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Futurisme 6 : Autre Poésie futuriste italienne en prose
Le présent billet complète nos traductions de poésie futuriste en prose ici (poètes divers) et là (Mario Carli). Les textes sont tirés de la même anthologie.
Bruno Corra, Emilio Settimelli et dame Maria Ginanni figurent déjà dans le premier des deux billets dont le lien figure au paragraphe précédent. Quant à Arnaldo Ginna, Remo Chiti et Primo Conti, ce sont ici les premiers textes que nous traduisons d’eux.
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Photo : Futuristes italiens à Florence en 1916. De gauche à droite : Remo Chiti, Nerino Nannetti, Bruno Corra, Emilio Settimelli, Arnaldo Ginna, Maria Ginanni, Vieri Nannetti, Filippo Tommaso Marinetti.
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Goutte de bonheur (Goccia di felicità) par Bruno Corra
Tandis que les fleurs restantes des deux mimosas, à l’angle de la villa, paraissent des morceaux de crépuscule accrochés dans les branches, tandis que les énormes sapins qui s’assombrissent submergés par le soir assument leur cruelle apparence nocturne de vertigineux tourbillons d’aiguilles vertes impatients de produire des sortilèges, tandis que le ciel quasi noir dédaigne de me suggérer la moindre image, moi, perdu dans l’habituel fauteuil monumental, dans le salon habituel chauffé à trente degrés, je pense au moment de pur bonheur que j’éprouverais si m’était offerte une grande et belle émeraude taillée en forme de singe accroupi ses coudes pointus sur les genoux et les poings contre le museau.
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Instant (Attimo) par Bruno Corra
Je marche droit dans la vie : je suis composé de millions de vertiges en un équilibre lucide qui me donne de l’assurance mais me prive de force physique. La logique me rend sûr de moi mais elle m’étouffe. Je n’ai jamais connu une manifestation de la vie qui échappe à la logique. La seule issue serait de s’ouvrir une route vers d’autres vies, vers le surnaturel. Et je cherche une fente vers l’au-delà de la nature.
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Soupirail (Spiraglio) par Bruno Corra
Trouvées au fond d’une nuit banale, cinq minutes imprévisibles : quelque chose de semblable à une immobilité conçue comme synthèse de mouvements infinis ;
ennui si profond et soudain qu’il me tira de ma sensibilité habituelle ;
tendance lucide à investir la réalité avec des moyens d’enquête si nouveaux qu’on hésite à les employer ;
cercle froid sur mon front ;
violence sensible de l’ossature orbitale qui force l’œil à rester fermé ;
désir de gestes à peine esquissés avec les doigts de la main droite seulement ;
série de découvertes extrêmement rapides et incomplètes ;
volonté obstinée d’observer avec exhaustivité, vacillant sous les coups d’une agitation anxieuse de passer tout de suite à autre chose ; souvenir d’une brindille droite sur la dernière branche d’un arbre comme un doigt levé qui fait signe, croyant ne pas être vu, à quelque chose au loin, l’invitant à s’approcher ;
conviction que chacun de mes actes, quel qu’il soit, a des conséquences et des correspondances qui en font partie et que j’ignore complètement ;
vision interne extrêmement claire d’un scintillement de flaque boueuse me faisant signe dans une rue noire ;
conception d’un chaos de merveilles délicieuses en train de s’élaborer dans un espace attentif ;
et puis le sentiment d’être abandonné peu à peu par cette sensibilité nouvelle ; la tentative de rester dans cet état ; me trouver déjà au-dehors, avec la main droite sur le front libéré.
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Boulevard par Bruno Corra
Ndt. Le mot boulevard existe en italien.
Je comprends mon calme, l’évaporation de mes nerfs dans ces journées. J’ai eu le sentiment d’être comme suspendu dans une douceur irréelle. C’était vrai. Dans l’air de cette chambre on respirait une somnolence ambiguë. Il suffisait de se reposer un peu pour devenir incapable de la moindre idée ou pensée définie : mon cerveau ne savait plus produire qu’une vapeur d’idées, qu’une pulvérulence de pensées. Tout cela s’explique en regardant depuis le balcon le boulevard tellement long qui, venant Dieu sait d’où, se termine à peu près ici. En considérant les neuf lettres qui forment ce mot (car le mot, qu’on le sache, est un être vivant†), on voit bien que la dernière, le d, doit correspondre plus ou moins à ce dernier segment, de l’Opéra à la Madeleine : or le Grand Hôtel est justement situé dans ce d qui reste seul, au bout d’un long mot, si fatigué et mélancolique qu’il renonce à se faire prononcer, fatigue et mélancolie qui se transmettent de manière contagieuse. Et je crains que ma chambre ne se trouve précisément au point d’attache des organes de cette lettre hypocondriaque, ici-même : – d.
Note. – Je suis allé regarder dans le Baedeker : il n’a pas conscience de ces inconvénients.
† Citation en français d’un alexandrin de Victor Hugo, tiré des Contemplations.
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Symphonie (Sinfonia) par Emilio Settimelli
Thème de la symphonie : Un peintre américain explique quelques poèmes d’un jeune poète morphinomane, mort à vingt-cinq ans et tout de même déjà difficile et profond avec ses vingt volumes de poésie et de méditations : ce poète dont le nom m’échappe ne voyagea jamais en Europe et pourtant écrivit ses plus belles pages en décrivant nos paysages et nos saisons.
SYMPHONIE
Mon ami le peintre brun au grand visage de mime vit dans un monde étrange, a pour poser les pieds quelques mètres seulement de terrain boueux et son monde s’élève en forme de nuage de fumée sortant d’un tube, d’abord droit puis s’élargissant peu à peu : sacciforme.
Et ce monde qui est le sien, formé de quelques paumes de terre marécageuse avec des poignées de reflets précieux et d’une forêt plaintive de lianes tombantes, emperlée de rosée corrompue par les rayons du soleil (la partie de ce monde qui s’allonge et grandit comme un nuage), est tout irradié de tons violets, jaunes, rouges, parfois. Tons, touches de couleur, traits vifs, fragments d’arbres qui deviennent couleurs…
Ne me demandez pas où sont plantés les arbres de ces bois, je ne le sais pas et ne comprends pas que ce soit possible…
Certaines splendides taches de rouge intense non pas réparti sur les feuilles mais écrasé en grumeaux çà et là ; voile superficiel ou rouge infini ?
Et mon ami est en Amérique et ce bois traverse l’océan et se termine en montant au ciel européen. C’est un couloir de couleurs saoules où de l’Amérique on voit l’Europe, ce sont les poèmes tombés de la bouche du peintre et qui sont devenus réalité devant moi, c’est une météorite vaporeuse enfoncée dans l’Amérique qui avec sa traîne de ramures parvient en Europe…
Et partout est répandu un criaillement de touches violacées sur les flaques où tape le soleil, étincelles de couleur que donne la lumière dans son frottement sur les eaux, et partout une vapeur grisâtre qui se débat dans l’air parmi les ramures des bois plaintifs de lianes tombantes…
Vapeurs grisâtres, errant çà et là, êtes-vous peut-être les âmes exilées des défunts tubes de morphine brisés par la colère fébrile du poète américain, avide de votre perfidie ?
