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Documents. « Panameñismo » : Arnulfo Arias et le panaméisme dans les années 30-40

La principale force politique panaméenne à avoir été éclaboussée par le scandale des Panama Papers en 2016 fut le Parti panaméiste (Partido panameñista), vieux parti panaméen qui, soutenant le pouvoir d’Arnulfo Arias Madrid, fut la formation politique qui dota le Panama de sa première Constitution d’État souverain, en 1941, le Panama ayant été jusqu’alors un protectorat des États-Unis.

La doctrine panaméiste est (ou était, car le scandale des Panama Papers trahit une corruption de ses hommes et de ses principes) un nationalisme anti-impérialiste réclamant une véritable souveraineté pour ce pays détaché de la Colombie en 1903 par des manœuvres états-uniennes visant au contrôle sur le canal de Panama : il était en effet plus simple pour les États-Unis de contrôler le canal quand l’entité politique avec laquelle ils devaient compter pour cela était non plus la Colombie mais un démembrement, une fraction de celle-ci.

Arnulfo Arias Madrid (1901-1988) entra en politique au sein d’une organisation connue sous le nom d’Action communale (Acción Comunal), fondée en 1923 et que le premier texte que nous avons traduit ci-dessous présente à grands traits. Il s’agissait d’une organisation inspirée du fascisme européen, comme son imagerie le démontre assez (cf. photo ci-dessous). Le coup d’État conduit par cette organisation en 1931 conduisit Harmodio Arias Madrid, le frère d’Arnulfo, au pouvoir. Arnulfo fut quant à lui trois fois Président du Panama, à la suite d’élections : (1) d’octobre 1940 à octobre 1941, date où il fut renversé par un coup d’État militaire téléguidé par les États-Unis, (2) de novembre 1949 à mai 1951, à nouveau chassé du pouvoir, cette fois par des émeutes déclenchant un vote du Parlement, et (3) du 1er octobre au 11 octobre 1968, renversé à peine élu par un coup d’État militaire conduit par le général Omar Torrijos. Il participa de nouveau à l’élection présidentielle en 1984 mais l’armée faussa les résultats de cette élection pour faire élire son opposant. On a rarement vu, que ce soit en Amérique latine ou ailleurs, un homme politique aussi plébiscité par les urnes et aussi empêché de gouverner qu’Arnulfo Arias.

Pour introduire le public français et francophone à l’idéologie du panaméisme, nous avons traduit de l’espagnol trois textes. Le premier (I) est celui qui insiste le plus sur le fascisme d’Arnulfo Arias, avec des approximations que nous soulignerons. Le texte est tiré de la littérature du mouvement nord-américain de Lyndon LaRouche, représenté en France par le haut-fonctionnaire Jacques Cheminade. Le texte que nous avons traduit ressemble, s’agissant du cadre interprétatif, à une resucée des thèses de Ludendorff en leur temps sur les puissances supra-étatiques, dont les sociétés secrètes, le mouvement d’Action communale panaméen, embryon du Parti panaméiste, étant décrit comme un appendice de l’Ordre de la Rose-Croix, lequel semble être pour le mouvement auquel appartient Cheminade une sorte de fil rouge dans l’histoire du national-socialisme hitlérien. Par ailleurs, l’auteur de ce texte prend pour argent comptant des rapports des services de renseignement états-uniens, ce qui signifie qu’il ne s’agit nullement d’un travail d’historien : en s’appuyant sur ce seul genre de sources, dont au prétexte qu’elles sont déclassifiées on peut facilement penser qu’elles font enfin la lumière sur des faits méconnus, en réalité c’est la même chose que si l’on prenait pour fin mot d’une affaire judiciaire des rapports de police en ignorant tout jugement par une cour. Encore une fois, les historiens sérieux ne commettent pas cette erreur, mais des militants politiques ne sont pas toujours aussi regardants. Même dans les régimes démocratiques, et même en temps de paix, il arrive que ces services jouent un rôle malsain de police politique au service des gouvernements en place. Nous soulignerons les points contestables dans ce texte.

Le second texte (II) est quant à lui tiré de la littérature panaméiste elle-même. Elle confirme de manière euphémistique la présentation générale du I quant aux influences du fascisme européen sur la doctrine panaméiste, tout en apportant d’autres éléments sur la constitution d’un parti de masse dans le cadre des institutions démocratiques du pays.

Enfin, nous donnons en Complément des extraits de la Constitution panaméiste de 1941.

Pour conclure cette introduction, un mot du terme panaméisme. Le mot espagnol est panameñismo, forgé à partir de l’adjectif panameño. Une traduction correcte consiste donc à prendre l’adjectif français « panaméen » pour appliquer le même traitement, ce qui donne « panaméisme ». Le terme « panamisme » que certains emploient, par exemple le Wikipédia français, est pauvre : si Arnulfo Arias l’avait voulu, il aurait appelé son parti « Partido panamista » mais il l’a appelé « Partido panameñista ».

