Category: poésie
Futurisme 5 : La poésie en prose de Mario Carli
Du poète italien Mario Carli (1888-1935) la page Wikipédia en français dit : « La récente revalorisation du futurisme a fait de Carli un écrivain assez réputé. » La bibliographie donnée par cette même page n’indique cependant pas qu’il ait été traduit en français. C’est chose faite avec le présent billet.
De son poème Notti filtrate, tiré d’un recueil de 1923 et ici traduit, cette page dit encore que ce poème est « considéré comme un texte présurréaliste de grande qualité ». Je ne sais qui parle au juste de « texte présurréaliste », mais ce genre de définition est moralement douteux : parler de « présurréalistes » sert à ne pas dire que les surréalistes ont suivi la voie tracée par d’autres, pour défendre l’idée que ce sont eux les véritables pionniers (alors qu’ils peuvent bien n’avoir fait que donner un nom à un genre). Un surréaliste dirait ainsi « Carli est un présurréaliste » pour ne pas avoir à dire « Nous avons imité Carli ». En réalité, les principes du surréalisme sont déjà contenus dans le courant parole in libertà (mots en liberté) du futurisme italien, et je défie quiconque de trouver une différence significative entre les deux. Le surréalisme est purement et simplement le nom français pour le genre de littérature que produisaient les Italiens du mouvement parole in libertà. On nous répliquera que le surréalisme n’est pas seulement « l’écriture automatique », qui correspond à ce que décrit la formule « mots en liberté » : or nous prétendons quant à nous que le surréalisme est fondamentalement la même chose que l’écriture automatique, et que le surcroît de théorisation par André Breton et d’autres sur ce fondement n’est guère significatif ou l’est à peine. En particulier, les considérations philosophico-politiques d’un Breton n’apportent rien dans un tel débat, quand bien même elles rendraient le surréalisme français plus intéressant, pour une raison ou pour une autre, que le futurisme italien.
La filiation dadaïste, mouvement international, du surréalisme français n’est certes pas douteuse par ailleurs, mais elle n’est pas non plus pertinente du point de vue ici discuté, la chronologie étant la suivante : Manifeste du futurisme 1909, Manifeste du dadaïsme (« Manifeste littéraire » de Ball et Huelsenbeck) 1915, Manifeste du surréalisme 1924. Le manifeste L’antitradition futuriste de Guillaume Apollinaire, publié dans le journal italien Lacerba en 1913 après avoir été relu et corrigé par Marinetti lui-même, témoigne de l’influence du futurisme italien.
En plus d’être un poète futuriste majeur, Mario Carli participa au coup de Fiume avec D’Annunzio en 1919-1920 et fut un idéologue de « l’arditisme », mouvement de vétérans italiens de la Première Guerre mondiale.
Le présent billet complète nos traductions de poésie futuriste en prose ici. Les textes ci-dessous sont tirés de la même anthologie, I poeti del futurismo, a cura di Glauco Viazzi, Biblioteca Longanesi & C., 1978.

*
Le jardin des baisers (Il giardine dei baci)
CRÉPUSCULE. – Le ciel a mélangé ses bleus, est devenu sombre, sérieux, gras, et se penche un peu ivre sur la terre, en quête de sensualité.
INQUIÉTUDE. – Les marronniers se balancent en colère, désespérément verts à leur cime, tentant de secouer les ténèbres qui les noient.
TERREUR. – Toutes les fenêtres sont submergées par un vampire humide, plombeux : un frisson avance le long des murs, de fenêtre en fenêtre.
VIDE. – Survient un moment intermédiaire qui n’est ni ombre ni lumière : les paroles restent en suspens dans ce vide sans écho, les corps ne se dessinent plus sur le sol ; suspens et incertitude aussi dans le ciel, qui semble sur le point de perdre l’équilibre et de se renverser.
LIBÉRATION. – Le combat est terminé ; il n’y a plus de lumière ; les cloches peuvent glisser confortablement rondes à fleur d’ombre.
LÉGÈRETÉ. – Un grand soulagement dans l’âme : la lumière a pesé tout le jour ! Les hirondelles s’élancent pour la suivre ; les marronniers s’apaisent, conquis et convaincus.
Dans le jardin frémit le pressentiment d’une lune trouble et malveillante comme une marâtre. Le jardin est triste : sa respiration ne parvient pas jusqu’aux fenêtres, derrière lesquelles il y a la vie humaine. Et il y a une porte là sur le jardin, à planches vertes, qui peut-être ne s’ouvrira de toute la nuit…
ATTENTE. – Les roses ont un secret à se dire : l’une d’elles fut cueillie, ce jour, et elle a su… elle a su… Curiosité de toutes parts, vive agitation, appréhension, silence. Murmure indistinct dans les rosiers, rires étouffés : rien. Les roses pouffent comme des folles, se cachent, remontrent leurs têtes, promettent puis se taisent. Mais le jardin veut savoir : c’est une orgie d’invincible curiosité. Les gardénias se tendent, exubérants ; les magnolias se balancent sur leurs hanches trop fécondes ; les œillets parlent tous ensemble : c’est un peuple ! Les géraniums crient avec une âpreté nerveuse, depuis les pots : ils veulent savoir ! Bientôt toutes les fleurs se révoltent, assaillent les roses : ces dernières se referment, dans leurs bourgeons, disparaissent absorbées par leurs racines : au sommet des tiges, à la place des roses, surgissent des fleurs d’ombre, fleurs de brume, vides et fuligineuses, spectre de parfum et de couleur devant lequel le jardin tremble et recule.
