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On sonne à la porte : C’est la poésie de Bo Setterlind

Du poète suédois Bo Setterlind (1923-1991) le Larousse écrit que c’est « un des plus grands poètes et dramaturges mystiques de son temps » (ici). Il ne semble pourtant pas avoir été traduit en français à ce jour. Cela n’a certainement rien à voir avec notre école « laïque ».

Celui qui intitula une œuvre autobiographique Le garçon qui croyait au Diable (Pojken som trodde på Djävulen, 1962) connut de son vivant un grand succès dans son pays. Si bien que, d’occasion, ses livres se vendent presque au prix du papier aujourd’hui : le nombre important d’exemplaires tirés et le relatif abandon d’un auteur assez récent mais qui ne peut plus faire le tour des médias afin d’assurer sa promotion, remplacé par les vivants, se cumulent pour produire un tel résultat (période qu’on appelle le « purgatoire »).

Bo Setterlind est un cas littéraire des plus intéressants, également du point de vue de l’amateur de curiosités. La première curiosité est ce qui vient d’être dit : qu’un « poète mystique » ait pu connaître un succès littéraire durable, en commençant dans les années quarante et jusqu’aux années quatre-vingt-dix du vingtième siècle, c’est quelque chose dont nous n’avons pas d’exemple en France. Là encore, cela n’a certainement rien à voir avec notre école « laïque ».

Une deuxième curiosité, c’est que le poète connut ce succès national durable en ayant passé toute sa vie hors de la capitale, ce qui paraît inimaginable en France, le pays de la centralisation démentielle. Les talents qui ne vont pas s’embourber dans cette ville tentaculaire de bureaux y sont, paraît-il, voués au mieux à des reconnaissances régionales. Bo Setterlind vécut quelques années à Uppsala, où il fut étudiant, puis alla passer le reste de ses jours à Strängnäs, une commune du Södermanland au bord de la Baltique, forte aujourd’hui d’un peu moins de 40.000 habitants. (Il est vrai qu’elle ne se trouve qu’à une centaine de kilomètres de Stockholm, ce qui en ferait presque une banlieue.)

Une troisième curiosité est qu’en 1957 Bo Setterlind fonda à Uppsala avec le poète Harald Forss une société littéraire sous le nom de « Cercle romantique » (Romantiska Förbundet) – et cette société existe toujours ! Chez nous, le terme « romantique » a pris quelque chose de péjoratif ou d’ironique.

Quatrième curiosité : en 1976, ce poète écrivait encore quelques vers classiques, comme il ressort du recueil dont nous nous sommes servi pour les présentes traductions. En France, le vers classique, en déclin depuis le début du vingtième siècle, est devenu pratiquement inexistant chez les auteurs connus dans la seconde moitié de ce même siècle, à quelques expressions près, dont Aragon, qui en écrivait encore dans les années soixante. Il n’est pas du tout improbable que Setterlind à quant à lui poursuivi dans cette voie jusqu’à la fin de sa vie et que l’on trouve encore des vers classiques dans ses volumes des années quatre-vingt ; c’est à vérifier.

Cinquième curiosité : ce poète figure parmi les auteurs du psautier ou livre de chants officiel de l’Église de Suède (luthérienne), laquelle a conservé un statut d’Église d’État du seizième siècle jusqu’à l’an 2000 (le poète, mort quelque dix ans avant cette séparation, n’a donc pas connu ce nouveau chapitre de l’histoire de son Église). Mais qu’il ait participé au livre officiel de chants religieux est une simple conséquence des thèmes de sa poésie et de sa notoriété.

D’autres curiosités encore tiennent davantage à l’époque où vécut Setterlind, une époque où, notamment, se développait l’industrie du disque. Bo Setterlind a enregistré des disques dans lesquels il lit ses poèmes, comme celui de la photo ci-dessous. De même, plusieurs de ses textes furent mis en musique et certaines de ces compositions ont été des tubes au hit-parade suédois.

Enfin, sa page Wikipédia en suédois indique que Setterlind « fut appelé un poète de cour » (« Han var kallats hovpoet »). J’ai cru que cela pouvait être un authentique statut au royaume de Suède, comme le « poète lauréat » qui se perpétue en Angleterre, et Setterlind est d’ailleurs l’auteur d’un essai Pourquoi je suis monarchiste (Därför är jag monarkist, 1955) dans lequel il défend vraisemblablement la benoîte monarchie constitutionnelle de son pays, mais cette appellation de « poète de cour » n’était en fait qu’une épigramme d’écrivains jaloux.

S’agissant des présentes traductions françaises, les deux premiers poèmes ont été trouvés sur internet et nous ne savons pas de quelle année ils datent. Les autres sont tirés d’un recueil de 1976, On sonne à la porte (Det ringer på dörren). C’est un recueil mêlant pièces en vers libres, pièces en vers classiques ainsi que quelques poèmes en prose.

« Le jour de la colère : Bo Setterlind lit ses poèmes » (Vredens dag: Bo Setterlind läser egna dikter). Disque 33 tours (sans date).

*

Image d’une forêt (Skogsbild)

La brise du matin
passe en sifflant
d’arbre en arbre.
La forêt bleue comme le ciel
est ébahie.
Le chant des oiseaux
monte
de leurs lits.
La pluie
étincelle gentiment
après son voyage.
Que la vie est pourtant belle
à regarder.
Le soleil brille
dans une goutte de résine.

