Tagged: futurisme
Poésie futuriste italienne en prose
Tirés de la même anthologie que précédemment (ici), les poèmes suivants sont représentatifs de la poésie en prose du futurisme italien. Parmi les poètes qui figurent dans ce billet, Bruno Corra a déjà fait l’objet d’une traduction sur ce blog (ici).
La présente série comporte des poèmes de :
–Bruno Corra : Au talisman jaune ; Pour l’omnipotence ; Aventures ; Crépuscule d’avril ;
–Emilio Settimelli : Choses blanchâtres ;
–Maria Ginanni : Place du Temps ;
–Mario Dessy : La maison aux portes fermées ; Certitudes.
*
Au talisman jaune (Al talismano giallo) de Bruno Corra
Quand je ferme les yeux, je te vois. Oui. Je crois encore à ton omnipotence. Avant toi, il me manquait toujours, dans le monde, un quelque chose vers quoi me tourner dans les moments d’aspirations désespérées. Je me rappelle nettement l’humidité délavée de cette après-midi londonienne, la salle de lecture de l’hôtel, le Chinois émacié qui lisait le Times dans le fauteuil devant moi, sa main gauche abandonnée sur le genou, maigre, nerveuse, électrique. Je sortis, mais cette préhension jaunâtre était à mon insu restée en moi. Quatre-vingt-sept jours plus tard, la caresse d’une morphinomane, se déliant à l’intérieur de ma sensibilité comme un ruban violacé, la repêcha : mon étonnement l’attacha à l’horizon. Et te voilà : talisman tout-puissamment jaune. À toi je demande ma libération de toutes les choses inutiles qui remplissent ma vie. Je sais à présent que l’inutilité est une habile dissimulation du guet-apens. Et je veux que tu demandes à toutes les choses existantes, autour de moi, sans exception : « Quel est votre but véritable, tangible, immédiat ? » Quand elles répondent mal, qu’elles soient détruites. Et que soient détruites avant tout les pierres précieuses, ces petites choses hypocritement inutiles : (ne vous ai-je pas découverts dans cette nuit imbriaque où je brisai la réalité avec un éclat de rêve, gnomes hideux, dissous et fantomatiques dans votre royaume informe, ne vous ai-je pas vu fabriquer ces formidables bombes de lumières en plissant dans le travail goutte à goutte de vos si fins ongles d’agate des ciels, des espaces et des atmosphères pleins de tempêtes de couleurs ?). Et que disparaissent du monde les heures de thé lisses et blanches de céruse, avec toutes les rotondités irrémédiables et trop brillantes des plateaux capables de creuser dans le velours de la table un petit abîme de fraîcheur, bon sépulcre, tombeau véritablement plaisant (entre autres parce que dilatable) à notre nervosité ensanglantée. Et que notre vie soit libérée du tourment de la cigarette maléfique qui, vissant tout doucement dans l’air sa spirale azurée, donne vie à de concaves tourbillons de tourments qui, lorsqu’ils s’amoncellent sur le crâne, font qu’ensuite pendant des jours on ne peut plus se soustraire à la fureur convulsive des battements de toutes les cloches qui à peine déclenchés viennent se fracasser sur notre front, mus par une véritable attraction sexuelle. Que soit chassé hors du monde tout ce qui n’est pas application compacte de muscle ou de pensée à un travail indiscutablement utile, défini dans les moindres détails. Que je sois libéré sur le champ, sans délai, de tout ce qui peut me caresser, me faire fermer les yeux, me faire attendre. Que disparaissent de ma vie sur le champ et pour toujours : 1) ses yeux à elle quand elle ne parle pas, ou bien, sinon les yeux tout entiers, du moins ces deux millimètres que son iris absolument exagéré a de plus que les autres yeux, raisonnables (la partie centrale n’est pas dangereuse, j’en suis sûr, c’est la périphérie qui insinue en moi des raffinements menaçants) ; 2) la saveur capricieuse, salée et douceâtre des lobes de ses oreilles, en même temps que cette aigrette de travers, et le souvenir des quelques fois où elle m’a eu doublentièrement, me brisant aussi de douleur une centaine de nerfs que mon corps ne possède pas, avec une double-absoluité, dis-je, pénible à remembrer ; 3) toutes les sortes de bains à l’exception des douches froides ; 4) tous les parfums, créateurs de dangereuses trappes aériennes ; 5) la poudre de riz et la musique.
Je l’ai déjà écrit plusieurs fois (et cela me rassure au sujet des responsabilités) : notre réalité est enveloppée de millions d’autres réalités qui tendent à la sortir de ses gonds. Pour notre salut il faut éliminer au plus vite tout ce qui est non-réalité, non-humanité, non-utilité. Il faut fermer les portes aux autres pour travailler en sécurité chez soi, puisque, je le répète, il y a des raisons de croire que d’un moment à l’autre notre monde sera désagrégé par un autre dont les contreforts sont déjà enfoncés dans notre matérialité.
Et pour moi j’invoque la libération immédiate de l’existence visqueusement frivole de la soie, des cheveux, de la poudre de riz et des colifichets qui m’absorbe à présent dans son baiser vide.
Il existe un révolver dont le canon a « exactement » le diamètre de mon orbite. Sa crosse a « exactement » la forme de ma paume.
Note. – Ces dernières paroles ne font pas partie de la précédente invocation. Mais une part du feuillet sur lequel j’écrivais serait restée blanche. Et le feuillet serait resté là, seul, toute la nuit. J’ai pensé que j’aurais pu trouver au matin ces paroles écrites par une autre main : alors j’ai préféré, tout compte fait, les écrire moi-même.
*
Pour l’omnipotence (Per l’onnipotenza) par Bruno Corra
Il existe des raffinements spirituels qui se développent en arabesques insaisissables parmi des sphères d’un néant complètement étranger à tout ce qui est matériel ; il y a des aventures de passion et de pensée si indescriptiblement illimitées qu’elles font penser à une vie dont la seule règle serait l’absence de règles. Et j’intuitionne dans ces merveilles fugitives une vibration de germes irréels mûrissant une puissance de libération totale. Je songe à la possibilité d’accélérer cette maturation timide et séduisante en isolant la zone intellectuelle où elle se produit de toute contamination par contact matériel. Je décide donc de tuer le temps, entité antipathique et vilement envahissante, qui ne veut pas renoncer à mesurer les rythmes intellectuels même les plus libres et dématérialisés.
J’ai réfléchi. Le passé et le futur ne sont rien d’autre que deux infinis se vidant l’un dans l’autre à travers le présent. Le présent permet au temps de passer du futur au passé, de se mouvoir, de s’écouler, de vivre : c’est le cœur et le pivot du temps. J’ai examiné le présent, cette atmosphère instantanée dans laquelle l’événement vit un instant étincelant, pour devenir ce qu’il a été. Et je mettrai à profit la relation entre l’évènement et l’instant du présent, je me servirai du passage précipité d’un évènement de l’immensité du futur à l’immensité du passé à travers l’indiscutable exiguïté d’un instant actuel. J’ai observé à quel point cet instant-présent fuyant et pourtant toujours vif et tenace se préoccupe de prévoir les évènements pour se disposer de façon à les laisser passer facilement : au cours de funérailles, les instants passent rigides, géométriques, sourds – pendant un enthousiasme populaire, ils savent devenir sonores, vibratiles, dilatés, – durant une souffrance intime, ils sont comme enveloppés d’acier, écrasés, encerclés, tellement durs que vous ne pourriez les briser même par un assassinat. Il suffira donc de prendre le présent au dépourvu ; de faire naître à l’improviste devant un moment-actuel un évènement conformé de la manière la plus follement bizarre et imprévisible. L’instant sera brisé par l’événement se précipitant à travers lui et le temps cessera de vivre. Mais il faut la trouvaille géniale et instantanée : trouver l’action, le geste, le fait, et le trouver à l’improviste –, l’exécuter instantanément sans y avoir pensé d’abord. Hier j’ai renversé à l’improviste l’encrier dans le poêle et mis un pied sur le bureau : mais évidemment l’action était peu significative, petite, pas assez grave. La nuit venue, sur une place déserte, je me suis fourré précipitamment un doigt dans le nez et jeté à plat ventre par terre en susurrant : gador kra tuki – ; mais j’ai eu la sensation de ne pas avoir effectué le mouvement suffisamment vite. Cependant, je ne me décourage pas. Parfois, quand dans ma bouche le palais semble se désagréger au contact de la langue plaquée par le vertige de cent cigarettes –, quand un bon narcotique est parvenu à soigneusement enfiler chacun de mes nerfs sur un fil agité d’ébriété – ; quand après une nuit qui fut une irruption tressaillante de tourbillons en petits coquillages charnus, il me pèse fastidieusement sur les flancs comme une montagne de plumes – ; j’ai des flambées neurasthéniques froidement imbibées d’innocence et de désespoir où le vertige vibrant et martyrisé serpente vers quelque chose d’immensément déséquilibré. Dans un moment comme celui-là, j’aurai l’inspiration géniale et instantanée.