Alors la nuit s’épaissit, durcit sous l’effet de nouvelles immigrations d’ombre. L’ombre accourt de tous côtés, filtre des étoiles qui en paraissent libérées et sourient, transpire de la terre, sort des troncs gonflés, est secouée de la feuillée fourmillante. Le jardin en est comme étouffé. Mais voilà que des blessures de lumière attaquent l’ombre à coups rapides, depuis les fenêtres lointaines et proches : des blessures d’abord minces et puis qui deviennent plus intenses. Mais les fleurs sont agitées par un vide : il manque quelque chose qui leur est dû. Alors les roses réapparaissent timidement, jetant des regards autour d’elles, puis s’enhardissent, sortent en riant, et cette fois annoncent le grand miracle…
La porte de planches vertes s’ouvre. Silence dans le jardin. Nos pas s’accordent sur le gravier. C’est, madame, notre nuit de triomphe. Et soudain nous sommes éblouis : nous voyons des veinures métalliques dans l’ombre : des o concentriques qui s’allongent et se compriment comme les plis d’un accordéon. Les fleurs nous regardent marcher, se demandant : « À quelles racines mobiles tiennent-ils, sous le sol ? Qui a tracé le canal pour ces racines ? La terre est fermée de toutes parts. »
Nos pas s’accordent, lents, calmes, égaux, orgueilleux : ils semblent chercher la place exacte qui leur est assignée par le destin, et foulent doucement le gravier.
Paroles lentes, veloutées, languissantes du désir qu’elles contiennent ; paroles tristes car inefficaces ; paroles brèves et rapides comme des fusées, parce qu’enivrantes. Alliance de deux épines dorsales qui veulent oublier l’Âme, la mettre de côté. Un premier ricanement jaunâtre de la lune derrière les mélèzes râblés : sentiment de colère vindicative. Les fleurs se réfugient sous les feuilles. Un rossignol sait ce qui va se passer, et chante pour encourager le jardin. Dans l’étang, un murmure d’eaux somnolentes, sur lesquelles ricane la lune sale : un réveil à mi-voix qui prélude à un susurrement de mailles tricotant une coiffe verte pour cette lune.
Voici ce que disent nos corps, absente l’Âme :
MOI. – J’ai parcouru des distances infinies pour arriver jusqu’ici. Y a-t-il une Intelligence qui guide les créatures à la rencontre les unes des autres et leur prépare des jardins somptueux ?
TOI. – Pourquoi sommes-nous ici à nous aimer ? Est-ce, peut-être, le point le plus haut de l’Univers ? Un léger vertige.
MOI. – Nos pas deviennent lents et incertains. Qu’avons-nous vu ? Qui nous regarde dans la nuit ?
TOI. – Je vois des fragments d’avenir… des menaces… un acharnement de puissances oubliées… des insurrections de douceurs méprisées… Tout reviendra, tout se rassemblera dans les plis du futur, avec de la haine, pour venger le présent…
MOI. – Ne voulais-tu pas de mon âme ? Je ne sais où je l’ai laissée, je ne sais…
TOI. – Quel visage aura notre Âme quand nous la retrouverons ? Je n’ose l’imaginer…
MOI. – Nous oublierons l’Âme abandonnée ; nous ferons ici, cette nuit, une nouvelle âme, florale et parfumée.
TOI. – Je suis la victime et toi le bourreau. Mais qui t’a donné l’opium ? Détruis-moi, avant que je te fasse mal.
MOI. – Je sens les harmonies s’éveiller sur mon corps. Oh musique de l’épiderme ! Exquisité de certains muscles qui flairent le contact et le cherchent harmonieusement !
TOI. – Je me souviens de ta première caresse, sur un lit de satins absorbants comme un abîme.
MOI. – Égarement soudain. Je suis seul dans la nuit. Qui m’abandonnera ? Qui était à mes côtés ?
TOI. – Amour sans fin…
MOI. – Petite mère pâle, lointaine ! Blanche maison décharnée ! Ornières où je tombai un jour, et qui me parurent un sépulcre !… Mère oubliée, je t’aimerai… je ne suis plus le même… je t’aimerai ; pourquoi ne te vois-je plus ? Qui ai-je haï ? Qui ai-je frappé ? Qui m’abandonnera ?
TOI. – Tu m’aimeras (ô mensonge !) tant que tu n’auras encore rien perdu ! Comme tu es fort ! Mais quand tu m’auras donné ta force : alors quoi ?
MOI. Fin de l’égarement. Un regard dans la nuit pour chercher la phosphorescence de tes yeux. Découverte d’une broche scintillante sur ta poitrine nue. Vision orientale : rêve byzantin : dissolution de beaux velours : ceintures d’or sur des nudités d’esclaves : ivoires : huiles et bronzes : cruautés : reines luxurieuses : domination de Rois barbares et vierges…
TOI. – Odeur de forêts lointaines, inexplorées : gestes de sauvages amoureux… fuites et chasses… sensation d’une selle qui me porte évanouie…
MOI. – Cités crépusculaires, roses et fumeuses, pourpres liquides, sanglante irritation de murailles musculeuses comme des athlètes…
TOI. – Une cavalcade à travers un labyrinthe ; galop cahotant… froissement de feuillages sur les cheveux… irruption d’un paysage calme, lunaire, démesuré, avec une tiédeur et une langueur laiteuses diffuses…
MOI. – Nuits alexandrines… sommeil après la lutte… bruissement d’idoles spumeuses… tache plénilunaire semblable à un soleil voilé par des ailes d’anges… tiédeur… langueur…
Nos deux pensées se rencontrent, se confondent, font adhérer nos corps. La lune grimpe d’arbre en arbre avec effort, surgit par instants d’entre les feuilles comme un magnolia impudique, pâlit, suinte. Les arbres s’expriment devant elle par un coup violent et subit, édifiant des symphonies d’ombre : accords de lune en sourdine.
Une de tes caresses modestes se referme lentement sur mon poignet. Volupté. Asservissement de tout le jardin, des parfums, de la nuit, de la lune, à ta fragilité. Un ruban vermillon tombe de ton cou : ventouse qui attire un baiser terrible.
UN BAISER. – Je m’enivre horriblement : je reçois une vague de noir et de jaune, d’orbites écarquillées sans pupille, lueurs de cimeterres courbes… Furieuse ascension de rages implacables… Ce baiser est plus épouvantable qu’une blessure : il lutte contre un ennemi intérieur : plus celui-ci s’humilie, plus il le sent victorieux et s’exacerbe : folle brutalité… d’occultes puissances comprimées déflagrent fantastiquement… Monstres… monstres… monstres… Je vois le fond vertigineux d’un maelström, vois la mort nichée dans le noir, je me sens mourir, je meurs, je reste immobile, vide ; puis je remonte lentement, flottant, cadavre inerte, jusqu’au retour du soleil… Décadence, débilité, égarement, sommeil, sommeil, sommeil : fin du baiser.
