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Le chant de la jeunesse : La poésie de Blanche Shoemaker Wagstaff

Dans notre billet sur George Sylvester Viereck (ici), nous avons évoqué son amitié avec la poétesse, comme lui new-yorkaise, Blanche Shoemaker Wagstaff (1888-1967). Fille d’un baron du rail, Blanche Shoemaker Wagstaff publia son premier recueil à dix-sept ans, ce qui en ferait un équivalent féminin d’Arthur Rimbaud sous le rapport de la précocité. Ce recueil est Le chant de la jeunesse, dont sont tirées la majorité des traductions qui suivent. Le recueil est monothématique, s’agissant de poèmes d’amour, d’une fraîcheur délectable. Ces textes montrent par ailleurs, pour autant que nous puissions en juger, une bonne maîtrise de la forme. Il n’est sans doute pas excessivement rare que des adolescents se mettent à écrire ; il est en revanche moins avéré que, lorsqu’ils décident de s’astreindre à la contrainte formelle de la versification classique, ils parviennent rapidement à des résultats satisfaisants, même si nous croyons savoir que la prosodie en langue anglaise n’est pas tout à fait aussi contraignante que celle en langue française. Il serait donc plus facile à un adolescent anglo-saxon de parvenir à des résultats qu’à un adolescent français, et, dans ces conditions, le mérite de Rimbaud serait plus grand. Sans avoir d’éléments précis à ce sujet, il me paraîtrait fortement crédible que Verlaine ait apporté quelques conseils au jeune poète sur ses vers, en particulier des conseils spécifiques sur tel ou tel poème, tels ou tels vers. Il ne s’agit évidemment pas de placer les deux personnalités, Rimbaud et notre poétesse américaine, sur un même plan littéraire pour des raisons de technique formelle. (D’autant moins qu’il est de notoriété publique, du moins chez les critiques contemporains, que c’est le génie de Rimbaud qui lui a fait renoncer aux formes périmées du vers. Si l’on poussait un peu plus loin le raisonnement, on pourrait dire aussi que c’est son génie qui lui a fait cesser très tôt d’écrire…)

La poésie de Blanche Shoemaker, plus tard et pour la postérité Blanche Shoemaker Wagstaff, à la suite de son mariage, s’inscrit dans les derniers feux, crépusculaires, de l’époque connue aux États-Unis sous le nom, forgé par Mark Twain, de Gilded Age. Je ne sais comment mieux décrire mes sentiments qu’en en appelant aux impressions de ceux qui auraient lu un jour Francis Scott Fitzgerald immédiatement après avoir lu Oscar Wilde : quelque chose s’est perdu, dans la Lost Generation. Et ce n’est pas, ou pas seulement, que l’un de ces écrivains est de l’ancien monde et l’autre du nouveau ; c’est un phénomène temporel, une perte générale de l’atmosphère d’élévation où vivaient les esprits cultivés d’une époque, l’épaississement de l’autre époque. En un mot, le monde de la culture est devenu vulgaire.

S’agissant de notre poétesse, il semblerait que, pour elle comme pour Rimbaud, l’âge, la maturité ait été contraire à l’inspiration poétique. Son premier recueil nous paraît en effet le plus intéressant, ceux qui suivent étant dans l’ensemble moins « spontanés » (les guillemets servent à rappeler qu’aucune poésie, surtout quand elle est versifiée, n’est en réalité spontanée, dans la mesure où il s’agit toujours d’un travail), moins authentiques ; nous parlons de deux autres recueils de 1907 et 1909, où la poétesse était encore fort jeune mais apparemment déjà quelque peu atteinte, en tant que femme inspirée, par le prosaïsme de la vie. Si ses recueils ultérieurs sont parvenus à retrouver un souffle plus authentique, nous l’ignorons. Cependant, en 1933, son nom fut considéré pour l’attribution du Prix Nobel. Et pourquoi pas ? Le prix fut bien attribué au poète Sully Prudhomme, qui n’est aujourd’hui guère plus connu.

Le portrait ci-dessous, par le peintre français Théobald Chartran, date de 1905, l’année de la publication du premier recueil de la poétesse.

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Le chant de la jeunesse
(The song of youth, 1905)

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Proximité (Proximity)

Je serai plus près de toi, dans l’éloignement ;
car l’injustice du monde et de sa loi stupide
chaque jour nous contraint, quand nous sommes ensemble.
Mais dans le silence des longues nuits
les visions nous rapprocheront, jusqu’à ce que
je n’aie plus conscience que ma joie n’est qu’un rêve.

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Les visages de la mer (Sea-change)

La tristesse de la mer
est venue jusqu’à moi,
parlant d’heures oubliées,
d’heures qui ne sont pas
et d’heures qui ne pourront plus jamais être !

La nostalgie de la mer
est venue jusqu’à moi,
parlant d’aspirations vieillies,
de désirs gardés secrets
et de rêves qui ne pouvaient se réaliser.

La mélancolie de la mer
est venue jusqu’à moi,
parlant de moments passés,
regrets qui durent
jusqu’à ce que les souvenirs soient emportés !

Le contentement de la mer
est venu jusqu’à moi,
parlant de félicités à venir,
d’amour éternel,
du bonheur qui nous attend.

Le grand amour de la mer
est venu jusqu’à moi,
remplissant mon cœur de joie !
Plus doux que cela
ne pourrait être le paradis !

*

Réticence (Reluctance)

Mon amour, je ne veux pas te perdre !
La vie n’a pas encore été vécue, alors laisse
la vie et l’amour rester un peu,
jusqu’à ce que nous en ayons tous deux goûté.
Alors, tu pourras laisser la vie et l’amour décliner.