Peut-être les forces intellectuelles libérées du temps nous donneront-elles immédiatement cette omnipotence qui est désormais un droit de notre vie trop orgueilleuse.
*
Aventures (Avventure) par Bruno Corra
Un soir, me promenant, je me sentis suffoquer, et une force étrangère me reconduisit chez moi et me fit entrer dans ma chambre. Par la fenêtre grande ouverte je regardai un moment une étoile et cela suffit pour que d’un coup je me sentisse étranger à toute chose terrestre. Le ciel s’empara de moi à la manière d’un tourbillon. Je sentis mon corps s’effriter, broyé par des chutes successives entre des engrenages de forces et d’astres. Je n’existais plus : ou bien j’existais à peine. Ma personnalité subsistait encore en un seul point de la terre : en ce point je me sentais encore. Mon corps, devenu un nuage d’atomes gonflé d’âme, voguait à travers l’univers ; un courant de vie s’en empara, le modela et le transforma en la chevelure verte d’une gitane habitant la planète Vénus. Mais seulement pour quelques instants. Un météore tomba, écrasa la gitane, pulvérisant ses cheveux. Nouvelles chutes, nouveaux flottements, nouveaux voyages dans le vide. Puis un attendrissement soudain de l’univers, un larmoiement mélancolique de l’espace… et voilà que les atomes de mon corps commencèrent à glisser tout doucement vers ce point où subsistait encore ma personnalité. Alors, dans une rapide agrégation de molécules, je me sentis renaître à la vie matérielle. Je me trouvais dans ma chambre, au même endroit, avec la même chair, les mêmes vêtements. Cela pouvait n’avoir été qu’une hallucination mais rien, au fond, ne m’empêchait de croire que je m’étais trouvé en présence d’une réalité. Et je le crus. Je me souvins d’autres phénomènes qui m’étaient arrivés : il m’était déjà arrivé de me sentir enlevé des bras fluides de la matière ; enfant, je fus longtemps dominé par une chose : la porte d’une grange, en haut de quatre marches, rouge, despotique. Elle remplissait mes rêves, jetait des reflets rouges dans mes jeux les plus bleus, dans ma vie tout entière : parfois, à distance, sans que je la visse, elle me forçait d’aller vers elle ; je montais les marches, m’accroupissais à ses pieds, et ma conscience d’enfant aussitôt disparaissait dans sa flamme prépotente pendant des heures. Je ne me rappelle dans ma vie aucune communion plus intime, aucune possession, aucun dévouement plus complets.
C’est pourquoi je le crus. La théorie m’en était également donnée : ma vie étrange, différente des autres, engendrait des déséquilibres de forces dans l’obscur substrat invisible où la vie apparente est régie ; ces forces omnipotentes, détournées, réagissaient sur moi, me désagrégeant et me recomposant, me surhumanisant, me révélant des fragments de vies nouvelles, des écorces d’espaces inconnus, d’abîmes, de vides ; peut-être qu’un jour, quand je m’y attendrai le moins, d’un geste trop innaturel il pourrait arriver que je déchaîne un cataclysme de forces désastreux pour moi, pour les autres, pour le monde entier ; peut-être qu’à de certains moments, en levant un doigt je pourrais provoquer la chute d’un astre.
Tout cela était possible. Une énergie électrique dirigée sans intelligence peut produire une catastrophe. Il en va de même pour les énergies ignorées qui s’agitent dans la matière et dans les êtres, autour de nous et en nous-mêmes. Vivant très étrangement, agissant beaucoup et de manière toujours neuve, toujours différente, il pouvait bien arriver que je produisisse une décharge violente, apparemment illogique.
Là un torrent d’imagination s’était renversé sur ma vie. Après un moment d’inconscience, de distraction, je me ressaisis, épouvanté ; que m’était-il arrivé durant ce instant où je n’avais plus conscience de moi-même ? Étais-je resté le même qu’auparavant et après, ou bien plutôt avais-je été jeté dans d’autres espaces, étais-je tombé dans d’autres vies, disparu mort, revenu à la vie ? Impossibilité absolue de répondre avec une certitude scientifique. Un soir, entrant dans un salon lourdement décoré de rouge, j’eus l’intuition fulgurante, dans toutes les choses qui s’y trouvaient, d’une hostilité sourde et basse contre mon être : je dus me forcer pour avancer, comme si je m’encastrais dans un bloc de répugnante matière visqueuse ; pendant toute la soirée je dus lutter contre la malignité mesquine des choses : au moment où je voulus m’asseoir, la chaise glissa sous moi, le pianoforte détonait et stridulait, la tasse de thé se brisa entre mes doigts. Une nuit, à la mer, alors que je me promenais sur la plage, je ramassai un coquillage de nacre lisse et brillant ; par je ne sais quel rapport extralogique, immédiatement je sentis se déchaîner en moi un tumulte de pensées inattendues qui fusaient sans ordre dans ma cervelle : souvenirs de choses très anciennes oubliées depuis des années, projets absolument étrangers à mon mode de vie et à mon ordre d’idées, pourtant nets et précis comme si je les avais médités minutieusement, conceptions extravagantes, enchevêtrements de sensations diverses, fusions de sentiments opposés. Je laissai tomber le coquillage et le brisai sous mon pied : tout s’arrêta, mais après cela je fus longtemps incapable d’écrire une ligne, de trouver une idée : j’avais le cerveau stérile, atone, vide. Un jour, je me confessai à un individu que je savais absolument incapable d’apprécier mes confidences : ce fut parce que, tout à coup, alors que je parlais avec lui de choses indifférentes, un courant d’infini envahit mes pensées, les souleva, les projeta en dehors de moi.
Il y a des objets vertigineux qui semblent fabriqués avec des bouts d’abîmes. Il y a, sur les routes et dans les champs, des surfaces intenses où semblent coïncider et, coïncidant, se détruire des profondeurs sans fond et des hauteurs sans sommet. Il y a des points de la terre qui deviennent par moments les pivots de colossales créations de mondes.
À de certaines heures, l’infini envahit la matière.
J’ai pensé et expérimenté tout cela. Et en moi s’est imposée l’idée de l’impossibilité de démontrer que le surnaturel n’intervient pas à tout moment dans ma vie. Une telle possibilité est devenue mon idée fixe.
*
Crépuscule d’avril (Crepuscolo d’aprile) par Bruno Corra
Oh ! cette douceur dans mon studio près de la fenêtre grande ouverte. Je voudrais, mourir. Je suis le monde. Virgule : agile frisson ailé d’une vieille fenêtre craquelée qui sent s’approcher le firmament.
