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Poésie aborigène d’Australie – révolutionnaire

Les poèmes suivants, traduits de l’anglais, sont tirés de l’anthologie Inside Black Australia: An Anthology of Aboriginal Poetry (Penguin Books, 1988) (En Australie noire : Anthologie de poésie aborigène), réunie et présentée par l’écrivain et poète aborigène Kevin Gilbert.

Comme dans l’anthologie elle-même, les femmes sont bien représentées dans ma sélection puisque, sur neuf poètes, cinq sont des femmes, et, sur seize poèmes, neuf sont d’une plume féminine.

Les neuf poètes en question sont : Julie Watson Nungarrayi (un poème), Eva Johnson (un poème), Ernie Dingo (poète et acteur ; un poème), Bobbi Sykes (quatre poèmes), Oodgeroo Noonuccal, nom de plume (aborigène) de Kath Walker (deux poèmes), Robert Walker (décédé en prison à la suite des violences de ses gardiens, en 1984, à l’âge de vingt-cinq ans ; quatre poèmes), Steve Barney (un poème), Joy Williams (un poème) et Kevin Gilbert (auteur de l’anthologie ; un poème).

L’introduction de Kevin Gilbert dresse un tableau douloureux de la condition des Aborigènes. La colonisation de l’Australie fut extrêmement cruelle et macabre. Outre les blagues à tabac fabriquées avec des scrotums d’Aborigène (Introduction, p. xxi), on peut également citer le passe-temps des premiers Anglais d’Australie appelé « lobbing the distance » et qui consistait à enterrer des enfants aborigènes jusqu’au cou dans le sable pour voir qui enverrait la tête des malheureux le plus loin à coups de pied (xxii).

Plus connue est la pratique d’enlever les enfants aborigènes à leurs parents pour les élever dans des foyers blancs (évoquée dans le poème Une lettre à ma mère d’Eva Johnson, ci-dessous), officiellement pour civiliser les Aborigènes et, concrètement, comme trafic de travailleurs domestiques non payés.

Dans les années quatre-vingt du vingtième siècle, après plusieurs décennies de ce processus de « civilisation », les Aborigènes d’Australie connaissaient le taux de mortalité infantile le plus élevé au monde, et une espérance de vie de 49 ans pour les hommes et de 52 ans pour les femmes (xxiii).

Enfin, une note à l’attention du public qui ne serait pas familier avec la culture aborigène d’Australie, sur l’emploi de « rêve » et « temps du rêve » (dreamtime) dans les traductions : cela renvoie le plus souvent non pas non au phénomène physiologique mais à la conception religieuse spécifique des Aborigènes, à savoir à l’alcheringa, traduit par la littérature scientifique par « temps du rêve ».

Dreamtime Sisters (Soeurs de l’alcheringa), par Colleen Wallace Nungari

*

Pardon (Sorry) par Julie Watson Nungarrayi

J’entrai en rampant.
Le lieu était étroit et sombre.
Les rochers me surplombaient comme des dents :
dents essayant de mordre,
dents pour la défense des peintures.

Je m’allongeai sur le dos.
La voûte était trop basse pour rester assise.
Les kangourous sautaient le long de la voûte,
les serpents glissaient,
les varans couraient,
les émeus se pavanaient.

Je me demandais qui les avait mis là,
qui les avait peints avec des pinceaux de bois mâché,
l’un rouge, l’autre blanc, l’un ocre, l’autre noir ?
Ils les ont mis là il y a longtemps…
Les anciens Nyiyapali1,
il y a longtemps ; à présent, c’est tout ce qui reste.

Disparus aussi ces fiers chasseurs, les femmes creusant la terre pour le mata.
Leur langue, leur danse et leur chant.
Tout ce qui reste d’un peuple à présent :
de petits animaux peints.

PARDON !

1 Nyiyapali : ou Nyiyaparli, ou Niabali, une tribu aborigène.

*

Une lettre à ma mère (A Letter To My Mother) par Eva Johnson

Il y a longtemps que je ne t’ai pas vue, longtemps que je ne t’ai pas vue
Des hommes blancs nous ont séparées, je ne sais pourquoi
Ils me confient au Missionnaire pour que je sois enfant de Dieu.
Me donnent une nouvelle langue, un nouveau nom
Je pleure tout le temps, ils disent « Tu n’as pas honte ? »
Je vais dans une ville au sud, glaciale
J’oublie toutes les histoires que tu me racontais
Partis mon esprit, mon rêve, mon nom
Partie pour ces gens, notre terre ancestrale
Ils m’ont donné une mère blanche, elle me donne un nouveau nom
Je pleure tout le temps, elle dit « Tu n’as pas honte ? »
Il y a longtemps que je ne t’ai pas vue, longtemps que je ne t’ai pas vue.

Je suis devenue femme à présent, je ne suis plus un petit enfant
J’ai besoin que tu m’enseignes ta sagesse, tes légendes
Je suis ton Esprit, je resterai vivante
Mais dans la voie des Blancs tu ne survivras pas
Je lutterai pour ta terre, pour tes sites sacrés
Pour chanter et danser avec les grues en vol
Pour continuer à vivre selon tes traditions
La culture qui devait être mienne a été remplacée par cette mission
Il y a longtemps que je ne t’ai pas vue, longtemps que je ne t’ai pas vue.

Un jour ta danse, ton rêve, ton chant
Me ramèneront, moi ton Esprit, où j’appartiens
Ma Mère, la terre, le pays – je demande
Protection contre l’étranger qui règne, qui commande
Car ils ne savent pas où notre rêve a commencé
Notre destin se trouve dans les lois de l’Homme Blanc
Nous sommes deux Femmes, personne n’a raconté notre histoire
Mais à présent, alors que notre esclavage spirituel se poursuit
Nous tairons ce Fardeau, cette nostalgie, cette peine
Quand je t’entendrai Mère me donner mon Nom
Il y a longtemps que je ne t’ai pas vue, longtemps que je ne t’ai pas vue.

*

Poème d’Ernie Dingo

Nous ne sommes pas
Des étrangers
Dans notre propre pays
Seulement
Des étrangers
Dans une société européenne
Et il est dur
D’être l’un
Quand
La loi
Est l’autre.

*

Prière à l’Esprit de la nouvelle année (Prayer to the Spirit of the New Year) par Bobbi Sykes

Cher Esprit,
Nous voici à la fin d’une longue année de lutte
Contre de vieux ennemis, l’oppression, la faim, la souffrance,
Et de nouveau sur le seuil d’une nouvelle année…

Fais que cette année ne soit pas encore la même,
Ne me laisse plus entendre le cri d’angoisse
Depuis les prisons –

Ne me laisse plus entendre les lamentations de deuil
Des jeunes parents… sur leurs bébés.