*

Allume la lumière ! (Tänd ljus!)

Ne laisse pas l’obscurité t’empêcher de chercher la lumière !
Et quand tu l’auras trouvée, fais-la voir aux autres, qu’ils soient convaincus.
Si tu veux que vive la lumière, allume en eux la même nostalgie.

Allume la lumière du courage dans les ténèbres de la peur.
Allume la lumière du droit dans les ténèbres de la corruption.
Allume la lumière de la foi dans les ténèbres de la négation.
Allume la lumière de l’espérance dans les ténèbres du désespoir.
Allume la lumière de l’amour dans les ténèbres de la mort.

Allume la lumière !

*

On sonne à la porte
(Det ringer på dörren, 1976)

.

Consignés… (Hänvisade…)

Consignés
sur une seule planète
dans un mystérieux
et peu communicatif Univers
nous faisons tout
pour nous séparer de Dieu
et par là-même les uns des autres

*

Époque disparue (Svunnen epok)

À bord d’un voilier
je suis assis un soir d’été sur le tillac, au crépuscule.
Pas un souffle d’air, pas un oiseau ne me trouble,
le bateau qui me porte, imperceptiblement a perdu ses ailes.

*

Atlas

Quelle journée !
Le ciel vient vers nous
un bandeau rouge autour du front !
Appelant : « Debout ! »
« Debout ! »
« La vie n’est pas un lit de parade†
– mais une insurrection
contre la mort
dans tout ! »
Quelle journée !
D’abord cette beauté,
ensuite les fanfares. À l’assaut !
Contre la mort,
dans tout :
la mort dans la politique et ses ramifications,
la mort dans les tous les systèmes sociaux de contrôle
– la religion,
le matérialisme,
la philosophie.
Lève-toi, Humanité !
Redemande le feu !
Quelle journée !
Non pour Prométhée
mais pour Atlas !
Nous pouvons porter le Ciel sur nos épaules !
Nous le pouvons si nous le voulons !

lit de parade : En français dans le texte. Un lit de parade est un « lit sur lequel on expose un mort de haut rang avant son inhumation » (Larousse).

*

Béatrice (Beatrice)

Dans ce printemps
qui t’entoure
je ne trouve pas seulement
            des fleurs.
Je regarde
avec un étonnement croissant
les cristaux les plus singuliers
que l’hiver a laissés
derrière lui.
Je vois une lumière d’un autre monde.
Plus rien ne me fait peur
– comme si j’étais déjà
de l’Autre Côté.

*

Les enfermés (De inlåsta)

Enfermés dans l’invisible,
nous aspirons à la liberté.

Nous attendons que se réalise
le déraisonnable.

Tu dis que tu es
mon adversaire à ce jeu
et aussi que, proie,
un beau jour je mourrai.

Mon assassin, écoute !
As-tu bien travaillé ton rôle ?
Alors vise le cœur
et tire à bonne distance !

Même le mépris de la Mort
ne possède pas de clé qui vaille.

L’Angoisse est cela
– un vide avec beaucoup de portes.

*

L’écho en celui qui cherche (Ekot inom sökare)

Pendant une seconde aveuglante
il vit Dieu
et depuis lors n’a jamais pu
            Le retrouver.
Avec les yeux de la foi
il a regardé son Sauveur,
suprême réalité.
Le chercheur demande :
Qui est cet Inconnu
qui a découvert une nouvelle façon de voir ?
Et il n’arrête pas de chercher,
Le cherche partout,
jusqu’à ce que son but apparaisse :
le meilleur élément chimique,
le métal hors du temps, qui rédime.

*

Dans le noir (I mörkret)

Il fait noir autour de moi,
il n’y a pas d’étoiles,
je ne vois pas mon chemin
et Toi moins encore.

Donne-moi un rayon de lumière !
Un mot de Toi
peut, comme une main tendue,
être tout pour moi.

Il fait noir autour de moi,
il n’y pas d’étoiles,
mon Sauveur, jusqu’à ce que
Tu me délivres.

*

Minuit de pleine lune (Full midnatt)

C’est nuit de pleine lune,
la neige est bleue au sol,
des étoiles tombent des arbres
qui se reflètent dans la neige.

Comment aurai-je la force ?
Comment pourrai-je me soulever ?
L’espace est si grand
et je suis moins qu’un
            oisillon.

*

Entre amis (Vänner emellan)

Notre conversation, mes amis,
ne doit pas devenir un fleuve
où les mots les moins réfléchis
comme des ordures flottent de-ci de-là.

Elle doit être
aussi excellente que notre sang,
un noble cours d’eau
qui s’est purifié sous la terre.

*

En train (På rälsen)

Soudain tu vois les clairières au milieu des arbres
(coupes rases, surfaces de rajeunissement),
les églises de campagne, les champs,
et ces lieux où vivent les hommes des sociétés industrielles
– leurs balcons, comme leurs personnalités,
sont de petits jardins.

Soudain tu vois les nuages, guère différents
            de certaines idées,
et comment vit l’agriculture
– elle prospère dans la respiration verte
des moissonneuses-batteuses.

Soudain tu vois le paysage,
les crêtes, les routes,
les montagnes, les lacs,
les forêts
(nos plus vieux musées)

et comment les hommes sont prisonniers
d’un engrenage en miroir.

Tu vois le monde pour la première fois.

Tu voyages en train.