… grand volumes manuscrits, exhalant une sagesse millénaire (ils ne furent pas publiés car le poète n’avait de temps que pour ses tubes de morphine, mais ne peuvent-ils paraître tels car antérieurs à la découverte de l’imprimerie ?) ; chambre décolorée, le jeune poète électrifié surgissant d’eux avec les mouvements épileptiques d’un asphyxié, entièrement composé de marques violettes et de courbes qui ne donnent pas les traits de son visage mais en dépeignent le mouvement subit, l’hystérique contraction, laquelle colorie ces marques d’orange, de vert, de mauve…
Oh ! comme s’harmonise bien le chapeau gris de mon ami peintre avec cette forêt de lianes tombantes (statues fidèles aux gestes ruisselants de mille magiciennes ridées) barbouillées de couleurs saturées !
C’est une merveille d’harmonie et une esthétique nouvelle ! Le gris du chapeau est tendre, semble être une plume, ici dans le bois il y a des oiseaux princiers, gris avec une tache rouge sur le poitrail, ce sont les animateurs synthétiques de cette harmonie, de cette esthétique nouvelle qui mêle les vitrines parisiennes aux forêts annelées de touches de couleur semblables à des bagues patriciennes !
Au fond, au cœur des bois, une tête diaphane apparaît à ce moment-là. C’est une tête de femme (non, il ne me plaît pas d’imaginer la tête isolée du corps, et l’imagination corrige aussitôt : la tête d’une femme qui est presque entièrement couverte par les branches). C’est une tête diaphane aux cheveux blonds, si longs qu’ils se répandent à travers toute la forêt, et transparente, un dieu du matin lui a flagellé le visage avec un fouet de rosée…
Elle est silencieuse, elle est immense, elle a les yeux de la fraîche constitution des méduses qui sont cartilagineuses (chose plutôt aride), a les lèvres d’un rouge intense. Avec quoi sont-elles colorées ? Un caillou pourpre du crépuscule (c’est parfois un tas de cailloux pourpres) a été lancé sur ces lèvres soutenues par les dents les plus dures, et elles se sont colorées de cette façon…
Jetez une brique sur la pierre, le point où elle a frappé est plus rouge que sa propre couleur ; à la couleur s’ajoute l’intensité du bruit qui devient teinte… Et ce visage a été heurté, il a un air douloureux…
Curieuse ! ses cheveux avancent, avancent à travers la forêt et, rassemblés sur la flaque aux pieds de mon ami, se replient à la surface de l’eau semblables à des brins de paille fléchis car heurtés contre un mur… sont comme des jambes d’araignées jaune paille (mon ami m’a dit que certains peintres américains s’obstinent, dans leur grande ingénuité, à peindre les reflets de la lumière…).
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De la raison de se masquer (Il proposito di mascherarsi) par Emilio Settimelli
Pourquoi, pourquoi ne rien savoir d’autre que fixer des arantèles d’images sur des pages soporifiques ?
Pourquoi tendre à un domaine de fantaisie au lieu de descendre dans la réalité la plus dure ?
Pourquoi, si ma plume est serrée entre des doigts d’acier et trace les contours d’une image avec la force nécessaire à la signature d’une condamnation à mort ?
Pourquoi, si ma volonté peut façonner comme bon lui semble mon corps et mon esprit ?
Ah ! oui ! il faut vivre ! il faut vivre ! Et de toutes les façons et avec toutes les douleurs et toutes les voluptés ! Être autoritaires, aristocratiques, plébéiens, cruels, chastes, dissolus. Tenter, expérimenter la vie !
Aller à la chasse de cette flamme qui me fuit quand je montre le bout de mon nez mais que je ferai peut-être parler demain à une foule qui veut me condamner à mort et n’y parvient pas, faisant trembler par ma présence un ambassadeur ennemi !
On l’attrape, ce secret universel, bien autrement qu’avec les paroles écrites : la douleur de tout mon être peut seule saisir cette lumière, ce secret de la vie, cette âme de la totalité, ce contact avec Dieu ! Ah ! je veux, je veux le vivre, cet instant supérieur où tout m’apparaîtra clair, logique, divin !
Je veux me sentir en communication directe avec l’Univers. Un trou, un tout petit trou magique, fixé dans l’air et au travers duquel s’élancera un courant d’infini, me donnera l’explication du phénomène Existence.
À présent il rugit tout autour de moi, hermétique et menaçant. Non que je tremble. Mais l’Inconnu me séduit irrésistiblement.
Et je veux, je veux, je veux admirer son visage au moins une fois, dussé-je en rester foudroyé !
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Histoire d’une queue sortant d’un trou (Storia di una codetta che stava fuori da un bucchetto) par Arnaldo Ginna
Dans un jardin public, un groupe d’enfants faisait un vacarme de tous les diables.
Au milieu de l’allée de gravier, il y avait un trou.
Ils criaillaient tous triomphalement comme s’ils venaient de découvrir l’Amérique. Et en fait d’Amérique, c’était seulement un trou d’où sortait une queue frétillante.
Le plus petit, qui avait une frimousse rouge et ronde comme une pomme, fit un pas en avant, écarta les jambes comme le font certains généraux avant un mouvement stratégique, et posant son index au milieu du front s’exclama : « Cette queue doit appartenir à un lézard ou à une taupe. »
« Le fait est, interrompit le plus grand, que cette bestiole est imbécile, puisqu’elle ne peut plus ni entrer ni sortir. »
Une petite vieille fripée qui battait le sol de sa canne apparut, marmottant furieusement : « Comme ces canailles ont vite fait d’appeler les gens des imbéciles ; moi, par exemple, je ne sais si je dois me décider à mourir ou non, je ne sais si je dois entrer ou sortir de la tombe où j’ai déjà les pieds ; et je suis pour cela une imbécile ?!… Mieux vaut que je m’envole d’ici, pfuit !… » Elle sortit de sa poche une pompe à vélo, gonfla ses jupons, qui prirent la forme d’un drachen-ballon, attachée auquel elle s’envola à la vitesse du vent.
« Sorcières modernes ! », s’exclama philosophiquement un bouledogue qui observa le départ de la vieille avec une longue-vue de marine. Pendant ce temps, le plus grand des enfants faisait le fanfaron. Ayant enlevé sa veste et son chapeau, il se retroussait les manches en criant : « Vous voulez parier que je la sors de là, cette bestiole ?! » Il saisit la queue d’une main et se mit à tirer, tirer, tirer, son visage devenant violet.
Mais, chose étrange, un grand arbre commença de se balancer de-ci de-là en toussant d’une grosse voix catarrheuse : « C’est moi qui ai le tuyau de poêle ! c’est moi qui ai le tuyau de poêle ! »
Et, de fait, à la pointe de chacune de ses branches principales se trouvait enfilé un chapeau haut-de-forme.
Les enfants regardaient bouche bée. Et l’arbre se balançait, se balançait en crescendo continu. Les chapeaux remuaient sur la pointe des branches, en faisant un bruit comme s’ils étaient de fer-blanc. Et les énormes racines commencèrent à sortir de terre, laquelle se soulevait comme si la charrue y passait.
Deux gardiens du jardin regardaient ce spectacle, l’air complètement résigné, semblant se dire : il n’y a plus rien à faire… À la fin, les racines longues de plusieurs mètres furent complètement sorties du sol.
Ce n’étaient plus des racines mais de véritables tentacules en mouvement. Ce n’étaient plus des tentacules en mouvement mais de vraies jambes tordues, bosselées et enroulées comme des serpents.