Mon ami, je n’ai pas le courage de mourir aujourd’hui,
quand ton amour souhaite que je reste,
nous avons une vie à vivre et moi
je ne vis que pour ton précieux amour –
mon amour, je n’ai pas le courage de mourir !

De l’avenir je ne sais rien,
hier est bientôt oublié,
mais aujourd’hui la vie est à nous.
L’amour est bon à aimer et attester.
Mon amour, je n’ai pas le courage d’être seule !

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La maturité de l’amour (Love’s maturity)

J’ai rêvé que l’amour avait atteint sa maturité
et qu’il se tenait, adulte et parfait, près de moi,
avec des désirs apaisés, des passions comblées,
douce personnification de l’extase.
Avec une fierté maternelle et aimante, je regardais
l’être que j’avais élevé à la perfection,
symbole de toute la joie gagnée par mon âme.
Mais quand je m’agenouillai devant le sanctuaire
de cette vision, en moi s’élevèrent
de violents, tempétueux désirs… Je me réveillai
de ce bonheur et vis que mon amour n’était encore qu’un enfant !

*

Silence (Silence)

Le silence est fait pour l’amour.
La mer d’été n’a point de chants,
l’âme dans l’attente retient son souffle,
les longues heures en émoi sont muettes,
le silence est fait pour l’amour.

Le silence est fait pour l’amour.
Le chant des hirondelles se tait,
à travers le pays d’amour chemine la langueur,
la caresse d’une main aimante est sans paroles,
le silence est fait pour l’amour.

*

En échange (Return)

Mon ami, je n’ai rien à t’offrir
en échange de toute la poésie
que ton amour m’a donnée.
Je n’ai ni présents dorés
ni façons glanées dans le ciel ;
nous disons que l’amour est divin,
alors, mon ami, je t’offre mon amour ;
aussi peu que ce soit, je te donne
chaque heure de ma vie.
Chacun des battements de mon cœur est pour toi –
âme et sens, désir et parole,
tout ce qui est à portée de l’amour,
je le dépose sur son autel.
Sois heureux, mon ami, je donne tout
ce qu’il est en mon pouvoir de demander.

*

L’éternité de l’amour (Love’s eternity)

Ne doute pas de mon amour, mon aimé, il est trop grand.
C’est un monumental projet de bonheur
à l’abri duquel, en repos, j’attends
la certitude de la joie à venir. À moins que
tu ne choisisses de m’aimer plus que cela,
ne doute pas de mon affection, car elle est aussi profonde
qu’un invincible projet de bonheur s’avançant
indifférent à la neige et aux tempêtes. Je pleure
de joie à la pensée de tant t’aimer, car
nous vivons dans la divine éternité de l’amour.

*

Compensation (Compensation)

L’herbe chaude sous mon sein ;
au-dessus de moi le ciel si beau,
des chants d’oiseaux égayent l’air,
passent des ombres légères
– mon âme consciente
que toi et moi sommes séparés.

L’herbe qui pousse sur mon cœur,
mon corps dans la terre ;
les chants d’oiseaux finis et l’air
déserté par l’amour
– mon âme consciente
que nous ne sommes plus séparés.

*

Conclusion (Conclusion)

Mon ami, que la vie prenne fin avant que décline l’amour,
pauvre ombre négligée à nos côtés,
muette et pâle, dont la vue suscite le sarcasme
des moments passés de folle réalité
quand l’amour était doux et ne semblait ni triste ni dérisoire.
Que la mort recouvre nos âmes en amie bienvenue,
nous épargnant la tristesse de voir notre amour finir –
lèvres contre lèvres, dans une étreinte compatissante.
Et que vienne la mort… Épargnée nous sera la peine
d’un pauvre amour à l’agonie, d’un amour moribond.

*

Les heures d’après (After hours)

De quoi l’amour est-il suivi ? Comme après
les heures dorées du jour, de près vient la nuit,
fanant la vie et ses chers plaisirs,
ainsi en va-t-il de l’amour pour qui le goûte.
Il nous faut en subir les conséquences et faire
que le souvenir nous le rende.

De quoi l’amour est-il suivi ! Hélas, nous savons
trop bien quelle solitude nous attend,
lèvres séparées, cœurs vides de toute sympathie,
nos yeux abandonnés par toute lueur d’amour.
Ô désir défunt, douceur d’aimer perdue –
le souvenir peut-il nous le rendre ?

*

Le summum (The climax)

Mon amour, quelle sera la fin de notre joie ?
Quel paroxysme de plaisir nos âmes atteindront-elles ?
Quelles mesures prendrons-nous à la fin
pour préserver l’amour en nous ?
Après des années de lutte, nous parviendrons
sur quelque doux sommet d’extase de l’âme :
que nous réservent les heures qui viendront après ?
La découverte d’un nouveau monde ? ou des soupirs sur nos joies passées ?

*

Raillerie (Mockery)

Heures qui avez été si douces, ah ne riez pas de moi !
Ne regardez pas avec mépris mes jours privés d’amour.
À présent que mon état est changé, ai-je oublié
les heures joyeuses qui furent à moi ?
Ô souvenirs du temps passé ! ô sympathie
sublime et perdue – perdue avant d’être ressuscitée.
Heures naguère si douces et qui passâtes, ah ne riez pas de moi !

*

Folie de la foi (Faith’s folly)

Folie de la foi parfaite – hélas ! même si
nous nous inclinons devant l’autel du dieu le plus sublime,
l’heure viendra où notre idolâtrie
n’aura servi de rien, et nous verrons, à genoux,
les débris fracassés de notre autel foulés aux pieds.
Ne place point ta confiance dans les choses présentes,
aie foi dans la venue d’une aube qui n’est pas née encore !