Ne me laisse plus entendre le craquement
De la matraque sur la chair nue et les os
Et ne me laisse plus entendre
Le silence.

Ne me laisse plus voir les larmes retenues
Gonflant les yeux de mes sœurs noires
Quand elles voient même le petit rêve qu’elles avaient
Mourir.

Et
Ne me laisse plus voir la défaite voilée
Derrière les yeux narcotisés dans le temps du rêve
Du visage crispé de mes frères.

Mais à la place
Si je pouvais voir l’aube lente commencer
L’aube de la compréhension

La lente éclosion
Des yeux et des cœurs commencer

La lente mort
De l’hypocrisie commencer

La lente fin
Du racisme commencer

Car la légende nous dit, cher Esprit,
Que dans les commencements…

*

Requiem par Bobbi Sykes

Foules / sur leur trente et un / serrées comme des sardines
En rang pour saluer / avec drapeaux / et bébés
…La Reine /

Je pouvais voir / ton regard de pierre
Et je savais que tu n’étais pas là /
…Pour saluer /

Mais pour répudier / le huitième descendant
De Georges III / au nom de qui
…À l’époque /

Notre pays fut revendiqué pour Lui / maintenant pour Elle

Et tu étais magnifique / droit comme un i /
Montre-leur qu’ici /
Ce n’est pas un pays de minables vaincus /
Mais de fiers guerriers /
……..Dont l’heure est proche.

*

Un jour (One Day) par Bobbi Sykes

Marchant le long de l’avenue principale /
…À Blancheville
Captant tous leurs visages blancs /
…(Regarder ou ne pas regarder)
Jusqu’à ce que je me sente cernée /
…Perdue / ballottée dans une mer étrangère /
Et me réfugie dans l’observation intense
…(Tête baissée)
Des lignes et fissures
…Du trottoir.

Et je sentis ta présence / Frère inconnu /
…De l’autre côté de la rue /
Par-dessus têtes / et voitures
…Me lançant ton regard /
Ton salut / poing fermé /
…Sourire…

Ami noir /
…Tu étais majestueux /
Tes étincelles illuminaient la rue /
…Blancheville /
Et je ne marchais plus /
Frère /
…Je volais !

*

Rachel par Bobbi Sykes

Rachel est morte à la réserve de Palm Island après qu’un médecin refusa de la traiter au milieu de la nuit. Elle perdit la vie le 15 février 1974, âgée de huit mois.

Nommée d’après la Bible /
Ce bon et saint livre /
Arrivé dans ce pays
Avec le capitaine Cook
…………………….Et les haches en métal
…………………….Et les perles de pacotille et les miroirs
…………………….Et l’argent et les fusils.
Rachel ne marcha jamais au soleil
Ne sentit jamais la brise dans ses cheveux
Rachel n’a pas eu l’occasion de voir les choses que nous voyons
Rachel n’a pas eu le choix d’être ou de ne pas être…

Et l’A.M.A. et le D.A.I.A.2 couvriront l’être méprisable
Qui, par sa « négligence bénigne »3, préféra qu’elle ne grandît jamais,
Bien que lié par le serment d’Hippocrate, il n’en avait cure
…– Que son acte malfaisant le suive et le hante en tous lieux –

Car le pardon est plus tôt accordé à celui qui donne un coup
Qu’au médecin refusant d’aider un bébé qui ne sait pas
Que le racisme est son ennemi et l’apathie l’épée
Qui tranche son souffle fragile et la remet au Seigneur.

Nommée d’après la Bible /
Ce bon et saint livre /
Les gens qui l’ont apporté ici
Devraient y regarder à deux fois…
…………………….Laissez venir à moi les petits enfants…

2 A.M.A. et D.A.I.A. : Australian Medical Association et Department of Aboriginal and Islander Affairs.

3 Négligence bénigne : benign neglect, concept anglo-saxon renvoyant à la politique préconisée par le politologue Daniel Patrick Moynihan au Président Nixon en matière de tensions raciales aux États-Unis, à savoir ne rien faire. L’expression est devenue idiomatique pour toute forme de laisser-faire, voire, comme ici, de négligence vénielle dans les responsabilités imputables à quelqu’un.

*

La race sans bonheur (The Unhappy Race) par Oodgeroo Noonuccal (Kath Walker)

Le Myall4 parle

Homme blanc, tu es la race sans bonheur.
Toi seul a rompu avec la nature et produit des lois civilisées.
Tu t’es réduit en esclavage ainsi que le cheval et d’autres animaux sauvages.
Pourquoi, homme blanc ?
Ta police enferme ta tribu dans des maisons avec des barreaux,
nous voyons des femmes pauvres frotter le sol chez des femmes riches.
Pourquoi, homme blanc, pourquoi ?
Tu te moques du « pauvre gars noir », tu nous dis de devenir comme toi.
Tu dis qu’il faut abandonner notre liberté et notre loisir immémoriaux,
qu’il nous faut être civilisés et travailler pour toi.
Pourquoi, homme blanc ?
Laisse-nous tranquilles, nous ne voulons pas de tes cols de chemise ni de tes cravates,
nous n’avons pas besoin de tes routines et contraintes.
Nous voulons la liberté et la joie ancestrales que toutes choses possèdent à part toi,
pauvre homme blanc de la race sans bonheur.

4 Myall : Aborigène vivant à la manière traditionnelle.

*

Eucalyptus municipal (Municipal Gum) par Oodgeroo Noonuccal

Eucalyptus de la rue de la ville,
un dur bitume autour de tes pieds,
tu devrais être
dans la fraîcheur foliée des forêts
parmi les chants d’oiseaux sylvestres.
Ici tu ressembles
à ce pauvre cheval de trait
castré, brisé, chose martyrisée,
harnachée et ceinturée, dans son enfer immuable,
dont la tête basse et la triste mine expriment
le désespoir.
Eucalyptus municipal, il est si douloureux
de te voir ainsi
posé sur ton herbe noire de bitume –
ô mon concitoyen,
Qu’ont-ils fait de nous ?

*

C’est la vie (Life is Life) par Robert Walker

La rose au milieu des épines
ne sent peut-être pas le baiser du soleil chaque matin
et bien qu’elle soit forcée de voler la lumière
retenue dans les branches de ceux qui jettent l’ombre
c’est une rose et elle vit.

*

Isolement carcéral (Solitary Confinement) par Robert Walker

Vous a-t-on déjà demandé de vous déshabiller
Devant une demi-douzaine d’yeux violents,
Pressé contre un mur –
Vous ordonnant d’écarter les jambes et de vous pencher en avant ?