Tout à coup, le gros arbre cessa de se balancer, commençant un mouvement circulaire sur soi-même comme une toupie. On aurait dit un grand tourbillon de vent. Et tel un tourbillon de vent, en tournant impétueusement, il s’éloigna dans l’allée à la vitesse de l’éclair. Un grand silence succéda à ce fracas. Les deux gardiens s’étaient endormis debout appuyés l’un sur l’autre comme deux paquets de chiffons.
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Je me trouvais dans le même jardin, mais loin de là. J’étais assis sur un banc avec un magnifique artichaut dans la main, me délectant de cette grotesque admiration.
Pendant ce temps, un gardien s’était planté devant moi jambes écartées, prenant sa panse énorme entre ses mains et la secouant en riant comme un fou.
Puis il agita les bras en criant pour me faire peur : « Je suis Briarée aux cent bras. »
J’en restai cloué sur place avec dans ma main l’artichaut, que je tenais haut et droit comme une lampe votive.
« Ah, vous l’avez volé dans notre jardin… hein ! », poursuivit l’homme. « Bravo, bravo, mon petit monsieur ! Apparemment vous l’avez chouravé, ou, si vous voulez, en langage plus châtié, vous l’avez subtilisé… »
Alors il sortit de sa poche une loupe énorme et me la plaçant devant un œil de façon à produire un gros œil de bœuf, il me cria en pleine figure : « Voleur ! » À ce moment je perdis toute retenue et lançai l’artichaut avec les bouts pointus de ses feuilles sur la face rouge du gardien. Il devint alors doux comme un agneau, et comme un petit enfant se mit à pleurer à chaudes larmes, s’essuyant le visage avec un mouchoir plus petit qu’une main.
Vous pensez bien qu’avec la chaleur de cette face rouge et brûlante comme le soleil, les larmes étaient instantanément converties en vapeur.
Elles devenaient des vapeurs d’une blancheur extraordinaire qui montaient, montaient formant rapidement des files de petits nuages couleur de lait. Et les petits nuages couleur de lait devenaient rouges et dorés comme si là-bas, au loin, le soleil se couchait. Ou bien était-ce vraiment que là-bas le soleil rouge et or descendait à l’horizon lointain ? Ou bien était-ce encore la trogne du gardien ? Non, non, le cauchemar était fini, et là-bas était véritablement le soleil, le beau soleil enfin flamboyant, bordé de chapelets de nuages blancs chatoyants comme des fils de perles. Et au-dessous il y avait aussi la mer qui réfléchissait tout, comme un immense miroir, dupliquant cet effet magnifique. Je ne saurai jamais si c’était un rêve ou la réalité.
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Dieu Horloge (Dio Orologio) par Remo Chiti
Une pause. Quelques instants d’exil sur cette feuille blanche, petite glèbe déserte où j’écrirai une demande au Néant, en caractères squelettiques.
L’aube colle ses lèvres étirées sur les carreaux de la fenêtre, et je ne rêve pas ; non. La terrible main imaginaire qui dehors montre du doigt une à une les choses de la vie, pourrait m’écraser là sur la table sans que je frémisse le moins du monde.
J’ai un petit Dieu devant moi : l’horloge : rigide, impeccable, égoïste ; sans la moindre apparence de créature, sans le moindre fluide humain ; je l’adore ; elle marque l’heure avec une extrême propreté sentimentale ! Donc : avoir la formidable propreté du métal. Je sais : la commune exaspération de l’insistant épilogue apathique de toutes les passions demande cette fixe et consolante chasteté. La vie a besoin d’un drame immense, déchirant, qui l’élève et la console : un drame unique qui l’endurcisse. La vie n’est pas habillée de sentiments : elle en est barbouillée.
« L’homme est semblable à Dieu » : c’est du petit lyrisme de Bochiman ambitieux. Belle figure ! Les hommes ont donné à la Matière l’expression du visage ; il faudrait tout refaire. Ils ont inondé les forêts et les déserts de leur perpendicularité et de leurs peurs. Ils ont créé l’incertitude et la duperie, insaisissables, inopportunes, inconcluantes. Comment ne pas rire de leurs douleurs ? Un arbre est plus tragique qu’un homme.
Une douleur sous un chapeau gris ! Une exaltation sous une perruque ! Observer l’univers la pipe à la bouche ! Dormir avec l’amour à ses côtés ! Les idéalismes se sont mêlés au bon sens. Au milieu des plus pénibles destins, on fait parade de pubescences et de pendentifs anatomiques. La foule se heurte sans exploser. Et les membres se balancent maladroits, consommant l’espace sacrosaint ! À une femme advient le phénomène qui a quelque chose de divin, elle a un bébé : et elle le jette dans les chiottes. Le Titien avant de se tuer s’empiffra de friandises. Une belle jeune fille se tira une balle pour une paire de bottes. Mieux, Caïus se suicida pour causer du dépit à une dame. Deux se sont battus au pistolet à propos d’un mot inconnu. Un autre prit femme à la suite d’un pari. Un autre encore fit un larcin à l’église et se mit à pleurer. Il y a beaucoup de fous. Les génies sont décevants. La gloire, l’amour, l’honneur deviennent des monuments. La liberté est à la discrétion des voisins. La réalité est un livre. Le mystère, une chemise. La religion, un bouche-trou. La science, provisoire.
Et puis il est si facile de mourir ! c’est tellement à la portée de tout le monde. Et la grandeur de la vie consiste tout entier dans une dette pressante envers la mort. Et alors ?
Mais il est donc vrai que l’apparente illogicité de la destruction est un raisonnement inusité de la Matière vindicative ? la dynamite lance en l’air sa suavité dominatrice, patiemment, dans l’espoir de l’entendre à la fin vibrer aiguë comme un tube de métal.
Oh, parler à peine de la vie, de façon seulement partielle ! Il y a tant de choses, tant de choses. Je le sais. Néanmoins, il y a peu de choses à dire de la vie : et après un long voyage de milliers d’années, envoyée et renvoyée à travers des forêts philosophiques, agrandie, diminuée, distillée, oubliée, célébrée, après une longue maturation, elle s’est toujours spontanément résumée ainsi : « La vie c’est, etc., etc. » Ça suffit. Rien.
C’est pourquoi il n’y a rien de plus fascinant que la violence.
Il est permis de supposer que dans une gifle pourraient s’épuiser vingt volumes d’atroces problèmes insolubles. Résultat glorieux. Comme dans certains lieux, dans des salons baroques, décrépits ou luxueux, où parfois l’esprit se perd comme en rêve : un blasphème sonore pourrait suffire à nous reconduire à la normalité et assigner aux personnes et aux choses une place décente et concevable dans l’univers.
Et à ce que Hamlet devienne un boxeur, pourvu que le loqueteux ne soit pas blessé, traînant les bandages de ses plaies, découvertes avec un exhibitionnisme insatiable. (Il est ennuyeux, déloyal, grossier.)
S’il ne nous est pas donné de parler de la douleur avec un respect constant, si la mort peut devenir un jouet puéril, si toute notre tragédie est condamnée aux coulisses de papier mâché, et au chahut final, je pense que nous avons besoin de beaucoup de silence, de beaucoup de réserve. Nous sommes peu d’hommes, fatalement sympathiques, à dépasser la comique machine mondiale avec la simplicité de notre sourire méprisant, avec la force bienveillante de nos larges mains de travailleurs, saturés d’une science si profonde qu’elle nous immunise contre tout étonnement, sobres, silencieux, capables de tout.