Une pause. Les paupières deviennent lourdes. Un banc, pami les arbres, mi-lune mi-ombre, nous attire. Silence. Dialogue vivace de nos habits, que verdit la lune. Et voilà que nos parfums mêlés s’élèvent à nos yeux, deviennent un nuage qui nous absorbe. Les parfums se font compacts, nous enveloppent, deviennent nos vêtements : quels sont ces vêtements durs, secs, tranchants ? tout le monde les porte. Le nuage de parfums nous attire, nous entraîne, nous conduit dans l’ombre pleine. Là ni lune ni lac ni vent. Il y a – parmi une couronne de cyprès – une petite platebande, concave comme une alcôve. D’autres parfums, souvenirs d’une Inde voluptueuse et d’Arabies enflammées. Essences poudreuses et huileuses de l’âme vagabonde et entremetteuse. Parfums, parfums, parfums… Nous nous dépouillons de nos vêtements. Vêtements de parfum, soies, longs voiles, velours de parfum… Chimère tragique qui se travestit en courtisane. Nuit, parfum, nudité.
Un baiser. D’autres abîmes, d’autres monstres, d’autres morts. Un baiser, un baiser, un baiser. Mille baisers, tous les baisers de l’humanité, tous les baisers qui attendaient cachés, derrière les étoiles, dans les fleurs. Une floraison de baisers dans la nuit : lumières éblouissantes, fusées polychromes, dispersions interminables de la matière : expression de la vie physique du monde, dans la synthèse d’un baiser… Moment immobile, central, cœur du Temps et de l’Espace, îlot d’intensité où viennent se prostrer tous les soupirs dévoués des choses amoureuses, où tout ce qui aime vient déposer ses baisers humblement, pour l’apothéose de notre seul baiser qui les résume tous… Le jardin afflue frémissant dans cette alcôve et se dépouille de tous ses baisers ; tous les calices tintinnabulants qui caquetaient sont devenus muets : ils ont exprimé toute leur vie en baisers… Et l’univers paraît en ce jardin pour donner des baisers. On dirait que la lune est flasque, car elle a donné des baisers… Le firmament s’est tout entier vidé : il a donné des baisers, des baisers… Toutes les choses adultes sont vides, exsangues, disparaissent, pâlissent, meurent…
Dans la nuit il n’y a plus – en cet instant – qu’un brouillard soyeux et blanc (peut-être le voile de deux Âmes), étui hermétique à l’intérieur duquel nos bouches se collent l’une contre l’autre pour l’éternité.
*
J’ai fabriqué le printemps (Ho fabbricato la Primavera)
1e Opération. – 3 février : j’ai laissé naviguer dans l’air sept plumes de brouillard, trempées dans la sueur des amants, et suis allé chatouiller les narines à l’affût du poète.
2e Opération. – 16 février : j’ai sucé depuis la fenêtre avec deux grues de lumière les paupières du poète, qui se sont réveillées deux heures plus tôt que d’habitude ; le soir, j’ai introduit dans l’atmosphère de son lit frénétiquement vide douze espiègleries élastiques.
3e Opération. – 11 mars : j’ai jeté une pincée d’agitation dans le vent, qui s’est mis – nourrice montagnarde et chanteuse – à bercer le cœur du poète ; et il en est sorti des rimes en eur.
4e Opération. – 5 avril : allongé sur le sol, j’ai soufflé dans les racines ; aussitôt les grands arbres osseux se sont gonflés de vert, comme des parapluies qui s’ouvrent, comme ces éventails qui sortent des faux cigares.
5e Opération. 9 avril : j’ai soulevé de terre tous les atomes hivernaux de mauvaise humeur, nausée, paresse, découragement ; les ai rassemblés en l’air, compactés, puis étendus en fines feuilles au soleil ; et le poète a dit se sentir énervé1.
6e Opération. – 28 avril : dilué trois rayons de soleil en nuage rose, produit eau savonneuse tiède, mousseuse, uniforme, diffusée dans les rues de la ville ; le poète s’est senti glisser dans la crémosité de jacinthes, de muguets, de vanilles.
7e Opération. – 5 mai : mobilisé tous les rayons longs et moyens du soleil, étendu un étouffant matelas de parfums, sur lequel construit une architecture mécanique incandescente athlète s’équilibrer sauter tressauter aplatir dessous les homoncules ridiculement en sueur dans des shorts blancs.
1 En français dans le texte. Dans le sens de « privé de force, d’énergie ».
*
Nuits filtrées (Notti filtrate)
Ndt. Il existe au verbe italien filtrare, filtrer, un sens figuré, « réélaborer mentalement », qui paraît bien correspondre à ce dont il s’agit ici : la réélaboration mentale de ses nuits par le poète. En laissant « filtrées » dans la traduction française, nous gardons l’image poétique, dont le sens figuré se déduit : puisque des nuits filtrées ne correspondent à aucune réalité physique ou concrète, il s’agit d’un sens figuré ; le filtre étant celui de « la machine à esprit » de la première phrase du poème.)
Il est certain que ma chemise fut pendue par les mouches, qui jugèrent le moment arrivé d’épouvanter la machine à esprit ; et tandis que je comptais une à une mes côtes, dont la patience n’éprouvait aucun trouble, je m’aperçus que les grenouilles frottaient leurs dos nocturnes contre la râpe du firmament et que les poussières qui en pleuvaient devenaient le chant des rossignols. Mais le lyrisme devait avoir ses raisons pour coaguler ce précipité violet dans l’antre seulement des grands cyprès, de façon que la nuit en devenait toute légère et gris-de-perle. C’est un fait que ma première maîtresse est encore assise sur son tabouret de velours, au fond de chacun de mes lits médiumniques, et n’était que le blanc est une formule astrale et ne supporte que des mains de somnambule, ou que je suis trop sage, je me le secouerais de dessus le dos et punirais avec résolution tous les balais névrotiques du monde et la présomption ventrue des bassines superficielles.
2.