TRADUCTION ANALYTIQUE
C’est un soir d’avril. À la tombée du jour. J’éprouve clairement de la douceur à me trouver ici dans mon studio près de la fenêtre grande ouverte. Je voudrais, (une hirondelle est passée à toute vitesse près de la fenêtre ; ce trait noir, soudain, dans la clarté du ciel m’a fait sursauter et ma main, involontairement, a porté un coup contre le papier : c’est ainsi que m’est venue une virgule hors de lieu) mourir. Mais attardons-nous un peu sur cette étrange sensation. Il semblerait presque que le passage de cette hirondelle se fût traduit au moyen de ma main par cette virgule sur le papier. Pensant à cette situation sinueuse d’avoir été, d’une certaine façon, lié au monde pour un moment, je la ressens intensément et il me semble être véritablement raccordé au monde, que je m’identifie petit à petit avec le monde. Ce signe a été la traduction graphique d’un mouvement nerveux qui m’est venu d’une hirondelle. Oui, une hirondelle est passée devant ma fenêtre, un trait noir, puis plus rien, quelque chose comme un frisson ; mais à présent une sensation de torpeur provenant de ma sensibilité exacerbée impose comme un brouillard à mon intelligence, il me semble ne plus être sûr qu’il se soit agi à proprement parler d’une hirondelle, peut-être que ces murs fissurés ne sont pas des choses mortes, il y a peut-être une vie en eux, peut-être cette fenêtre devant moi est-elle une entité dans laquelle s’agite une âme inconnue et ce trait noir que j’ai vu, un frisson à elle, un sursaut à elle. Mais, en admettant que cette fenêtre ait une sensibilité, pour quelle raison a-t-elle frissonné ? Peut-être parce qu’elle a senti descendre de l’infini, sur sa pauvre vieillesse délabrée et fissurée, l’immense majesté du firmament. Bientôt vont poindre les premières étoiles.
Et si toute cette rêverie était vraie, je pourrais dire que cette virgule hors de lieu est le symbole du sursaut de la vieille fenêtre de mon studio, qui a frissonné en sentant s’approcher le firmament.


*
Choses blanchâtres (Cose biancastre) par Emilio Settimelli
Grandes coulisses de verre en moi : glaciales, blanches, mais non parce que teintes de blanc, blanches parce que pâlies…
Après le petit égarement de qui entre dans l’antichambre d’un photographe, on ne trouve personne et on reçoit sur le front et les yeux la lumière froide qui pleut de la salle de pose…
On s’avance et puis on entre dans celle-ci : personne. La sonnette de la porte nous a en vain annoncé… Le photographe est dans le noir, qui sait avec quelle intention.
Ce son inutile nous entre dans le cœur comme une graine maléfique…
Comme le germe d’une philosophie de renoncements désespérés…
Semence prodigieuse, elle croît peu après en nous et nous enserre dans une étreinte d’anguille de glace…
Pas comme un serpent, non. L’écaille est une cuirasse guerrière. Non, une anguille : lisse, bassement charnue…
La crasse des verres blanchâtres rappelle le visage des convalescents après de longues maladies, visage où les potages anémiques et prudents sont de façon répugnante devenus de la peau, quasiment sans la moindre transformation…
Ils se sont un peu coagulés, c’est tout…
Il y a de ces visages de convalescents qui sont formés de dix potages assimilés d’un coup par la gloutonnerie du désespéré…
À peine transformés par l’organisme avide et peu actif, de sorte que sur ces visages de misère certaines poussières ne sont rien d’autre que les petites graines noires qui restent parfois dans la semoule et sont avalées…
Coulisses de verre : les doigts touchent en frissonnant…
Elles coupent, coupent, coupent l’air et nous disent que la vie est une constante séparation…
Oui, et une fin constante…
Le commencement d’une chose est la fin d’une autre… Et pour vivre il faut constamment commencer et par conséquent finir constamment…
Ah ! la vie n’est rien qu’une mort continue !
Ah ! finir ! finir ! et finir de consomption… Ah ! Dieu ! pourquoi n’as-tu pas fait que la fin fût seulement rouge et violente !…
Ah ! finir, Dieu, finir… Tu ne devais pas nous imposer ce martyre ! Pourquoi, pourquoi as-tu créé la fin par consomption ?
Oh ! pire, pire que les maladies les plus implacables, que les vulgarités les plus infâmes…
Oh ! quelle angoisse, Dieu ! l’idée de finir dans cet automne qui pénètre fibre après fibre et donne à chaque fibre une graine de sa froidure semblable à un petit cerveau mélancolique… et alors tout mon être cellule après cellule pense aujourd’hui que tout, tout, tout est condamné à finir lentement… Des millions de pensées de mort minuscules mais extrêmement aiguës fourmillent sur moi et me percent…
Ah ! Dieu !… Tu ne devais pas, tu ne devais pas créer la mort par consomption…
Grandes coulisses de verre en moi : mon âme est pareille à la chambre de verre† d’un photographe…
Oui, parce que moi aussi je suis photographe : je voulais fixer les choses les plus insaisissables et n’y suis jamais parvenu car mes plaques prenaient la lumière, en raison du mépris d’un destin ennemi…
Oh ! nous aurions, autrement, l’Infini de profil et l’Amour en format de tesselle !
Moi aussi je suis photographe : le photographe de l’absurde et je ne me sens pas ridicule après cette comparaison inusitée…
Le photographe a quelque chose d’alchimique, de mystérieux, de chirurgical avec sa blouse de travail…
Et dans mon âme aussi il y a ce qu’on trouve dans la salle de pose…
De grandes photos bien réussies mais tellement loin de l’original !…
Nombreux visages qui se montrent en moi !
Un nuage pour le trucage d’une photographie dans le ciel…
Un petit nuage en carton…
Comme une tentative absurde…
Peut-être le reste d’un firmament mort de consomption pour n’avoir point d’étoiles…
Un cheval pour les enfants…
Moi aussi, moi aussi j’ai en moi un cheval à bascule pour mon âme infantile…
Quelque chose de théâtral, de postiche, d’ingénument grand, un effort vers la hauteur… et il n’en reste entre les mains qu’un nuage de carton et un dada de bois…
Oh ! finir, mon Dieu !… finir lentement ! Grandes et désolées coulisses de verre en moi : elles me disent des paroles grandes comme elles et transparentes :
…NAUFRAGE…
…FAIRE VOILE AU LOIN…
Maman ! Maman !
Personne ne répond, ah ! personne ne répond !…
Papa ! Papa !
Personne ne répond, ah ! personne ne répond !…
Giulio ! Giulio !
Personne, toujours personne !…
Alberto ! Alberto !
Personne, toujours personne !…
Nina ! Ninuccia ! Ninuccia !
Ah ! toi au moins !… Toi au moins !… souviens-toi, souviens-toi de mes baisers ! souviens-toi !… réponds !…
Personne, toujours personne !
Ah ! mais tout finit donc ?… Tout perd ses couleurs… tout se consume !…
Non ! non ! ce n’est pas vrai !… ce n’est pas vrai !… c’est le ciel, c’est le ciel qui me donne ce cauchemar effroyable !
C’est lui, c’est lui avec le sourire blanchâtre de qui voit mourir ce qui aime trop et veut être fort : le sourire tremble, tuberculeux, sur ses lèvres contractées…
Oui, blanchâtre comme s’il était teinté par le reflet cadavérique de son soleil mourant…
† Chambre de verre (camera a vetri) : Cette chambre de verre est sans aucun doute la « chambre photographique » des anciens appareils de photographie, qui utilisaient un film sur plaques de verre. Du reste, tout le poème étant construit sur cette métaphore du salon de photographie, les « coulisses » dont il est question, traduction du mot quinta pl. quinte, pourraient ne pas tant renvoyer au monde du spectacle qu’à celui de la photographie ; cependant, aucun des dictionnaires que j’ai consultés ne corrobore une telle hypothèse (mais on sait que les lettres italiennes recourent parfois à des régionalismes que les dictionnaires de la langue nationale ne connaissent pas toujours). C’est en tout cas un moyen d’exprimer ce qui se trouve « derrière », caché.
