ou Club des Grammairiens. Et club est un mot anglais.