*

Nous (Vi)

Nous ne cultivons pas le café,
pourtant nous buvons du bon café.
Nous n’avons pas de plantations odoriférantes,
pourtant nous nous entourons d’authentiques parfums.
Nous n’élevons pas de lamas
mais nous nous couvrons de laine de lama.
Nous ne cultivons pas d’ananas, d’olives
            ni de bananes.
Nous n’avons pas de vergers de figues,
de champs de tabac,
de mines de diamant.
Nous n’avons pas d’élevages de vers à soie
mais nous nous drapons dans la soie la plus fine.
Nous n’avons pas de rizières
mais nous mangeons du meilleur riz.
Nous n’avons pas de vignes,
pourtant nous buvons du vin.
Nous sommes suédois.

*

Certains le voient comme ça (Somliga ser det så)

Un enfant dans un berceau en toile d’araignée
– l’enfant dort gentiment.
Deux yeux brillent là-bas,
c’est l’araignée en soyeuse fourrure.

Alors elle arrive sur des jambes rapides,
celle qui a un visage de diable,
et elle couvre la petite créature
d’un habit étincelant,

enroule un fil doux et chaud autour de l’enfant
et l’emporte chez elle,
l’emporte dans le coin sombre
où seuls deux yeux sont visibles.

*

La seule victoire (Den enda framgång)

La mauvaise herbe envahit les ruelles,
et sur les marches de l’église les vents s’accumulent :
            Soli Deo Gloria !
La cathédrale continue de rêver.
Et toi ?

Tu vas et viens
– dans un cercueil,
comme fait pour toi, où tu veux.
Ce sentiment
de libération soudaine !

Mais un jour
on n’a plus la force.
Tu peux renoncer.
Un invalide
montre sa puissance !

Tout le monde est mort. L’enchantement, dissipé.
On ne voit plus un seul moineau.

Il est temps que les étoiles de la nuit
racontent ce qui s’est passé :

dans notre désir de Dieu
nous nous sommes tournés vers les ténèbres.

Lui a décidé
de passer
en silence.

*

Le pas (Steget)

Parfois,
quand on regarde un film
où tremble un long printemps,
un film
où des personnes vivantes sont impliquées,
le photographe peut arrêter le mouvement,
l’instant se fige,
tout devient immobile,
comme si quelqu’un l’avalait.
– une paix étrange s’empare de toute chose
            qui fut vivante.
C’est la Mort
qui fait que la vie retient son souffle,
jusqu’à ce que la machine se remette en marche
            et que la lumière s’allume.

Ô, frères humains, sortez de votre cachette !
La mort est seulement le premier pas.
Nous savons si peu de choses de la Vie. Le plus important reste inconnu.
Un seul petit pas et tout est transformé.

*

Celui qui vient (Han som kommer)

Il vient,
j’entends Ses pas
dans mon cœur.
Il approche,
c’est pour moi qu’Il est chemin,
Il monte l’escalier
où la nuit suit le jour,
où joie et tristesse se sont rencontrées
et saluées
comme des amies.

Il vient,
j’écoute Ses pas
avec une inquiétude, une angoisse croissante,
je sais ce que j’ai cassé,
et Il est celui qui me jugera.
Parfois j’ai rêvé
qu’Il attendait,
parfois qu’Il prenait une déviation,
mais cela ne dure jamais longtemps
avant qu’Il revienne.

Une fois qu’Il est arrivé
et se tient devant la porte et attend,
le temps et l’espace
sont transformés,
il n’y a plus de lumière
et les pas se sont arrêtés
            dans l’escalier.
Il reste là et attend que la clé
se fasse connaître.
Alors c’est le cœur du sceptique
qui refuse de rester.

Dans mon angoisse je crois
qu’Il ne peut savoir
que je suis à la maison.
Mais celui qui vient n’est pas un étranger
– c’est ce que je parais
toujours oublier.
Il vient !
J’entends Ses pas, peut-être pour la dernière
            fois.
Et les questions s’accumulent
autour de la Réponse
– comme l’obscurité
autour d’un chant d’oiseau.

Combien de temps reste-t-il ?
Pourquoi la fenêtre de l’escalier
est-elle opaque ?
Combien de temps, Seigneur ?
Avant que, franchissant cette porte,
tu n’entres dans la plus petite pièce
et de ta foi vaste comme la voûte des cieux
libères le nostalgique
            prisonnier.

*

En transit (På genomresa)

Il tomba
à travers tous les cieux
et trouva
une manière de vivre
que personne
n’avait essayée.

Aucune réponse
– mais un début.

Les sceptiques disent :
Il n’existe plus.
D’autres : Cette ère
entre deux vies !

Au milieu de l’inintelligence
le plus intelligent
est d’être inintelligent.

Les prières ne s’arrêtent pas aux étoiles.
Les prières vont jusqu’à Dieu.

Bâtis-toi un autel
            dans la colère !
Ô, vague,
avec la paix !

*

Comment peut-on dire… (Hur kan någon påstå…)

Comment peut-on dire
que Hölderlin n’aimait pas les paysans !
Seul un hypocondriaque,
un opportuniste
peut se tromper de manière si colossale.
Hölderlin aimait les paysans !
Il aimait tout le monde,
même celui qui voit des fantômes en plein jour,
le somnambule politique,
qui vit encore
et détruit encore la terre fertile
– sans être là !
Seul un hypocondriaque
peut dire une chose aussi contraire à la vérité
que Hölderlin, qui était lui-même une charrue,
n’aimait pas les paysans !