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Photo : L’emblème d’Action communale figurait sur la page de titre de l’organe de presse du mouvement, comme on le voit sur cette photo. Ce symbole complexe comporte un faisceau lictorial comme dans le fascisme, et même deux, un grand et un petit, le petit ayant les lettres A au-dessus et C en-dessous (ce qui ne se laisse pas déchiffrer par le profane que nous sommes), une croix gammée, un livre ouvert surmonté d’une dague, qui évoque sans aucun doute les rites initiatiques décrits ci-dessous en I, et d’autres choses encore, dont une devise, « Veritas imperabit orbi panamensi », « la vérité dirigera le monde panaméen ». (Source photo : El Digital Panamá)

Les notes entre crochets [ ] dans le texte sont de nous. Des commentaires numérotés font également suite aux traductions.

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Plan

I/ Les éléments empruntés au fascisme dans la doctrine d’Arnulfo Arias

II/ Un fascisme démocratique ?

III/ Complément : La Constitution panaméenne de 1941 : Constitution panaméiste, la première véritable Constitution du Panama en tant qu’État souverain

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I/ Les éléments empruntés au fascisme dans la doctrine d’Arnulfo Arias

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Traduction :

En 1931, le Dr. Arnulfo Arias Madrid prit la tête d’un coup d’État contre le Président Florencio Arosemena, au cours duquel furent assassinés plusieurs membres de la Garde présidentielle du Palacio de las Garzas [siège de la Présidence de la République], et qui imposa comme Président Harmodio Arias Madrid, le propre frère d’Arnulfo Arias Madrid. L’organisation à la tête du coup d’État était le Mouvement d’action communale, une organisation secrète et clandestine de tendance nationaliste, fondée en 1923. De nombreux membres de l’organisation entrèrent dans les équipes du nouveau gouvernement.

Le Mouvement d’action communale était une organisation secrète dotée de rites d’initiation, comme l’a expliqué en 1964 l’un de ses membres, Víctor Florencio Goytía : « Après le serment de rigueur et la signature avec le sang, scellée dans un livre noir, au terme d’une cérémonie mystique, les membres étaient organisés en escadrons de combat ; les membres initiés d’Action communale utilisaient des capuches blanches, et les chefs des capuches noires1, qui permettaient seulement de voir les yeux ; ils avaient en outre un salut spécial, avec les mains croisées, pour reconnaître plus facilement un membre de la communauté. »

Le Mouvement d’action communale était organisé en escadrons paramilitaires en uniforme, adoptant la symbologie fasciste, avec un emblème qui incluait le svastika2, les faisceaux, une dague et un livre ouvert [voyez photo ci-dessus]. Une telle affirmation n’a pas de quoi étonner, car le Dr. Arnulfo Arias Madrid avait découvert et pratiqué l’occultisme durant son séjour de spécialisation médicale en Europe en 1925. Il entra en contact avec la société des Polaires qui avait des liens avec la société Thulé [Thule-Gesellschaft] en Allemagne, dont étaient membres le professeur Karl Haushofer, Rudolf Hess, Alfred Rosenberg et Adolf Hitler lui-même. Peu après l’arrivée au pouvoir d’Harmodio Arias Madrid, son frère Arnulfo Arias Madrid fut nommé ambassadeur du Panama en Italie, pendant le gouvernement fasciste de Benito Mussolini3, puis en France, de 1936 à 1939, où le Dr. Arnulfo Arias Madrid fut initié personnellement dans la société rosicrucienne, à laquelle il resta lié toute sa vie, de même qu’un grand nombre de ses partisans au Panama, comme nombre d’autres hommes de gouvernement liés au Troisième Reich allemand.

Le Mouvement d’action communale finit par se dissoudre, ses membres en venant à constituer diverses forces politiques, mais à la fin de la décennie 1930 la majorité d’entre eux se réunirent dans le parti fondé par Arnulfo Arias Madrid et qui allait le porter au pouvoir en 1940, le Parti national révolutionnaire (Partido Nacional Revolucionario), renommé par la suite adopterait Parti panaméiste (de tendance droitière et nationale-populiste), copiant le modèle de structure politique du NSDAP allemand.