Vous a-t-on déjà claqué une porte au visage
Pour vous mettre à l’écart du monde,
Vous projetant dans l’espace hors du temps –
Dans le néant du silence ?

Vous êtes-vous déjà allongés sur un lit de bois –
Dans un pyjama réglementaire,
Et avez-vous déjà essayé de faire parler un seau –
Dans le plus grand sérieux ?

Avez-vous déjà supplié pour une couverture
Un œil regardant par un judas de porte,
En vous frictionnant à cause de l’air froid qui creuse la chair –
Et vous mordant la lèvre inférieure, en disant
………………« S’il vous plaît, monsieur » ?

Avez-vous déjà entendu des cris au milieu de la nuit
Ou les sanglots d’un prisonnier devenu dément,
Se répéter à l’infini dans le noir –
Menaçant de vous entraîner dans la folie ?

Vous êtes-vous déjà roulés en boule
En priant que vienne le sommeil ?
Êtes-vous déjà restés éveillés des heures durant
Attendant que le matin apporte encore un jour de solitude ?

Si vous n’avez jamais connu l’une de ces choses,
Inclinez la tête et remerciez Dieu.
Car c’est une chose bien étrange
Que ce système de réhabilitation.

*

Messages non reçus (Unreceived Messages) par Robert Walker

Est-ce que je rêve ?
Tu es là.
Je suis là.
…Mais ton regard
..Est au-delà de moi.

………………..Tu parles,
………………..Tes paroles sont claires.
………………..Je parle
………………..Tu n’entends pas.
………………..À l’intérieur – je bouge, troublé.

« Je te connais »
Toi, en écho : « Je te connais ».
Je tends les mains – mais ne touche pas.
Mon corps encore – encore mon corps,
Et j’ai encore échoué
À communiquer.

………………..Mes pieds marchent,
………………..Mon esprit se rappelant les mots que nous nous disions
………………..– mais pas complètement.
………………..La tristesse filtre à travers ma coquille
………………..Et me touche – et je me retourne joyeux.

Dans la file pour le déjeuner
Je dérive à nouveau vers l’oubli,
Las de mes efforts
Pour t’atteindre – te connaître
Comme tu dis me connaître.

La clé tourne – le jour meurt.
Et de nouveau je renais.
Enfant haletant pour recevoir son premier souffle de vie,
Rampant faiblement hors d’un œuf en plastique
Pour faire surface dans une cellule de prison.

Le stylo – automatique
Comme les battements de mon cœur.
La souffrance – une étrangère –
Stoppe tout, sauf mon cœur.
Des larmes acides consument des bris de coquille d’œuf.

Je sens
Et écris la vie dans chaque mouvement.
Le danger de mort dans chaque instant immobile.
Le temps tourne au-dessus de moi comme un vautour,
Puis rampe comme un homme à l’agonie.

Sommeil – la semence de mort
Me plonge dans le désir.
La nuit meurt – et de nouveau je suis conçu
Oublieux de la vie en dehors de ma coquille
Car à nouveau rien de plus qu’un fœtus – attendant ma libération.

*

Okay, soyons franc (Okay, Let’s Be Honest) par Robert Walker

Okay, soyons franc :
Je ne suis pas un saint,
Mais
Je ne suis pas non plus né au paradis.
Okay, okay !
Alors soyons franc :
J’entre et sors de prison
depuis l’âge de onze ans.

Et j’ai été mauvais,
……………méchant
……………et carrément dangereux.
J’ai baigné dans mon sang
dans des hôtels,
des foyers pour adolescents,
des commissariats de police.
J’ai maudit ma peau :
ni blanche ni noire.
Un rien du tout comme les autres
luttant pour être un monsieur important.

Ouais, alors on me traite de bâtard,
d’animal, de fouteur de merde ;
tandis que mes accusateurs regardent sans réagir mes frères prendre une raclée,
jetés ivres dans des fourgons de police, pleurant pour rejoindre le temps du rêve
Ma mémoire est encore humide des larmes de ma mère
tombant sur la sépulture de mon père.
Juste une famille noire comme les autres
seule et perdue dans la foire d’empoigne aux centimes.

D’aussi loin que je me souvienne,
On m’a toujours fait comprendre ma différence,
Et peu à peu mes souffrances m’ont éduqué :
se battre ou perdre.
« Partial », t’entends-je dire.
Alors essaye d’effacer les cicatrices de mon cerveau
et montre-moi l’autre versant de ton visage :
celui avec le sourire peint aux couleurs de notre terre sacrée que tu insultes.

« Partial ? » Ouais, mec !
Faut t’y faire, et tout le reste
« Tu es sorti du rang
et t’es fait remettre à ta place.
Alors reste tranquille », tu dis,
« Tu n’es pas comme les autres,
Tu as de la jugeote, un brillant avenir,
Ce n’est pas la guerre. »

Mais cela ne me dit pas ce que je veux savoir.
Alors dis-moi : pourquoi devons-nous rester dans le rang ?
Pourquoi devons-vous vivre à ta manière, dans un esclavage subtil
Pour avoir les choses qu’on avait pour rien ?
Pourquoi dois-je fermer les yeux
et faire semblant de ne pas voir
ce que tu es en train de faire :
à mon peuple – NOTRE PEUPLE – et à moi ?

Nom d’un chien, mec !
Ce n’est pas le moins du monde partial !
Viens lire la solitude et la confusion
sur les murs de cette cellule de sept sur onze.
Okay, je vais être franc :
Je ne suis pas un saint,
Mais
CLAIREMENT JE NE SUIS PAS NON PLUS NÉ AU PARADIS !

*

Vision (Vision) par Steve Barney

Ma mère est venue me voir
…dans une vision,
…Ma mère pleurait
…parce que, me dit-elle,
…Elle est lasse
…des blessures,
Elle est lasse de porter
…les pesants fardeaux,
…tours d’acier,
…voies de ciment
…et routes bitumées
…qui courent sur tout son corps,
Elle me demande de l’aider,
…de les empêcher de prendre le sang
…de ses veines,
Elle me demandait de répondre
à son appel,
Car ma mère est en train de lentement mourir
…mais je ne resterai pas sans rien faire
…à les regarder l’assassiner.
Aide-moi, mon frère,
…à prendre soin de notre mère,
Ô avant de perdre
…mon identité culturelle,
Je reposerai dans les bras de ma mère.