Il me plaît de m’imaginer ouvrier athlétique dans mon noir atelier, marié à une femme féconde ! Je le serais volontiers. Si pouvaient être tués les surhommes distraits ou escrimeurs devant mon atelier…
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L’aube a levé la tête, comme moi ; dehors tout est lumière ; et si ancien, prosaïque, mais avec tant de grâce légère que devant moi s’illumine un amandier en fleur… Que dire ? Se venger ? Appeler au soulèvement : (qu’alors que le printemps éclôt, une rivière de sang… etc.) Ah non ! laissons les arbres fleurir en secret.
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Lyriques ingérences d’autres mondes dans le mien (Liriche ingerenze di altro mondi sul moi) par Maria Ginanni
J’ai pu retrouver sur la palette nébuleuse des parfums perdus quelques couleurs de leur vie esquissée : je les ai recueillies et les attache délicatement à mes souffrances… sans savoir s’il me viendra du mal d’avoir dérobé leur secret à ces vibratiles fragilités… Voici les parfums dont je parvins le mieux à m’emparer.
Azuristre
Froufrou et caresse de soie dans la robe hâtive d’une petite étoile capricieuse qui en sa course imprudente faillit rompre sa tête blonde en trébuchant sur la courbe pachydermique de la terre.
Kli-Klo
Pantoufle multicolore laissée par terre par une étoile verte, cendrillon.
Oriar
La chevelure d’une comète folle pénétrant dans notre atmosphère. L’un de ses cheveux, infiniment long, s’est perdu dans mon mouchoir infiniment petit.
Violargenté
Les aspirations à la grandeur émanées d’un cerveau et de l’âme d’une dame sélénite.
Sans paraître†
Secret angoissé perdu dans l’âme d’un habitant de la rouge Mars…
† En français dans le texte.
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Entre deux doigts (Fra due ditta) par Maria Ginanni
Mon esprit s’ouvre tout grand, doucement, sur cette soirée brumeuse comme pour s’y abriter confortablement, comme pour se soustraire à la haine trop réelle de la vie.
La vie nous entraîne comme une poix pesante et obstinée : ici, au contraire, on est léger.
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Sentir cette soirée comme une solitude flottante et parallèle à celle des rues et du fleuve.
Désir de s’allonger entre ces deux solitudes comme entre les immenses draps-silence de cet énorme lit étendu qui coule et reste ferme comme le fleuve au-dessous, en anéantissant en nous la sensation du mouvement.
Les choses se sont imprudemment endormies sur la rive et sont tombées dans l’eau avec leurs reflets.
Dehors, la partie mortelle de leur corps appesanti car resté sans âme.
Les reflets sont les rêves des architectures et des silhouettes : peut-être n’existent-ils pas – comme les rêves – malgré leur évanescente existence ? ne sont-ils pas une réalité irréelle vécue par les choses ?
Je retrouve sous le calme du sommeil-eau à travers lequel passent et filtrent les cerveaux-pensées de cette file immobile de maisons et de coupoles une ville entière de fantaisie, embrumée seulement par la nuit comme les rêves du sommeil.
La brume endort aussi les lampadaires et les fait rêver comme des fous débonnaires et mégalomanes : arrondis et frangés par la brume, ils arborent tant de rayons et d’iridescence, se font signe les uns aux autres sournoisement en clignant de leur seul œil ouvert : certes ils s’illusionnent, se croyant des soleils possédant chacun un petit système planétaire.
La brume effilochée, bleuâtre.
La brume : tous les atomes gris-noirs qui nichaient dans les maisons et sur les ponts trapus se volatilisent envahissant l’atmosphère ?
Les ponts et les maisons en sont restées invraisemblablement légers : on croirait possible de les briser avec le doigt.
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Réveil (Sveglia) par Primo Conti
Sans rancune pour ceux qui nous ont fait souffrir (statisticiens et professeurs de calligraphie), devant chaque nouveauté de la vie à peine ouverte la porte, on devient méfiants même au premier souffle de mistral parmi les branches des arbres.
Conscience ouverte qui nous fait presque peur, se sentir définitivement nus, sans abri, assiégés par le soleil tapageur qui saute de caillou en caillou pour bouillir sur notre poitrine en une autre jeunesse que nous aurions pu perdre à l’instant !
Quand le matin je me réveille, et que dans la fumée du premier regard je déplace l’estampe grise des rêves sur les couvertures, j’éprouve l’immobilité de la nuit passée comme un rocher à franchir.
C’est alors dans une ferme incertitude que je conçois le premier geste : pensant au fragment à jeter contre les carreaux pour briser le paysage insomniaque, je sens avec précision la pesanteur de mes mains enfoncées dans deux plis blancs découpés autour de moi. C’est ainsi que je me pousse dehors, sans tristesse si mon vol s’accroche aux paniers pleins des marchands de légumes, aplati par une féminine vision éreintée qui cherche à marcher à mes côtés dans une soudaine douceur.
J’ai une parfaite appréciation des impossibilités matinales et la conscience de me sentir conduit par des pas que je ne connais point, parallèles aux trottoirs fleuris.
Matin : des gens qui courent et moi aussi vers quelque chose de vert, d’extrêmement vert. N’avons-nous pas tous laissé une poupée immobile sur le seuil de notre maison encore dense des agonies nocturnes ? Corps agile, qui pourrais claquer au vent comme un drapeau si tu ne te menais en laisse par la volonté, un jour viendra où je te planterai dans le vent hors des limites d’une ville solitaire, et dans cette respiration plus facile je te ferai ondoyer dans la simplicité des heures.
Alors, sous la dernière étoile, tu prendras dans l’aurore l’intacte virginité des maisons.
Futurisme 5 : La poésie en prose de Mario Carli
Du poète italien Mario Carli (1888-1935) la page Wikipédia en français dit : « La récente revalorisation du futurisme a fait de Carli un écrivain assez réputé. » La bibliographie donnée par cette même page n’indique cependant pas qu’il ait été traduit en français. C’est chose faite avec le présent billet.
De son poème Notti filtrate, tiré d’un recueil de 1923 et ici traduit, cette page dit encore que ce poème est « considéré comme un texte présurréaliste de grande qualité ». Je ne sais qui parle au juste de « texte présurréaliste », mais ce genre de définition est moralement douteux : parler de « présurréalistes » sert à ne pas dire que les surréalistes ont suivi la voie tracée par d’autres, pour défendre l’idée que ce sont eux les véritables pionniers (alors qu’ils peuvent bien n’avoir fait que donner un nom à un genre). Un surréaliste dirait ainsi « Carli est un présurréaliste » pour ne pas avoir à dire « Nous avons imité Carli ». En réalité, les principes du surréalisme sont déjà contenus dans le courant parole in libertà (mots en liberté) du futurisme italien, et je défie quiconque de trouver une différence significative entre les deux. Le surréalisme est purement et simplement le nom français pour le genre de littérature que produisaient les Italiens du mouvement parole in libertà. On nous répliquera que le surréalisme n’est pas seulement « l’écriture automatique », qui correspond à ce que décrit la formule « mots en liberté » : or nous prétendons quant à nous que le surréalisme est fondamentalement la même chose que l’écriture automatique, et que le surcroît de théorisation par André Breton et d’autres sur ce fondement n’est guère significatif ou l’est à peine. En particulier, les considérations philosophico-politiques d’un Breton n’apportent rien dans un tel débat, quand bien même elles rendraient le surréalisme français plus intéressant, pour une raison ou pour une autre, que le futurisme italien.