En 1937, comme ambassadeur du Panama dans l’Italie de Mussolini [voyez note 3], Arnulfo Arias rencontra Adolf Hitler, Herman Goering, Adolf Himmler, Joseph Goebbels et d’autres dirigeants nazis, selon des rapports déclassifiés des Archives nationales du FBI nord-américain : « … il devint un nazi convaincu, corps et âme, et à son retour au Panama créa un parti politique nazi, le Parti national révolutionnaire ; en 1940, en tant que Président, Arias ordonna la création d’un escadron militaire de haut niveau dont l’entraînement fut confié au nazi guatémaltèque Fernando Gómez Ayau, qui travaillait sous l’autorité directe de l’ambassadeur d’Hitler au Panama, Hans von Winter, lequel les conseillait dans la formation d’une police secrète appelée la GUSIPA, la Garde silencieuse panaméenne (Guardia Silenciosa Panameña). »

Arnulfo Arias s’entoura de sympathisants nazis parmi ses amis intimes, ses partisans politiques et ses ministres, parmi lesquels Manuel María Valdéz (proche collaborateur politique d’Arias), José Ehrman (secrétaire d’Arias quand celui-ci était ambassadeur à Paris), Cristóbal Rodríguez (secrétaire général de la Présidence d’Arias), Antonio Isaza Aguilera (secrétaire privé d’Arias), le colonel Olmedo Fabrega (doyen et chef des escortes d’Arias durant sa présidence), le lieutenant-colonel Luis Carlos Díaz Duque (chef de la Garde présidentielle durant sa présidence), Julio Heurtematte (qui s’associa à Arias pour créer la société d’importation de voitures allemandes et japonaises Heurtematte & Arias), le capitaine Nicolás Ardito Barletta (chef de la Gusipa, coreligionnaire d’Arias dans la société rosicrucienne et ex-maire de la ville de Panama pour le parti d’Arias ; c’était en outre le père du Dr. Nicolás Ardito Barletta, un adversaire politique d’Arias qui lui disputa la Présidence en 1984, se faisant élire à une marge étroite – sous l’accusation de fraude électorale soulevée par Arias – en tant que représentant du Parti révolutionnaire démocratique, fondé par le général et révolutionnaire charismatique Omar Torrijos, qui avait renversé Arias en 1968).

Au cours de sa carrière politique initiale, Arnulfo Arias Madrid entendit « purifier » le Panama des « races inférieures ». En tant que ministre de la santé en 1933, dans le gouvernement de son frère Harmodio, il proposa une législation sanitaire pour la stérilisation des Noirs d’ascendance antillaise4, ainsi que l’application de l’euthanasie aux personnes âgées. Cette législation fut à l’époque rejetée par l’Assemblée nationale mais fut appliquée pendant le gouvernement d’Arnulfo Arias en 1940, à l’hôpital Santo Tomás de la ville de Panama.

De même, dans la nouvelle Constitution qu’imposa Arnulfo Arias Madrid en 1940, se trouvaient un article définissant comme « races interdites d’immigration les Afro-antillais, Chinois, Japonais, Hindoustanis et Juifs », ainsi qu’un article disposant que « les commerces de détail ne peuvent être gérés que par des Panaméens de naissance ». Un mémorandum du Département d’État nord-américain, produit juste avant le renversement d’Arias en 1941 – renversement promu par les États-Unis en raison des sympathies d’Arias pour l’Axe – rapporte la chose suivante : « … que le gouvernement d’Arias prévoit de prendre un décret-loi pour exclure des activités commerciales les Juifs, Hindoustanis, Chinois et Espagnols »5 (29 septembre 1941, N.A. 819.55J/4). (…)

De tels faits ressortent aussi du rapport confidentiel cité plus haut et envoyé en 1943 au Département d’État par l’ambassadeur nord-américain au Chili, Claude Bowers, dans une section intitulée « Activités subversives et déclarations d’Arnulfo Arias », qui décrit une entrevue d’Arias avec un informateur de l’ambassade nord-américaine : « … quand l’informateur entra dans la chambre de l’hôtel à Santiago du Chili où logeait l’ex-Président du Panama, le Dr. Arnulfo Arias, l’informateur leva la main en un salut nazi avec les mots ‘Heil Hitler’, à quoi le Panaméen Arnulfo Arias répondit de la même manière ; Arias dénonça la politique impérialiste des États-Unis et, interrogé sur son opinion quant au résultat de la guerre, il répondit qu’il avait cru une victoire des Alliés possible mais qu’avec les récents triomphes d’Hitler en Russie et en Afrique du Nord il pensait que la situation avait changé, que la Russie serait ‘liquidée’ au cours de l’hiver et qu’avec la victoire prochaine de l’Axe arriverait ‘le jour où nous serons libres’ ; enfin, quand il lui fut demandé s’il était partisan du nazisme, Arias dit qu’il était panaméen avant tout mais que si les nazis contribuaient à ‘notre émancipation latino-américaine’ il en serait un fervent admirateur. » (12 septembre 1942, N.A. 819.001/311, Arias, Arnulfo).