*

Tu n’es pas seul… (Du är inte ensam…)

Tu n’es pas seul, certes tu vas mourir
aussi dans les hauteurs tu vas mourir
penché sur ton propre lit de mort
tu peux suivre le combat incertain

*

Nous aussi nous avons la censure… (Vi ha censur nu…)

Nous aussi nous avons la censure :
des critiques qui pensent que leur goût
est le meilleur.

*

Crois-moi… (Tro mig…)

Crois-moi :
le monde va pourrir,
ignorant qu’il est
du seul sel
qui pourrait le sauver !

*

La liturgie des étoiles (Stjärnornas liturgi)

Comme des étoiles
tombent les moments brillants
dans notre vie.

Une main invisible
les arrange
en message
plein de sens :

Que les ténèbres qui couvrent notre pays
se changent en rayons de lumière !

Indicible bonheur
quand le matin passe de l’or
            à l’orange,
car la colère de Dieu dure un instant
mais Sa grâce dure toute la vie.

*

Les cercles (Cirklarna)

J’ai formé un cercle
excluant Dieu,
un cercle ridiculement petit
juste pour moi.

Mais l’Amour dans ce monde
n’a pas perdu son temps,
il traça un cercle plus grand,
dans lequel je suis inclus.

*

La prière d’un amoureux de Dieu (En gudslängtares bön)

Donne-nous Ta réponse, Seigneur !
Même si nous ne pouvons l’atteindre.

Ce pourrait être un chant
autour de la Terre.

Donne-nous Ta réponse, Seigneur !
Comme un drapeau de victoire on la voit au loin.

Dis seulement nos noms !
Nous nous tendons vers eux !

Toi qui vois de nouveaux cieux
dans chaque instant d’année-lumière.

Donne-nous ta réponse, Seigneur !
Toi pour qui nous sommes appelés à vivre.

*

Devant l’avenir (Inför morgondagen)

Un poisson dans un bloc de glace :
le Christ dans la théologie.
J’ose à peine y penser :
que se passera-t-il
si la glace fond ?

*

Chanson du soir (Kvällsvisa)

Marie à la fontaine se rendit
et s’y refléta.

Un ange vint,
leurs regards se croisèrent.

L’ange pria Marie :
« Reste ! »

Marie dit :
« Je dois y aller. »

C’était un soir d’été,
au coucher du soleil.

Le vent souffla
et l’eau rit.

L’ange
hésita.

Marie n’était plus là
mais restait près.

De lointaines étoiles
souriaient, deux par deux.

*

Au jour du jugement (På domens dag)

SEIGNEUR,
le vent est de plus en plus froid
dans l’existence,
un vent glacé
frappe tous les hommes,
et pas seulement ceux qui n’ont point de tête.
N’attends pas plus longtemps, SEIGNEUR !
Laisse-nous éprouver la chaleur
de Ton arrêt !

*

Fleur de la fenaison (Slåtterblomman)

Si tu veux danser, petite fleur,
laisse la faux t’embrasser !
Si tu veux danser, petite fleur,
laisse la faux t’embrasser !
Ah, bienheureuse es-tu de rester là,
libre des maux de la terre !
La prochaine fois que le vent viendra avec une couronne de fleurs,
à la dernière danse de l’été il te conviera.
Hé, petite fleur ! Dansons dans l’éclat de la fenaison !

*

Psaume d’inhumation (Begravningspsalm)

Certes j’aspire
à Notre Seigneur Jésus-Christ ;
de tout mon cœur je veux être
là où le Fils de Dieu manifestera
au-delà de tout dégoût
la gloire des Cieux.

Je porte l’habit du pèlerin,
la Terre ne m’est point précieuse ;
bien que le Fils de Dieu m’aide dans mon voyage,
je suis heureux de quitter ce monde.
Aussi, dans mon tombeau,
jetez tout ce qui est de la Terre !

Paix merveilleuse
quand mon Jésus
m’emmène dans son royaume
et dans la lumière de la grâce me purifie ;
une âme et un esprit
là-bas c’est tout ce que je désire.

*

Au pied de la montagne (På bergets fot)

Au pied de la montagne
l’anémone bleue
regarde le voyageur
qui a fini de marcher.

Alors les fleurs se répandent
en nombre infini
et le voyageur disparaît
dans le bleu.

LII Trois articles sur l’indonésien et l’Indonésie

Les trois articles suivants, deux recensions de livre et une recension de documentaire filmé, ont été publiés dans la défunte revue de l’association franco-indonésienne Pasar Malam, Le Banian, dans le n° 21 de juin 2016 pour le premier et dans le n° 22 de décembre 2016 pour les deux autres.

Oeuvre de Geneviève Couteau (sert d’illustration à la couverture du Banian n° 21)

*

L’indonésien de Philippe Grangé

Philippe Grangé, directeur de l’Institut universitaire de l’Asie-Pacifique à l’Université de La Rochelle, membre du comité de rédaction et collaborateur régulier de la revue Le Banian, vient de publier un livre sur la langue indonésienne, aux éditions Peeters.

