Poésie maorie contemporaine
Mes traductions de poésie aborigène d’Australie (ici) étant le billet le plus visité de ce blog, bien plus que la poésie d’Amérique latine ou d’Afrique, voyons si la poésie maorie de Nouvelle-Zélande rencontre un succès comparable.
Les poèmes suivants, traduits de l’anglais, sont tirés de l’anthologie The Moon on My Tongue: An Anthology of Māori Poetry in English (Arc Publications, UK, 2017) (La lune sur ma langue : une anthologie de poésie maorie anglophone), qui est elle-même une sélection de poèmes réalisée à partir d’une autre anthologie publiée antérieurement, Puna Wai Kōrero: An Antholy of Māori Poetry in English (Auckland University Press, 2014), éditée par Reina Whaitiri et Robert Sullivan.
Le maori est, à côté de l’anglais, langue officielle en Nouvelle-Zélande depuis 1987. Le nombre de locuteurs en est relativement faible puisqu’il ne représente que 3,7 % de la population du pays, alors que les Maoris sont 15 % de la population (chiffres Wkpd), ce qui témoigne d’une relative déculturation. Les locuteurs de maori sont tous bilingues maori et anglais. La littérature écrite en langue maorie reste rare.
Dans la poésie maorie contemporaine en langue anglaise, l’usage de mots maoris est fréquent (l’anthologie comporte un glossaire abondant). Comme le fait remarquer Ben Styles, auteur de la préface à l’anthologie The moon on My Tongue, ces mots maoris n’apparaissent pas en italique dans les poèmes. J’ai parfois choisi de garder les mots maoris, même si la tendance sans doute naturelle en anglais de Nouvelle-Zélande à employer des mots maoris pour évoquer des réalités culturelles maories, a fortiori dans un contexte de revendication identitaire, ne justifie pas forcément de laisser ces mots tels quels pour un lecteur français a priori moins intéressé par le véhicule de la culture, la langue, que par la culture elle-même et ses manifestations concrètes ; aussi, quelques autres fois, j’ai jugé préférable de traduire le terme en français à partir du glossaire, pour faciliter la lecture. De même, si le choix de ne pas employer en anglais d’italique pour les mots maoris a un sens dans le contexte d’une culture « dominée » qui cherche à imprégner le véhicule « dominant » en gommant le caractère d’apport étranger que souligne l’italique, cela aurait bien moins de sens dans une traduction française, tout en rendant la lecture plus difficile (car l’italique permet au lecteur d’identifier immédiatement des notions susceptibles de lui être moins familières).
Les poètes ici traduits sont Hiria Anderson (un poème), Hilary Baxter (2), Jacq (Jacqueline) Carter (2), Rangi Faith (1), Keri Hulme (1), Phil Kawana (1), Hinewirangi Kohu (1), Paula Morris (2), Tru Paraha (1), Apirana Taylor (1), Haare Williams (1) et Vernice Wineera (2).
Tout comme dans l’anthologie elle-même, les femmes sont particulièrement bien représentées puisque, sur ces douze poètes, seulement quatre sont des hommes, à savoir (dans la mesure où leurs prénoms ne sont pas toujours facilement imputables à un sexe ou à l’autre, pour un lecteur français) : Rangi Faith, Phil Kawana, Apirana Taylor et Haare Williams.
Langue fourchue (Forked Tongue) par Hiria Anderson
Tu me regardas dans les yeux
sans un tressaillement de ton front plissé
ni un pli de ta bouche souriante aux lèvres fines
et en remuant les mains tu dis :
« Même si nous contrôlons les voies maritimes
cela ne vous empêche pas de prier ‘votre’ dieu de la mer »
et tu t’attendais à ce que je sourie, puis tu dis :
« Nous serons de meilleurs gardiens car nous avons de l’argent »
et tu t’attendais à ce que je me sente mieux, puis tu dis :
« Ce n’est pas seulement ‘nous’ qui polluons les eaux mais tout le monde »
et tu t’attendais à ce que je sois d’accord, puis tu dis :
« Bien sûr que vous ‘pourrez’ manger les fruits de mer après que nous aurons nettoyé le système d’assainissement »
et tu t’attendais à ce que mon fils mange, puis tu dis :
« Tout le monde profitera de cette vente, ils ont besoin de notre sable »
et tu t’attendais à ce que j’y croie.