*

Ombres (Shadows) par Joy Williams

Ils passent dans des trains
Recroquevillés avec sérieux derrière des journaux,
Ils sont assis gravement dans des bus,
Ils marchent sans but,
Ils courent si nécessaire.
Ils dorment avec leurs femmes –
S’ils ne peuvent en trouver d’autres,
Ils flattent le riche
Et ignorent le pauvre.
Ils piétinent les cœurs sensibles
Et molestent ceux qui sont sans défense,
Ils sourient sardoniquement au misérable
Mais n’offrent qu’un mépris hautain,
Au désespéré ils donneront le coup de grâce
Pour l’éternité,
Mais jamais ils ne prennent la peine
De tendre une main secourable
À celui qui est seul.

Ils passent dans des trains
Recroquevillés avec sérieux derrière des journaux,
Ils sont assis gravement dans des bus,
Ils vivent…
……….Ils meurent…
……………Ils s’en foutent !

*

Le nouvel hymne vrai (The New True Anthem) par Kevin Gilbert

Malgré ce que dit Dorothée
du pays brûlé par le soleil5
Tu ne l’as jamais vraiment aimé
ni cherché à le rendre grand
tu pollues toutes les rivières
et souilles toutes les pistes
tes graffitis barbares
laissent des cicatrices là où les grands arbres poussent
les plages et les montagnes
sont couvertes de ta honte
l’injustice est le seul maître
malgré tes prétentions à la postérité
les boueuses rivières polluées
sont fermées par des clôtures au regard
des voyageurs et aux assoiffés
pour que paissent les vaches étrangères
une tyrannie domine à présent ton âme
aveugle à ta propre image
une dureté et des mœurs grossières
la marque à présent des tiens

Australie ô Australie
tu pourrais être fière et libre
nous pleurons d’amère angoisse
devant ta haine et tyrannie
corps noirs balafrés frissonnants
humanité enchaînée
vol de terres et meurtre racial
tu te vantes de tes gains
en copeaux de bois et uranium
la mort angoissée que tu répands
laissera aux enfants de ce pays
un héritage mort
Australie ô Australie
tu pourrais être grande et libre
nous pleurons d’amère angoisse
devant ta haine et tyrannie

5 « Malgré ce que dit Dorothée… » : La femme de lettres australienne (blanche) Dorothea Mackellar est l’auteur d’un des poèmes les plus célèbres en Australie, Mon pays (My Country), 1908, qui commence par ces mots : « J’aime un pays brûlé par le soleil… » et doit passer pour une sorte de poème national ou d’hymne non officiel.

Poésie moderne du Soudan

Les poèmes suivants sont tirés d’une Anthology of Modern Sudanese Poetry (Office of the Cultural Counsellor, Embassy of the Democratic Republic of Sudan, Washington D.C., sans ISBN et sans date de publication, la préface étant datée de 1982) réunie et présentée par Osman Hassan Ahmed et Constance E. Berkley. Il s’agit d’une publication de l’ambassade du Soudan aux États-Unis.

La plupart des poèmes sont traduits de l’arabe en anglais, sauf ceux de quatre auteurs du Soudan du Nord (dont je n’ai retenu, parmi ces quatre, qu’un poème) et ceux des deux poètes du Soudan du Sud inclus dans l’anthologie (le Soudan du Sud est peu, voire pas du tout arabisé), dont je n’ai retenu qu’un poème (de celui des deux poètes qui n’est pas le plus connu, mais c’est le choix qui m’était proposé qui l’a voulu).

Par conséquent, les présentes traductions françaises sont des traductions de l’original anglais dans le cas de deux poèmes (comme indiqué ci-dessous à côté du nom de l’auteur), et, dans tous les autres cas, des traductions à partir de la traduction anglaise de l’arabe. Pour ces dernières, il y a nécessairement un effet « téléphone arabe », ou d’entropie, entre l’arabe et le français (en vertu de la loi de la communication de Shannon). La préface indique que ces poèmes ne suivent pas les canons de la poésie soudanaise arabophone classique.

*

Beauté (Beauty) par Al-Tigani Yousif Beshir (Al-Tijani Yusuf Bashir)

Nous t’avons vénérée, ô Beauté,
T’avons abandonné nos âmes par amour et dévotion.
Nous t’avons donné la vie, avons ouvert ses fontaines
Pour tes yeux.
Nous avons idolâtré la moindre de tes charmantes faiblesses
Tant et si bien qu’elle nous ont conquis et subjugués.
Nous avons accompli tous les travaux possibles
Pour te rendre, ô Énigme, compréhensible.
Mais tu nous échappes toujours davantage.
Nous nous sommes efforcés de chercher pour toi des significations lointaines.
Mais tu parais toujours plus proche.

*

Petit Adam (Little Adam) par Mohammed Ahmed Mahgoub

Parfois il pleure, d’autres fois il joue
Mais clairement il se moque de tout !
Il espère, demande et recherche l’attention
Et retient sa colère et montre
Son amour. Il réclame la lune
Et faute de l’obtenir il pleure.

Cet enfant naïf
Avec ses hauts et ses bas
Son babillage et ses mutismes
Domine le monde, construit et forme.
Il gronde le chat, qui s’enfuit
Mais il a peur de la minuscule fourmi.
Il répand sa charité quand il aime
Et se montre avaricieux quand il est fâché.
Tu es un secret dont la nature ne peut être déchiffrée
Par personne. Es-tu un diable
Ou un ange, mon enfant ?

Tu es un moule de mal et de bien,
De jalousie aussi. Tu donnes à l’oiseau
Des graines mais tourmentes l’agneau.
Ton frère, le bébé, est l’objet de ta colère
Tu l’humilies et souffres quand il est heureux.

Tu reçois avec envie et joie
Le joli jouet, pour le montrer
Fièrement à tes amis. Mais, voilà,
Le jour n’est pas encore fini
Que le jouet est déjà cassé.

Et demain. Ah ! pour demain
Tu t’adaptes aux besoins de l’heure présente
Tu cesseras tes jeux et commenceras d’apprendre
Tu veilleras tard pour étudier
Et subiras les éternelles ironies de la vie.

Tu ne manqueras pas de désirs, mais avec une telle peur
De ce que nous coûtent nos désirs mortels
Tu sacrifieras et souffriras et courtiseras
Et connaîtras de l’amour ce que nous en avons tous connu
Et le bien et le mal en cette vie.

Puis tu oublieras, mon cher enfant,
La douceur de ces désirs humains
Et verras le paradis dans une paisible maison
Où homme, femme et fils sont réunis
Tu vois l’espoir dans les enfants.

Tu écriras, ou non, des vers
Et tu parviendras à la gloire dans ta jeunesse
Ou bien passeras toute ta vie dans la misère ;
Tu es une image de moi-même.

Tu es une part de moi et je suis
Ce que les générations passées ont tramé,
Tu n’es autre qu’une image d’Adam,
Où l’aube et le crépuscule prennent leur plus belle apparence ;
Ainsi les hommes sont-ils des ombres et des images.