Rapport spécial de 1986 de l’Executive Intelligence Review, Lyndon LaRouche Foundation, Washington D.C. (décembre 2009)

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1 Il se pourrait que ces capuches ressemblassent à celles du Klu Klux Klan, c’est-à-dire avoir été coniques avec un sommet pointu. Un mot sur ce point. Il est évident que le KKK, qui se développa d’abord et surtout dans les États du Sud des États-Unis, a emprunté ce costume aux cofradías espagnoles de la Semaine Sainte, qui s’étaient répandues dans toutes les possessions américaines de l’Espagne, y compris aux États-Unis, dont la Louisiane espagnole de 1762, après le traité de Fontainebleau signé avec la France, jusqu’à 1800. Cette Louisiane espagnole couvrait plusieurs États où le KKK se développa par la suite. – Il est permis de supposer que le nom même du Klu Klux Klan est une allusion à ce costume emprunté : l’un des noms de cette capuche conique en espagnol est en effet cucurucho, et klu-klux peut être le son cu-curuch par déformation. Le nom du KKK reste un mystère à ce jour, et notre hypothèse semble moins fantaisiste que celle qui consiste à y voir le bruit d’un fusil que l’on réamorce. Le sens en est selon nous : le clan du (de ceux qui portent le) cucurucho.

2 En supposant qu’Action communale se fût doté de cet emblème avec svastika dès sa création, en août 1923, il convient de souligner que le NSDAP allemand dont le svastika était le symbole depuis 1920, n’avait guère encore fait parler de lui à cette date. Le putsch de Munich, par exemple, n’eut lieu qu’en novembre 1923, tandis que les fascistes italiens étaient au pouvoir depuis la Marche sur Rome d’octobre 1922. Il ne paraît donc pas absolument certain que le svastika d’Action communale fût un « emprunt » au national-socialisme allemand. Une autre possibilité est qu’il se fût agi d’un symbole indigène, la croix gammée étant, comme on le sait, un symbole ubiquitaire des civilisations amérindiennes. C’est le cas au Panama, parmi les Indiens Gunas (ou Cunas) de l’archipel de San Blas, qui obtinrent leur autonomie à la suite de la « Révolution de 1925 » et adoptèrent un drapeau orné d’un svastika, drapeau toujours en vigueur de nos jours. C’est une simple hypothèse de notre part. Du reste, la Constitution panaméiste de 1941 ne fait aucune mention des accords d’autonomie de mars 1925 concernant l’archipel de San Blas et l’autogestion accordée aux Gunas, si bien qu’on peut penser qu’Arnulfo Arias n’était pas un farouche défenseur de cet accord. Le titre XIV de la Constitution sur les « Provinces et le Régime municipal », est absolument muet quant à une quelconque spécificité de l’archipel.

3 Toutes les sources ne concordent pas sur le séjour d’Arias en Italie en tant qu’ambassadeur. La chose figure certes dans les les pages Wikipédia en anglais, par exemple, mais non dans celles en français ou en espagnol, ni par le texte ci-dessous en II. Selon ces dernières sources, le champ d’action d’Arnulfo Arias comme ambassadeur couvrait différents pays européens parmi lesquels l’Italie n’est pas nommée, et avait son siège à Paris. Il est fréquent que les petits pays nomment un seul ambassadeur pour plusieurs pays.

4 L’affirmation paraît sans fondement et mériterait à tout le moins d’être précisée. Les Noirs dont la langue maternelle n’est pas le castillan sont une catégorie parmi d’autres de « migrants interdits » dans la Constitution de 1941. Mais les autres catégories sont définies de manière plus extensive : par exemple, les personnes de race jaune sont toutes interdites d’immigration au Panama par cette Constitution sans que celle-ci fasse une différence selon la langue maternelle dans ce cas. D’un côté, par conséquent, la race noire est davantage acceptée que la race jaune dès lors que le texte constitutionnel fait jouer pour la première et pour celle-ci seulement un critère de langue. Les Noirs dont le castillan est la langue maternelle pouvaient immigrer au Panama. D’un autre côté, le fait qu’une personne née au Panama d’une personne appartenant à la catégorie des migrants interdits a tout de même la nationalité panaméenne si l’autre parent est Panaméen, connaît une exception quand le père appartenant à la catégorie de migrant interdit est un Noir dont la langue maternelle n’est pas le castillan (art. 12), c’est-à-dire que la Constitution semble en effet réserver le traitement le plus strict envers les personnes qui réunissent dans leur personne deux traits : (a) être de race noire et (b) ne pas avoir le castillan pour langue maternelle. De toute évidence ce sont les Noirs anglophones et francophones qui sont visés. Voyez la note 5 et notre choix d’articles de la Constitution de 1941 ci-dessous. Par conséquent, l’expression de « race inférieure » à éliminer par stérilisation est une grossière erreur ou une diffamation : pourquoi ce régime aurait-il cherché à éliminer les Noirs en tant que race inférieure alors qu’il n’interdisait pas d’immigrer aux Noirs de langue espagnole ? Cela n’a aucun sens. Soit l’auteur a mal compris le rapport des services secrets états-uniens dont il rend compte, soit c’est ce rapport qui est un tissu de faussetés. Sur la base de faits vrais, à savoir l’existence constitutionnelle d’une catégorie de « migrants interdits », l’un ou l’autre élucubre. S’il y a eu un programme de stérilisation envers les Noirs, il ne peut avoir visé ceux qui étaient libres d’immigrer dans le pays, mais seulement ceux, au maximum, à qui faisait défaut un certain trait culturel, à savoir la langue espagnole. Et même concéder ce point semble absurde ; l’un ou l’autre semble avoir allègrement mêlé deux dispositions de nature différente, à savoir une législation migratoire et une législation de nature eugéniste, appliquant sans fondement les moyens de la seconde aux objectifs de la première. S’il s’agissait d’une politique de nettoyage ethnique, comme l’un et/ou l’autre le laisse entendre, la stérilisation est bien moins propre à ce résultat que l’expulsion ou la pure et simple élimination physique directe. Bref, tout cela n’a aucun sens.