*
Place du Temps (La Piazza del Tempo) par Maria Ginanni
Cette nuit, Dieu accepte seulement nos deux sanglots, dans ce calme-respiration évaporé de toute l’Essence de l’univers – (l’univers se vide en bouffées de fumées d’une extrême subtilité se déversant dans le calme qui lui est équivalent : calme, univers, entités sœurs). – Seulement deux sanglots : celui de ma tragédie mêlé à celui de votre âme menue, lubies. –
Pendant que je dévidais mon désir d’impossibilité et l’accrochais à des univers lointains, quelqu’un dans la chambre à côté de la mienne a bougonné parce que la mayonnaise ce soir n’était « pas bonne » puis s’est endormi en ronflant avec une pesanteur sûre.
Cet énorme déséquilibre, quel déchaînement de forces pouvait-il produire ? À seulement deux ou trois mètres de distance agissaient mon énergie s’entortillant autour des étoiles et celle de ce pauvre homme réduit au poids de son propre corps. Et l’une pesait terriblement sur le monde, l’autre s’y appuyait à peine. Je sentis par ce déséquilibre que la loi de l’attraction universelle était sur le point d’être brisée dans ses tendons-chaînes-forces excessivement tendus : que le parquet allait se retourner en renversant sur moi la folie hurlante des Existences, et j’ai fui, j’ai fui vers un vide plus grand qui puisse me contenir.
Ce sont vos petites pointes d’acier qui m’ont soutenu avec le fait de leur concrétude solide et sûre s’enfonçant densément dans l’inconsistant écroulement de ma fuite. J’ai senti ma nébuleuse essentielle se glacer dans les infinis cristallins de vos cris (vapeur-vie qui se condense en diamants glacés sur le verre froid secoué de frissons de la divine fenêtre grande ouverte au Mystère Total) et donc se retrouver dans ce fourmillant principe de solidité qui m’a fait espérer une reconstruction complète.
Lubies : scies extrêmement minces taillant en facettes l’énorme cristal-parfum de la nuit.
Lubies : tendons de musique excessivement tendus dans l’effort de contenir la nuit qui déborde. Je sais que par votre travail vous correspondez aux tendons-chaînes-forces de la loi d’attraction qu’il y a peu j’ai sentie se tendre excessivement dans la tragédie titanesque d’un déséquilibre moléculaire.
Vous avez prévenu l’écroulement par votre désir de bruit et c’était assez pour sauver le monde pour au moins dix minutes ! – cela me suffit ! mais, travaillez à ce que de petites lubies répandent à travers vos filtres mités cette mienne puissance trop densifiée, en un seul point face à un fait trop mesquin, à la répandre sur beaucoup de sciure de musique ! c’est seulement alors que sera rétabli l’équilibre, et ce soir vous n’existez que pour cela.
Mais les lois du monde résisteront-elles jusqu’à ce que votre travail soit accompli ? Par pitié, ne vous arrêtez pas, même un seul instant. Angoisse, éprouvée chaque nuit, d’une suspension de votre chant : révélation de votre nécessité !
À vous, à vous pour cette raison je confierai mon secret, à vous qui préparez sur les nerfs de la nuit (nos frissons naissant dans le noir lui tissent-ils une nervure complexe ? Nuit : hésitation à avancer la main par peur de déranger une chose parfaite, d’abîmer une délicatesse absolument sans défense…), avec vos minutes, des navettes rythmiques de bois faisant craquer la robe ajustée à ma Spiritualité ! à vous je confierai mon secret : mon Âme est entourée de tournoyantes volutes d’impossibilité qui se réintègrent dans l’infini, elle cherche avec ses bras si fins à s’accrocher aux nombreux cercles fugitifs pour les remonter comme les marches d’un escalier. Combien de bras lui sont-ils brisés, à l’Âme, avant qu’elle n’approche de seulement cinq centimètres de l’infini ? – mais ce soir je sortirai : je saurai enfin ! Oui, parce que j’ai découvert près de chez moi le lieu de la Révélation, la Place du Temps : une vaste étendue où la foule des arbres isolés au milieu, glacés dans leur immobilité, attend tragiquement l’immolation mystérieuse d’un être qui n’existe pas, sur l’échafaud livide de la lune, et j’attends, j’attends la consommation de ce rite, ce geste lumineux qui doit déployer pour moi, à la fin, un moment d’absolue vérité.
*
La maison aux portes fermées (La casa dalle porte chiuse) par Mario Dessy
Le portail de cet immense édifice est toujours fermé. Mais j’y suis tout de même entré, en rêve, et à présent je me trouve égaré dans ces longs couloirs, longs comme des soupirs, où chaque porte est une ombre, est une question sans réponse, un moment d’attente, un petit mystère.
Une voix me dit qu’une porte doit s’ouvrir devant moi et me laisser passer ; elle doit se trouver là-bas au fond de ce couloir qui tourne à droite. À pas lents et hésitants, je m’approche. Ma main, devenue froide et blanche comme celle d’un mort, se pose lentement, pour ne pas faire de bruit, sur la poignée de la grande porte noire ; mais elle s’immobilise, elle n’a pas le courage d’appuyer et de pousser. Que trouverai-je derrière cette porte noire ? Le bonheur ?… La gloire ?… Le pouvoir ?… L’amour… ou la mort ?… Ma main quitte instinctivement la poignée froide. Je jette des regards autour de moi pour chercher… pour voir s’il est une autre porte à ouvrir, moins noire que celle-ci.
Mais je ne vois rien que de longs couloirs, longs comme des soupirs, où chaque porte est une ombre, est une question sans réponse, un moment d’attente, un petit mystère.
Refaire le chemin ?… Non ! J’ouvre la porte pesante comme une dalle d’ardoise, j’entre dans une nuit plus noire encore que la nuit et referme derrière moi le tombeau.
*
Certitudes (Certezze) par Mario Dessy
Cette nuit, je suis sûr de recevoir une balle dans la tête, là-bas au coin de la rue. De qui ? Je ne sais pas ! Mais j’en ai la certitude.
Je suis arrivé au bout de la rue et avec anxiété et trépidation je fais le pas fatidique. Aucun coup de feu, dommage !
Cette fois, ma sensibilité s’est trompée.
D’un pas décidé, je me dirige vers l’hôtel : je veux m’étendre dans le cercueil que je suis sûr de trouver au deuxième étage.
Je monte lentement les escaliers et sens déjà l’odeur de la caisse de sapin frais.
Je suis arrivé au premier étage : encore quarante marches, et puis le repos éternel !
Au pas de course j’atteins le palier supérieur : rien !
Je suis terriblement nerveux. Je ressens le besoin d’entendre le bruit d’une lutte ou d’une tempête – en appuyant l’oreille contre la porte de la chambre voisine, j’obtiendrai sûrement satisfaction.
…Murmure de douces paroles… baisers… soupirs…
Je ne peux m’empêcher de pousser un hurlement féroce. J’entre dans ma chambre et perçois une personne invisible assisée dans le fauteuil à côté du lit, fumant tranquillement un cigare de qualité tandis que les meubles et les choses ont une conversation animée à voix basse.
Poésie futuriste italienne : Traductions 2
Pour faire suite à notre première série de traductions de poésie futuriste italienne (ici), voici quelques autres poèmes, tirés cette fois d’une anthologie intitulée I poeti del futurismo (Les poètes du futurisme, 1978), présentée et commentée par Glauco Viazzi.
Plusieurs des poètes qui suivent ont déjà été traduits sur ce blog, que ce soit dans le billet consacré à Corrado Govoni (ici) ou dans la précédente anthologie de poésie futuriste italienne. Luciano Folgore, Libero Altomare et Francesco Cangiullo sont nouveaux.
La présente série comporte des poèmes de :
–Paolo Buzzi : Le chant de Mannheim ; Lune de télescope
–Enrico Cavacchioli: Le peigne d’or ; Coups de pistolet dans les nuages ; Hymne à la cruauté
–Aldo Palazzeschi: Le miroir
–Corrado Govoni : Paris cauchemar
–Luciano Folgore: Au Charbon
–Libero Altomare : Dentelles d’ombre ; Les maisons parlent…
–Francesco Cangiullo: Vis-à-vis ; Narcose de haschich ; La fête des lumières colorées (boulevard des Italiens).