La filiation dadaïste, mouvement international, du surréalisme français n’est certes pas douteuse par ailleurs, mais elle n’est pas non plus pertinente du point de vue ici discuté, la chronologie étant la suivante : Manifeste du futurisme 1909, Manifeste du dadaïsme (« Manifeste littéraire » de Ball et Huelsenbeck) 1915, Manifeste du surréalisme 1924. Le manifeste L’antitradition futuriste de Guillaume Apollinaire, publié dans le journal italien Lacerba en 1913 après avoir été relu et corrigé par Marinetti lui-même, témoigne de l’influence du futurisme italien.
En plus d’être un poète futuriste majeur, Mario Carli participa au coup de Fiume avec D’Annunzio en 1919-1920 et fut un idéologue de « l’arditisme », mouvement de vétérans italiens de la Première Guerre mondiale.
Le présent billet complète nos traductions de poésie futuriste en prose ici. Les textes ci-dessous sont tirés de la même anthologie, I poeti del futurismo, a cura di Glauco Viazzi, Biblioteca Longanesi & C., 1978.

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Le jardin des baisers (Il giardine dei baci)
CRÉPUSCULE. – Le ciel a mélangé ses bleus, est devenu sombre, sérieux, gras, et se penche un peu ivre sur la terre, en quête de sensualité.
INQUIÉTUDE. – Les marronniers se balancent en colère, désespérément verts à leur cime, tentant de secouer les ténèbres qui les noient.
TERREUR. – Toutes les fenêtres sont submergées par un vampire humide, plombeux : un frisson avance le long des murs, de fenêtre en fenêtre.
VIDE. – Survient un moment intermédiaire qui n’est ni ombre ni lumière : les paroles restent en suspens dans ce vide sans écho, les corps ne se dessinent plus sur le sol ; suspens et incertitude aussi dans le ciel, qui semble sur le point de perdre l’équilibre et de se renverser.
LIBÉRATION. – Le combat est terminé ; il n’y a plus de lumière ; les cloches peuvent glisser confortablement rondes à fleur d’ombre.
LÉGÈRETÉ. – Un grand soulagement dans l’âme : la lumière a pesé tout le jour ! Les hirondelles s’élancent pour la suivre ; les marronniers s’apaisent, conquis et convaincus.
Dans le jardin frémit le pressentiment d’une lune trouble et malveillante comme une marâtre. Le jardin est triste : sa respiration ne parvient pas jusqu’aux fenêtres, derrière lesquelles il y a la vie humaine. Et il y a une porte là sur le jardin, à planches vertes, qui peut-être ne s’ouvrira de toute la nuit…
ATTENTE. – Les roses ont un secret à se dire : l’une d’elles fut cueillie, ce jour, et elle a su… elle a su… Curiosité de toutes parts, vive agitation, appréhension, silence. Murmure indistinct dans les rosiers, rires étouffés : rien. Les roses pouffent comme des folles, se cachent, remontrent leurs têtes, promettent puis se taisent. Mais le jardin veut savoir : c’est une orgie d’invincible curiosité. Les gardénias se tendent, exubérants ; les magnolias se balancent sur leurs hanches trop fécondes ; les œillets parlent tous ensemble : c’est un peuple ! Les géraniums crient avec une âpreté nerveuse, depuis les pots : ils veulent savoir ! Bientôt toutes les fleurs se révoltent, assaillent les roses : ces dernières se referment, dans leurs bourgeons, disparaissent absorbées par leurs racines : au sommet des tiges, à la place des roses, surgissent des fleurs d’ombre, fleurs de brume, vides et fuligineuses, spectre de parfum et de couleur devant lequel le jardin tremble et recule.
Alors la nuit s’épaissit, durcit sous l’effet de nouvelles immigrations d’ombre. L’ombre accourt de tous côtés, filtre des étoiles qui en paraissent libérées et sourient, transpire de la terre, sort des troncs gonflés, est secouée de la feuillée fourmillante. Le jardin en est comme étouffé. Mais voilà que des blessures de lumière attaquent l’ombre à coups rapides, depuis les fenêtres lointaines et proches : des blessures d’abord minces et puis qui deviennent plus intenses. Mais les fleurs sont agitées par un vide : il manque quelque chose qui leur est dû. Alors les roses réapparaissent timidement, jetant des regards autour d’elles, puis s’enhardissent, sortent en riant, et cette fois annoncent le grand miracle…
La porte de planches vertes s’ouvre. Silence dans le jardin. Nos pas s’accordent sur le gravier. C’est, madame, notre nuit de triomphe. Et soudain nous sommes éblouis : nous voyons des veinures métalliques dans l’ombre : des o concentriques qui s’allongent et se compriment comme les plis d’un accordéon. Les fleurs nous regardent marcher, se demandant : « À quelles racines mobiles tiennent-ils, sous le sol ? Qui a tracé le canal pour ces racines ? La terre est fermée de toutes parts. »
Nos pas s’accordent, lents, calmes, égaux, orgueilleux : ils semblent chercher la place exacte qui leur est assignée par le destin, et foulent doucement le gravier.
Paroles lentes, veloutées, languissantes du désir qu’elles contiennent ; paroles tristes car inefficaces ; paroles brèves et rapides comme des fusées, parce qu’enivrantes. Alliance de deux épines dorsales qui veulent oublier l’Âme, la mettre de côté. Un premier ricanement jaunâtre de la lune derrière les mélèzes râblés : sentiment de colère vindicative. Les fleurs se réfugient sous les feuilles. Un rossignol sait ce qui va se passer, et chante pour encourager le jardin. Dans l’étang, un murmure d’eaux somnolentes, sur lesquelles ricane la lune sale : un réveil à mi-voix qui prélude à un susurrement de mailles tricotant une coiffe verte pour cette lune.
Voici ce que disent nos corps, absente l’Âme :
MOI. – J’ai parcouru des distances infinies pour arriver jusqu’ici. Y a-t-il une Intelligence qui guide les créatures à la rencontre les unes des autres et leur prépare des jardins somptueux ?
TOI. – Pourquoi sommes-nous ici à nous aimer ? Est-ce, peut-être, le point le plus haut de l’Univers ? Un léger vertige.
MOI. – Nos pas deviennent lents et incertains. Qu’avons-nous vu ? Qui nous regarde dans la nuit ?
TOI. – Je vois des fragments d’avenir… des menaces… un acharnement de puissances oubliées… des insurrections de douceurs méprisées… Tout reviendra, tout se rassemblera dans les plis du futur, avec de la haine, pour venger le présent…
MOI. – Ne voulais-tu pas de mon âme ? Je ne sais où je l’ai laissée, je ne sais…
TOI. – Quel visage aura notre Âme quand nous la retrouverons ? Je n’ose l’imaginer…
MOI. – Nous oublierons l’Âme abandonnée ; nous ferons ici, cette nuit, une nouvelle âme, florale et parfumée.
TOI. – Je suis la victime et toi le bourreau. Mais qui t’a donné l’opium ? Détruis-moi, avant que je te fasse mal.
MOI. – Je sens les harmonies s’éveiller sur mon corps. Oh musique de l’épiderme ! Exquisité de certains muscles qui flairent le contact et le cherchent harmonieusement !
TOI. – Je me souviens de ta première caresse, sur un lit de satins absorbants comme un abîme.