5 C’est l’article 23, alinéa 3, de la Constitution qui définit la catégorie des personnes interdites d’immigration. Il est rédigé comme suit : « Sont interdits d’immigrer : la race noire quand la langue maternelle n’est pas le castillan, la race jaune et les races originaires de l’Inde, de l’Asie mineure et de l’Afrique du Nord. » Il y a dans l’article, au paragraphe en question, deux citations qui ne se recoupent que partiellement. L’une omet les Japonais, l’autre omet les Espagnols. Chinois, Japonais et Hindoustanis relèvent des sous-catégories « races jaunes » pour les deux premiers et « races originaires de l’Inde » pour les troisièmes. En revanche, les Espagnols ne paraissent relever d’aucune des sous-catégories établies par la Constitution et le décret-loi évoqué en ces termes par les services secrets nord-américains était donc forcément inconstitutionnel : le plus probable est que ce rapport des services secrets n’est pas fiable. Quant aux juifs, nommés dans les deux citations, la constitutionnalité de leur interdiction serait également problématique mais cette interdiction pourrait à la rigueur signifier que le gouvernement entendait la catégorie « races originaires d’Asie mineure et d’Afrique du Nord » comme incluant, outre les Arabes et les Berbères, les Juifs dans toutes leurs composantes.

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II/ Un fascisme démocratique ?

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Arnulfo Arias Madrid

Traduction de « L’Ordre Arnulfo Arias : Sa mémoire est bien vivante », par Enrique de Obaldía, avocat.

En 1925 le Dr. Arias fut témoin de l’intervention militaire des États-Unis qui étouffa la grève des loyers6 en causant morts et blessés, cet événement influa sur le sentiment nationaliste du Dr. Arias, le poussant à rejoindre le Mouvement d’action communale.

En ce temps-là, le pays souffrait d’un état grave de décomposition politique, économique et sociale, produit de la structure semi-coloniale imposée par le traité antinational Hay-Buneau Varilla de 1903, et cette situation empêchait la croissance et le progrès de la Nation.

C’est comme conséquence de cette réalité que, le 2 janvier 1931, malgré les risques d’une intervention nord-américaine prévue par la Constitution et le traité du Canal, Action communale mène un coup d’État contre le Président Florencio Harmodio Arosemena, le renversant. La participation du Dr. Arnulfo Arias fut prépondérante et fondamentale pour l’exécution de la « Révolution libertaire » (Revolución Libertaria) du 2 janvier 1931, car il fut l’un des chefs les plus habiles et déterminants pour l’action armée de ce coup d’État. C’est en effet le Dr. Arias qui dirigea les opérations, en particulier la prise du palais présidentiel.

Après cette geste héroïque d’Action communale, le Dr. Arnulfo Arias occupa sous l’administration du Dr. Ricardo J. Alfaro (1931-1932) et de son frère le Dr. Harmodio Arias Madrid (1932-1936) des fonctions publiques importantes, en tant que ministre des travaux publics et ministre de la santé.

En reconnaissance de ses contributions à la campagne électorale de 1936, le Président Juan Demóstenes Arosemena nomma le Dr. Arnulfo Arias envoyé extraordinaire devant les gouvernements de France, d’Angleterre, de Suisse et du Danemark, établissant à Paris le siège de sa mission diplomatique. Durant son séjour en Europe, de 1936 à 1939, il fut en outre délégué du Panama devant la Société des Nations, à Genève en Suisse, et envoyé spécial au couronnement du monarque britannique George VI.