*

*
Le chant de Mannheim (Il canto di Mannheim) de Paolo Buzzi
Il me bat un cœur plus vaste.
Le clair de lune se noie
dans les flaques du Neckar.
L’air du Palatinat
sent le soufre et le charbon.
Sur les lucioles brillent, par milliers de milliers,
les réverbères électriques.
Le soir tout entier est en mouvement comme un jour.
Le travail dure frénétiquement acharné
comme s’il s’agissait d’une course de planètes.
Ici l’on se donne de la peine à créer pour le Monde.
Qui dort, à cette heure, sinon les morts ?
Ô mon cerveau,
allume-toi aux réverbérations de la fournaise
pourpre et or !
Ô veines, palpitez au frisson des secousses
des métiers à tisser qui semblent ourdir
un habit pour l’énorme nudité du Monde affamé !
Ô rêves de mon sommeil bientôt fourbu,
tracez-vous un amphithéâtre
de gladiateurs nus aux yeux de braise
ayant pour gestes les lignes brisées des éclairs
et des mugissements, crépitements et grondements pour cris d’amour !
Salut, ô Machine,
ô fer poli et denté
des fourreaux
qui imites l’effort des muscles,
rapide, luisant, ininterrompu,
et qui tourbillonnes sur des roues de néant,
et qui quand tu accroches un corps humain
l’écrases comme un insecte,
et qui fais vivre les torrents humains
comme une Providence de fourmilière !
Raffinez les sucres
pour tous les gosiers lèchefrites
de ces humaines et misérables mouches !
Manufacturez les tabacs
pour les nuages bleus
de ces cerveaux esthétiques de lupanar !
Et pour ces tabatières de Prélats
à l’or de mauvais aloi
qui plaisent tant aussi
aux petits nez des Précieuses Ridicules mondiales !
Et fabriquez les machines à fabriquer les machines,
l’héroïne unique toujours plus future
dans les drames de la vie et de la scène !
Ô musiques du chant et de l’orchestre de l’avenir !
Laissez-moi tendre l’oreille
au frisson qui assassine les âmes et les sphères !
Prenez toutes mes fibres
abreuvées de lait électrique
et faites-en des milliers d’anthères, par tout le ciel infini,
fleuries d’une étincelle d’extase sur la tête !
Tisser, tisser, tisser,
nous voulons tisser le tissu nouveau
pour l’Âme et la Chair de demain !
Je me conçois nouveau – oh tellement nouveau –
sous cette fumée du pays de Bade ! Mon âme
se détache du thalle pourri des millénaires.
Je suis plus loin de mes ancêtres
que ne le sont mes ancêtres de Noé.
C’est une Re-Genèse.
Les hommes volent comme les archanges.
Bientôt nous aurons la faune et la flore les plus nouvelles.
Une femelle monstrueuse
s’accouplera avec un mâle monstrueux.
Il en naîtra les Enfants impossibles du Futur.
Leurs membres seront de fer, mais éthériques.
Et l’énergie, du feu mais sans brûler.
Ô métiers à tisser, gloire à vous !
J’entends les hymnes
des lisses, des listels, des ensouples !
Tout frémit d’un même esprit.
La terre, l’eau, le ciel et le sang de l’homme
confondent leurs forces et les tendent
en généreuse matière de chaînes de tissage.
La nuit est une étoffe impériale
brodée d’étoiles ! Tissez-le,
tissez-le, sous le ciel de Schiller,
à foison, le linceul d’or !
Tissez-la, tissez-la
à foison l’idée toujours plus grande !
Chaque battant qui claque
tire la navette vers le terme toujours plus vaste de l’Avenir !
Navette soit ce cœur de poète qui vole
dans le frémissement métronomique des tempêtes
et lance des fils de fer
à la tête des astres
et retourne du fil d’or aux antipodes,
et décharne et engraisse
le Gobelin magnifique d’une de ses œuvres d’art recluse !
Cette poésie est fille du vent des Alpes,
blanche de neige, bleue de ciel et rouge de sang de soleil.
Elle ne ment pas. Elle ne compte pas ses pas. Elle est sans mesure
comme la Vie en dehors de la chair,
comme l’adorable Néant.
N’as-tu jamais demandé
de combien de pieds est longue
la ligne brisée de l’éclair ?
Combien de césures
sursautent à un vers de vent ?
Combien de nombres
en pluie continue d’automne
s’égouttent
du crible du ciel
sur les sillons démoniaques d’une vaste lande de mer ?
La Lyre et la Machine,
aujourd’hui.
Un tourbillon de roues diverses
géants invisibles ;
un souffle de mille sirènes,
les étincelles s’unissent aux astres,
les allumettes à la foudre :
partout crépitent les girandoles bleuâtres,
la lumière réticule le Monde,
tout est torpille.
Même les lucioles, on dirait,
éclatent en fracas de clarté
sur la nocturne obscurité des fleurs. Elle a été faite
vendange d’étoiles.
Le monstre électrique
inonde de feu la terre des nouveaux Démons.
Que la nuit énergétique
ait son chant plus digne,
couleur et saveur de foudre.
Que celui qui murmurerait – Amour –
à une vierge blonde emperlée de larmes
sente bourdonner dans les silences nocturnes
la horde de fer
des milliards de futurs Césars Ouvriers !
*
Lune de télescope (Luna di cannochiale) de Paolo Buzzi
Évadé sur le satellite.
Déporté dans l’Île morte de là-haut.
Perdu dans des géographies inconnues.
Pâle de peurs sismiques.
Jaune de toutes les Asies conglobées.
Prisonnier du soufre des volcans de boue éteints
et du sel des Tibériades défuntes…
Ainsi, solitaire, moi et mes yeux,
avec le geste dressé du métal et du cristal,
je brise, sur la palette azurée, sa coquille à l’œuf éternel
et nage dans le pâle jaune d’œuf des cieux….
*
Le peigne d’or (Il pettine d’oro) par Enrico Cavacchioli
Quand tu délies tes cheveux, prends mon peigne d’or
et caresse-les tant que tu veux, et compte les étoiles
en attendant que l’aube monte à l’horizon.
Rêve à mille choses jamais pensées
et voyage dans les royaumes de l’Impossible,
sur des bateaux imaginaires aux voiles violettes
qui gonflent au vent les seins turgides de la mer…
Tu trouveras dans certain port un môle désert
guillotiné par l’ombre,
où ne cherchent refuge les bateaux d’aucun pays.
Des femmes pauvres paraîtront au crépuscule,
tirant sur le rivage les épaves d’un naufrage
sans parler. Et les ténèbres du refuge impossible
te paraîtront lourdes dans ta solitude.
Peu importe. Reprends la route, il te semblera
être seule. Lève l’ancre pour d’autres rivages cachés
auxquels tu parviendras de nuit à travers la peur.
Trouve d’autres ports martyrisés aux phares livides,
écoute des sirènes de paquebots te caresser en passant,
et des appels d’homme avinés, occupés à la manœuvre,
et les langues étranges d’hommes jaunes, et le rire de femmes noires.
Et lève l’ancre. Sans repos. Sur le monoplan du désir
vole vers des aéroports où se rejoignent les étoiles filantes :
tu verras des terres sans lieu d’abordage, et d’étranges canaux encroûtés
de fantômes, et des créatures qui ne sont point humaines, et des bêtes !
Plane, jusqu’à ce que tu saches. Et sois reine de la création…
Puis, te réveillant quand l’aube roule sur l’horizon,
jette alors mon peigne d’or qui possède la magie de l’avenir
et teint tes cheveux d’une imprévue virginité de cheveux blancs !
*
Coups de pistolet dans les nuages (Revolverate nelle nuvole) par Enrico Cavacchioli
Parfois il m’arrive de voyager longtemps
dans une ville immense, opprimée par des nuages engloutis,
des rues en pattes de chien.