MOI. – Égarement soudain. Je suis seul dans la nuit. Qui m’abandonnera ? Qui était à mes côtés ?
TOI. – Amour sans fin…
MOI. – Petite mère pâle, lointaine ! Blanche maison décharnée ! Ornières où je tombai un jour, et qui me parurent un sépulcre !… Mère oubliée, je t’aimerai… je ne suis plus le même… je t’aimerai ; pourquoi ne te vois-je plus ? Qui ai-je haï ? Qui ai-je frappé ? Qui m’abandonnera ?
TOI. – Tu m’aimeras (ô mensonge !) tant que tu n’auras encore rien perdu ! Comme tu es fort ! Mais quand tu m’auras donné ta force : alors quoi ?
MOI. Fin de l’égarement. Un regard dans la nuit pour chercher la phosphorescence de tes yeux. Découverte d’une broche scintillante sur ta poitrine nue. Vision orientale : rêve byzantin : dissolution de beaux velours : ceintures d’or sur des nudités d’esclaves : ivoires : huiles et bronzes : cruautés : reines luxurieuses : domination de Rois barbares et vierges…
TOI. – Odeur de forêts lointaines, inexplorées : gestes de sauvages amoureux… fuites et chasses… sensation d’une selle qui me porte évanouie…
MOI. – Cités crépusculaires, roses et fumeuses, pourpres liquides, sanglante irritation de murailles musculeuses comme des athlètes…
TOI. – Une cavalcade à travers un labyrinthe ; galop cahotant… froissement de feuillages sur les cheveux… irruption d’un paysage calme, lunaire, démesuré, avec une tiédeur et une langueur laiteuses diffuses…
MOI. – Nuits alexandrines… sommeil après la lutte… bruissement d’idoles spumeuses… tache plénilunaire semblable à un soleil voilé par des ailes d’anges… tiédeur… langueur…
Nos deux pensées se rencontrent, se confondent, font adhérer nos corps. La lune grimpe d’arbre en arbre avec effort, surgit par instants d’entre les feuilles comme un magnolia impudique, pâlit, suinte. Les arbres s’expriment devant elle par un coup violent et subit, édifiant des symphonies d’ombre : accords de lune en sourdine.
Une de tes caresses modestes se referme lentement sur mon poignet. Volupté. Asservissement de tout le jardin, des parfums, de la nuit, de la lune, à ta fragilité. Un ruban vermillon tombe de ton cou : ventouse qui attire un baiser terrible.
UN BAISER. – Je m’enivre horriblement : je reçois une vague de noir et de jaune, d’orbites écarquillées sans pupille, lueurs de cimeterres courbes… Furieuse ascension de rages implacables… Ce baiser est plus épouvantable qu’une blessure : il lutte contre un ennemi intérieur : plus celui-ci s’humilie, plus il le sent victorieux et s’exacerbe : folle brutalité… d’occultes puissances comprimées déflagrent fantastiquement… Monstres… monstres… monstres… Je vois le fond vertigineux d’un maelström, vois la mort nichée dans le noir, je me sens mourir, je meurs, je reste immobile, vide ; puis je remonte lentement, flottant, cadavre inerte, jusqu’au retour du soleil… Décadence, débilité, égarement, sommeil, sommeil, sommeil : fin du baiser.
Une pause. Les paupières deviennent lourdes. Un banc, pami les arbres, mi-lune mi-ombre, nous attire. Silence. Dialogue vivace de nos habits, que verdit la lune. Et voilà que nos parfums mêlés s’élèvent à nos yeux, deviennent un nuage qui nous absorbe. Les parfums se font compacts, nous enveloppent, deviennent nos vêtements : quels sont ces vêtements durs, secs, tranchants ? tout le monde les porte. Le nuage de parfums nous attire, nous entraîne, nous conduit dans l’ombre pleine. Là ni lune ni lac ni vent. Il y a – parmi une couronne de cyprès – une petite platebande, concave comme une alcôve. D’autres parfums, souvenirs d’une Inde voluptueuse et d’Arabies enflammées. Essences poudreuses et huileuses de l’âme vagabonde et entremetteuse. Parfums, parfums, parfums… Nous nous dépouillons de nos vêtements. Vêtements de parfum, soies, longs voiles, velours de parfum… Chimère tragique qui se travestit en courtisane. Nuit, parfum, nudité.
Un baiser. D’autres abîmes, d’autres monstres, d’autres morts. Un baiser, un baiser, un baiser. Mille baisers, tous les baisers de l’humanité, tous les baisers qui attendaient cachés, derrière les étoiles, dans les fleurs. Une floraison de baisers dans la nuit : lumières éblouissantes, fusées polychromes, dispersions interminables de la matière : expression de la vie physique du monde, dans la synthèse d’un baiser… Moment immobile, central, cœur du Temps et de l’Espace, îlot d’intensité où viennent se prostrer tous les soupirs dévoués des choses amoureuses, où tout ce qui aime vient déposer ses baisers humblement, pour l’apothéose de notre seul baiser qui les résume tous… Le jardin afflue frémissant dans cette alcôve et se dépouille de tous ses baisers ; tous les calices tintinnabulants qui caquetaient sont devenus muets : ils ont exprimé toute leur vie en baisers… Et l’univers paraît en ce jardin pour donner des baisers. On dirait que la lune est flasque, car elle a donné des baisers… Le firmament s’est tout entier vidé : il a donné des baisers, des baisers… Toutes les choses adultes sont vides, exsangues, disparaissent, pâlissent, meurent…
Dans la nuit il n’y a plus – en cet instant – qu’un brouillard soyeux et blanc (peut-être le voile de deux Âmes), étui hermétique à l’intérieur duquel nos bouches se collent l’une contre l’autre pour l’éternité.
*
J’ai fabriqué le printemps (Ho fabbricato la Primavera)
1e Opération. – 3 février : j’ai laissé naviguer dans l’air sept plumes de brouillard, trempées dans la sueur des amants, et suis allé chatouiller les narines à l’affût du poète.
2e Opération. – 16 février : j’ai sucé depuis la fenêtre avec deux grues de lumière les paupières du poète, qui se sont réveillées deux heures plus tôt que d’habitude ; le soir, j’ai introduit dans l’atmosphère de son lit frénétiquement vide douze espiègleries élastiques.
3e Opération. – 11 mars : j’ai jeté une pincée d’agitation dans le vent, qui s’est mis – nourrice montagnarde et chanteuse – à bercer le cœur du poète ; et il en est sorti des rimes en eur.
4e Opération. – 5 avril : allongé sur le sol, j’ai soufflé dans les racines ; aussitôt les grands arbres osseux se sont gonflés de vert, comme des parapluies qui s’ouvrent, comme ces éventails qui sortent des faux cigares.
5e Opération. 9 avril : j’ai soulevé de terre tous les atomes hivernaux de mauvaise humeur, nausée, paresse, découragement ; les ai rassemblés en l’air, compactés, puis étendus en fines feuilles au soleil ; et le poète a dit se sentir énervé1.
6e Opération. – 28 avril : dilué trois rayons de soleil en nuage rose, produit eau savonneuse tiède, mousseuse, uniforme, diffusée dans les rues de la ville ; le poète s’est senti glisser dans la crémosité de jacinthes, de muguets, de vanilles.