L’avant-propos, repris en quatrième de couverture, indique que l’ouvrage « a pour objectif de permettre au lecteur, même sans formation en linguistique, d’appréhender les caractéristiques essentielles de l’indonésien ». Le livre fait partie de la série Les Langues du monde, une collection de la Société de linguistique de Paris. Je confirme qu’une formation en linguistique n’est pas nécessaire pour lire et apprécier ce livre, qui n’en est pas moins un livre de linguistique, s’intéressant à la langue en tant qu’objet plutôt que comme un médium à acquérir comme le ferait une grammaire. Le vocabulaire technique inhérent au domaine de la linguistique ne manque pas, ce qui pourra dérouter le profane, mais, dans l’ensemble, ce n’est pas un obstacle dirimant à la compréhension du propos, ne serait-ce que parce qu’un bon nombre de ces termes sont explicités par l’auteur lui-même. Le fait que les citations anglaises ne soient pas traduites en français indique par ailleurs que le public visé a plutôt fait des études supérieures.

Il n’est pas non plus nécessaire d’avoir un bon niveau en indonésien pour apprécier le livre, qui pourra au demeurant consolider les bases acquises. Sa lecture permettra en tout état de cause de percevoir la logique de la langue et facilitera donc son apprentissage et son utilisation orale comme écrite.

Sans entrer dans une analyse approfondie des choix faits par l’auteur, qui serait bien au-dessus de mes capacités, je remarque tout de même que, par rapport aux grammaires que j’ai eu l’occasion d’utiliser pour apprendre l’indonésien, le traitement du sandhi, de ses exceptions et de leur raison d’être, est plus détaillé et plus précis, de même que le traitement des règles relatives à l’infixation (p. 71) ou encore de la différence entre sudah et telah (pp. 190 et s.), entre autres points sur lesquels je peux dire que la lecture du livre m’a permis d’améliorer ma connaissance pratique de l’indonésien.

L’ouvrage présente également des notes intéressantes sur les évolutions les plus récentes de la langue parlée (voire écrite, avec le mélange de langue écrite et de langue parlée qui se pratique sur internet) – par exemple, la tendance à remplacer l’affixe men- par nge, les suffixes -kan et -i par -in, etc. –, ainsi que sur la langue littéraire (pp. 193 et s.).

J’ai également appris que l’itération systématique utilisée pour certains noms d’animaux servait en particulier à désigner « les animaux sociaux ou apparaissant souvent en groupe » (p. 55). C’est une explication ingénieuse de ce recours un peu étonnant au marqueur du pluriel, mais je suis surpris de voir figurer, dans la liste de quelques « animaux sociaux » proposée par Ph. Grangé, l’araignée (laba-laba), qui me semble être l’exemple même de l’insecte solitaire, alors que, par ailleurs, le nom indonésien des fourmis (semut) et des termites (rayap) ne recourt pas à l’itération.

La section sur les néologismes est également très instructive. « Les néologismes sont presque toujours construits sur les bases sanscrites (langue morte prestigieuse) et/ou nousantariennes (de l’archipel, de préférence le malais). » (p. 50). Ce qui n’empêche pas l’emploi occasionnel de l’arabe, avec parfois des constructions arabo-sanscrites (nirakal, « insensé », nir sanscrit, akal arabe ; nirbau « inodore », nir sanscrit, bau arabe) témoignant, au même titre que de multiples autres phénomènes, du syncrétisme de la culture indonésienne. Cela dit, je ne sais pas si des considérations géopolitiques sont à l’œuvre dans le fait que l’arabe ne soit pas plus utilisé dans la construction de néologismes en indonésien. La description du sanscrit en tant que langue morte est par ailleurs certainement exacte dans le contexte indonésien mais ce serait une affirmation controversée en Inde, à tout le moins dans les milieux hindouistes, où certains s’évertuent à faire revivre le sanscrit en tant que lingua franca du sous-continent. Le dictionnaire sanscrit que j’ai l’habitude de consulter en ligne s’appelle spokensanskrit, « le sanscrit parlé ».

Enfin, ce livre intitulé L’indonésien ne manque pas de rappeler la similitude de cette langue (bahasa Indonesia) avec celle parlée dans la Malaisie voisine (bahasa Malaysia). Il relève cependant un accroissement des différences au fil du temps : « Les points essentiels de notre description de l’indonésien sont applicables au malaisien, car leur morphosyntaxe est largement commune. Cependant, leurs lexiques respectifs divergent de plus en plus. » (p. 3). Cela ne laisse pas d’étonner, compte tenu des efforts de rapprochement déployés dans le cadre du Majlis Bahasa Brunei Darussalam Indonesia Malaysia (MABBIM), rappelés par Ph. Grangé à la p. 23. Dans l’introduction à son dictionnaire indonésien-français (1984), Pierre Labrousse indique quant à lui : « les écarts linguistiques sont destinés à se réduire progressivement du fait de la volonté politique de faire évoluer l’indonésien et le malaysien vers une réunification. » Il semblerait donc que trente ans après ces efforts aient fait long feu.

Les différences, voire les différends, politiques pourraient l’expliquer, mais, d’un point de vue strictement pragmatique, ce n’est pas sans être un peu dommage, dans la mesure où parler de « l’indonésien-malais » (l’expression est de Grangé) contribuerait à élargir le public potentiellement intéressé, en visant un ensemble d’au moins quatre entités nationales plutôt qu’un pays unique. Un pays comme Singapour présente à cet égard, bien que de taille très réduite et malgré le fait que le malais n’y soit pas la principale langue officielle, un intérêt particulier en raison de son succès économique ; la liste du PIB par habitant (en parité de pouvoir d’achat) dressée par le FMI en 2015 place Singapour à la troisième place mondiale, juste devant… le Brunei (qui dispose de ressources pétrolières importantes). Singapour détient également le record du monde du quotient intellectuel.