Où que je me tourne les maisons ont des murs de nuages
et des fenêtres d’azur. Des hommes inconnus tournent autour
comme des fantômes. On n’entend aucune voix sous les porches.
Aucun fleuve ne coule sous les ponts.
Mais derrière les grilles apparaît un étrange visage de cadavre
qui me fixe avec des yeux ivres sans parler.
Je voudrais fuir mais ne le peux : de ce cauchemar uniforme,
tout gris et insomniaque ; de cette cité décolorée
où les hommes n’ont pas de nom car ils ne savent parler
et se désignent par des gestes et traînent de vieilles simarres
naturellement tissées de fils de nuages diaphanes.
Je voudrais appeler mais ne le peux : ces compagnons de route
qui ont les délicatesses invisibles des vieilles soies
et me tendent les mains à travers la grisaille ;
ces fantômes, qu’ils soient hommes ou ombres,
à l’allure majestueuse de grues philosophales.
Plus grave, la nuée m’oppresse sous son parapluie
impalpable. Les rues se multiplient, de travers,
entre des taudis incrustés de pierres saintes,
et une tache de sang interrompt le pavé
lugubre avec la purulence rouge de sa trace.
Je vais. Je vais. Je vais. Et plus mes pas s’amenuisent,
plus la nuée m’écrase contre le sol,
élargissant mon corps : à tel point qu’il paraît être celui d’une grenouille gigantesque.
Mais quand enfin le cauchemar m’a étiré comme une feuille
de papier, tout à coup je me libère de cette vision.
Et dans le fracas infernal de trois coups de pistolet
qui déchirent à leur discrétion les routes solitaires du ciel,
je constate que les nuages s’exhalent comme un parfum
de cette cruauté passionnée de mon rêve.
*
Hymne à la cruauté (Inno alla crudeltà) par Enrico Cavacchioli
Cruauté, déesse mère, oracle corrosif de mon calendrier,
si tu aimes t’ouvrir le ventre sans crier,
et te piquer les mollets, et t’écorcher la peau,
t’aveugler les yeux pour qu’ils voient l’inconnaissable,
ayant la vicieuse curiosité du plus neuf et du plus douloureux,
je suis comme les hommes de ma race
ton fils le plus légitime, qui dort dans ton lit obscène.
J’aime comme toi abattre les grandes forêts millénaires
qui dans chaque tronc s’incendient de carmin au crépuscule ;
et soulever les mers en une onde d’écume volubile,
et faire souffrir les hommes que le mensonge dissimule,
l’un contre l’autre, bêtes irrationnelles, aux instincts de brutes,
partis comme des éclairs pour s’entretuer et mourir.
Mon âme est tatouée de signes cabalistiques,
en gribouillis qui connaissent ton insensibilité :
tu y lirais d’étranges histoires de convoitise et volupté,
dénouées en trois récits dont nul n’a la clé !
J’aime me tourmenter moi-même,
comme un fakir :
je peux me coudre les paupières avec une corde de voile
et voir quand même mon esprit
voguer sur de roses mers perlières ;
je peux me fermer la bouche avec le poids de mille quintaux de silence
et quand même entendre ma voix se perdre dans l’infini ;
je peux me faire couper les mains
et peser la vie qui m’entoure :
plus elles sont cruelles envers moi, et fortes,
plus je simplifie ma chair qui ne souffre pas
et suis éternel !
Toi, divine mère, déformée dans la convulsion hystérique
de tes désirs, qui développe dans nos volontés
la lente suggestion de la perfidie et crées l’horreur des mondes
qu’une loi physique fait naître des fondations ;
qui soulèves les ouragans parcourant ciel et terre ;
qui sèmes les épidémies maculées de tabès et de bacilles ;
qui cravaches la guerre avec ses parfaits instruments de mort
et détaches tout ordre et toute règle
de leurs gonds essentiels ;
toi seule je reconnais dans ma voix et ma chair périssable !
Je t’ai sentie dans le frisson des machines, lancées comme des monstres,
rugir dans le râle sourd de leur fuite impassible,
quand un levier s’arrêtait tout à coup
et l’engrenage gémissait
le sanglot de sa propre immobilité distillant de grosse gouttes
d’huile minérale fétide et jaune.
Plus tard,
dans le désir des hommes incapables de le dominer
tu brûlais, dans un brame, rouge de sang et de stupeur,
et les cieux étaient pleins, dans ta victoire bleue,
d’avions ronflants sur la trace des vents océaniques…
Nul ne se rend compte que ta férocité est inhumaine,
car elle paraît nécessaire.
C’est pourquoi j’exalte la férocité, qui se jette en moi, contre moi,
et qui arme ma main patiente et délicate, de femme.
À ton rappel je peux
oublier d’avoir été conçu :
je suis la créature parfaite née d’un égoïsme.
Avant moi il n’y a personne et tout finit avec moi ;
dans mon chant il y a la dilatation de tout mon univers ;
dans mon cri le farouche désespoir
de tout mon orgueil…
Que m’importent ceux qui détruisent la race
en ouvrant grand aux enfers les portes des hôpitaux ?
Je suis l’instinct en juvénile attitude d’adoration.
Et comme un drapeau je claque au vent
pour établir le règne de ma révolution !
*
Le miroir (Lo specchio) par Aldo Palazzeschi
Là, dans un coin de ma chambre,
se trouve un sordide et vétuste miroir
ovale, une lumière obscène réfléchissant
plutôt mal.
Pourquoi me regardes-tu, effronté miroir ?
Pourquoi me regardes-tu ? Qu’est-ce que tu t’imagines ?
que j’ai peur de toi,
vieil objet sordide ?
Un jour ou l’autre je te briserai en mille morceaux, tu verras !
Effronté ! Tu crois prendre
mon visage, parce que le tien
te manque, le mien, ce pauvre visage,
est blanc, mais le tien, que tu n’as pas,
est celui du plus sordide
et vieil étain.
Toujours là ce visage
impassible, égal, dans ce coin
de ma chambre cette lumière
qui réfléchit mal.
Le mien est toujours égal,
le tien est égal toujours,
lequel est le nôtre, lequel ?
Le sais-tu, toi ? Le sais-je ?
Je te hais ! et parfois, hélas, je t’aime
de toute ma haine !
Et je m’approche de toi, surmontant
ma répugnance
de la présence obscène
que je veux avoir dans ma chambre.
Tu es blanc, je suis blanc.
Je m’approche impassible, et toi
impassible tu te laisses approcher.
Dis, tu me reflètes ou me rejettes ?
Tu me fais voir un homme
qui me fait pitié !
Quel blanc visage !
Cette face tout uniforme !
Quand je ferme les yeux
cet homme, là,
me semble mort.
Quelle uniformité de blancheur
sur ce visage !
tout empâtée et enfarinée,
comme celle d’un petit clown
inconscient de son habit
et de son maquillage
mis par nécessité.
Sous l’œil gauche
on voit la palpitation
d’une étoile rouge
qui par sa vivacité
semble toujours en mouvement.
C’est un peu étrange
vraiment de voir
dans un ciel de céruse
une étoile de rubis.
Ces cheveux rouges,
rouges et frisés !
La racine des cheveux sur le front
ne pourrait être plus belle,
chaque mèche prend
une direction selon son caprice
et finit en boucle
ou friselis.
Cet énorme manteau
rouge est aveuglant –
J’ai peur… je te hais, vil miroir,
que me fais-tu voir ?
Un homme qui me fait
peur, un homme
tout rouge, quelle horreur !
Qu’il s’en aille, qu’il s’en aille,
maudit miroir !
Non, regarde :
je veux m’approcher de nouveau,
je veux surmonter l’horreur…
Regarde : je reviens,
peut-être pour de longues heures,
peut-être pour tout un jour
avec toi, mon étrange compagnon.
Dis-moi, quelle est ta vie ?
Quelle est ma vie ?
Vies étranges toutes les deux !
Pourquoi me fais-tu voir un homme
qui m’inspire de la peur ?
Pourquoi fais-tu ça ?