7e Opération. – 5 mai : mobilisé tous les rayons longs et moyens du soleil, étendu un étouffant matelas de parfums, sur lequel construit une architecture mécanique incandescente athlète s’équilibrer sauter tressauter aplatir dessous les homoncules ridiculement en sueur dans des shorts blancs.
1 En français dans le texte. Dans le sens de « privé de force, d’énergie ».
*
Nuits filtrées (Notti filtrate)
Ndt. Il existe au verbe italien filtrare, filtrer, un sens figuré, « réélaborer mentalement », qui paraît bien correspondre à ce dont il s’agit ici : la réélaboration mentale de ses nuits par le poète. En laissant « filtrées » dans la traduction française, nous gardons l’image poétique, dont le sens figuré se déduit : puisque des nuits filtrées ne correspondent à aucune réalité physique ou concrète, il s’agit d’un sens figuré ; le filtre étant celui de « la machine à esprit » de la première phrase du poème.)
Il est certain que ma chemise fut pendue par les mouches, qui jugèrent le moment arrivé d’épouvanter la machine à esprit ; et tandis que je comptais une à une mes côtes, dont la patience n’éprouvait aucun trouble, je m’aperçus que les grenouilles frottaient leurs dos nocturnes contre la râpe du firmament et que les poussières qui en pleuvaient devenaient le chant des rossignols. Mais le lyrisme devait avoir ses raisons pour coaguler ce précipité violet dans l’antre seulement des grands cyprès, de façon que la nuit en devenait toute légère et gris-de-perle. C’est un fait que ma première maîtresse est encore assise sur son tabouret de velours, au fond de chacun de mes lits médiumniques, et n’était que le blanc est une formule astrale et ne supporte que des mains de somnambule, ou que je suis trop sage, je me le secouerais de dessus le dos et punirais avec résolution tous les balais névrotiques du monde et la présomption ventrue des bassines superficielles.
2.
Le vent cette nuit est une innovation masculine, que les paupières écoutent avec la stupeur contractée aux vérités suprêmes. Et si pour arriver ici j’avais traversé la forêt des transfigurations, dolente des filtres de satin chatoyant, oh alors quel abandon des plaisirs minuscules ! Toute ma joie, faite de pelotonnements félins sous des coutres extrasensuels, se laisserait fendre comme une poitrine trop large par des violences de grand style. Mais il est peu probable que l’infini se décide à porter les pantalons des conventions, même dans un moment de tendresse, et je ne crois pas non plus que la symphonie grinçante des murs assoiffés d’évasion saura le convaincre de se pencher même un seul instant sur leur négligeable maigreur. Aussi l’agitation insolente des peupliers se calmera-t-elle bientôt, avec des sanglots et des soupirs de renoncement. Et la nuit dira « merci » pour son firmament, que nous reverrons demain, sans bandages, guéri.
3.
Qu’importe si le ciel m’a regardé sérieusement sans un battement de cils ? Et qu’importe si ces trois cils de noirceur sur les trois étoiles les plus voyantes m’ont averti qu’il fallait s’arrêter sous une fenêtre quelconque en tremblant discrètement ? Démontrez-moi que la Voie lactée n’est pas le commencement d’une immense putréfaction, car si c’est le cas je continuerai de trembler jusqu’à la catastrophe. Mais, pour l’instant, j’ai raison, moi. J’ai raison, j’ai raison, j’ai raison ! Du moment qu’il n’est pas possible de passer chaque étoile au fil de la logique, du moment que les plus jeunes et plus follettes aiment les plongeons dans le noir, même quand cela rapporterait aux hommes des fortunes inespérées, du moment que la lune est une hypothèse arabesquée des débris de l’idéal, permettez que je siffle au nez et à la barbe des policiers, et ne venez pas me rappeler toutes les roses que j’ai cueillies, tous les parfums que j’ai versés, tous les gâteaux que j’émiettai, car alors (oh sérieusement !) je serai forcé de tousser à dessein.
4.
Même si l’illusion est de crème, plus personne ne peut m’ôter l’assurance que la lune est une hostie de tabernacle, mâchonnée et corrodée par les soupirs de tous les amants : ce qui rendra folle de rage la vaporeuse robe à fleurs de la douce Lucia. Par bonheur les printemps s’endorment fatalement, et aucun chien attaché aux jardins ne peut les dénaturer avec impudence. S’il n’en était pas ainsi, je devrais pleurer toutes mes larmes d’argent fondu, transpirant l’amour par mes pores attendris comme un effluve crépusculaire. Et pour qui donc ? pour quelle synthétique merveille ou quelle poignante dispersion infinitésimale ? Il faudrait trouver une chanson qui contienne toute la musique, et dans le cœur divisé en compartiments loger une chouette, un grillon et une chauve-souris avec des mandolines et des guitares. Lâches ! lâches ! pourquoi ne pas m’apprendre à baiser seulement les jacinthes, l’horreur des lèvres de femme ?
5.
Céder veut dire s’enfoncer doucement, s’allonger sur sa propre base sensuelle, renoncer aux vaporeuses évasions, aux transfigurations lunaires, aux remous de la zone spirituelle. Et tu dois comprendre, mon amour, que ton cœur inutilement ailé ne pourra soutenir longtemps le poids qui l’assaille, le presse, le force à céder. L’Univers a des moments où tout cède. La maturité des vergers d’octobre, les lits vénitiens, le dos des chats et des océans, les velours voluptueux, les yeux de la passion, les routes de la fatigue qui confinent à des cimetières –, mon amour, mon amour, t’exhortent à céder sans plus attendre, te rassemblant sur tes racines, te hâtant, avant que le vert cède au jaune, avant que le rose cède au rouge, avant que l’azur sombre pesamment dans le violet. Ensuite il serait trop tard, et j’aurais creusé un vide polaire autour de moi, explosant de lumière.
6.
Entre ses poèmes les plus bizarres, Baudelaire m’a donné en présent cette Nuit verdâtre qui a soigneusement bistré la ville et donné une ironie à chaque lanterne, un parfum de vice à chaque solitude de pierre. Il était temps que les inepties des jardins scintillent de perversité et que les plus majestueux carrefours se remplissent de frissons instables. Il était temps de renverser les élastiques fonds océaniques sur ces duretés pleines d’apathie sonore et de prétentieuse consistance. Il en résulte que chaque fenêtre est une forge de filtres avides et que chaque robe de femme possède un éclair de liquidité sous-marine. Qui a appelé les Sirènes, les cocottes bleu-vert qui enfilent des perles pour les naufragés ? Est-il possible que cette Nuit ne soit que le naufrage d’une ville dans une mer de l’imagination ? Je pourrais jurer, ô verdures immergées, que mon amour est capable de hurler comme un chat féroce et de rayonner ses douleurs comme des diamants rongés par l’ombre. Je ne me rappelle pas, ne veux me rappeler les rouges flammes méridiennes qui n’ont laissé aucune trace dans aucune limpidité ; et puisque la lune qui se montre maintenant à ma fenêtre est plus malsaine que l’absinthe, je pense que la joie de vivre est une adultération des matins de rosée.
7.