En Europe, Arias entra en contact avec les idéologies alors en vogue et qui comportaient une forte charge nationaliste. Ces manifestations patriotiques fascinèrent Arias. Il fut également impressionné par la législation sociale avancée qu’adoptaient presque toutes les nations du vieux continent. Il profita de cette expérience pour étudier différentes formes démocratiques de gouvernement, promotrices d’un nouvel ordre social et de l’intervention ordonnatrice de l’État.

Fin 1939, le Dr. Arias Madrid accepta depuis son séjour parisien la candidature à la Présidence de la République pour son parti, le Parti national révolutionnaire (PNR), auquel s’associèrent les partis conservateur, libéral national, démocrate, et libéral uni. Devant ce défi, le Dr. Arias était décidé à engager de nouvelles politiques pour le pays, fondées sur les principes nationalistes d’Action communale et les nouvelles idéologies naissantes en Europe7.

De retour au Panama pour conduire sa campagne électorale, devant un rassemblement de masse sans précédent dans l’histoire politique du pays, le 22 décembre 1939, devant la gare ferroviaire de la ville de Panama (l’ancien Musée panaméen de l’Homme « Reya Torres de Araúz », aujourd’hui l’École des beaux-arts de la Place du 5 Mai), le Dr. Arias présenta une nouvelle doctrine politique qu’il nomma « Panaméisme » (Panameñismo).

Cette doctrine était inspirée par un nationalisme culturel, démocratique et économique, basé sur l’exaltation de nos racines historiques et sur notre droit à bénéficier de notre position géographique8. Elle avait pour idées directrices l’intervention ordonnatrice de l’État, en remplacement du caduc laisser-faire, et l’adoption de droits sociaux.

Le Dr. Arias définit la doctrine panaméiste dans les termes suivants : « Panaméisme sain, serein, basé sur l’étude de notre géographie, de notre flore, de notre faune, de notre histoire et de nos composantes ethniques. C’est seulement de cette manière que nous pourrons parvenir à l’excellence d’institutions équilibrées et au gouvernement parfait qui produira la plus grande somme de bonheur possible, la plus grande sécurité et stabilité sociale et politique. » Cette déclaration peut se structurer en trois principes de base :

  1. Le nationalisme d’Action communale, tendant à défendre, à développer et à dignifier la nationalité panaméenne ;
  2. La pleine démocratie, la participation effective du peuple au pouvoir public pour forger son destin et son développement socioéconomique ; et
  3. La souveraineté nationale sous la devise « Le Panama aux Panaméens », dans le but de fortifier et grandir notre image de nation souveraine et indépendante.

Le Dr. Arias remporta une victoire éclatante aux élections de 1940 face au candidat du Front populaire, une alliance de socialistes, libéraux et communistes dont le candidat, Ricardo J. Alfaro, pour éviter l’intensification du climat de violence politique, s’était, curieusement, retiré de la campagne électorale de manière anticipée.

Une fois au pouvoir, le 1er octobre 1940, le Dr. Arias appliqua un plan de développement national fondé sur la doctrine panaméiste et commença l’application d’un programme de gouvernement qui poursuivait l’œuvre nationaliste et innovante des administrations des Présidents Harmodio Arias Madrid (1932-1936), Juan Demóstenes Arosemena (1936-1939) et Augusto Samuel Boyd (1939-1940), approfondissant au maximum un authentique processus révolutionnaire.

La première et principale décision du gouvernement révolutionnaire du Dr. Arias fut l’abrogation de la Constitution conservatrice et antinationale de 1904, qui fut remplacée par la Constitution du 2 janvier 1941 modernisant les structures de l’État panaméen et complétant l’abrogation du droit d’intervention des États-Unis.

Le travail gouvernemental, s’agissant de la législation, fut complété par 103 lois et six décrets-lois qui développèrent les nouveaux principes constitutionnels et introduisirent des changements importants tels que : l’inscription des femmes sur les listes électorales et le vote féminin, la création de la Banque centrale d’émission de la République chargée d’émettre le papier monnaie panaméen, la protection de la faune et de la flore, la protection de la famille, de la maternité et de l’enfance, la promotion de la sécurité publique et de la sécurité sociale, le développement de la santé publique, le patrimoine familial (patrimonio familiar) inaliénable des classes pauvres ouvrières et agricoles, la promotion de l’éducation populaire, des arts, du sport, de la culture vernaculaire et du folklore national, la protection du patrimoine historique, la nationalisation du commerce de détail, la première loi organique d’éducation, la création de la Banque agricole, la création du tribunal de tutelle des mineurs, la défense de la langue, la régulation des contrats de travail et le droit des travailleurs à des congés annuels payés, l’indemnisation des accidents, le droit de grève, l’égalité salariale entre hommes et femmes, la maternité ouvrière, l’établissement de la journée unique de travail dans les administrations publiques, la promotion de logements populaires et la planification urbaine, l’habeas corpus, le recours en protection des garanties constitutionnelles, le tribunal des contentieux administratifs, la fonction sociale de la propriété privée, la réorganisation de la police nationale, déclarant le Président de la République chef suprême de cette institution, et son œuvre majeure : la Caisse de sécurité sociale.