Ph. Grangé ne passe pas non plus sous silence les ressources linguistiques disponibles sur internet, en particulier la version en ligne du Kamus Besar Bahasa Indonesia (p. 23), dont il précise qu’il existe une version gratuite pour smartphone. Cette application, que j’utilise, recourt malheureusement à la publicité de manière abondante et passablement intempestive.

Enfin, en tant que membre du comité de rédaction de la revue Le Banian, je remercie Philippe Grangé de mentionner l’activité éditoriale de l’Association franco-indonésienne Pasar Malam (p. 26).

L’indonésien
Philippe Grangé
Éditions Peeters – Les Langues du monde, mars 2016
248 pages

*

Ailleurs des mots,
choix de poèmes d’Acep Zamzam Noor,
traduits de l’indonésien et présentés par Étienne Naveau

Les Presses Sorbonne Nouvelle éditent une série de « Cahiers de poésie bilingue » dont le cinquième numéro est Ailleurs des mots, un choix de poèmes d’Acep Zamzam Noor, poète indonésien contemporain (né en 1960), traduit et présenté par Étienne Naveau.

Chaque poème apparaît dans sa langue originale et vis-à-vis de sa traduction française. Des notes de bas de page explicitent les choix du traducteur. Cette lecture peut donc intéresser les amateurs de poésie ainsi que ceux qui étudient la langue indonésienne.

À condition qu’ils ne se laissent pas décourager par le quatrième de couverture : « Le langage consacre la perte de l’être. L’œuvre d’Acep Zamzam Noor … s’emploie à dire ce manque, en épurant la langue pour lui permettre de suggérer une réalité qui l’excède. » Cette pensée (anonyme) pourrait s’appliquer à tout ou partie de la poésie occidentale contemporaine, qui dérive indéfiniment dans l’hémisphère gauche du cerveau (intellectuel), mais non, je trouve, la poésie d’Acep, qui, comme tout ou partie de la poésie contemporaine des pays dits émergents, reste lisible et intéressante, n’ayant pas encore complètement renié son siège naturel dans l’hémisphère droit (émotionnel).

Le choix même du titre de ce cahier est insolite. Ailleurs des mots, pour un esprit un peu rigidement grammatical, signifie « il y a des mots ailleurs », mais c’est la traduction de Di Luar Kata, qui signifie, grammaticalement, « en dehors des mots » ou « en dehors de la parole », et l’explication du traducteur précisant, même si ce n’est pas franchement grammatical non plus, qu’il s’agit d’« un ailleurs des mots » est requise pour que le sens nous apparaisse. Les tendances idiosyncratiques et agrammaticales dans l’emploi de la langue, qui ne se justifient pas en tant que « licence poétique » dans une forme de versification entièrement libre, sont un trait saillant de la poésie « sénestrohémisphérique ».

Les pays émergents, dont l’Indonésie, ne présentent pas encore un tel tableau, et la poésie n’y a pas l’apparence d’une simple (mais obscure) réflexion sur la parole (« le langage consacre la perte de l’être »). On y est encore en prise avec la vie vécue. Et s’il est question, chez Acep, de mystique, et si « tout grand spirituel se nourrit du paradoxe » (citation d’É. Geoffroy par Étienne Naveau), le paradoxe chez le mystique ne fait pas, comme dans notre poésie contemporaine, l’effet d’une juxtaposition de termes s’annulant les uns les autres – l’effet produit par celui qui, dans un sens très concret, parle pour ne rien dire.

Dans son introduction, Étienne Naveau situe l’œuvre d’Acep Zamzam Noor dans la continuité des « grands mystiques musulmans comme Rûmî et Ibn ‘Arabî », ainsi que du poète indonésien Amir Hamzah, mais souligne aussi la parenté de son écriture avec celle de l’« artiste bohème » Chairil Anwar. Il évoque son éducation dans un pesantren de l’ouest de Java (Acep est le fils d’un maître de pesantren, ou kyai), son attachement à ses racines rurales et à son pays soundanais, son activité de poète et de peintre. Il qualifie son mode de vie de « rousseauiste ».

Le rattachement au courant de la mystique islamique, qui a produit de grands poètes, est abordé par Acep lui-même, qui revendique cette filiation en même temps qu’il se déclare indigne de porter le flambeau : « Je ne suis pas poète à la manière d’Attar ou de Rûmî / Ma bouche est flétrie des odeurs d’hôpital / Tandis que mon ouïe s’est durcie à charrier des déchets d’usine » (Bukan penyair seperti Attar atau Rumi Mulutku busuk meniupkan bau rumah sakit Sedang telingaku deras mengalinkan kotoran pabrik).

Le rousseauisme d’Acep est également apparent dans ses descriptions des villes et de leurs foules, telles que celle-ci, dans son poème Jakarta, où il s’adresse à la ville elle-même : « Comment pourrai-je aller tout droit / Vers ton cœur ? Je n’ai pas de plan, je n’ai pas appris les itinéraires / Les rues parfois m’égarent / Les panneaux de signalisation parfois me désorientent / Comme des affiches publicitaires » (Bagaimanakah aku bisa langsung Ke hatimu? Aku tak punya peta, tak hapal rute Jalan-jalan kadang menyesatkan Rambu-rambu kadang membingunakan Seperti papan-papan iklan). Une dénonciation poignante de la « pollution visuelle » des villes contemporaines, dont les pouvoirs publics commencent seulement à prendre conscience ou à prétendre y apporter des solutions.