Mais je n’y croirai jamais !
*
Réminiscence (Reminiscence) par Hilary Baxter
Je me souviens enfant
mon père me portait
bien haut
sur ses épaules ou sur sa tête
j’avais tellement chaud
dans la salopette rouge en tricot
mon père portait
sa vieille gabardine
Il courait à travers
les bois de Karori
moi au-dessus en position instable
traversant chemins berges
ruisseaux perdus
de feuilles brunes humides
Puis remontant
l’allée de gravier
donnant sur la route ancienne
je ne trouvais plus que
mon trône d’arbres
regardait de haut le monde
autour de moi attendant que je grandisse
*
Octobre 1972 (October 1972) par Hilary Baxter
Ma joie est une joie tribale
ma solitude forte solitude
et ma tristesse
ce sont des allées de fleurs
qui mènent à la rivière
où va et vient le taniwha génie des eaux
et les chouettes appelaient
un père aux pieds nus
mon père
disciple du Christ maori
J’entends un vieil homme chanter
il a les cheveux dans la lumière du soleil
*
Nos ancêtres sont toujours là (Our tūpuna remain) par Jacq Carter
Note. Le terme Pākehā qui revient à plusieurs reprises dans le poème désigne, en langue maorie, le Néo-Zélandais blanc, d’origine anglo-saxonne.
Rien de tel qu’un palmier nīkau solitaire
au milieu d’une rizière
propriété de quelque Pākehā
pour vous donner honte
Entourée de montagnes
qui vous rappellent
que jadis cette rizière
partageait le même tapu, la même sacralité
C’est un peu comme le cimetière
au milieu de cette réserve
qui fut jadis un village
avant qu’un Pākehā y mette le feu
Alors vous êtes prévenus :
il faudra plus
qu’un
changement de nom
des arbres abattus
des maisons incendiées
pour nous faire oublier
que nos ancêtres sont toujours là.
*
En comparaison, il n’y a pas de quoi se plaindre (Comparatively speaking, there is no struggle) par Jacq Carter
Quand des gens comme toi me disent
que les choses ne vont pas mal aussi mal ici
qu’ailleurs
je me dis que tu n’as pas été
dans la région du Waikato1
ou parmi mon peuple
il y a quelque deux siècles
ni chaque jour depuis lors
vivant sur une terre
qui n’est plus la tienne
pêchant en des eaux
qui ne sont plus pures
ni à chaque réunion
de chaque place de village
ravivant les paroles
mana Māori motuhake2
comme le font toutes
les places de village du pays.
Tu sembles croire que les choses
ici vont mieux
parce que tu ne nous vois pas mourir
ou combattre ouvertement
comme si tout ça
c’était du passé.
J’ai tendance à penser
qu’un des pires effets de
la colonisation
c’est quand les gens ne luttent plus
car ils n’en voient pas la raison
et pensent que
tout va bien
en comparaison.
Alors combien de Maoris
as-tu convaincus aujourd’hui
que nous autres « Mahrees »
devrions nous considérer chanceux
et que les choses auraient pu être pires
comme elles l’ont été pour les « Abos » ?3
1 Waikato : région du nord de la Nouvelle-Zélande.
2 mana Māori motuhake : selon le glossaire annexé à l’anthologie : «separate Māori identity; autonomy» (séparatisme maori ; autonomie)
3 Mahrees et Abos : Le premier terme semble faire référence à une prononciation défectueuse par les « Pakeha » du nom des Maoris, et le terme « Abo » est en anglais une appellation des Aborigènes d’Australie considérée comme péjorative. Ainsi, la poétesse, en empruntant son langage insultant, souligne l’hypocrisie du colonisateur.