*

L’occasion (Opportunity)

Regarde comme la vie passe, heure après heure, mon ami,
et nos cœurs sont pleins d’espoir mais sans paroles.
Le fruit de la vie est à portée de main
mais nous sommes aveugles et ne voulons pas voir.

À chaque moment, la joie diminue, la jeunesse s’éloigne,
l’ombre estompe le mystère de l’avenir,
tandis que le temps se consume rapidement sur des ailes de feu
au-dessus des braises de nos cœurs vieillissants.

La vie est si courte ! et l’occasion
n’est que le souffle d’un moment qui meurt sans aliment,
et l’amour se fanera devant mes yeux
avant que j’aie reçu la part qui m’en revenait.

*

Tissé de rêves
(Woven of dreams, 1907)

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Le déclin (The lapse)

Ah, que le bonheur doive mourir au mois de mai,
quand le printemps a changé la nuit en jour,
chassé l’affliction de l’hiver.

Ah, que le baiser non donné doive s’effacer
et les espoirs longtemps retenus
pâlir comme l’ombre d’un saule au crépuscule.

Ah, que la joie qui était dans mon cœur
doive mourir, comme une étoile rejetée du ciel.
Ah, pâles plaisirs, pourquoi cette disparition ?

Ah, que mon rêve doive prendre fin avant
de l’avoir vécu ; que l’amour doive mourir
quand le printemps est là, et la jeunesse pas si loin !

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L’héritage (The heritage)

Je rêvai qu’une main me faisait signe,
guidant mes pas à travers
un beau jardin de fleurs gracieuses.
De pâles, délicates lavandes parsemaient l’herbe,
les rayons du soleil semblaient de l’ambre éparpillé sur le chemin.
Près d’une fleur merveilleuse, verte comme la mer,
dont les pétales fragiles se berçaient dans la brise,
je m’arrêtai ; et me penchant sur elle j’entendis ces mots :
« Cette fleur est à toi, pour que tu la protèges ;
c’est l’héritage qui te vient du ciel. »

Et quand je me réveillai et sentis que le rêve s’était dissipé,
j’en compris le sens profond : ton âme
me fut donnée par les cieux, présent sans prix
à protéger avec amour et tendresse jusqu’à la fin.

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La récolte (The reaper)

Moi qui ai vécu, je veux dormir !
La torpeur des désirs tempérés, la nuit
de l’obscurité silencieuse, apaisante, qui estompera le plaisir
et dispersera les parfums des fleurs d’amour, étouffera le besoin des regards d’amour,
bannira les souvenirs que je garde.
Moi qui ai vécu, je veux dormir ;
qu’après les plus grandes joies de la vie, je n’aie à récolter le chagrin !

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Subliminal (Subliminal)

Mon âme ne possède qu’une seule image
et ne peut en produire ou contenir aucune autre
dans les longues journées et les nuits sans fin.
La lumière de l’âme luit en adorables reflets
dans le cerveau engendrant ses multiples visions.
Ainsi, dans les profondeurs de mon âme,
se trouve une illumination ;
elle brille sans discontinuer,
douce et forte, incessante :
le grand amour qui délecte mon existence,
rendant tout le reste trivial, insignifiant.
Le reflet de mon âme erre dans mon esprit,
jusqu’à ce que je n’aie plus d’autre pensée que toi,
jusqu’à ce que toute chose soit oblitérée
hormis ton image qui demeure
adorable et claire comme l’apparition soudaine de la lune
dans une nuit de vent et de tempête.
Là, dans les profondeurs de mon âme,
en image tu vis dans mon esprit.
Que tout le reste fasse place,
tristesses, séductions, joies ou projets ;
tant que tu seras renfermé en moi,
je ne veux rien d’autre de ce monde.

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Apogée (Finality)

Ô serre-moi dans tes bras ce soir,
donne-moi le plus grand ravissement,
car je suis hantée par une vision
de l’heure fatidique où nous serons perdus pour l’amour.

Ne me prive d’aucune parcelle d’amour, mon aimé,
ne garde pas ta foi pour des mondes divins à venir
car tout ce que nous savons de la vie est l’heure présente ;
au-delà de son domaine, nous n’avons aucun pouvoir.

Ô donne-moi la joie suprême de toute une vie
et noie nos peurs de séparation dans un baiser ;
renonçons à l’avenir, abandonnons le passé,
nous n’avons qu’aujourd’hui – et aujourd’hui ne dure pas…

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Atys, une idylle grecque et autres poèmes
(Atys, a Grecian idyl and other poems, 1909)

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Coucher de soleil sur la mer Ionienne (Sunset on the Ionian sea)

Derrière les îles améthystines, le soleil
descend, dans un silence régulier, tandis que
sur les sombres hauteurs de l’imposant Hélicon
les ailes cramoisies du jour continuent de battre,
parsemant les pentes blanches comme neige de ruisseaux roses
qui se dissipent dans les rêves sans lune du vallon
en teintes pâlies, dans l’abri de chaque colline.
La violette vespérale de la mer contemplative
s’empourpre dans la persistance du soleil
jusqu’à ce que, parmi les vagues de l’air, un oiseau solitaire
s’envole, effrayé soudain, car il a entendu
le pas de la nuit agiter les profondeurs de la forêt.

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L’amour était une fleur (Love was a flower)

L’amour était une fleur aspirant aux plus tendres soins,
doux, fragile amour qui bien traité devient plus beau,
parfums de pétales pleins de rêves comme un ciel clair-obscur,
illuminant la vie plus que le clair matin.
Miroitante éclosion au trousseau doré,
l’amour était une fleur.