Car les effets d’une telle pollution sont loin d’être négligeables : « Et je suis ivre / En buvant la boue du siècle, en mangeant les déchets de la civilisation » (Dan aku mabuk Minum lumpur zaman, makan sampah peradaban). Cet état d’ivresse ou de vertige (mabuk) conduit à des sentiments au mieux mitigés pour nos frères humains : « Pourquoi restai-je immobile, mon amour, / À contempler leurs triomphes qui m’écœurent / Mais aussi leurs échecs qui ne m’émeuvent plus » (Mengapa aku hanya diam saja, kekasihku, Menyaksikan kemenangan-kemenangan yang menggelikan Juga kekalahan-kekalahan yang tak lagi mengharukan).

Étienne Naveau rappelle également que l’allégorie mystique peut être chez Acep à double sens, à savoir que, si elle se sert , comme chez ses prédécesseurs, de l’eros humain pour décrire l’expérience de l’amour divin, elle peut aussi – et alors « la hiérarchie est subvertie » (Naveau) – se servir de l’expérience mystique pour décrire l’amour humain, comme dans le poème Zikir, où le dhikr, ou récitation incantatoire du nom de Dieu par les soufis, est adressé à une « Anne » selon toute apparence très humaine. De même, les vers « J’ai essaimé dans les bordels, les venelles humides [et même bourbeuses : becek] / Les wagons sans maîtres, les mosquées, les églises et les temples » (Kutabur di rumah-rumah bordil, gang-gang becek Gerbong-gerbong tak bertuan, masjid, gereja dan candi), du poème Dans des corps que je ne connais pas (Di tubuh-tubuh tak kukenal), ont un sens littéral que d’aucuns jugeront peu respectueux des sensibilités religieuses. Des poèmes mystiques plus classiques concluent l’ouvrage, dans la partie « Vers la clarté divine ».

Ailleurs des mots
Acep Zamzam Noor
Traduction de l’indonésien par Étienne Naveau
Presses Sorbonne Nouvelle, novembre 2016
96 pages

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Plantungan de Fadillah Vamp Saleh et Putu Oka Sukanta

Plantungan. Potret Derita dan Kekuatan Perempuan (Plantungan, un tableau de la souffrance et de la force des femmes) est un film documentaire indonésien d’une durée de quarante-cinq minutes réalisé par Fadillah Vamp Saleh et l’écrivain Putu Oka Sukanta en 2011. Il évoque le camp de Plantungan, où furent internées des centaines de femmes à la suite des purges politiques de 1965 qui visèrent en particulier le parti communiste indonésien (PKI ou Partai Komunis Indonesia), en donnant la parole à d’anciennes détenues. Le film est sous-titré en anglais.

Plusieurs femmes témoignant dans le film évoquent leur appartenance à des organisations proches du parti communiste, comme le Mouvement des femmes indonésiennes (Gerwani ou Gerakan Wanita Indonesia) ou les Jeunesses populaires (Pemuda Rakyat). D’autres ne paraissent pas savoir la cause de leur enfermement ; l’une d’elles dit par exemple qu’elle était totalement ignorante en politique.

Ces femmes furent d’abord internées, sans procès, à la prison de Bukit Duri, à Jakarta. Ce n’est qu’en 1971, donc quelque six ans plus tard, qu’elles furent transférées au camp de Plantungan, sur l’île de Buru. Le site était une ancienne léproserie à l’écart du monde, dans la forêt. Ce fait parlera aux connaisseurs de Michel Foucault, dont font apparemment partie les réalisateurs du film, qui évoquent l’ostracisme subi par ces femmes en raison de leur « lèpre politique » (lepra politik)*.

À l’époque, le site était à l’état d’abandon, impropre à habiter, a fortiori pour des centaines de personnes, et les femmes durent elles-mêmes en faire un lieu de vie, sans avoir les outils nécessaires : l’une d’elles rappelle qu’elles arrachaient les broussailles à la main. Les serpents s’y trouvaient en grand nombre, et les détenues s’en nourrissaient, ainsi que d’escargots, de crabes et de larves. C’est ce désert que les autorités indonésiennes appelaient un centre de réhabilitation pour détenus politiques. Le camp était clôturé.

Telles étaient les conditions à l’arrivée des femmes à Plantungan. Pour leur subsistance elles pratiquaient l’agriculture. Les autorités du camp leur imposaient par ailleurs divers travaux quotidiens, dont la nature n’est pas précisée dans les témoignages. Mais surtout, ces femmes, qui semblent avoir été pour la plupart des personnes éduquées de la ville, créèrent une clinique, d’abord pour leur propre usage et celui des autorités du camp mais dont les services furent bientôt demandés par les villageois des alentours. C’est ainsi que la règle selon laquelle les détenues ne devaient pas avoir de relation avec l’extérieur fut finalement ignorée et que la clinique de Plantungan devint un centre de soins important dans la région, et ce en dépit également des préventions initiales des populations à l’égard de personnes stigmatisées par le régime. Le succès de cette clinique paraît avoir été dû au fait que les détenues acceptaient les paiements en nature.