*
Nous perdons notre mana (Losing our mana) par Rangi Faith
Note. Le mana est une notion familière aux étudiants en anthropologie, qui la trouvent dans de nombreuses études consacrées aux peuples premiers, que ce soit chez Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss, Roger Caillois, Mircea Eliade… Le Grand Robert en donne la définition suivante : « Puissance surnaturelle impersonnelle et principe d’action, dans certaines religions (d’abord en parlant des Mélanésiens). »
Il fut un temps où le pied
glissait sur elles
dès que l’on entrait
depuis la berge
dans l’eau sombre,
à présent on dit
qu’aucune anguille n’a été
prise
depuis les trois dernières funérailles
et les frères
en aval de la rivière
sortent la nuit
et coupent les filets –
ils y sont contraints
il n’y a plus de kai4
dans la rivière,
nous perdons notre mana.
4 kai : nourriture (glossaire).
*
Fins et commencements (Ends and Beginnings) par Keri Hulme
D’où viens-je ?
Je ne demande pas le pourquoi de mon existence
quand tombe la nuit :
je fabrique des paniers de lin vert
pour garder les anguilles sanglantes au ventre d’argent
comme le faisaient mes ancêtres :
une lame en coquille de moule
est un outil de choix
pour découper des lanières
la mienne luit de ses taches
D’où viens-je ?
Je ne demande pas le pourquoi de mon existence
quand naît le jour :
je tamise un sable noir
comme le faisaient les mineurs,
empruntant leurs anciens passages d’espérance
grenat, titane, fer et or…
le visage grave et brun de ma pelle
montre un froid sourire d’acier.
Née de l’autre côté de la colline
fille de la mer-femme,
qui peut dire d’où je viens ?
*
Scènes de logement social (Scenes from a council tenancy) par Phil Kawana
L’Homme qui tousse se fracture la lumière
tamise à travers le treillis de la fenêtre
cliquetis de clés d’appartement et de poumons
sac de course plein de néants
chacun un capillaire rompu duquel
le sang dépité
se libère
pour monter à la surface
L’automne finissant est une plaisanterie du soleil caché
les collines se dressent à l’ouest moites, froides
une ombre lentement répand une ombre
les murs nus suppurent, le dos au jour tumescent
les fils du tramway tendent leur gaze
sur les banlieues d’esclaves pour dettes
aspire la méthamphétamine et les anxiétés
enfonce bien le manuscrit au fond de ta poche
Il y a des emballages de fast-food
des sacs de supermarché pour sniffer
et des haillons, dans la cage d’escalier
taguée qui sent la pisse
passe en baissant les yeux
tu ne sais pas quels yeux tu croises
ni ceux que tu n’oses croiser, ici
dans cet autre royaume
Les murs sont beige institutionnel
un air de dire « du calme, tu vas rester ici un moment »
chuchoté aux oreilles inquiètes
sols en vinyle polis
lambeaux de revêtement pendouillant des portes
ventilations hors service depuis des années
des années comme une intraveineuse, s’égouttant, distillant,
diluées par leur chute, leur moment passé.
Dans les couloirs, la lumière électrique
ne s’éteint jamais.
Entre les palissades des blocs de béton
un garçon des Samoa, trop jeune pour aller à l’école
trop grand pour rester au lit quand brille le soleil
chante des chants de chorale, des génériques de télé
des spots publicitaires et des mots sans queue ni tête, juste pour entendre
les notes sautiller et se pourchasser
l’une l’autre comme des poissons arc-en-ciel
par-delà mur et fenêtre dans le ciel bleu Pacifique.