Le vent cette nuit est une innovation masculine, que les paupières écoutent avec la stupeur contractée aux vérités suprêmes. Et si pour arriver ici j’avais traversé la forêt des transfigurations, dolente des filtres de satin chatoyant, oh alors quel abandon des plaisirs minuscules ! Toute ma joie, faite de pelotonnements félins sous des coutres extrasensuels, se laisserait fendre comme une poitrine trop large par des violences de grand style. Mais il est peu probable que l’infini se décide à porter les pantalons des conventions, même dans un moment de tendresse, et je ne crois pas non plus que la symphonie grinçante des murs assoiffés d’évasion saura le convaincre de se pencher même un seul instant sur leur négligeable maigreur. Aussi l’agitation insolente des peupliers se calmera-t-elle bientôt, avec des sanglots et des soupirs de renoncement. Et la nuit dira « merci » pour son firmament, que nous reverrons demain, sans bandages, guéri.
3.
Qu’importe si le ciel m’a regardé sérieusement sans un battement de cils ? Et qu’importe si ces trois cils de noirceur sur les trois étoiles les plus voyantes m’ont averti qu’il fallait s’arrêter sous une fenêtre quelconque en tremblant discrètement ? Démontrez-moi que la Voie lactée n’est pas le commencement d’une immense putréfaction, car si c’est le cas je continuerai de trembler jusqu’à la catastrophe. Mais, pour l’instant, j’ai raison, moi. J’ai raison, j’ai raison, j’ai raison ! Du moment qu’il n’est pas possible de passer chaque étoile au fil de la logique, du moment que les plus jeunes et plus follettes aiment les plongeons dans le noir, même quand cela rapporterait aux hommes des fortunes inespérées, du moment que la lune est une hypothèse arabesquée des débris de l’idéal, permettez que je siffle au nez et à la barbe des policiers, et ne venez pas me rappeler toutes les roses que j’ai cueillies, tous les parfums que j’ai versés, tous les gâteaux que j’émiettai, car alors (oh sérieusement !) je serai forcé de tousser à dessein.
4.
Même si l’illusion est de crème, plus personne ne peut m’ôter l’assurance que la lune est une hostie de tabernacle, mâchonnée et corrodée par les soupirs de tous les amants : ce qui rendra folle de rage la vaporeuse robe à fleurs de la douce Lucia. Par bonheur les printemps s’endorment fatalement, et aucun chien attaché aux jardins ne peut les dénaturer avec impudence. S’il n’en était pas ainsi, je devrais pleurer toutes mes larmes d’argent fondu, transpirant l’amour par mes pores attendris comme un effluve crépusculaire. Et pour qui donc ? pour quelle synthétique merveille ou quelle poignante dispersion infinitésimale ? Il faudrait trouver une chanson qui contienne toute la musique, et dans le cœur divisé en compartiments loger une chouette, un grillon et une chauve-souris avec des mandolines et des guitares. Lâches ! lâches ! pourquoi ne pas m’apprendre à baiser seulement les jacinthes, l’horreur des lèvres de femme ?
5.
Céder veut dire s’enfoncer doucement, s’allonger sur sa propre base sensuelle, renoncer aux vaporeuses évasions, aux transfigurations lunaires, aux remous de la zone spirituelle. Et tu dois comprendre, mon amour, que ton cœur inutilement ailé ne pourra soutenir longtemps le poids qui l’assaille, le presse, le force à céder. L’Univers a des moments où tout cède. La maturité des vergers d’octobre, les lits vénitiens, le dos des chats et des océans, les velours voluptueux, les yeux de la passion, les routes de la fatigue qui confinent à des cimetières –, mon amour, mon amour, t’exhortent à céder sans plus attendre, te rassemblant sur tes racines, te hâtant, avant que le vert cède au jaune, avant que le rose cède au rouge, avant que l’azur sombre pesamment dans le violet. Ensuite il serait trop tard, et j’aurais creusé un vide polaire autour de moi, explosant de lumière.
6.
Entre ses poèmes les plus bizarres, Baudelaire m’a donné en présent cette Nuit verdâtre qui a soigneusement bistré la ville et donné une ironie à chaque lanterne, un parfum de vice à chaque solitude de pierre. Il était temps que les inepties des jardins scintillent de perversité et que les plus majestueux carrefours se remplissent de frissons instables. Il était temps de renverser les élastiques fonds océaniques sur ces duretés pleines d’apathie sonore et de prétentieuse consistance. Il en résulte que chaque fenêtre est une forge de filtres avides et que chaque robe de femme possède un éclair de liquidité sous-marine. Qui a appelé les Sirènes, les cocottes bleu-vert qui enfilent des perles pour les naufragés ? Est-il possible que cette Nuit ne soit que le naufrage d’une ville dans une mer de l’imagination ? Je pourrais jurer, ô verdures immergées, que mon amour est capable de hurler comme un chat féroce et de rayonner ses douleurs comme des diamants rongés par l’ombre. Je ne me rappelle pas, ne veux me rappeler les rouges flammes méridiennes qui n’ont laissé aucune trace dans aucune limpidité ; et puisque la lune qui se montre maintenant à ma fenêtre est plus malsaine que l’absinthe, je pense que la joie de vivre est une adultération des matins de rosée.
7.
Interdis-moi de m’agenouiller à tes pieds, mon amour, même si l’allée d’acacias se conjure avec les pores de tes cuisses orgueilleuses, et promets-moi que l’Origan ne fera plus de révérences à la Comtesse bleue2 au bord de la fontaine. Ah pouvoir transpirer en un seul regard pour toi mes vingt-six ans, denses de violence coagulée et de folie volatile ! Ah pouvoir te baiser et te toucher sans mesurer la place que ton petit corps occupe dans l’espace ! Mais les droits ridicules de notre cœur cognent comme des freluquets enragés contre le nuage errant de l’esprit, et c’est en vain qu’on désire qu’« après » soit « avant », tant que les invraisemblables cécités ont un trône dans chaque système nerveux. Maudit soit le Passé qui ne nous apprend rien ! Est-il possible que mon héroïsme doive se cramponner à tes voiles, et succomber de l’une de tes dentelles frivoles ? Hélas, femme esclave, je suis ton esclave. Et les anges nous épient hilares à travers les trous de ce tamis que nous appelons firmament, duquel ils laissent chaque nuit pleuvoir sur nous les ordures empoisonnées de leur détestable paradis.
8.