Interdis-moi de m’agenouiller à tes pieds, mon amour, même si l’allée d’acacias se conjure avec les pores de tes cuisses orgueilleuses, et promets-moi que l’Origan ne fera plus de révérences à la Comtesse bleue2 au bord de la fontaine. Ah pouvoir transpirer en un seul regard pour toi mes vingt-six ans, denses de violence coagulée et de folie volatile ! Ah pouvoir te baiser et te toucher sans mesurer la place que ton petit corps occupe dans l’espace ! Mais les droits ridicules de notre cœur cognent comme des freluquets enragés contre le nuage errant de l’esprit, et c’est en vain qu’on désire qu’« après » soit « avant », tant que les invraisemblables cécités ont un trône dans chaque système nerveux. Maudit soit le Passé qui ne nous apprend rien ! Est-il possible que mon héroïsme doive se cramponner à tes voiles, et succomber de l’une de tes dentelles frivoles ? Hélas, femme esclave, je suis ton esclave. Et les anges nous épient hilares à travers les trous de ce tamis que nous appelons firmament, duquel ils laissent chaque nuit pleuvoir sur nous les ordures empoisonnées de leur détestable paradis.
8.
Est-il établi que mon cœur est un marais de nacre où les crapauds s’habillent du suicide qui mettra en fuite la suavité des allées claires-obscures ? et massacrera les solitudes frappées3 qui s’attendrissent au passage d’un couple nécessaire ? Nous rirons avec affectation en voyant une goutte d’acidité stylisée suinter d’une porte vespérale et mordre les chairs les plus melliflues du crépuscule, puisqu’elle finira sans aucun doute par se poser entre les seins légendaires d’Hérodiade ou au plafond de ma chambre au Grand Hôtel. Et ce pour que je puisse sourire de mon inutilité et de la suffisance d’autrui : si je ne pouvais obtenir le respect dû à mon génie, cette épingle indiscutablement verte transpercerait toutes les blondeurs jaillies des couchers de soleil et ma vengeance se profilerait sans surprise dans les instants de synthèse. Le nectar des dieux était peut-être cette gouttelette verdâtre, versée avec sagesse dans la main d’une vierge couleur de rose. C’est pourquoi il est inutile que la nuit se dévêtisse devant la pleine lune, s’abandonnant avec seulement le moindre de ses voiles. Je ne fuis pas, je ne fuis pas ! croyez bien que personne ne me poursuit, personne ne me hait ! L’épingle est dans ma main, et la sensualité devra sous peu s’écrouler à mes pieds, foudroyée.
9.
La précieuse harmonie de la nuit me force à compter les cyprès alignés qui attendent l’ordre de se disperser. Mais, hélas, trop de points d’exclamation qui chantent ne font pas de la poésie ; et il ne sera jamais possible à l’émeraude de se dissoudre en arc-en-ciel. Je voudrais faire le saltimbanque de mon enfance, mais je crains que ma silhouette endurcie ne s’obstine à fixer le grand sapin criblé d’étoiles sans en tirer aucune conséquence pratique. Je pourrais au moins glisser sur des vélodromes de papier hallucinant, détachant des reflets extérieurs le tabernacle du dieu vert ! Je pourrais soustraire aux spirales des pénombres étouffantes l’épopée de mon cœur, hermétique tirelire qu’il faut briser pour en profiter ! Je domine, oui, mon lyrisme comme une route aux courbes capricieuses ; mais puisque l’essence ne suffit pas pour atteindre le bonheur des forêts languissantes, il ne me reste qu’à écouter le fourmillement des perles sous le palais de ma bouche. Alors les lèvres d’éponge visqueuse conçoivent des pensées en sourdine et maudissent la fatalité que m’enfilera, aujourd’hui et toujours, l’aiguille des mots. Donc ne retire pas, ma belle, les hirondelles aux Alpes pour en parer ton ventre si blanc : laisse en liberté ces hirondelles-paroles frottées de souvenirs, divines de divination, adorables de fraîcheur. Et ne me regarde pas avec la tristesse des nuits bleues sans coulpe et sans bonheur. Comme je t’aurais aimée, si les sanglots ne nous avaient troublé la gorge ! À présent je ne connaîtrai plus la sensation des matins plantureux et clairs, ni le sourire des rivières si blanches dans la collision, comme une étincelle d’ivoire ourlant une grande tasse.
10.
Mon calme ressemble à un ricanement pétrifié par la douleur. Mon silence n’est qu’une grappe de hurlements comprimés par une grimace. Comme cette ville anguleuse que la nuit a vêtue d’impassibilité… Comme ces lampes qu’une main d’épouvante a éteintes à minuit… Dureté de la rue aux coins inévitables ! Insistance des lampadaires posés sur le fleuve, égouttant dans l’eau leur bourdonnement de fuseaux à la recherche d’un équilibre : dans l’eau, cercueils d’ambre, lubrifiés, qui attendent les étranges yeux phosphorescents brochés de croisements de rayons comme des têtes de Moïse. Si au moins mes larmes étaient d’or et les attendait un cercueil de gratitude, pour te les présenter dans un écrin, ma belle ; et si j’avais un étang à poissons où laisser tomber cette agitation intérieure, cette lâche, inflexible rumeur qui ne sait pas être musique et ne sera jamais tempête ! Et donc : si la somme de tous mes états d’âme est l’immobilité, si au fond de mon drame tout entier je trouve le silence, si personne ne m’écoute, si tout finit dans un ricanement, arrêtons-nous une bonne fois pour toutes, ô ma hâte, ô mon inquiétude ! Et recommençons à compter les étoiles, les lampadaires et les marches d’escalier, comme je le faisais et ne le fais plus depuis trop longtemps : nous nous distrairons. Petite, je suis venu sous ta fenêtre cette nuit ; mais ton petit corps horizontal sentait l’épaisseur des murs, là-haut ; alors, n’y pouvant rien, je me mis à éplucher une mandarine qui m’était restée dans la poche, feignant d’imiter avec sérieux l’invraisemblable calme de la rue nocturne.
2 L’Origan, la Comtesse bleue : « Origan », « Contessa Azzurra », noms de parfums.
3 En français dans le texte. Le terme existe à vrai dire en italien contemporain sous la forme frappè (avec un accent grave), avec le sens de boisson servie dans de la glace pilée, et uniquement dans ce sens.
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Aplomb
Ndt. Aplomb, emprunté au français, existe en italien, avec le sens figuré de confiance en soi.
Le mot APLOMB dénote assurance, désinvolture, solidité : cette signification ne peut s’expliquer qu’en décomposant le mot en ses différents éléments.
A =
Tour Eiffel : un point dans l’azur, sommet pointu avec deux jambes d’acier. Il peut aussi y en avoir une troisième, mais elle n’est pas indispensable pour soutenir Paris.
P =
1ère lettre du mot PLANTE : chose enracinée, attachée, fixe, mais ondoyante. Par exemple, un PIN maigre et souriant, dégingandé dans le vent, mais sûr de ses racines.
L =
Angle droit. Angle à 75 degrés. L’angle infaillible de l’équerre géométrique qui donne un contour aux murailles et domine les équilibres des rues, des places, des véhicules du corps humain.
O =
Rotondité sonore, fluide élasticité, avide de chutes rebondissantes qui la laissent toujours sur ses pieds.
M =
Enrichissement, dilatation de la tour Eiffel. Le sommet s’est ouvert, a jeté deux bras vers le bas, qui se sont rejoints à mi-chemin et attendent l’occasion de s’appuyer au sol : louable indice de bonne volonté, bien que superflu.
B =
Les seins de l’Idiote, bistrotière à Ravenne, tranche de lard aux velléités de marbre, sur laquelle j’avais l’habitude d’appuyer mon coude droit dans les moments de recueillement et d’intense réflexion pour me donner de l’assurance.
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