C’est bon quand le soleil peut séparer
les silhouettes de la colline et du chez soi
quand il sèche les chemins vérolés et les torchons comme neufs
qui obstruent le quartier sur les rangs de cordes à linge
un peloton en vêtements blancs, gardant les manières d’antan
vieillards aux yeux gris, à la peau couleur de whisky et fatigués
traînés le long du patio par des chaises de cuisine
fuyant les ombres chasseresses
Il y a toujours des ombres ici ; elles passent
comme l’odeur de cannabis
près de l’ascenseur, comme l’émanation
des suintements du local à poubelles
sur lequel tout l’immeuble repose
le vide-ordures proute et les poubelles clappent
dans une joie symphonique, atone
écho d’une obscurité qui s’inhale
Et derrière les rideaux des fenêtres
plus haut où des aperçus
d’une autre vie peuvent encore être saisis
l’oligarchie de l’architecture et de la géographie
a relâché sa pression colonisatrice, mais
les empreintes restent, le panorama intérieur
conçu de l’extérieur et donnant seulement sur
des gens étalés comme des épingles.
Dans les couloirs, la lumière électrique
ne s’éteint jamais.
*
Pain grillé (Fried bread) par Hinewirangi Kohu
Pākehā /Femme blanche :
images subversives dans ma tête.
Je veux être une Pākehā.
Je veux être une femme blanche.
Ce serait sans douleur – aucune souffrance,
seulement de la dureté – aussi net
que l’inox.
Je cache ma laideur maorie
–…je fais une overdose de parfum Judith Arden,
…..me sépare des miens
–…nie l’essence maorie
haine du sol en terre de notre whare (maison),
du stigmate des poux,
haine des sandwichs au pain grillé
qui durcissent avec la mélasse,
j’échange mes repas de pain grillé
pour des clubs-sandwichs raffinés
et je bois dans une bouteille en plastique,
haine de la mauvaise articulation de la langue maorie,
j’essaie désespérément de parler comme une Pākehā.
Mon dieu, comme j’ai envie d’être blanche – une Pākehā.
Je serai,
Je serai,
Je serai la meilleure
Pākehā bronzée, brune, aux yeux bruns du monde !
*
Grand-mère anglaise (English Grandmother) par Paula Morris
Tu viens en bateau, la valise pleine
de savon et de chocolat. Nous sommes en 1970. Tu
ne sais pas trop ce qu’on peut acheter ici, ni à quel degré
de civilisation nous sommes parvenus.
Pour moi tu as apporté une belle poupée aux cheveux auburn.
Elle est si différente et surprenante que je l’appelle
Alison, un nom que je connais à peine et qui ne me plaît pas vraiment.
À Noël tu nous offres une balançoire.
Tu es assise sur une chaise de table à dossier rigide
– jamais sur le sol comme notre vraie grand-mère, celle
qui nous appelle ses mokopuna (petits-enfants). Tu dis que s’asseoir
par terre pour lire le journal c’est de la paresse.
Ma sœur est anglaise et à toi, mais nous te sommes étrangers
mon frère et moi. Tu souris peu.
Je suis une étrange petite fille basanée. Je parle peu.
Il refuse de te faire la bise.
Aujourd’hui, je pense que nous pourrions nous aimer l’une l’autre. Comme toi,
je noie ma nourriture sous le poivre, et je festonne
la maison à Noël. J’aime rester debout
en mangeant mon petit déjeuner et en lisant le journal.
Au bout d’un an tu retournes en Angleterre, déçue,
soulagée. Nous avons une nouvelle table pour la salle à manger – ronde et
blanche – avec des chaises qui se balancent. Ne te balance pas,
dit ma mère. Elle est toujours ta fille.
*
Où (Where) par Paula Morris
D’où êtes-vous, demandé-je au garçon de café.
Il vient du Brésil, de Pologne, de Florence.
Parfois il vient du Mexique, et je
dis alors : comme la petite amie de mon neveu.
À Auckland le chauffeur de taxi qui vit à
Henderson est Afghan. Ils sont
quarante ici, me dit-il. Ils aiment bien, même
s’ils doivent faire leur pain eux-mêmes.