De même que le 10 mai 1951 et le 11 octobre 1968, le 9 octobre 1941 des secteurs oligarchiques, rétrogrades et antinationaux conduisirent un coup d’État contre le Dr. Arias, le renversant et freinant ainsi le prodigieux développement économique, politique et social dont jouissait alors le pays.

Il convient de souligner que l’opposition du Dr. Arias à l’établissement de bases militaires des États-Unis sur le territoire national en dehors de la Zone du canal pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que son refus d’employer militairement les navires sous pavillon panaméen, furent les principaux éléments qui occasionnèrent ledit coup d’État9.

Par une mesure du Président Enrique Adolfo Jiménez, le Dr. Arnulfo Arias Madrid put retourner dans son pays en 1945, après avoir subi l’exil. À son retour, le Dr. Arias s’engagea de nouveau dans la vie politique nationale.

tupolitica.com, 4 août 2008 (organe de presse panaméiste).

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6 « Huelgas inquilinarias » : Ces grèves des loyers par les travailleurs panaméens n’étaient pas une petite affaire puisqu’il arriva au gouvernement de demander à l’armée nord-américaine présente dans la Zone du canal de les réprimer par la force, dans les années 1920, ce dont il est dit ici qu’Arnulfo Arias fut témoin. Voyez le poème Chant au quartier du Marañón d’Álvaro Menéndez Franco que nous avons traduit en français dans notre billet de « Poésie anti-impérialiste du Panama » ici.

7 C’est une façon euphémistique de décrire l’influence des régimes totalitaires européens. Toutefois, comme il s’agit essentiellement d’interventionnisme étatique, et que pour le reste Arias resta partisan de l’élection, on pourrait tout autant rattacher son action à celle du Front populaire en France ou le situer dans une même classe qu’un de Gaulle en 1958.

8 C’est-à-dire le droit des Panaméens d’être souverains chez eux, ce qui devait inclure à terme la souveraineté sur le canal.

9 L’auteur nord-américain de I apporte des éléments des services secrets états-uniens pour dénoncer ces mesures de pure et simple neutralité comme étant motivées par une sympathie envers les pays de l’Axe. Comme si l’on ne vouloir être neutre sans avoir d’intentions hostiles. Quoi qu’il en soit des motivations d’Arnulfo Arias, il est impossible de voir dans les deux refus mentionnés autre chose qu’une politique de neutralité. Or il fut renversé en raison de cette politique, I et II s’accordent à le dire bien qu’ils ne portent pas la même analyse. La maxime « Qui n’est pas avec moi est contre moi » est souvent associée à Staline : on voit que les États-Unis la pratiquaient pendant la Seconde Guerre mondiale.

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Complément :
La Constitution panaméenne de 1941

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La Constitution panaméenne, et panaméiste, de 1941 fut en vigueur jusqu’en 1946. Tirant les conséquences de l’accord Hull-Alfaro de 1939, elle mit fin au régime de la première Constitution panaméenne de 1904 qui faisait du Panama un protectorat des États-Unis. L’accord Hull-Alfaro et la Constitution de 1941 maintenaient cependant l’existence d’une Zone du canal sous souveraineté nord-américaine, qui ne fut supprimée qu’avec les traités Carter-Torrijos de 1977.

La Constitution de 1946 fut à son tour abrogée et remplacée en 1972, après le coup d’État de 1968 qui renversa de nouveau Arnulfo Arias. Cette dernière Constitution de 1972 est encore en vigueur aujourd’hui ; c’est la quatrième plus ancienne d’Amérique latine, après celles du Mexique (1917), du Costa Rica (1939) et de l’Uruguay (1967). Ce classement appelle quelques remarques. La Constitution du Mexique est purement et simplement l’imitation – on n’ose même dire une adaptation – de la Constitution fédérale des États-Unis. Elle fut le cadre d’une hégémonie du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) issu de la Révolution mexicaine longue de plus de soixante-dix ans. Quant au Costa Rica, la longévité de sa Constitution traduit la stabilité politique de ce pays au vingtième siècle, d’autant plus remarquée qu’elle en fait une exception parmi les petites républiques d’Amérique centrale. Cette stabilité fut imputée par le célèbre intellectuel mexicain José Vasconcelos à l’homogénéité raciale du pays : « Tout le monde sait que le Costa Rica est un pays civilisé et civiliste, démocratique et cultivé, peuplé par une race pure d’origine galicienne, sans presque aucun Indien et seulement quelques Noirs sur la côte qui ne créent pas de problèmes. Le Costa Rica échappe ainsi aux maux du métissage et du prétorianisme et ne connaît ni dictateurs ni caudillos. » (in José Vasconcelos, El Proconsulado, 1939, notre traduction)