Je ne te regarde pas pour me voir, tu sais ?
Je te regarde pour te voir.
Je te regarde parce que je te hais,
et parce que je t’aime, hélas !
Je te hais parce que je te regarde,
je te hais parce que quand je te regarde je ne te vois pas,
je te hais parce que je ne te crois pas.
Alors pourquoi ne me dis-tu pas
si ce que tu me fais voir
est véritablement moi ?
*
Paris cauchemar (Parigi incubo) par Corrado Govoni
À peine endormi
dans mon lit de cygne
d’un saut je suis à Paris
aux milliers de toits gris.
Notre-Dame est une sainte folle
agenouillée sur une place
et levant au ciel les fanatiques
moignons carbonisés de ses tours.
La tour Eiffel semble une immense digitale
effeuillée dans le crépuscule brillant.
Il pleut ; un avion passe,
faulx d’ivoire de la pluie.
Quand soudain
l’ascension simultanée
d’innombrables globes aveuglants
crée la nuit.
Je ne sais où je vais, si je cours ou je marche.
Et je n’entends pas mes pas,
tandis que j’ai honte
de savoir mes pieds nus,
j’ai même oublié mon chapeau…
Les maisons parfois sont énormes et noires comme des cathédrales
parfois petites et basses
comme des cabanes de sorgho
au toit de boue avec une lucarne
comme un trou de souffleur au théâtre,
et la sonnette rouge qui tintinnabule.
Une vieille me croise,
certainement une mégère…. Attends
que je t’attrape, maudite !
Je me retourne : je suis dans un faubourg
avec le souvenir confus
de rues et de places que je n’ai jamais traversées.
Ah ! les faubourgs parisiens :
mon rêve.
Voici la pluie verte des lampadaires
le long de la Seine aux eaux troubles
qui donne à boire à tant d’assoiffés.
Mon Dieu, ces lampadaires partout !
On dirait des ivrognes le dimanche
qui titubent au vent sur le trottoir
dans le halo vert de leur vomi.
Quelqu’un me donne un coup de coude : je la suis.
Heureusement que je n’ai pas les pieds nus,
j’avais rêvé.
Me voilà dans un café de nuit.
Il y a tant de fleurs sur les tables
qu’on dirait que c’est pour
des dîners de roses et d’orchidées
d’amants et de poètes.
Dans un miroir mousse
le champagne sec
d’une chevelure de courtisane.
Au fond d’une salle
comme une rouge alcôve s’ouvre une petite scène de théâtre
avec un étrange orchestre de barmen.
Dans un jardin sempervirent
s’avance une magnifique jeune femme
en jupe courte pour jouer
avec l’ingénuité d’une enfant
avec d’effrayants jouets animés.
Elle joue au cerceau avec un serpent
qui se met la queue dans la gueule,
elle fait dada sur une araignée haute de deux mètres
qui lui tisse en un instant
une immense toile entre deux arbres
où elle peut se balancer comme dans un hamac ;
elle prend sur ses genoux et caresse
un gigantesque fantoche
ayant une tête monstrueuse à deux visages
qui parle avec une voix de bébé
et veut regarder sous sa jupe :
elle le jette,
le piétine,
celui-ci se dresse d’un seul bond
comme un ressort,
l’attrape, la jette sur ses épaules et court derrière les arbres
tandis qu’elle crie et se débat
et danse les jambes en l’air.
Puis, je ne sais comment, je suis à la morgue.
Les cadavres alignés dans la glace
(oh ils n’ont jamais eu un lit aussi frais !)
cadavres verts péchés dans la Seine
de suicidés ivres d’eau,
cadavres violacés et rouillés ;
d’assassinés ramassés
dans le vomi lilas d’un lampadaire ;
cadavres maigres de saints, de mendiants,
grévistes obstinés de la faim,
trouvés morts derrière un mur
avec la main rigide et tendue,
qui peut dire si c’est dans le geste
de l’aumône ou de l’insulte ?
de fœtus avortés et noyés comme des chats ;
de femmes avec une ligne livide autour du cou
(peut-être la marque d’un collier de perles !) ;
tuméfiés, gonflés, noirs de sang, sales,
avec des taches vertes sur les joues,
les yeux vitreux
et les pieds si longs, oh longs comme ça !…
semblant pendus aux jambes.
Puis à nouveau je suis au bord de la Seine ;
l’œil rouge d’un disque
égoutte du sang dans le courant.
Un train passe comme un frisson glacial
le long de mon épine dorsale.
Un couteau d’assassin
m’entre dans le dos,
me pousse dans l’eau.
Je me noie et m’émerveille
d’être mort
et de ne sentir aucun mal.
Tout doucement
je m’enlève cette lame avec la main.
Ah comme ce couteau me pesait !
Je me réveille peu à peu : c’était mon alliance.
*
Au charbon (Al Carbone) par Luciano Folgore
Pain obscur de machines, sorti
de la gueule des mines,
et qui t’amoncelles
en blocs innombrables
le long des routes du travail ;
pain grand, sonore
d’énergies flamboyantes,
qui libères de ton ventre d’or
les difformes harmonies des flammes,
chante, avec tes chœurs lumineux,
un hymne de rébellion,
souffle dans la trompette des vents
ton désir, ô charbon !
Sur toi pesait l’immense
poids de la vieille terre,
dense l’obscurité tournoyait dans les cavernes immobiles,
et la nuit des temps les plus reculés
embarrassait continûment
tes pensées latentes.
Mais des mystères du sommeil
aux désirs du soleil,
la pioche herculéenne et sonore te révéla.
Le long du porche tombèrent
les écailles lucides,
et impétueux coururent aux nouvelles batailles,
traversant les embouchures,
tes formidables blocs.
Sors, ô charbon, lumineusement,
éblouis avec le souffle des fourneaux
les jours mesquins
de notre présent exigu,
accomplis la prière de fumée
dans les tuyaux, augure les gaies musiques
des chaudières brunies
et réchauffe les esprits gelés
où dorment
les idées les plus guerrières,
les musiques les plus belles
d’immenses printemps,
tout l’enthousiasme qui se répand rebelle
et retentissant envahit
les routes qui mènent
à la cité des étoiles.
Sors, ô charbon, en flamboyants bûchers
et illumine l’univers
que prépare, dans le temps, l’Avenir.
Dis, dans ton vers chaud,
qu’à ta flamme tu ne veux point
de mains glacées à tiédir
mais des cœurs de jeunes héros,
mais des cerveaux fleuris de génies,
pour les nourrir de flammes,
pour les rassasier d’énergies,
et les semer un à un
dans les sillons plus profonds de la vie.
L’or d’une moisson infinie
jettera des éclairs dans les prés,
la terre exhalera des souffles plus salubres
et les muscles auront plus forte
la chance du courage,
et, dans le campement de la mort,
se dissipera sur le bivouac enceint
le brouillard de la peur.
*
Dentelles d’ombre (Ricami d’ombra) par Libero Altomare
Sur les miroirs mélancoliques des trottoirs
glissent les ombres vagabondes
des derniers noctambules,
encore lorgnés par les pâles tavernes
qui exhalent des poisons comme les mérétrices
à demi nues
aux angles des carrefours.
La pluie saute avec des bruits d’écus
et rompt le sommeil.
Les maisons qui suintent
des odeurs de fatigue,
des pensées et songes troubles,
tressaillent aux rafales gelées
et se consolent en vain
avec les larmes jaunes des lampadaires.
Des ruelles sépulcrales sort
le traînement de pieds des ivrognes
qui éteignent leur fièvre ardente
sous les douches sonores des gouttières ;
pendant que des paires de chats déboulent des anfractuosités
et se battent fous d’amour
ou vont et viennent râlant comme des enfants égorgés
et en longs brames désespérés
invoquent la lune
à la façon des poètes transis.
Une automobile rugit, halète, vrombit et passe…
Soudain une chauve-souris fend l’air
comme une navette de métier à tisser visqueuse.