À New-York le chauffeur de taxi est Pakistanais.
Il me demande d’où je suis, et veut parler
cricket. Son rêve, dit-il, est de vivre
avec son frère à Bradford.
À Auckland le dentiste est Brésilien. À
Sheffield le propriétaire du café vient d’Auckland.
À Londres le garçon qui nous sert vient de Glasgow.
À Glasgow le garçon qui nous sert vient de Melbourne, comme
mon docteur à Iowa City, le spécialiste du nez,
qui se penche au-dessus de moi sur la table d’opération.
D’où êtes-vous, me demande-t-il.
Je lui réponds que je suis d’Auckland. Excellent, dit-il.
Parfois à Auckland le chauffeur de taxi est
d’Auckland. Il n’est de nulle part ailleurs
que d’Auckland. Mon rêve, lui dis-je,
est de revoir le tramway.
*
Connaissant parfaitement tout ce qui est sur terre (Knowing entirely everything on earth that is) par Tru Paraha
Au poète Aï (To the poet Ai)
Alors, mon cœur d’argilite
frappé par le marteau
s’ouvrit en deux
formant deux herminettes de pierre
aux noms sacrés.
Libres, de ce
canyon déchiqueté s’envolèrent
des aigles et un faucon sauvage ;
des tempêtes de sable ;
des léviathans ; un papillon
venu de quelque archaïque
forteresse.
Esclave de ma vocation
Je parlementai avec les dieux
pour une vie, indiciblement
sensuelle, dévoilai
mon anarchie nue en
offrandes d’or et de printemps,
banquetai dans la solitude.
Connaissant parfaitement
tout ce qui est sur terre,
je tends les graines interrogatrices
d’un front plissé.
Laisse-moi étonner,
stupéfier
–d’abord, comme femme,
puis entre dans ma splendide
réserve de félicité.
Demande-moi n’importe quoi, demande-moi.
Je suis pure,
parfaite, ignorance.
Je sais moins que rien.
*
Pensées et souvenirs d’une ancienne (Feelings and memories of a kuia) par Apirana Taylor
Les Maoris d’aujourd’hui
ne sont plus des Maoris
Je ne sais pas ce qu’ils sont
Je me souviens des gens d’autrefois
ils étaient polis
et aimaient parler
ils allaient d’un pas tranquille
mais ce qui était à faire était fait
Aujourd’hui mon petit-fils est toujours pressé
mais on dirait qu’il ne fait jamais rien
ils ne m’adressent presque pas la parole
et n’ont pas l’air heureux
Dans mon enfance
nous avions de grands jardins
et tous les enfants y travaillaient
les anciens
faisaient des plaisanteries
ils préparaient un grand repas le matin
nous étions très heureux
Parfois
nous allions au lac
ramassions des fougères
et les liions en gerbes
avec des fibres d’akeake
puis nous jetions les fougères
dans l’eau
Après les en avoir retirées
nous les secouions
et de nombreux poissons
en tombaient
Dans la forêt
il y avait quantité
de pigeons gras et succulents
la rivière
abondait en anguilles
notre repas nageait devant nous
il suffisait
de tendre la main
La forêt
a été abattue
la rivière barrée
le lac pollué
Plus le Pākehā est proche
et plus il nous rend la vie
difficile
Puis ce fut la guerre
de nombreux Maoris
qui auraient été de grands leaders
pour notre peuple
ont été tués
et pourquoi donc
Pour que nous vivions sur des parcelles de dix ares5
alors que nous avions autrefois
plus de terre
que je n’en pouvais mesurer des yeux
Pour que nous mangions
des hamburgers
alors que nous avions autrefois
de la nourriture fraîche
Pour qu’au bout du compte nous soyons
abandonnés
malheureux
sans savoir pourquoi.