*

Doute et Certitude (Doubt and Certainty) par Yousif M. Al-Tinay (Yusif Mustafa Al-Tinay) (original anglais)

Quelle perte et quel gâchis, aimer
Qui ne connaît l’amour !
Quelle perte et quel gâchis
Que les larmes versées pour ce qui ne les sèche point !

Puisse Dieu me pardonner ! Bien souvent
Elle fut généreuse de ses larmes.
Chaque fois que nous en voyions verser.

Elle fut conduite par l’amour à donner son doux baiser,
Et le doux nectar de ses lèvres
Étancha ma soif quand je le bus à petites gorgées.

Elle apaisait mon cœur anxieux
Chaque fois qu’il frissonnait
De désir ardent, et ainsi le sauva.

Si mon cœur a douté de son amour pour moi,
C’est la jalousie de l’amour qui le secoua.

Et l’amour est la meilleure excuse offerte
Par cela qui fut affolé de sotte jalousie.

Elle est ma bien-aimée, pour moi
…..la seule,
L’aimée que je reconnais
Par ses qualités pareilles au miel.

Mon amour pour elle grandit à chaque instant,
Comme la pluie tombant d’un généreux nuage.

Mon cœur est conforté chaque fois que mes yeux
Regardent les siens
Et voient en eux une mer dont les conques diamantines
Aux plongeurs sont inaccessibles.

Ses yeux sont si profonds par ce qu’ils disent,
Le plus clair étant que l’amour
A cédé la fleur que nous cueillons.

Chacun de nous est ivre de l’amour de l’autre,
Ainsi, ni les médisants ni quoi que ce soit
Ne pourra nous dissuader.

Je suis heureux avec elle,
Comme amant et comme aimé.
Combien fortuné le cœur dont
Les sentiments n’ont pas été vains !

Alors ! comment mon cœur pourrait-il, malgré
Le bonheur dont il jouit, permettre
À ses peurs de l’assaillir encore ?

Puisse la crainte qui est la sienne – un changement chez ma bien-aimée –
Ne se réaliser jamais jusqu’à
Ce qu’il cesse de battre !

*

Pickpocket (Pick-pocket) par Mohammed Al-Mahdi Al-Magdhoub

Il a faim et ne voit pas
Sa faim devenir une myriade d’yeux,
Dans chaque œil une bouche béante.

La faim l’a plongé dans la torpeur
Sa nourriture : des miettes
Tombées des tables profuses
Autour de lui tout est noir de rouille,
Enveloppé de mirage, obscurci par des nuages mouvants.

Et la souffrance ne vient pas seulement du feu
De chaque respiration,
Car la souffrance est la peine des ventres affamés
Et les miettes ne sont pas une réponse au rêve
Mais une vague de folie.

Il halète en soupirs las à la poursuite d’un désir fou
Combien d’heures longtemps attendues
Sont venues et reparties sans tenir leur promesse
Combien d’heures longtemps attendues
Sont venues et reparties, pour revenir encore peut-être.

Portes ouvertes, les cafés l’ont souvent vu
Passer sans boire une tasse,
Sans prendre sa part de leurs multitudes de verres
Ni se délasser sur leurs chaises nombreuses.

Ses pas le conduisirent à une mosquée
Cherchant une planche dans l’obscurité de la nuit
Où il pourrait peut-être endormir sa peine

Il s’endort, et dans son corps las endort
Des vallées de tristesse et des montagnes de soucis
Suscitant au-delà de la ténébreuse frontière
Des trésors où la nourriture irradie,
Boissons mousseuses et miches dorées,
Ses quelques miettes devenant en rêve
Des tables couvertes de mets exquis,
Son monde enveloppé dans les plus étincelantes mines
Son désert couvert par un mirage.
De lui ne reste
Que la tristesse roulée dans un burnous
Allant et venant comme un fantôme.

La nuit était calme, à part une brise fugace
Et des étoiles murmurant dans l’obscurité.
La lumière avait brisé ses chaînes
Avec son dernier souffle
Nourrie par les champs qu’elle avait nourris
Planant en agréable et lente lassitude,
La rosée convertie en feuillage dans son sein
Un oiseau regagne son nid
Pour dormir à l’intérieur du nid rempli de graines
Son bec infatigable
Au bord d’un ruisseau chantant,
Un horizon bleu dans ses ailes
Parmi l’aube parfumée de fleurs.

Et le matin revient inconscient
Une naissance à nouveau
L’homme misérable revient à la vie
Traînant sa fatigue.
Quand les flammes du matin brûlant ont mis le feu à ses pieds
Le sommeil l’appelle encore depuis l’ombre
Où les jarres d’eau restent fraîches
Une tasse d’étain à leur goulot
Il eut la nostalgie de sa mère morte il y a longtemps
Et le souvenir lui fit verser des larmes
Il s’endormit dans des rêves entortillés comme des lanières
Sans amis, sans amis.
Il ne pouvait rien faire qu’attendre,
Il ne pouvait rien faire que fuir.

Et le temps passa,
Son cœur regardait au loin son attente infinie
Il arriva au tombeau d’un saint homme
Où les gens se réunissaient en foule
Avec des offrandes.
Un arbre qui pousse et dont les fleurs ne fleurissent pas
Sauf avec des soupirs de tristesse
Blessure sur laquelle le blessé repose
Il marche
Sa nourriture la route sans fin
Où des foules et des foules cherchent une miette il y a longtemps perdue
Et ne trouvent que désastre.

Il eut la surprise de voir les maigres doigts de sa main grandir
Et dans son cœur rugit une jungle.

Parmi le tapage de la foire et de la foule
Il jeta sa paume émaciée
Qui tomba sur une vague effrayée.
Elle revint à lui furtivement
Tenant quelque chose qu’il ne pouvait voir
Mais qu’un passant vit bien.
Le lierre poussait sur les barreaux du tribunal
Changeant sa mine criminelle
Sans racines
Il tomba dans la cage du tribunal
Les bras autour des barreaux de fer,
Les yeux perdus dans l’abîme ouvert.

De son haut la justice regardait
– La paix soit sur elle
Vêtue de robes propres, sa voix un soupir
Sage d’aspect, tournant page après page
Léchant ses pattes
Faisant de chaque mot une épée rutilante –
Un chien à la peau galeuse, rongée
Avec des trous dans le pelage
Des crocs dégarnis luisants
Vivant d’une flamme féroce
Son maître le dressant à coups de pierre.