Est-il établi que mon cœur est un marais de nacre où les crapauds s’habillent du suicide qui mettra en fuite la suavité des allées claires-obscures ? et massacrera les solitudes frappées3 qui s’attendrissent au passage d’un couple nécessaire ? Nous rirons avec affectation en voyant une goutte d’acidité stylisée suinter d’une porte vespérale et mordre les chairs les plus melliflues du crépuscule, puisqu’elle finira sans aucun doute par se poser entre les seins légendaires d’Hérodiade ou au plafond de ma chambre au Grand Hôtel. Et ce pour que je puisse sourire de mon inutilité et de la suffisance d’autrui : si je ne pouvais obtenir le respect dû à mon génie, cette épingle indiscutablement verte transpercerait toutes les blondeurs jaillies des couchers de soleil et ma vengeance se profilerait sans surprise dans les instants de synthèse. Le nectar des dieux était peut-être cette gouttelette verdâtre, versée avec sagesse dans la main d’une vierge couleur de rose. C’est pourquoi il est inutile que la nuit se dévêtisse devant la pleine lune, s’abandonnant avec seulement le moindre de ses voiles. Je ne fuis pas, je ne fuis pas ! croyez bien que personne ne me poursuit, personne ne me hait ! L’épingle est dans ma main, et la sensualité devra sous peu s’écrouler à mes pieds, foudroyée.
9.
La précieuse harmonie de la nuit me force à compter les cyprès alignés qui attendent l’ordre de se disperser. Mais, hélas, trop de points d’exclamation qui chantent ne font pas de la poésie ; et il ne sera jamais possible à l’émeraude de se dissoudre en arc-en-ciel. Je voudrais faire le saltimbanque de mon enfance, mais je crains que ma silhouette endurcie ne s’obstine à fixer le grand sapin criblé d’étoiles sans en tirer aucune conséquence pratique. Je pourrais au moins glisser sur des vélodromes de papier hallucinant, détachant des reflets extérieurs le tabernacle du dieu vert ! Je pourrais soustraire aux spirales des pénombres étouffantes l’épopée de mon cœur, hermétique tirelire qu’il faut briser pour en profiter ! Je domine, oui, mon lyrisme comme une route aux courbes capricieuses ; mais puisque l’essence ne suffit pas pour atteindre le bonheur des forêts languissantes, il ne me reste qu’à écouter le fourmillement des perles sous le palais de ma bouche. Alors les lèvres d’éponge visqueuse conçoivent des pensées en sourdine et maudissent la fatalité que m’enfilera, aujourd’hui et toujours, l’aiguille des mots. Donc ne retire pas, ma belle, les hirondelles aux Alpes pour en parer ton ventre si blanc : laisse en liberté ces hirondelles-paroles frottées de souvenirs, divines de divination, adorables de fraîcheur. Et ne me regarde pas avec la tristesse des nuits bleues sans coulpe et sans bonheur. Comme je t’aurais aimée, si les sanglots ne nous avaient troublé la gorge ! À présent je ne connaîtrai plus la sensation des matins plantureux et clairs, ni le sourire des rivières si blanches dans la collision, comme une étincelle d’ivoire ourlant une grande tasse.
10.
Mon calme ressemble à un ricanement pétrifié par la douleur. Mon silence n’est qu’une grappe de hurlements comprimés par une grimace. Comme cette ville anguleuse que la nuit a vêtue d’impassibilité… Comme ces lampes qu’une main d’épouvante a éteintes à minuit… Dureté de la rue aux coins inévitables ! Insistance des lampadaires posés sur le fleuve, égouttant dans l’eau leur bourdonnement de fuseaux à la recherche d’un équilibre : dans l’eau, cercueils d’ambre, lubrifiés, qui attendent les étranges yeux phosphorescents brochés de croisements de rayons comme des têtes de Moïse. Si au moins mes larmes étaient d’or et les attendait un cercueil de gratitude, pour te les présenter dans un écrin, ma belle ; et si j’avais un étang à poissons où laisser tomber cette agitation intérieure, cette lâche, inflexible rumeur qui ne sait pas être musique et ne sera jamais tempête ! Et donc : si la somme de tous mes états d’âme est l’immobilité, si au fond de mon drame tout entier je trouve le silence, si personne ne m’écoute, si tout finit dans un ricanement, arrêtons-nous une bonne fois pour toutes, ô ma hâte, ô mon inquiétude ! Et recommençons à compter les étoiles, les lampadaires et les marches d’escalier, comme je le faisais et ne le fais plus depuis trop longtemps : nous nous distrairons. Petite, je suis venu sous ta fenêtre cette nuit ; mais ton petit corps horizontal sentait l’épaisseur des murs, là-haut ; alors, n’y pouvant rien, je me mis à éplucher une mandarine qui m’était restée dans la poche, feignant d’imiter avec sérieux l’invraisemblable calme de la rue nocturne.
2 L’Origan, la Comtesse bleue : « Origan », « Contessa Azzurra », noms de parfums.
3 En français dans le texte. Le terme existe à vrai dire en italien contemporain sous la forme frappè (avec un accent grave), avec le sens de boisson servie dans de la glace pilée, et uniquement dans ce sens.
*
Aplomb
Ndt. Aplomb, emprunté au français, existe en italien, avec le sens figuré de confiance en soi.
Le mot APLOMB dénote assurance, désinvolture, solidité : cette signification ne peut s’expliquer qu’en décomposant le mot en ses différents éléments.
A =
Tour Eiffel : un point dans l’azur, sommet pointu avec deux jambes d’acier. Il peut aussi y en avoir une troisième, mais elle n’est pas indispensable pour soutenir Paris.
P =
1ère lettre du mot PLANTE : chose enracinée, attachée, fixe, mais ondoyante. Par exemple, un PIN maigre et souriant, dégingandé dans le vent, mais sûr de ses racines.
L =
Angle droit. Angle à 75 degrés. L’angle infaillible de l’équerre géométrique qui donne un contour aux murailles et domine les équilibres des rues, des places, des véhicules du corps humain.
O =
Rotondité sonore, fluide élasticité, avide de chutes rebondissantes qui la laissent toujours sur ses pieds.
M =
Enrichissement, dilatation de la tour Eiffel. Le sommet s’est ouvert, a jeté deux bras vers le bas, qui se sont rejoints à mi-chemin et attendent l’occasion de s’appuyer au sol : louable indice de bonne volonté, bien que superflu.