Les vents froids de la mer soufflent sur la côte d’ambre
où ne brillent plus les fleurs blanches au bord du sable…
Car les bourgeons flétris ont ployé sur une branche stérile,
notre pauvre amour a péri sans soins.
Né pour être éternel, il n’a duré qu’une heure.
L’amour était une fleur.

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Quand les tulipes lèveront leurs têtes écarlates (When tulips raise their scarlet heads)

Il ne viendra pas, cette année, quand les tulipes lèveront
leurs têtes écarlates aux regards de l’Aurore ;
le printemps sera rongé par un manque cruel,
rien sur terre ne peut ramener le disparu
vers mon cœur abandonné.
Il ne viendra pas.

Le gai mois de mai dressera la fête dans les prés,
illuminant le monde qu’à présent Niobé recouvre,
mais lui est enterré avec une rose de l’an dernier
sous un hyacinthéen sépulcre de neiges.
Bientôt le printemps sera là mais sa voix joyeuse restera muette.
Il ne viendra pas…

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Pour celles et ceux qui sont intéressés par la poésie des États-Unis d’Amérique, nous renvoyons, en plus du billet déjà cité relatif à George Sylvester Viereck, à nos traductions de poésie nord-américaine en langue suédoise (x) et de poésie chicano révolutionnaire (x).

Pierrot crucifié : La poésie de George Sylvester Viereck

Le poète nord-américain d’origine allemande George Sylvester Viereck (1884-1962), de New-York, présente plusieurs points communs avec l’écrivain Hanns Heinz Ewers qui fait l’objet de notre récent billet de traductions ici.

Tout d’abord, les deux ont écrit de la poésie mais restent surtout connus pour de la prose dans le genre fantastique. En l’occurrence, le roman le plus connu de Viereck est The house of the vampire (1907), dont certains prétendent que ce serait le premier roman évoquant une forme de vampirisme psychique plutôt que par absorption de sang. Le roman de science-fiction Rejuvenation: How Steinach makes people young (1923) est son autre œuvre la plus connue.

Par ailleurs, la poésie de Viereck comme celle d’Ewers sont volontiers blasphématoires (et pas seulement anticléricale, comme dans le cas de Victor Hugo). Cela n’apparaît guère dans notre choix de textes d’Ewers et peut-être pas non plus tellement ici, à moins que le « Pierrot crucifié » que nous prenons comme titre, et qui est celui d’un des poèmes traduits ci-dessous, ne le soit déjà, soit que cela laisse entendre que Jésus est un clown triste soit que cela détourne le sens mystique de la crucifixion pour un objet tout autre, indigne de la même révérence. Selon nous, cette image est avant tout une représentation du poète.

Enfin, tant Ewers que Viereck furent propagandistes de la cause allemande aux États-Unis pendant la Première Guerre mondiale. Nous en donnons ici deux exemples pour Viereck, avec les poèmes « Le Germano-Américain parle à son pays d’adoption » et « Le neutre », parus en 1916. Nonobstant avoir été exclu, en raison de cet engagement, de la Poetry Society of America, en 1919, Viereck recommença le même genre d’activité pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui lui valut cette fois d’être interné, de 1943 à 1947. Une première condamnation en 1942, pour avoir omis de s’être déclaré aux autorités américaines comme agent nazi, fut cassée par la Cour suprême américaine en 1943, mais les autorités trouvèrent d’autres raisons de l’envoyer derrière les barreaux, intelligence avec l’ennemi, espionnage, sédition ou autre.

Viereck était un ami proche du célèbre inventeur Nikola Tesla. Par ailleurs, l’occultiste Aleister Crowley fut éditorialiste de l’un des deux journaux fondés par Viereck, The International (l’autre journal étant The Fatherland). C’est apparemment à peu près tout ce qu’on peut citer de ses fréquentations intellectuelles, compte tenu de l’ostracisme qu’il subit du fait de ses prises de position, malgré le succès de ses débuts. Une autre amitié littéraire fut cependant la poétesse new-yorkaise Blanche Shoemaker Wagstaff, dont la poésie est dans la même veine moderniste et liberty.

Il nous semble certain que la poésie de George Sylvester Viereck n’a jamais été traduite en français.

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Ninive et autres poèmes
(Nineveh and other poems, 1907)

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Prémonition (Premonition)

Voici venue pour moi la saison des chants, la disette
de musique est terminée ; je suis fécond
en sons comme en couleurs, et mes poèmes
réclament à grands cris leur naissance.
Peut-être, s’élevant au-dessus de la terre dissonante
pour répandre sur nous les doux présents du rythme,
quelque véhément frère de Théocrite
inspire-t-il sa valeur, plus divine, à mes lèvres.

Ou bien l’haleine fantomatique d’un barde, mon aîné,
flotte-t-elle jusqu’à moi, et d’étranges voix résonnent
à l’oreille de mon âme avec un avertissement pressant :
« Bâtis, maintenant ou jamais », disent-elles, apportant
avec elles la prémonition d’une mort prématurée
qui m’intime de hâter ma récolte.

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La cité qui est un empire (The empire city)

Des monstres géants aux squelettes d’acier élèvent
leurs tours babyloniennes tandis que,
comme des serpents aux écailles d’or, planent les trains rapides dans le ciel1
ou bien rampent sous terre dans leur antre secret.
Ce millier de lumières sont des joyaux dans sa chevelure,
la mer est sa ceinture, et sa couronne, le ciel ;
son sang vital pulse, les palpitations de la fièvre volent ;
immense, rebelle, haletante,

elle est à l’écoute, dans le bruit incessant,
attendant son amant qui doit venir,
dont les lèvres chantantes réclameront leur dû
et feront résonner ce qui en elle était muet :
la splendeur, la folie et le péché.
Ses rêves d’acier et ses pensées de pierre.