5 parcelles de dix ares : traduction de quarter acre sections. Ces parcelles, avec pavillon, ont longtemps représenté la norme idéale de la propriété (suburbaine) en Australie et Nouvelle-Zélande (voir Wkpd « Quarter Acre »). Elles font partie de ce qu’il est convenu d’appeler le New Zealand dream (ou Kiwi dream). Entre parenthèses, des études montrent que ce système de pavillon avec jardin serait plus favorable à la fertilité et donc à la démographie que le logement en appartement : cf Wkpd « New Zealand Dream ».
*
Koha par Haare Williams
Notre
Nounou Waï
chantait
aux arbres du jardin
donnant un nom
à chacun
Nous ne savions pas trop
pourquoi
« Les arbres donnent tout
pour les arbres
ne pas donner c’est
mourir
Tu ne donnes presque rien
quand tu donnes
des choses
donner de soi-même
comme les arbres
ça c’est donner
apprenez d’eux
La Terre
pour Mère
et le Ciel
pour Père
il n’est rien
qu’ils ne partagent ! »
L’année
où Nounou Waï est partie,
les arbres se mirent à vieillir
et moururent,
nous ne savions pas trop
pourquoi.
*
Chanté depuis Kapiti (Song from Kapiti) par Vernice Wineera
Il est des gens
qui survivent
par la promesse du soleil.
Tels sont les habitants
de la côte de Paekākāriki,
dans leurs habitations nichées contre
la falaise d’argile crénelée
face à la fureur hivernale
de l’immense océan.
Je regarde un oiseau de mer solitaire
immobile comme un morceau de bois
sur un rocher battu des vents,
les plumes ébouriffées
par le vent froid du sud
soufflant depuis l’Antarctique.
Les éparses herbes toetoe
ploient sous le vent
et traînent leurs frondes emplumées
sur la grise plage farouche.
Elles plongent des doigts glacés
dans mon cœur.
Je suis cet oiseau
transi par le vent du sud,
aux ailes de bois
dans l’air froid salé.
Je suis l’enfant des Ngāti Toa6,
cherchant ma place
dans une société de métropole.
Je suis celle qui apprend à chanter
les chants doux-amers de l’âme d’un peuple.
Je suis l’oiseau solitaire
vivant dans les limbes de la nostalgie,
combattant le monde hivernal,
survivant
grâce à la promesse ténue
d’un été qui s’annonce.
6 Ngāti Toa : nom d’un clan maori.
*
Wellington, vers 1950 (Wellington, circa 1950) par Vernice Wineera
Le vent ne s’arrêtait jamais.
Vent du sud, soufflant de l’Antarctique,
qui montrait ses dents pour arracher les vêtements,
les cheveux, la peau, la chair même des côtes,
et ensuite te léchait les os
de sa langue infiniment froide.
Et parfois vent du septentrion,
non moins cruel, grondant le long des gorges
au nord du village, tranchant d’un coup de griffes les branches
des eucalyptus, les toitures
des maisons de bois, fragiles, le moindre clou
grinçant pendant l’assaut.
Alors nous craignions de sortir
chercher du bois, les charbons
achetés pour quelques shillings bien gardés dans la bourse.
Quelqu’un le devait pourtant,
et je me soustrayais à la coulpe de te regarder
engoncée dans ton mince manteau
dans le vent sauvage, ton insuffisante écharpe
battant l’air autour de tes cheveux gris,
la hache tenue en l’air
quand tu luttais pour la laisser choir
contre les bûches humides
sur le billot.
Alors je sortais, au-devant
du claquement de la porte à minuterie
dans le jour animal,
le monde entier en contorsions,
les serpents dans les arbres,
les chiens hurlant au ciel,
les piquets de la palissade se balançant possédés
par quelque chose de terrible, d’invisible.
Les pièces vides de la maison,
moites de leur vue sur la mer grise
et le ciel sombre, devenaient alors
la seule matrice de chaleur restante
pour une jeune femme de quinze ans perdue
dans la tempête, une évanescente année de grand-mère
seule compagne.