B =
Les seins de l’Idiote, bistrotière à Ravenne, tranche de lard aux velléités de marbre, sur laquelle j’avais l’habitude d’appuyer mon coude droit dans les moments de recueillement et d’intense réflexion pour me donner de l’assurance.
.
Orage et Lune : La poésie de Wilhelm von Scholz
L’Allemand Wilhelm von Scholz (1874-1969) fut dramaturge en chef du théâtre de Stuttgart de 1916 à 1922, président de la section de poésie de l’Académie prussienne des arts de 1926 à 1928. Il fut nommé docteur honoris causa de l’Université de Heidelberg en 1944 et président de l’Association des auteurs allemands de théâtre (en RFA) en 1949. La ville de Constance, où il passa une grande partie de sa vie, remettait un prix portant son nom, le Wilhelm-von-Scholz-Preis, de 1959, année de ses quatre-vingt-cinq ans, à 1989.
Il reste aujourd’hui connu surtout pour son œuvre théâtrale, avec essentiellement des pièces à caractère historique (ainsi que de notables adaptations du dramaturge de l’âge d’or espagnol Calderón de la Barca).
Les traductions suivantes sont tirées d’un volume de ses œuvres poétiques complètes publié en 1944 par Paul List Verlag à Leipzig : Die Gedichte (Les poèmes). Les textes sont tirés de la première partie de l’ouvrage, intitulée Spiegel der Träume (Le miroir des rêves), qui, d’après la postface explicative, comprend les poèmes de la première période de l’auteur, réunis, comme souvent dans la pratique éditoriale allemande, de manière thématique plutôt qu’en suivant l’arrangement des recueils publiés. (Il est vrai que les recueils d’un poète ne comportent parfois qu’une partie seulement de son œuvre, le reste étant dispersé dans des revues et journaux.)
Wilhelm von Scholz est un poète de forme classique. Cette première période dont nos présentes traductions rendent compte se caractérise par une poésie subjective symboliste. Plus tardivement, il étendit son registre en rejoignant le mouvement « parnassien » de la ballade allemande, qui, comme nous l’avons expliqué en introduction à nos traductions d’Agnes Miegel (ici), connut un renouveau notable au début du vingtième siècle.
*
Vent et Pluie (Wind und Regen)
Seul à mon bureau, la nuit.
La lampe s’est éteinte en fumant.
À la lueur inégale de deux bougies
je veille dans la maison silencieuse.
De l’autre côté de la fenêtre ouverte,
le vent secoue la pluie de l’arbre
puis souffle devant les carreaux,
comme voulant me tirer de mes rêves.
Des moustiques chantent dans le halo des bougies.
De temps à autre le bois craque. Les souris grignotent.
Et toujours le vent et la pluie – somnolente lumière,
somnolente musique – qui continuent de tisser.
Trop veillé. Irrité, sans repos
j’ai beaucoup travaillé, beaucoup lu – rumine encore ;
penché en arrière je regarde les flammes,
veux arrêter d’écrire mais continue.
Et toujours la pluie et le vent,
le bombinement des moustiques –
lancinant, mais fin, aigu, rapide,
et soudain comme angoissé.
Immobile, calme – enfin libre.
Un désir de moins, un de plus !
Il n’y a pas grand-chose au fond là-dedans,
aucun d’eux ne pèse bien lourd.
Vaine philosophie ! À quoi bon ?
Elle est inutile, sert seulement de chaperon
à des sentiments qui s’éteindront
sans laisser de trace.
*
Rêve (Traum)
Tout était si complaisamment immobile dans le vaste espace.
Je faisais un rêve merveilleux
quand soudain je fus tiré du sommeil
au milieu de la nuit.
Me remémorant ce rêve,
je sus comme le début en était sombre
– c’était une sensation d’âmes lointaines –
et comme il se poursuivit haut en couleur ;
me vint l’envie de te le raconter,
tellement c’était beau.
Et je me rendormis
profondément, retombant dans le songe…
Le jour point. Je sais que je fis un beau rêve
et que je savais ce que j’avais rêvé –
mais hélas, ses couleurs ont perdu leur éclat,
son monde onirique est mort ;
le matin gris se répand avec un bruit d’eau courante
dans la cale percée du vaisseau fantôme de mes rêves.
*
Un jour vint… (Es kam ein Tag…)
Un jour vint qui voulut être plus clair
que tous les autres jours. Splendissant de rayons,
il monta jusqu’à son zénith.
La terre était inondée de lumière.
Et par une tresse invisible
– invisible encore parmi tant de splendeur –
il entraînait derrière lui la nuit,
la plus sombre de toutes les nuits.
*
Murs (Mauern)
Entre deux vieux murs, un passage délabré.
Il peut être parcouru sans fin – des jours entiers.
Au milieu, seules se trouvent les grilles menaçantes,
serrées dans la pierre, de deux fenêtres fantomatiques.
Derrière chacun de ces murs est un royaume,
rocheux, désolé, pareil au désert.
Dans chacun de ces royaumes,
vit sa vie nostalgique un être solitaire.
Le hasard fut touché de cette nostalgie
et les conduisit chacun vers son mur,
si bien qu’à travers les fenêtres grillagées
ils se virent, étrangers, mélancoliques.
Ils secouent le treillis – qui, dur, inébranlable,
ne les laisse point venir l’un à l’autre.
*
Masque de mort (Totenmaske)
Je suis couché, enfant, dans mon berceau
et – fait étrange – moi-même adulte
me tiens tout près et me regarde.
Un bruit de pas dans l’escalier.
La porte s’ouvre. Entre une ombre. Penchée sur le berceau
et tirant des plis de son manteau
le masque mortuaire d’un grand homme,
elle le pose sur le visage du bambin fâché :
« Voilà comme tu dois être et comme tu dois mourir ! »
Une irrépressible mélancolie s’empare de moi.
Je sens ma tête s’allonger.
Un son de brisement – les éclats d’un masque mortuaire
comme s’ils avaient flotté dans l’air me tombent du visage
dans un profond puits de brume.
Un souffle libéré m’effleure,
l’enfant et l’ombre disparaissent sans laisser de traces.