1 les trains rapides dans le ciel : Il semble évident qu’il s’agit des lignes aériennes du métropolitain, le vers suivant évoquant les lignes souterraines.

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Quand tombent les idoles (When idols fall)

Ndt. Certains veulent lire ce poème comme décrivant une relation homosexuelle, parce que la personne aimée est dite « un dieu » ; nous contestons cette interprétation. Le poète se situe dans un contexte religieux où ce sont des dieux, non des déesses, qui sont adorés ; en l’occurrence, le contexte étant même fortement chrétien, il aurait été absurde de comparer l’amante à une déesse, dans la relation d’adoration ainsi posée. Le poète veut dire que son dieu est une femme. On rappellera que Viereck était marié et père de famille ; si cela ne suffit pas à écarter toute relation ou tendance homosexuelle, cela permet cependant de dire que l’interprétation homosexuelle devrait être étayée par d’autres éléments. Selon nous, c’est un argument de bonne poésie qui fait que le poète parle ici de son aimée comme d’un dieu. – Que d’autres poèmes puissent confirmer une tendance homoérotique dans la poésie de Viereck n’est pas impossible (voyez la note 6 au poème « Le fantôme d’Oscar Wilde » ci-dessous). Mais si, toutefois, les références à la poésie grecque, par exemple, étaient déterminantes à cet égard, c’est toute la littérature européenne classique, et au-delà, qui serait homoérotique. La fréquentation du susnommé Aleister Crowley nous paraîtrait en réalité un indice de plus de poids.

D’immondes oiseaux de nuit surplombent en essaims effrayants
le chemin qu’il me faut parcourir :
tu n’es pas ce que j’ai longtemps cru, hélas,
et je voudrais être mort.
Moins amère fut l’éponge qu’on s’empressa
de présenter au Christ sur la croix
ou les larmes salées qu’il versa pour les hommes,
abandonné à Gethsémani.

Car tu étais l’unique dieu pour moi,
tout ce temps, mois après mois ;
le doux parfum de tes lèvres me donnait autant de joie
que les saintes cloches à la tombée de la nuit.
Oui, pour toi, mon dieu sur cette terre,
je me réjouissais de souffrir tout ce qu’il m’était possible
et comptais comme de moindre importance
le calice contenant le sang du Sauveur !

En transe je me prosternais devant ton sanctuaire
et remplissais d’amour les coupes, moi ton prêtre ;
De fleurs pourpres comme le vin
je couvrais notre autel pour la célébration.
Je te donnais plus que ce que peut donner l’amour,
les premiers fruits du chant, vérité, honneur –
je t’aimais trop, et je dois vivre
pour que la terrible justice de Dieu soit faite.

Je saigne par une blessure que les années
qui guérissent toute peine ne guériront pas ;
ô stérile désert, ô larmes inutiles !
je t’ai donné mon bonheur éternel.
Mon idole s’est effondrée dans la poussière
(Hélas, avoir vécu pour voir ce jour !)
Une commotion me foudroya soudain
et toute ma vie fut morte en moi !

Tu prononças une seule, hideuse parole.
Et cette parole devint le tombeau
de tout ce qui me rendait chère la vie, effaçant
la frontière du bien dans mon âme.
Mieux eût valu être couvert de bubons pestilentiels
ou que le bourreau fît le signe fatal
plutôt qu’entendre cette parole monstrueuse
dans une bouche que je jugeais divine !

Un voile de ténèbres recouvrit le soleil,
la nuit tomba, les étoiles furent jetées hors du ciel.
Car lorsque cette chose effroyable s’accomplit,
elle prononça la ruine d’un monde.
La corde dont la musique me gagna mes lauriers
se brisa dans un aveuglant claquement de douleur ;
et dans le temps qui me reste à vivre
je n’entendrai plus sa note.

Dans la noire tristesse, à tâtons je cherche un chant ;
les feux qu’alimentait la passion se meurent :
tu n’es pas ce que j’ai longtemps cru, hélas,
et je voudrais être mort !
Pourtant, pire que le chagrin de cette perte,
que le sourire scellant une intention traîtresse,
ceci : que, connaissant cet or pour de l’ordure,
je n’ai d’autre choix que de t’aimer.

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La fleur écarlate (The scarlet flower)

C’était aux jours, aux jours des roses,
quand sous tes baisers s’envolait ma peine ;
à présent le jardin enclot des fleurs d’automne
et des fleurs d’automne coiffent nos têtes –
l’amour, la joie et le mois de mai sont morts.
Et le monde est une tempête dans un grand désert :
le temps des roses est depuis longtemps fini.
Et la fleur écarlate de l’amour a péri.

En ce temps je souhaitais laisser sur tes lèvres
des baisers impérissables, rouges comme les manteaux des reines,
en ce temps je pensais qu’aucun amour n’était pareil à celui-là,
ô bel amour, ô ce rêve qui n’est plus –
mais le vent souffle dans les frondaisons, toutes les feuilles sont tombées,
ont roulé sur les flancs de la montagne ;
toutes les bonnes choses s’en vont, comme l’été s’en est allé.
Et la fleur écarlate de l’amour a péri.

Ensemble nous avons goûté le miel de l’amour,
en gorgées longues nous avons bu la lumière d’or du soleil,
mais la clé du jardin où c’était notre habitude de nous retrouver,
où cette fleur rouge comme le vin était éclose,
elle est perdue dans quelque divine contrée mystique. –
Notre amour n’a plus aucun refuge, nulle part où aller :
c’est l’automne dans le jardin, au milieu des bois et des vignes –
et la fleur écarlate de l’amour a péri.