Les réalisateurs du film donnent également la parole à une jeune représentante de la Commission nationale indonésienne sur les violences faites aux femmes (Komnas Perempuan), un organisme qui conduit des campagnes de sensibilisation sur cette question et a publié des brochures et des livres sur le passé et la situation du pays en la matière. Elle évoque des violences sexuelles à Plantungan, qu’elle qualifie de viols.

Ce témoignage officiel alterne avec celui de l’une des détenues, qui sonne un peu différemment. Cette détenue, qui semble avoir été le médecin de la clinique, est plus ambiguë quant au rôle de certaines détenues, et je vais la citer. Elle affirme que certaines détenues étaient « coquettes » (flirtatious, dans les sous-titres anglais), « tentées par une vie facile ». Elle évoque en particulier le cas de l’une d’entre elles qui devint la compagne d’un commandant du camp et dont « l’attitude au jour le jour était devenue celle d’une épouse ». Elle ajoute : « Nous ne disions rien, nous avions peur, il n’était pas simple de savoir qui était ami et qui ennemi. C’était la situation dans le camp. » Une autre indique que deux enfants sont nés de la liaison d’une détenue avec un commandant.

Selon une source internet présentant le film, l’organisation Komnas Perempuan affirme, dans sa documentation, que deux enfants sont nés dans le camp de Plantungan « à la suite de viols ». Au regard du témoignage que je viens de citer, il faudrait souligner, si ces deux naissances ont bien eu lieu dans les circonstances décrites par l’ancienne détenue, qu’il s’agirait de viols sans violence – en dehors de la violence en quelque sorte globale résultant de l’enfermement des personnes et de leur soumission à des gardiens.

Or je perçois dans le témoignage cité une forme de reproche à l’endroit des détenues « coquettes », qui devaient chercher à améliorer leur situation de cette manière. Il me paraît également évident que la mère des enfants du commandant devait recevoir un traitement de faveur. Le discours officiel est que cette femme, étant donné le contexte, n’a pas eu le choix. Le témoignage de l’autre détenue n’est pas si catégorique, et il n’est pas du tout impossible que la « promotion sociale » de cette femme ait eu indirectement des conséquences négatives pour les autres détenues, dans le contexte de pénurie qui est celui d’un camp.

La question se pose dans les mêmes termes dans toute relation de dépendance sociale entre hommes et femmes, et en particulier sur le marché du travail. Les entreprises de certains pays, notamment anglo-saxons, interdisent les relations sexuelles entre leurs salariés. Si certains font valoir que le travail est pourtant le principal lieu de rencontres pour de nombreuses personnes, cette interdiction est toutefois conforme à l’idée que le choix de la personne est forcément contraint dès lors qu’il intervient dans une relation de hiérarchie. La littérature prolétarienne abonde en exemples d’ouvrières forcées d’avoir des relations sexuelles avec le patron ou le contremaître, et l’effet recherché par de telles histoires n’est pas douteux (voir, par exemple, La Jungle d’Upton Sinclair).

Le rapport entre l’ouvrière et le contremaître est homologique de celui entre la détenue et le commandant du camp. Et l’on peut également concevoir que les ouvrières qui ont indirectement à souffrir de la promotion gagnée par l’une des leurs en échange des faveurs, même involontaires, que celle-ci accorde au contremaître en veuillent, au jour le jour, davantage à leur camarade qu’elles ne la plaignent d’avoir été forcée de se donner au contremaître à cause des inégalités sociales. Il n’est pas impossible que l’ouvrière ainsi « distinguée », si l’on peut dire, soit même perçue comme passant à l’ennemi, tout comme la détenue de Plantungan aux yeux des autres détenues, qui ne savent plus, du fait de ces conditions nouvelles, qui est ami et qui est ennemi dans le camp.

Le film ne dit pas combien de temps ces femmes ont été détenues à Plantungan. Deux d’entre elles indiquent qu’elles ont été en tout et pour tout, c’est-à-dire en comptant les années à la prison de Bukit Duri, privées de liberté pendant quatorze ans, et ce, encore une fois, sans le moindre procès. Le retour dans la société n’a pas été facile non plus. Dans de nombreux cas, peut-être dans tous, il s’agissait seulement de liberté surveillée : les ex-détenues devaient par exemple demander une autorisation pour tout déplacement. L’une d’elle témoigne que son fils, qui avait été à l’école pendant son absence et avait donc absorbé le discours politique du régime, lui en voulait d’avoir été communiste. Enfin, malgré les démarches de plusieurs anciennes détenues auprès d’une Commission des droits de l’homme, la reconnaissance de leurs souffrances par l’État indonésien, sous forme de réparations, ne semble pas à l’ordre du jour.

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*C’est, je crois, dans Surveiller et Punir (à moins que ce ne soit dans son Histoire de la folie à l’âge classique) que Michel Foucault évoque l’ambiguïté des prescriptions relatives aux lépreux dans le moyen âge chrétien. J’avoue d’ailleurs ne pas comprendre ce qu’il reproche à ce qui passe autrement pour avoir été des mesures salutaires de prophylaxie empirique, destinées à éviter la contagion. Foucault aurait été plus clair s’il avait expressément évoqué les cagots, ces parias du sud de la France et d’Espagne, dont le véritable statut d’intouchables, en vigueur jusqu’à la Révolution française de ce côté des Pyrénées et jusqu’au dix-neuvième siècle en Espagne, était justifié par les coutumes locales sur le fondement de la lèpre qui leur était imputée, une lèpre pourtant totalement imaginaire aux yeux mêmes des médecins de l’époque.