*

Le coquillage vide (The Empty Conch) par Mohammed Al-Mahdi Al-Magdhoub

J’étais debout sur les vagues de la mer rouge,
Les vagues étaient bleues, les vagues étaient vertes,
Les vagues étaient jaunes, les vagues étaient grises,
Mes yeux là-bas
………………………À l’horizon…
……………..Là-bas
………………………Les vagues étaient immobiles…
Les vagues
…..Comme un mur brisé
Dans le vide, brisant le vide.
………………………Le vide…
Entouré par des vagues pétrifiées de sable.
Où que je tourne la tête, des vagues
……………..Des vagues,

………………………Des vagues.

Et puis mes yeux me tirèrent en arrière,
Là où, à mes pieds,
Le ressac avait jeté un coquillage vide
Des profondeurs de cette mer torrentielle,
Et de leurs mouvements desquels il prit forme
Et reçut la vie et se mit à ramper,
……………………….Courant le long des vagues.
……………..Puis
Il perdit le mouvement
Et la structure resta.
Mes yeux étaient là-bas
……………………….À l’horizon…
Où les vagues étaient immobiles…
Les vagues comme un mur brisé, brisant le vide.
Les vagues de sable l’avaient entouré
Et s’étaient fossilisées sur lui.
Et moi,  je suis calme
………………………Tandis que dans mon calme
Existe un vide épuisant, et un souvenir mystérieux.

Ma vie est pleine de coquillages vides.
Et pas plus tard qu’hier j’enterrai un coquillage vide.
J’avais pris à ma vie sa forme et sa vie.
………………À présent,
Il repose sous terre…
Là-bas dans les tombeaux
De l’autre côté de l’horizon…
…..Suis-je un coquillage vide,
……………..Ma tombe est-elle là-bas…
Mon pays pourrait-il ne jamais voir
Ce que voient les poètes
Dans le tumulte de la vie

J’ai vu un coquillage vide…
…………………….Des paroles dépourvues de sens
Sortaient de son intérieur vide
Et les gens étaient des vagues…
Autour du coquillage
…………………….Ils faisaient silence,
…………….Admiratifs
…………………Mais ne cherchant jamais.

Naguère, même la poésie,
La poésie était un vin.
Elle ne guérit plus…
Je me souvins d’un poète arabe
Qui avait prophétisé…
Il s’était demandé, la douleur transperçant sa raison :
Si je cherche le vin pur grenat…
………………..Je le trouve,
Bien que manque encore
………………..L’aimée de mon âme…
……………Suis-je une pierre ?
………………..Et,
Pourrait-il voir, l’aveugle d’Al-Ma’arra1 ?

1 L’aveugle d’Al-Ma’arra : Abul Ala’ Al-Ma’arri, « l’aveugle d’Al-Ma’arra » du nom d’une ville en Syrie, poète du onzième siècle.

*

À un visage blanc (To a White Face) par Mohammed Al-Fayturi

Est-ce parce que mon visage est noir
Et le tien blanc
Que tu m’appelles esclave
Et piétines mon humanité,
Méprises mes croyances
Et me forges des chaînes,
Bois injustement le vin de mes vignes,
Te nourris insolemment de mon blé
Et me laisses dans l’amertume ?
Portes le vêtement que je me suis fatigué à tisser
Et me laisses vêtu de soupirs et de luttes ?
Tu vis dans un jardin d’Éden
Où la pierre fut taillée par mes mains
Tandis que je suis accroupi depuis longtemps dans les cavernes de la nuit
Couvert de ténèbres et par le froid glacial,
Me nourrissant de ma misère comme une chèvre,
La fumée de mon insignifiance s’élevant autour de moi.
Et quand la rivière de l’aube monte et déborde son cours,
Je réveille mes maigres moutons et les conduis au pré
Et quand ils ont engraissé, tu te régales de leur viande
Et me jettes les entrailles et la peau.
Non, frère, non. Mes sentiments révoltés
Ne peuvent plus être apaisés.
Hélas, je ne suis pas un hibou
Qui peut se nourrir de vers, ni un singe.
Je suis humain, ta mère et la mienne sont toutes les deux faites d’argile
Et la lumière n’est l’aïeul d’aucun de nous deux.
Alors pourquoi me dénies-tu mes droits
Tandis que tu prends ton plaisir :
Combien de temps dresseras-tu la tête comme mon maître
Et baisserai-je la mienne comme ton esclave ?
Est-ce parce que ton visage est blanc
Et le mien noir ?

Et quand la mort est esclave
Et quand l’agression n’est qu’esclave
Et quand les hommes libres sont esclaves en un pays conquis
Et quand le destin est esclave
Sous l’habit de Dieu
Et quand les messages des prophètes sont fallacieux
Et les religions destinées à tromper,
De chaque sépulture de mon pays surgissent
Les morts oubliés, les esprits brisés
Qui haïssent l’humanité, et tous les ennemis de l’humanité
Déversent leur mépris sur les cieux et le destin.

*

Afrique (Africa) par Mohammed Al-Fayturi

Afrique, réveille-toi. Réveille-toi de ton rêve noir.
Tu as dormi si longtemps, n’es-tu point lasse –
N’es-tu point fatiguée du talon du maître ?
Tu es restée couchée si longtemps sous le voile obscur de la nuit
Épuisée dans ta case décrépite
Délirante d’espoir jaune
Comme une femme qui de ses propres mains
Construit les ténèbres du lendemain
Affamée, mâchant ses jours
Comme le gardien paralysé du cimetière
Avec un passé nu
Et nulle gloire pour couronner l’avenir, nulle grandeur.

Afrique, réveille-toi. Réveille-toi de ton ego noir.
Le monde est passé à côté de toi
Les étoiles ont tourné au-dessus de toi.
L’inique reconstruit ce qu’il a détruit
Et le pieux méprise ce qu’il adorait
Mais toi tu restes où tu étais
Comme le crâne d’un naufragé mort
Et tu es comme le crâne d’un homme mort.
Je m’étonne que tes veines n’aient pas éclaté
Dans leur rire sarcastique.
Tu n’es qu’une esclave.

Que les cadavres de notre histoire ressuscitent
Que soit érigée la statue de notre haine.
Le temps est venu pour le Noir
Jusqu’ici caché aux yeux de la lumière,
Le temps est venu pour lui de défier le monde,
Le temps est venu pour lui de défier la mort.
Que le soleil s’incline devant nous,
Que la terre craigne nos voix.
Nous la remplirons de notre bonheur
Comme nous l’avons couverte de nos tristesses.
Oui, notre temps est venu, Afrique,
Notre temps est venu.