L’envoi

Aucune fée ou reine des elfes ne peut changer notre destin.
Le mot magique nous est à jamais refusé ;
le passé est mort, le charme est dissipé,
et la fleur écarlate de l’amour a péri.

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Les chants d’Armageddon et autres poèmes
(Songs of Armageddon and other poems, 1916)

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Le Germano-Américain parle à son pays d’adoption (The German American to his adopted country)

À notre oreille retentit l’écho lointain
des canons crachant leur colère.
Nous prions pour ceux dont la vie
au-delà des mers nous est chère.

Nous percevons le sourire d’une mère, nous pressons
à nouveau la main d’un père, en pensée.
Nous voyons la maison et, à travers les arbres,
un visage de jeune fille à la fenêtre.

Que Dieu étende Sa main sur eux,
car les hommes sont fauchés comme les blés des champs.
La destruction galope sur la terre et l’océan
ou tombe comme la foudre depuis le ciel.

Columbia, même si tes yeux sont secs,
laisseras-tu attiser la haine, d’un souffle malsain,
par ces écrivaillons imbéciles qui ricanent
quand ceux qui sont nos frères vont à la mort ?

Sur le papier, avec une joie infernale,
ils étalent leurs transports en rouge et noir.
Tandis que les Teutons se battent pour la liberté
et que les mères teutonnes comptent leurs morts.

Tandis que la Mort et les Kérubs guerriers
planent au-dessus des sanglants champs de bataille,
sur la cotte de mailles de celui
qui conduit les légions de Dieu, ils vomissent leur ironie.

Tes enfants lanceront-ils
leurs railleries sur les blessures de nos frères ?
Nous avons appris tes chants à nos cœurs,
nous avons, oui, combattu tes guerres.

Nous avons combattu pour toi quand la griffe
de la Grande-Bretagne était sur ton cœur,
quand la serre d’acier de l’aigle française
agitait l’ombre du grand Moctezuma2.

Les os blanchis de nos parents pourrissent
à Gettysburg. Était-ce pour cela ?
Schurz et Steuben sont-ils oubliés ?
Non ! ton baiser n’est pas celui d’un traître.

Ne laisse pas tes paroles démentir le droit,
ne te détourne point de ceux qui sont ta famille !
Ta couronne d’étoiles sera moins brillante
si les hommes libres sont vaincus, si le cosaque triomphe.

La moisissure du Tsar rouge ne couvrira jamais
la terre, la liberté ne s’effacera pas.
Tant que l’épée blanche de Parsifal
gardera le Saint Graal teutonique !

2 l’ombre du grand Moctezuma : Si le vers précédent est une allusion à la guerre d’indépendance américaine, ce vers rappelle l’intervention américaine auprès du Mexique pour détrôner l’empereur Maximilien, soutenu par les zouaves français de Napoléon III. Plus loin sont nommés Carl Schurz, officier germano-américain de la guerre de Sécession, du côté de l’Union, et Friedrich Wilhelm von Steuben, officier allemand envoyé par Louis XVI, roi de France, pour aider George Washington dans la guerre d’indépendance.

*

Le neutre (The neutral)

Toi qui peux arrêter ce massacre si tu le veux,
regarde comme nous envoyons des cargos de mort sur la mer dégoûtée!
Fais entendre ta voix pour mettre un terme à cette infamie :
les mains qui n’ont pas répandu le sang, néanmoins peuvent en être rouges.
C’est dans la poitrine d’un peuple, oui, jusqu’à la garde,
qu’est plongée l’épée de ta neutralité.
Quand bien même chaque vague nous apporterait un trésor,
de chacune notre âme reçoit une nouvelle mesure de culpabilité.

Des malédictions contre nous se mêlent aux larmes
des mères angoissées. Homme, n’as-tu point d’oreilles ?
Sur nos rivages se répand une marée rouge,
depuis le carnage européen. Dans cette longue nuit,
ne vois-tu point marcher vers toi, serrée,
la silencieuse, accusatrice armée des morts ?

3 nous envoyons des cargos de mort sur la mer dégoûtée : « with death we freight the unwilling sea » : c’est un appel à l’embargo sur les biens à destination des puissances ennemies de l’Allemagne.

*

Venus Americana

Tannhäuser parle :

La bouche affamée du temps est pleine de sable
mais moi, ton chevalier, je n’ai pas fait le moindre gain,
si ce n’est quelques tribulations pour ma main
et de féroces caresses du cerveau.

Une fois de plus la Montagne magique est déchirée ;
je quitte, mais non pour Rome,
les passions fiévreuses mourant non dépensées,
les stériles orchidées de ton cœur.

Dix mille ans, et les amants fatiguent
même les dieux. Ils ont apporté tant de changements
que le vin grec de ton désir
a tourné en absinthe, opiacée, étrange.

Tu es prisonnière de ton spleen
chez les heureux du monde4 ;
emmenée dans une scintillante Limousine,
jamais ton petit pied ne touche le sol.

La peur et des fibres nerveuses étrangères à la terre
retiennent tes affections par un fil invisible
loin de la réalisation pleine et entière
de l’extase amoureuse. Seule ta cervelle est de feu.

Mais bien que la beauté de ton corps
soit capable d’épingler le cœur d’un homme comme un papillon,
je ne vendrai pas mon âme pour moins
que l’amour pour l’amour, pour moins qu’œil pour œil.

Aussi grands que soient les plaisirs du Prince Paris
pour qui ton pouls bellement chantait,
et de plus d’un jeune Sicilien brun –
la ceinture dénouée, les pieds baisés par le soleil !

Mon amour est trop précieux, dis-je,
pour servir à titiller la vacuité de tes états d’âme,
noyé comme cette perle que la reine bistre
dissolvait dans un vin d’Égypte à robe sombre.