Quelqu’un chuchote dans l’ombre…
et la porte se referme
avec un bruit sourd de cercueil.
Livide le ciel bâille
comme un insomniaque habitué de tripot,
tandis qu’il approfondit l’or de ses éclairs
jusqu’à ce que l’aube grince
de ses dents sonores :
les mille cloches
proches et lointaines
qui déchirent les rêves des hommes.
*
Les maisons parlent… (Le case parlano…) par Libero Altomare
– Nous sommes toutes des rêves crucifiés
enracinés dans la terre
par de prolixes racines.
Ce qui nous attache, c’est la stupide paresse
des hommes, qui aiment
s’ensevelir vivants entre notre murs fragiles
où, dans l’air énervant des alcôves,
ils tuent la moindre audace comme d’importunes puces.
– Ils nous achètent avec de l’or
comme les cocottes,
ils nous ont au mois, nos maîtres jaloux,
nos avares prisonniers volontaires.
Ils nous décorent, nous aiment,
nous peignent pour leur plaisir ;
nous leur servons de berceau, d’étable
et de mangeoire : c’est seulement
morts qu’ils nous quittent, à contrecœur.
– Nous sommes les serres fermées,
les aquariums amollissants
où des méduses anémiques
et des plantes rachitiques agonisent
tandis que l’oisiveté et la luxure
ornent avec une usurière cautèle
les cloisons secrètes avec
la toile d’araignée de la passion.
– Ô hommes, laissez-nous libres
et à la fin rasez-nous !
Vous êtes nés pour vagabonder,
par les mers, sur les monts, dans les airs !
Il vous faut des demeures aériennes,
des maisons nomades et instables
comme les désirs qui vous piquent,
des vents téméraires irisant
la vieille écaille de tortue de l’horaire.
Des pagodes volantes, scintillantes de métaux,
déroberont les secrets trésors
électriques du Soleil.
Ainsi, hommes, le veut le destin :
l’antique chemin fuligineux
doit se changer en moteur brûlant ;
le toit pentu
envie les ailes des hirondelles.
– Quel ennui de se sentir immobiles
alors qu’autour de nous tout remue de joie ;
rêve fantastique dont nous sommes les pivots
chauffés au rouge, rigides, fermes.
Quel ennui de se sentir immobiles
et de pourrir lentement
sous les doigts sales du temps
sans une fièvre qui réchauffe
nos os calcaires et goutteux.
Seule quelque secousse tellurique nous anime,
seule la vue du feu nous enivre de délire…
Et nous aspirons à disparaître dans un halo de flammes !
*
Vis-à-vis (Visavis) par Francesco Cangiullo
Que regardez-vous Olympia
suspendue dans la Nuit
sur le balcon en marbre de la fête électrique ?
Devant vous en bas, se trouve un réverbère
étranglé par la « main noire » de la Nuit
à tel point que tout entière est sortie
la langue verte de l’asphyxié…
Regardez ! regardez, à présent il tend
un bras désespéré vers votre balcon !
C’est peut-être un réverbère naufragé
de la mer de sépia ou des encriers de la Nuit ?
Allons, ne soyez pas surprise.
Les deux étaient chambellans dans la Nuit :
le balcon et le réverbère.
Pourquoi ? – Ne trouvez-vous pas beau
le rayon d’or qui s’allonge
vers ce rebord de fenêtre de frigorifique poudre de riz électrique ?
s’allonge comme les antennes dorées
des escargots de votre villa nymphale ?
s’allonge comme les délicieuses aigrettes
à vos cheveux, à vos cheveux ?
C’est tellement beau ! Qu’importe
si c’est le regard tragique d’un compagnon malheureux
qui regarde d’en bas
avec l’œil odieux de liqueur Strega1
le compagnon fortuné
avec lequel il n’a plus rien de commun
que la « Nuit » ?
Je sais, Olympia, je sais :
il vaut mieux que vous m’embrassiez.
Donc embrassez-moi vite
et rentrons, l’orchestre reprend.
Ce serait encore bien mieux que mon
âme malade disparaisse définitivement
en spirale dans l’écrou diabolique
de votre tourbillon de soie.
Vous laisserez-vous séduire au rythme du boston ?
1 Liqueur Strega : Liquore Strega, une eau-de-vie produite par la firme Strega Alberti à Bénévent, en Campanie. On la trouve aussi dans le dernier poème de la présente série.
Remarque sur le poème. Les guillemets, dans une occurrence du terme, autour du mot « Nuit » renvoient évidemment à un sens particulier, qui m’échappe à ce stade. Celles autour de la « main noire » (mano nera) renvoient sans aucun doute, en raison du contexte (« étranglé par la main noire »), aux organisations mafieuses italo-américaines connues sous ce nom (qui envoyaient des lettres de racket avec menaces de mort marquées de l’empreinte d’une main noire).
*
Narcose de haschich (Narcosi d’haschisch) par Francesco Cangiullo
Acides verdoient les premières lueurs du jour
vitreuses
Je suis allongé sur le dos
dans un jardin d’œillets verts stérilisés
vitreux
Une pièce embaumée
vitreuse
Comme sous une voûte limpide
de verre émeraude –
Oh comme est froid le moindre ton
de cet enchantement émeraude corindon !
Couronné d’or et iridescent,
étamine de la fontaine magique,
le jet d’eau divisionniste
semble par moments un faisceau de fouets d’or
en hommage
à la reine des Naïades
et par moments l’aigrette fougueuse
d’un antique colonel d’artillerie
au jour du Statut
sur laquelle danse
comme une petite balle de celluloïde
une larve de Nymphe loïefuller2…
Elle danse
et dans une plastique élastique
de voiles changeants disparaît…
réapparaît ténue…
s’évanouit…
Surgit à la danse jaillissante…
Et le jet iridescent
avec son collier de perles aquatiques
scande la stance archaïque d’Aréthuse :
« ……………………………………….
……………………………………….
……………………………………….
………………………………………. etc. »
2 loïefuller : néologisme produit à partir du nom de la danseuse américaine Loïe Fuller (1862-1928), une pionnière de la danse moderne, surtout connue pour l’usage qu’elle faisait de longs voiles, technique à laquelle le poème fait allusion. On retrouve ce néologisme dans le poème suivant.
*
La fête des lumières colorées (boulevard des Italiens) (La fiera delle luci colorate [boulevard des Italiens]) par Francesco Cangiullo
La pluie, essence de térébenthine,
dilue et mêle
toutes les lumières colorées des boutiques
et réclames lumineuses,
silencieux salon d’exposition pyrotechnique.
Sur la voie
s’est renversée
une buvette de fable,
volcan de lampes-liqueurs,
il en coule des laves vernissées
de sirop de griottes
orangé,
liqueur Strega,
menthe glacée
et autres drogues bleues et violettes ;
inertes comme l’huile,
elles forment
l’arc-en-ciel des tripots.
Le boulevard, magma de palette émaillé,
est un fleuve gelé
de verres vénitiens colorés
sur lequel patinent des figures de contes de fées :
un nez bleu
une bouche jaune
une oreille verte
une main violette.
Ces figures-réclames
avec une ampoule allumée à l’intérieur
des visages et des doigts diaphanes et polychromes
ont quelque chose
des grosses lampes liquides des pharmacies.
Des hommes rouges
comme des Américains sur le Vésuve en éruption.
Des femmes bleues
comme des pédérastes allemands dans la Grotta azzurra3.
Des couples argentés
comme des amoureux napolitains,
grenouilles aux étains chlorotiques de la lune.
Les lumières colorées
fument des voiles de bayadères
et à travers les voiles polis
patinent des profils de loïefuller,
qui ont leurs fondations
transparentes dans les entrailles de la Terre
d’où ils transparaissent ;
comme les ont aussi
les trams, les fiacres, les automobiles,
traîneaux qui emportent dans leur course
attachés sur eux
des fragments multicolores de lumières,
lambeaux de resplendissants drapeaux cosmopolites.
3 Grotta azzurra : La « grotte bleue », célèbre site naturel à Capri.