*

Un voyage (A Journey) par Mohammed Al-Fayturi

Que vois-je, ô ténèbres ?
Une caravane de bossus
Avançant péniblement dans la nuit,
Pieds nus, sans vêtements, hébétés,
Pleurant, se lamentant, et priant.
Conduits par un effroyable géant
Qui sème la misère dans leurs âmes.
Un géant plein d’orgueil et de vanité
Dont la poitrine frémit de haine et de folie.
Pleurez avec moi sur la procession des victimes
Qui remplissent l’air de leurs cris et gémissements.
C’est une ancienne pièce de théâtre
Jouée par Khafra et Mena2.
Après des milliers d’années
Les Pharaons dominent toujours les siècles.
Pourquoi sommes-nous si immobiles ?

Que vois-je, ô larmes ?
Un palais que créa la gloire.
Sont-ce là ses murs
Ou bien des miroirs sur les murs comme neufs ?
Ô jardin du paradis dans ta grandeur
Nous t’avons perdu quand nous t’avons désiré
Et nous te désirons quand nous ne pouvons te posséder.
N’exhale point ton parfum,
L’odeur de nos cases nous a suffoqués.
Ne danse point pour le Printemps,
Car les ténèbres de nos cases nous ont aveuglés.

Que vois-je, ô vie ?
Ma perplexité me rend fou.
Deux tombes, l’une en marbre
Dont les couleurs éblouissent,
L’autre gravée sur une pierre,
Je jure qu’à peine on la remarque.
Sur l’une le printemps est généreux
En roses et jasmins.
Sur l’autre marche l’automne,
Bénissant les maudits arbres d’épines.
Malheur à toi, ô Dieu juste,
Dont les décrets font de nous un objet de dérision.
Même devant la mortalité, il existe une balance
Pour séparer le diamant de la poussière.

2 Khafra et Mena : Deux pharaons d’Égypte.

*

En un pays étrange (In a Strange Land) par Salah Ahmed Ibrahim

As-tu connu l’humiliation d’être un homme de couleur
Et vu les gens te montrer du doigt en criant :
« Eh toi, le nègre noir ! »
Es-tu allé voir jouer les enfants un jour
Avec toute ta tendresse et ton émotion
Et quand tu fus sur le point de t’oublier complètement et de pleurer
Le cœur débordant,
« Comme les enfants qui jouent sont merveilleux »,
Ils te remarquèrent et coururent vers toi pour former une farandole :
« Un nègre noir, nègre noir, nègre noir ! »

As-tu connu la faim en un pays étrange
Et dormi sur le sol humide, la dure terre nue
La tête sur tes bras pour te protéger du maudit froid ?
Et quand tu t’en vas, tu éveilles la suspicion dans les regards,
Percevant le murmure des gens, les yeux des femmes qui se ferment,
Et un doigt pointé ouvre la plaie dans ton cœur poignardé.
Et tu portes toujours la couleur de ta peau comme une honte
Et dans ton sein se convulse le sentiment d’un être humain
Et tu pleures avec un cœur muet, suffoqué.
C’est l’humiliation que souffre le Noir en un pays étrange,
Un pays où l’on mesure les gens à leur couleur.

Une semaine passa, puis deux, et j’avais faim,
J’avais faim et personne pour s’en soucier.
J’avais soif et ils ne me donnaient rien à boire.
Et le Nil si loin, le Nil si loin.
J’étais seul, pensant à ma mère et à mes frères
Et à celui qui récite le Coran au milieu de la nuit
Dans mon pays, le lointain pays de mes amis
Au-delà de la mer et du désert,
Dans mon pays où l’étranger est respecté
Et où l’hôte est aimé
Et reçoit la dernière goutte d’eau au cœur de l’été
Et se voit offrir le dîner des enfants
Ou bien est accueilli avec un sourire s’il n’y a rien à donner.

Et je me mis à chanter avec passion – ma peine était aiguë.
Ô oiseaux migrateurs qui volez vers mon pays
Au nom de Dieu, emmenez-moi, je suis prêt,
Le destin m’a coupé les ailes
Je suis assis dans un coin sur ma valise
Et quand l’ombre décroît je me cherche un autre coin.

Mais les oiseaux sont partis et m’ont laissé
Ils n’ont pas compris le sens de mon chant.

*

Le fruit et le nectar (The Fruit and the Nectar) par Mohammed Al-Mekki Ibrahim

Une mulâtresse
Rose imbibée de couleur
Tes yeux sont des puits profonds de khôl
Les strophes d’une berceuse s’enroulent autour de ton corps

Je suis le nectar
Tu es le fruit
Et une centaine de bourgeons mulâtres
Fleurissent dans ton sein.

Africaine
Et Arabe
Tu es la parole équivoque de Dieu.

Celui qui t’achète vole
L’odeur des clous de girofle
À la brise du soir
Ses plages à l’île
Les vagues à la mer
Et la chaleur au soleil levant.

Celui qui te possède
Gagne un baume pour les plaies
Et un chant funèbre pour consoler sa tristesse.

Celui qui t’achète
Me prend aussi.
Oserai-je renoncer à mon âme
Et abandonner la parole de Dieu ?

Qu’ils demandent les palmes fléchissantes
S’ils ont vu des sables comme les tiens
Baignés par les ondes et scintillants.

Qu’ils demandent les golfes enveloppés de mystère
Si les vierges sirènes
Même en rêve
Peuvent t’être comparées.

Qu’ils demandent les vagues d’envahisseurs
Si dans les jours de la guerre
Ils ont rencontré une rebelle comme toi.

Qu’ils demandent.
Et à l’aube chaque tourterelle chantera
Ta beauté en fleur.
Qu’ils demandent.
Et l’épée et la parole répondront.

Ô fruit succulent.
Ils essayèrent de boire le vin de ta vie
Jusqu’à ce que la lie soit étanchée
Au ventre de ton fût.

Ils vinrent pour profaner le sanctuaire de ton honneur
Jusqu’à ce que la débauche se déchaîne
Et les turpitudes défient le regard du jour.

Maintenant ils sont partis.
Mais le fût profond reste plein
La ronde des coupes débordantes
Et des gobelets continue.

Secoue les racines du printemps,
Et de toutes les tristesses passées
Purifie ton âme.

Tord les citadelles endormies
Pour qu’elles se réveillent,
Et garde la vision de l’avenir.

Les abeilles vont et viennent dans les prés
Et les fleurs éclosent pour toi.
L’Est est Rouge.
Et tu es vêtue de joie.

Nous allons de l’avant, tandis qu’ils restent en arrière,
Jusqu’à ce que nous rencontrions la fin.

Le sommeil capture les yeux de tes amants
Quand ils reviennent avec des fantômes.