Vénus névrosée, sors de ta caverne,
profite de l’air créé par Dieu, frais et salé,
ou bien exhume de quelque tombeau hellénique
le splendide courage de la chair !

4 chez les heureux du monde : « within thy golden House of Mirth », d’après le titre d’un roman d’Edith Wharton, traduit en français « Chez les heureux du monde ».

*

L’amour en zeppelin (Love in a Zeppelin)

À nos pieds roulait la terre. Nous étions
comme des nuages au-dessus de la poussière et du bruit.
Nous entendions le violon de saint Pierre
car les portes du Paradis n’étaient pas loin :
nous allions en zeppelin,
le dauphin des airs, au puissant thorax.

La plaine était un tapis volant,
les gens rampaient comme des fourmis assoupies.
Un millier de peupliers formaient leurs lignes
comme des soldats marchant sur une route.
Ta bouche, dont la rose est jalouse,
buvait la lumière du soleil comme une coupe de champagne.

Alors les verres brillèrent pour nous
de vin. Comme jouvenceau et jouvencelle,
nous bûmes à tous les cœurs sans peur
qui vont courageusement sur les dangereuses
voies de l’air pour humilier les mânes
d’Icare et Phaéton.

Léandre, pour son amour, se jeta
dans l’abîme, mais moi,
plus chanceux que l’amant de Héro, je vole
au-dessus des vertes prairies emperlées de rosée
en serrant dans les airs
la plus belle femme du monde.

Doigt levé de Dieu, une tour paraît,
puis les fenêtres de la ville brillent.
Notre ombre fait la course avec le fleuve
tandis que le vaisseau monte toujours plus haut.
Mais pas aussi haut que mon rêve,
pas aussi vite que mon désir.

Ma dame rit. Ô cruelle,
tous les bateaux payent tribut à la mer,
mais je peux, moi, construire pour vous un navire
allant plus vite que la terre elle-même,
et porter sur des ailes de musique
le désir de mon cœur jusqu’au soleil.

Tous les bateaux payent tribut à la mer
et c’est la mort qui sonne la dernière cloche du plaisir ;
l’adorable visage de l’amour à la fin sera
comme la terre, poussière, et comme la nuit ;
Mais celle qui partage le vol d’un poète
peut aussi partager son immortalité.

*

Pierrot crucifié (Pierrot crucified)

Dans quelle prairie lunaire recueillerons-nous
le miel de Théocrite ?
La terre a peu de joies à nous offrir,
et toutes les tendres fleurs qui nous sont chères,
la vie les foule comme un taureau enragé.
Aussi ta bouche n’est-elle amoureuse
que d’un étrange rêve passionné qui fut,
ô ! infiniment beau.
Mais infiniment pitoyable.

Quels vagues progéniteurs affirment
à travers toi certain art oublié de Circé
et cachent la fatale chenille
dans la rose blanche de ton cœur ?
Demande, dans les banquets de mon esprit,
à la récitation de quel souffleur ancestral
se hâtent ces figures encapuchonnées de péché, de chagrin,
avec leur horrible cortège.

Quelle jeune fille dont les lèvres étaient douces à payer,
meurtries par quels baisers destructeurs,
quel pâle et frêle garçon jouant avec le feu
et qui fit de l’amour un jouet stérile,
quel voluptueux, sinistre et grisonnant,
dont le plaisir était le gibier,
vida la coupe de mon désir
et laissa se perdre le vin de la joie ?

Est-ce d’une vague heure prénatale
que des imaginations armées de lances ont jailli
comme des prêtres de Baal pour déflorer
ton innocence impollue ?
Quelle déesse, folle de quelle étrange colère,
remplit le cœur sans tache des jeunes gens
de la lassitude d’aimer de Tyr
et de toutes les secrètes passions de Troie
qui se consument dans le bûcher lugubre de la vie ?

Madone clouée sur la croix
d’une fatalité perverse
pour des péchés il y a longtemps commis par d’autres,
tu es ma Colombine tragique,
je suis ton larmoyant Pierrot !
Mais étant humains et non des dieux,
il est deux maîtres assez forts
pour nous contenter : l’un c’est l’Amour,
l’autre a l’haleine fétide…

Ah, laisse-le vivre ! Ne choisis pas – la Mort.
Depuis mon propre Calvaire j’ai scruté
ton chagrin. Je suis amour. Ma main
tient la grande coupe de vin,
et ma jeune âme est aussi desséchée que la tienne !
La même épée a percé mon flanc,
des mêmes désirs mon sang regorge,
et je dois t’aimer pour tes blessures
car moi aussi je suis crucifié.

*

Trahison (Betrayal)

La vie m’a trompé, de sa bourse dorée
a tiré une promesse à moitié tenue,
les dés que jeta l’amour étaient pipés
et chaque amitié fut une malédiction.
Aussi, mes rêves sont devenus gris comme des fantômes,
les yeux hagards mes chants se sont fatigués :
notre pacte spirituel, libre de tout désir terrestre,
était le dernier soutien de ma foi combattue.

Puis, pour un battement des cils, tu retiras
ta main ; tu hésitas, faiblement, et nous tombâmes ;
un moment de doute peut envoyer une âme en enfer,
il suffit d’un instant pour qu’un tremblement de terre dévaste un pays.
Et ni la contrition la plus profonde ni aucun artifice
ne peut remettre sur pied la maison en ruines de mon cœur.

*

Le bouc émissaire (The scapegoat)

Ainsi, tu lui parles souvent de moi
quand il serre dans ses bras le trésor
qui fut mien ? Quels souvenirs
errent dans ta mémoire ? Le fantôme de quels plaisirs ?