*
Chant nocturne (Nachtgesang)
Dans l’ombre de la lune je contourne
juché sur un nuage
la cime de la montagne.
Loin de tout peuple,
dans l’espace nocturne je perçois
l’extase du ciel.
Une pluie tintinnabulante de poussière d’étoiles
tombe dru
de l’univers enténébré…
Et mon nuage entre dans la lumière.
*
Orage et Lune (Sturm und Mond)
La mer déferle sur l’immensité de la plage.
La lune couverte par la main de sa nuée, l’orage
guette sur les cailloux ruisselants d’eau.
Alors il jette sur la danse de la houle
la lune et son éclat frémissant
à travers les nuages déchirés. –
Elle y reste suspendue. Sa lumière se brise sur les vagues.
*
Dans la chapelle (In der Kapelle)
Les chemins étaient blancs, mouillés.
La pluie tombait sur l’herbe de l’aître.
Comme nous avons pressé le pas !
Nous voilà sur les bancs de prière ;
l’intérieur de la petite chapelle
est froid et sombre, humide.
Les martyrs y semblent endormis,
avec leurs auréoles décolorées.
Haut sur un destrier poussiéreux
est juché saint Georges, le cavalier.
La pluie tambourine sur les fenestrons,
glougloute dans les gouttières, sur les larmiers.
Quand j’appelai vilaines bûches
les intercesseurs contre les murs,
tu t’irritas, me grondas
et leur fit à voix basse des excuses.
Ils nous regardèrent transfigurés,
t’en ont récompensé.
Un bruit de serrure. Le bedeau entra
pour remettre de l’huile dans la lampe éternelle.
Plic ploc ! dehors la pluie tombait.
À tes joues monta une légère honte,
sur ton beau visage d’ange
un nimbe apparut,
et tu fus alors plus sainte
que tous ces lutins de bois.
*
Soir d’hiver (Winterabend)
Les fenêtres livides dans l’aura bleue
illuminent l’obscurité de la chambre.
Tu vas les ouvrir. De la neige tombe des battants,
et l’air d’hiver effleure les murs.
Dehors le bois est si blanc ;
disparus, chemins, traces de roue, rails,
le banc de bouleau, les buissons, ensevelis.
Des pas dans la neige crissent à travers la solitude…
*
Soir (Abend)
Assis, nous regardons sans dire un mot.
Le soir se répand sur les sombres prairies.
Des ombres colossales sortent de la tourbe,
écrasent comme des géants muets
les mottes de terre à pas de loup,
jusqu’au village.
*
Escarpement (Steilheit)
Un château gris, le scintillement vespéral d’une lucarne,
une chambre, fenêtre ouverte, à hauteur de crépuscule,
avec sa tenture regardant en bas.
Des lanternes suspendues étincellent,
oniriques clartés dans le gris du soir.
Des essaims d’oiseaux de nuit vivant dans la tour
battent rudement des ailes, agités.
Et des profondeurs de la vallée montent les ténèbres
autour du château, comme fumée en un poudroiement d’étoiles
qui s’éprend dans la colonne d’ombre…
Taillé dans la pierre est le chemin
qui devant nous serpente à travers l’abîme,
et d’une lividité mate au crépuscule.
Nous marchons sans nous retourner
vers le château dont la silhouette s’efface.
*
Chacun de nous (Wir alle)
Chacun de nous est seul en soi.
En éternelle chute impondérable
nous glissons en nous-mêmes
comme dans la nuit. Nous nous noyons tous
dans la même profondeur sans but.
Est-il un repos, un recueillement ?
Dans le regard vers le point d’où l’âme est tombée,
une nouvelle chute sans explication.
*
Dans le vent d’automne (Im Herbstwind)
Haut au-dessus de moi le vent s’empare des frondaisons.
Un tourbillon de feuilles souffle sur le chemin immobile
à travers les troncs obscurs qui m’entourent,
pétrifiés tandis que s’agitent leurs couronnes.
Les feuilles tombent de plus en plus dru,
d’un été mort couvrant le chemin,
et tournoient vivement sur mes chaussures
quand les tire mon pas de leur sommeil rouge.
La tempête des ramées croît. Voix dans le vent
qui gémissent perdues au-dessus de ma tête
et tombent dans mon oreille comme des feuilles flétries –
leur bruit vole en suivant le vent dans les branches.
*
Le buveur solitaire (Der einsame Zecher)
« Viens donc ! sans compagnie, fade est le vin ! »
Ainsi parlent-ils devant ma maison, sous la lune,
courts avec de courtes ombres, et se moquant de moi.
« Laissez-moi seul,
sur mon toit au clair de lune
parmi la ramée frémissante des arbres,
dans la cohorte de mes rêves !
Allez avec vos lanternes à la taverne
et posez-vous sur les bancs noircis,
toute la nuit faites du tapage
sous les voûtes basses en jouant
à la lumière de l’amadou – jusqu’au lever du soleil
qui comptera les corps de cette crypte.
J’ai suffisamment passé le temps de cette manière avec vous,
où je crois compter parmi les plus bruyants, riant le plus,
pour avoir droit de rompre avec cette habitude
et de boire seul ! »
Alors leur bande en riant s’en va, traversant le pont,
leurs lanternes reflétées dans l’eau,
et disparaît sur le chemin serpentant
le long de la colline de pins.
Dans le ciel, lune immobile et nuages.
Je vois encore leurs lumières, j’entends leurs rires.
À présent ils tuent les heures
en jouant aux dés,
comptent les points, payent, boivent, crient –
et chacun met en jeu une autre vie
qu’il ne connaît pas.
Tous perdent, nul ne gagne
hormis le tenancier, dont ils sont débiteurs.
Il reste près d’eux.
La lune s’est introduite parmi les frondaisons,
lentement, tamisée.
Ai-je déjà tant veillé
depuis que la feuillée bruissait au vent du soir ?
Vaste est la nuit.
J’ai horreur des gens et de leurs affaires,
tout comme du sommeil qui rend inconscient.
Je veux rester dans l’instant présent
même au milieu de la nuit
et sentir la vie et le temps s’écouler
d’heure en heure tandis que je veille,
de la chaleur de minuit à la fraîcheur de l’aube.