Pourquoi les palmiers dodelinent-ils confusément ?
Les oiseaux de la baie ne chantent-ils plus ?
Et le monde entier dort-il –
À part moi
Ton parfum
Et les lances croisées de tes gardes ?

Au moment où je les quitte,
Haletant, je cours vers toi
Les cheveux trempés
Les bras radieux de flammes.

Laisse la porte ouverte
Chauffe ton lit pour moi
Et asperge-toi de l’odeur du musc
Parce que, bercé dans tes bras au crépuscule,
J’ai une longue histoire à raconter.

Ô fruit succulent
Les moments d’amour sont courts.

Le jour point
La mer s’apaise
Admiratives les palmes bruissent
Le lac du palais se teint de profonds indigos
Les abeilles saturent de baisers les bourgeons de rose

Je suis jeune à nouveau
Resplendissant
Drapé dans les rayons éblouissants de la lumière nouvelle.

Réfléchis-toi dans mon visage un instant
Médite profondément sur ma figure

Car je pars avec l’imminent reflux
Mais avec la marée je reviendrai
Porté par les vents
Les vagues
Et les étoiles.

Dans ma résurrection
Je reviendrai d’entre les morts.
Mon visage
Tu reconnaîtras.

Car tu as gravé mon nom
Sur le sable et les rochers.
Et en commémoration
Je suis devenu un souvenir
Luisant sur les ardoises de l’amour.

À présent je meurs
Mon envie pour l’arôme de ton corps insatisfaite
Mon désir pour le contact de ta poitrine inassouvi.

Promets-moi que tu me convieras encore
À la chaleur de ton sein
Et enrouleras la nuit de tes cheveux

Autour de mes bras forts
Pour que ta couleur se fonde dans la mienne
Et que nous soyons un.

Je cesse d’exister en ce monde
Je me suis absorbé en toi.
Unis-moi aux tombeaux des fleurs équatoriales
Attache-moi aux jours de la souffrance
Enchaîne-moi aux temps de l’esclavage
Réunis mes restes immortels
Et jette tes bras autour de mon âme.

Ô mulâtresse
Je sens encore le parfum
Et la vigueur de ton corps
Africaine nue
Chaste Arabe
Tu es la parole équivoque de Dieu.

*

Le masque du chevalier (The Knight’s Mask) par Al-Nur Osman Abbakar (Noor Osman Abakar)

Cache cette beauté aux yeux du vieux magicien,
À la lune,
À ceux qui sont peinés de me voir triste,
Aux amateurs de géomancie dans les ruelles moisies de la ville
Tendeli3 est jalouse de toi.
Azat Al-Khalil4 est jalouse de toi.
Je suis jaloux de mes yeux qui te regardent –
Habillée et nue.
Avec le rebec je descends aux enfers
Trompant et blessant les gardes
Et rassemblant ta beauté cachée.
Porte une amulette
Et masque mon masque aveugle !

3 Tendelti : Ville du Soudan (glossaire de l’anthologie).

4 Azat Al-Khalil : Référence à une célèbre chanson du poète Al-Khalil à sa bien-aimée (glossaire).

*

L’enfant chante sur le balcon (The Child Sings on the Balcony) par Al-Nur Osman Abbakar

Les profonds soupirs de ma bien-aimée en exil
Sont répandus par une guitare oubliée
Dans l’esprit de l’enfant.
Les traits de ma bien-aimée en exil
Sont un châle dans le vent
Transporté jusqu’aux branches du balcon
Par un oiseau,
Un oiseau blanc comme les ailes de la pitié.
Les profonds soupirs de ma bien-aimée sont une guitare.
Les traits de ma bien-aimée sont un oiseau.
Dans mon cœur un flambeau du royaume
De ce matin à voir
Frotta ce qui était déchiré sur ma joue
Depuis les îles de clair-obscur de mon chemin,
Remplit les deux yeux
Des visions de deux vies séparées.
Les profonds soupirs de ma bien-aimée sont un oiseau.
Les traits de ma bien-aimée sont une guitare.
L’enfant embrasse la guitare.
L’enfant communie avec l’oiseau.
L’enfant chante sur le balcon.

*

Le jour où je suis né (The Day I Was Born) par Morris Onek Latom (original anglais)

Naissez, vous qui devez naître après moi,
Laissez-moi vous voir, vous que j’ai laissés derrière moi dans le ventre,
Que je hais le jour où je suis sorti du ventre !
Je poussai un drôle de cri le jour où je sortis du ventre !
Car je rencontrai de drôles d’yeux qui me regardaient,
De drôles de mains qui tenaient ma chair douce.
Je poussai un autre drôle de cri le soir même
Car en ouvrant les yeux pour de bon
Je vis que j’avais été rejeté de mon univers.
Étendu, désespéré, j’essayais de respirer,
Ma tête me faisait mal parce que j’avais été jeté
La tête la première.

Des sons sortis de la plus grande bouche que je vis jamais
…fermèrent presque mes oreilles.
Des lumières du plus grand éclat que je vis jamais
…me rendirent presque aveugle.
Du lait du plus grand sein que je vis jamais
…força son passage dans ma bouche.
Les mains de la plus femme la plus forte que je vis jamais
…déplièrent mes jambes.
Que je hais le jour où je suis né et fus jeté hors du ventre.

Naissez, vous qui devez naître après moi
Et écoutez ce qui arriva le jour où je suis né.
Que je hais ce jour où je suis né.
Car on ne me laissa pas le temps de penser.
Le vent souffla sur ma tête et mes oreilles,
La poussière entra dans mes yeux,
Et je fus forcé de déplier les jambes
Dans l’eau chaude du bassin.
Je poussai un drôle de cri
Mais sans force pour qu’on m’écoute.
Cela se passait le jour où je suis né.

Naissez aveugles,
Vous que j’ai laissés dans le ventre de ma mère,
Ainsi garderez-vous les visions
Auxquelles vous étiez accoutumés dans le ventre.
Ne voyez pas ce qui nous rend en ce monde
Aveugles, hagards…

Naissez sourds,
Vous que j’ai laissés dans le ventre de ma mère,
Ainsi n’entendrez-vous pas
Les insultes qui blessent.
Vous ne connaîtrez pas l’histoire
De notre tribu, de notre clan…

Naissez muets,
Vous que j’ai laissés dans le ventre de ma mère,
Ainsi ne révélerez-vous à personne
Les secrets de votre esprit.
Vous ne chanterez les chansons qui sont dans votre esprit
À personne d’autre qu’à vous-mêmes…

Naissez boiteux,
Vous que j’ai laissés dans le ventre de ma mère,
Ainsi épargnerez-vous vos jambes
Comme vous le faites dans le ventre.
Vous n’irez jamais chasser…