Mais dois-tu lui raconter chaque frisson
et lui dévoiler ma nudité ?
Ah, tu es subtile, car il sera ainsi
l’amant par procuration

de ton passé plein de passion. Mais peut-il entendre
toute l’étrange vérité sans en être troublé ?
Murmureras-tu à son oreille
la Messe noire de l’amour et le secret Psautier ?

Nous avons évoqué d’entre les morts opiacés
Hécate et les rêves concoctés par elle.
À présent, tous ces péchés sont sur sa tête à lui,
comme sur le bouc émissaire des Hébreux.

Bien qu’il gagne pour fiancée Lilith,
il reçoit aussi le cauchemar écarlate
qui accablait mon âme, tandis que, libre,
je conduis dans l’aurore ma jument blanche.

*

Les trois sphinx et autres poèmes
(The three sphinxes and other poems, 1924)

.

Le fantôme d’Oscar Wilde (The ghost of Oscar Wilde)

Dans le cimetière de Montmartre
où couronnes sur couronnes sont empilées,
où Paris serre sur sa poitrine
son génie comme un enfant,
le fantôme d’Henri Heine rencontra
le fantôme d’Oscar Wilde.

Le vent hurlait, affligé ;
le visage mort de la lune brillait ;
le fantôme d’Henri Heine salua
le triste spectre dans une effusion de joie :
« Est-ce le toucher lent et visqueux du ver
qui te pousse à sortir la nuit ?

« Ou bien te reste sur le cœur la raillerie amère
des sots et pharisiens
quand les anges pleuraient à cause de la loi d’Albion
qui te cloua sur la croix,
lorsqu’elle arracha de son front la rose
de l’art doré des ménestrels ? »

Le fantôme d’Oscar Wilde répondit
tandis que criait l’engoulevent :
« Doux chanteur de la race qui enfanta
Celui qui fut blessé au côté droit
(je ne les aimais pas sur terre, mais
les hommes changent après leur mort5),

« Au Père-Lachaise ma tête repose,
mon lit dans le cercueil est frais,
le tertre au-dessus de ma tombe
défie le mépris de la canaille et des sots,
mais Dieu me garde, en sa miséricorde,
de l’École psychopathique6 !

« J’ai beau serrer mon linceul contre ma tête,
j’entends leur vacarme
quand avec couteaux et arguments
là-haut ils percent mon âme
parce que j’ai tiré du cœur de Shakespeare
le secret de son amour.

« Abstiens-toi de citer Krafft-Ebing et son armée
de lépreux à mon aide :
je suffisais, comme les fleurs de Dieu
et tout ce qu’Il fait.
Avec la moisson de mes chants,
je vais sans crainte devant Lui.

« Les fruits de la vie et de la mort Lui appartiennent ;
Il crée la moelle et l’écorce… »
La voix dorée semblait faible et fêlée
(le ver n’épargne personne),
tandis qu’à travers le cimetière de Montmartre
le vent hurlait, désespéré.

5 les hommes changent après leur mort : Le poète fait manifestement allusion à des sentiments antisémites chez Oscar Wilde, puisque « Celui qui fut blessé au côté droit » n’est autre que le Christ, né juif. L’œuvre d’Oscar Wilde n’est pas connue pour abonder en passages antisémites mais il doit s’en trouver puisque, avons-nous entendu dire, d’aucuns rééditent (de quel droit ?) son Dorian Gray en effaçant la qualité de juif d’un personnage, directeur de théâtre.

6 l’École psychopathique : « the Psychopathic School ». L’expression « École psychopathique » ne paraît renvoyer à aucune appellation connue, et serait donc une raillerie (une altération visant l’école psychanalytique ?). Cela pourrait désigner, dans le contexte, une certaine critique littéraire pour qui Oscar Wilde aurait été coupable d’avoir « révélé » l’homosexualité de Shakespeare. Ensuite, le passage semble être une critique de la psychologie scientifique, et en particulier, puisqu’il est nommé, de Richard von Krafft-Ebing (1840-1902), pionnier des études de sexologie, dont les recherches sont volontiers saluées dans les milieux homosexuels. Le poète fait parler Oscar Wilde, condamné de son vivant pour homosexualité, contre l’étude scientifique des comportements sexuels (« Abstiens-toi de citer Krafft-Ebing et son armée de lépreux »). – Pour revenir à notre propos introductif au poème « Quand tombent les idoles », nous avons ici, clairement, une dénonciation de la condamnation d’Oscar Wilde pour homosexualité, mais serait-ce là encore suffisant pour trouver dans le propos une tendance homoérotique caractérisée plutôt qu’un simple choix de tolérance, et le parti pris littéraire selon lequel seule l’œuvre, la poésie compte, ou rachète tout le reste (« avec la moisson de mes chants, je vais sans crainte devant Lui ») ?

*

La cité ensevelie (The buried city)

Mon cœur est comme une cité de gens joyeux
bâtie sur les ruines d’une autre, anéantie,
où mes amours défunts se cachent du soleil,
comme des rois vêtus de blanc, pharaons d’un jour.
La cité ensevelie est plongée dans le silence,
si ce n’est le bruit de la chauve-souris, oublieuse du bâton,
perchée sur le genou de quelque dieu abandonné,
et le murmure de rivières souterraines.

Ne t’aventure pas, mon amour, parmi les sarcophages,
ne tente pas le silence – car les destins sont mystérieux –
de peur que ceux qui rêvent, croyant venu le jour du jugement,
terrifiés ne se réveillent de leur sommeil hanté ;
et que, comme le battement d’une cloche maudite,
ta voix n’invoque les spectres de choses mortes, depuis l’enfer !

*

La maison du vampire, par G. S. Viereck, traduction française de Jean Marigny, aux éditions La Clef d’Argent, 2003