Car alors je bois la joie de la terre dans le vin solitaire,
je reçois l’oubli, une bienheureuse illusion
en ce bas monde ;
je peux aimer la vie plus intensément, de manière plus pénétrante,
et, comme si je retrouvais un bien perdu,
être pendant quelques heures de la nuit un Immortel.
*
Au bord de la source (Am Brunnen)
Le pèlerin
Ici la terre offre sa fraîcheur cascadante.
Comme le jour est ardent. Tends-moi ta cruche !
La porteuse d’eau
Volontiers, pèlerin !
Le pèlerin
Une arche sombre là-bas se courbe tel un pont
au-dessus de la rivière des rues. Les toits
brillants se massent entre les deux piliers.
Dis-moi, femme, le nom de cette ville dans la vallée.
La porteuse d’eau
Elle se trouve, seigneur, à la sortie des monts
et sur le bord du désert sans chemins.
Les routes qui traversent les défilés
s’arrêtent là. Et toutes les caravanes
font d’abord halte dans cette vallée humide
avant d’affronter la fournaise et les sables.
C’est pourquoi son nom est la Ville du repos. Éprouve à ton tour,
pèlerin, ce nom qui sonne si plaisamment.
Car tu sembles avoir longtemps voyagé. D’où viens-tu ?
Le pèlerin
Ma route a souvent été la même, femme,
comme si elle m’avait par le passé
depuis longtemps doublé.
Des noms de langues que tu n’entendis jamais
et qui sont étrangères et absurdes l’une à l’autre
nomment les courtes pauses que je fis.
J’ai traversé des plaines qui brillaient de l’or des fruits,
gravi des montagnes figées dans la glace
et traversé des torrents sur des passerelles branlantes,
étroites qui se balançaient au-dessus du tourbillon
des eaux éternelles.
La porteuse d’eau
Oui, tes sandales
sont grises de poussière, ton manteau
usé par le soleil et la pluie.
Ton regard est lointain, immobile, comme ne regardant plus
que les choses les plus distantes.
Le pèlerin
Celui qui va toujours,
son regard devient fixe.
Le monde passe près de lui,
en sens contraire, comme un vent tiède.
La porteuse d’eau
Et où donc allez-vous ?
Le pèlerin
Mon but s’appelle errer.
*
Le roi : Fragment (Der König, Bruchstück)
Le porteur d’arc
Où allez-vous, majesté ?
Le roi
Je fuis de vous tous. Vous n’êtes que moi-même.
Regarde-moi : n’éprouves-tu pas en toi le roi,
quand tu te trouves en ma présence ?
En servant, n’éprouves-tu point la même fierté
que celle qui me porte ?
Le porteur d’arc
Oui, majesté, je l’éprouve.
Le roi
Et n’en va-t-il pas de même
pour tous les nobles de ma cour ?
Le porteur d’arc
Pas autrement !
Tous sont royaux !
Le roi
Comme la lumière dans la grand-salle
se réfléchit sur mille surfaces,
armures, lames d’acier,
rotondité de l’or des coupes,
argent brillant des plateaux,
depuis les grands lustres suspendus
illuminant la salle, source de toute
lumière, ainsi chacun ne reflète
que le roi seul.
Renfermé en moi-même,
mû seulement par les choses,
je cherche à saisir au moins une fois
l’altérité. Ce gibier que nous chassons,
c’est ce que je voudrais être. Je lui envie même
sa mortelle angoisse en fuite devant nous,
car elle m’est inconnue ! Si seulement j’étais esclave !
Car en tant que roi je suis enchaîné.
Le porteur d’arc
En tant que roi, non ! Seulement comme homme !…
*
La maison dans les vignes (Im Weinberghaus)
Par la fenêtre ouverte la nuit bleue regarde
avec lune et prés, ramures de vergers, formes lointaines
à la lumière des chandelles, qui veille près du vin.
Les baraques couvertes de feuilles sont accompagnées d’étoiles.
La maison isolée n’est qu’une salle ;
son propriétaire est ici un hôte comme les autres.
L’été l’ouvre parfois pour la fête
et dresse au vin des bouquets de fleurs bigarrées.
La forêt touche aux fenestrons fermés
de ses ombres, pour boire notre lumière,
qui se réfléchit ici dans des miroirs gris
et là fait pétiller des étincelles sur des cadres dorés.
L’escalier monte, balustré, jusqu’à la pièce
où nous nous asseyons autour de la vieille table à manger.
L’escalier grince. La servante remplit en silence
les verres, qui scintillent de lune et de chandelles.
Fête mutique. Quelques paroles parfois brisent le silence,
qui retombe aussitôt, comme la chute
de mottes renversées sur le bruit léger
de pas qui se dissipe. Encore du vin et le silence
et le bleu profond, étincelant de la nuit
derrière les murs ocres de la pièce.
Une pierre, jetée par une main inconnue, heurte
la croisée de la fenêtre et son bruit retombe dans la nuit.
.
Ndt. Dans un passage de son roman Amédée (1939), l’écrivain suisse de langue anglaise et allemande John Knitell évoque une même ambiance de commensalité mutique, dans une auberge en Suisse. Je ne sais plus quel écrivain français a vitupéré la pratique du silence entre gens réunis comme une marque d’imbécillité. Je n’ai pas l’expérience d’une telle chose, qui me paraît extraordinaire et tellement peu française en effet, mais je crois que je saurais l’apprécier : Silentium est aureum !
*
Au sommet (Auf dem Gipfel)
Au milieu de la paix du monde, entouré de paysages lointains,
dans la lumière grise des vallées et le bleu
du ciel déchiré. Le soleil brûle
à pic, haut depuis la voûte des nuages.
Une brise rafraîchit sur ma poitrine la sueur de l’ascension.
Je saluais la proximité du sommet depuis la crête
qui s’en approche, muraille de pierre entre des profondeurs.
À présent je suis en haut, sans chemin, sous la nuée.
La puissance du roc veut encore pousser vers la lumière,
les vallées plonger plus profondément,
et dans la concavité de l’espace se trouve le violent désir
de contenir davantage de terre empilée.
Mon cœur, mes pieds me portent encore. Qu’il soit un chemin !
Mais je suis en haut, sans chemin, sous les nuages.