Parmi les articles intéressants de la Constitution panaméenne de 1941, on relèvera (notre traduction) :

Art. 10 : Le castillan est la langue officielle de la République. Il relève des missions de l’État de veiller à sa pureté, sa conservation et son enseignement dans tout le pays.

Art. 11 : La qualité de Panaméen s’acquiert par la naissance ou par un acte de naturalisation. Art. 12 : Sont Panaméens de naissance : a) ceux qui sont nés sous la juridiction de la République, quelle que soit la nationalité des parents, à condition que ceux-ci n’appartiennent pas à la catégorie des migrants interdits (siempre que ninguno de éstos sea de inmigración prohibida) ; b) ceux qui sons nés sous la juridiction de la République, même si l’un des parents appartient à la catégorie des migrants interdits, à condition que l’autre soit Panaméen de naissance. Cette disposition ne s’appliquera pas quand le père appartenant à la catégorie des migrants interdits est de race noire et que sa langue maternelle n’est pas le castillan.

Art. 23, alinéas 2 et 3 : L’État veillera à ce qu’immigrent des éléments sains, travailleurs, adaptables aux conditions de la vie nationale et capables de contribuer à l’amélioration ethnique, économique et démographique du pays. // Sont interdits d’immigrer : la race noire quand la langue maternelle n’est pas le castillan, la race jaune et les races originaires de l’Inde, de l’Asie mineure et de l’Afrique du Nord.

Art. 27, alinéa 2 : Personne ne pourra être détenu plus de vingt-quatre heures sans être déféré aux ordres de l’autorité compétente pour être jugé.

Art. 31 : Il n’y aura pas de peine de mort au Panama. Il ne se pourra pas non plus prononcer de peine de bannissement contre les Panaméens.

Art. 38 : La profession de toutes les religions est libre ainsi que l’exercice de tous les cultes, sans autre limitation que le respect de la morale chrétienne. Il est reconnu que la religion catholique est celle de la majorité des habitants de la République. Elle sera enseignée dans les écoles publiques, mais son apprentissage ne sera pas obligatoire pour les élèves dont les parents ou tuteurs en feront la demande. La loi disposera de l’assistance qui doit être prêtée à ladite religion et pourra confier des missions (encomendar misiones) à ses ministres parmi les tribus indigènes.

Art. 47 Sont garantis la propriété privée et les autres droits acquis par un titre valable, conformément aux lois civiles, par les personnes physiques ou juridiques, lesquels droits ne pourront être méconnus ni lésés par des lois postérieures. // Quand du fait de l’application d’une loi justifiée par des motifs d’utilité publique ou d’intérêt social les droits des particuliers entreront en conflit avec la nécessité reconnue par la loi, l’intérêt privé devra céder à l’intérêt public ou social. // La propriété privée implique des obligations en raison de la fonction sociale qu’elle doit remplir.

Art. 53 Le travail est une obligation sociale et sera sous la protection spéciale de l’État. // L’État pourra intervenir par la loi pour réglementer les relations entre le capital et le travail en vue de réaliser une meilleure justice sociale de manière que, sans causer de préjudice injustifié à aucune partie, il assure au travailleur les conditions nécessaires à l’existence, et les garanties et rétributions congruentes aux raisons d’intérêt public et social, et au capital la juste rémunération de ses investissements. // L’État veillera à ce que le petit producteur indépendant puisse obtenir de son travail et de son industrie un fruit suffisant pour ses nécessités et spécialement pour le bien-être et le progrès des classes agricoles et ouvrières.

Art. 103 : Les loi n’auront pas d’effet rétroactif.

Nous avons discuté une disposition constitutionnelle identique au présent art. 103 dans la Constitution paraguayenne de 1940 (ici). Ici comme là nous ignorons quelle étendue était donnée à cette disposition, sachant que la même disposition figure aussi dans la Constitution des États-Unis (Article I, Section 9, clause 3) et que la Cour suprême nord-américaine a très tôt jugé que cela ne s’appliquait qu’aux lois pénales et non aux lois civiles (Calder v. Bull, 1798). Dans la Constitution panaméenne, nous avons cependant cité un autre article, l’art. 47, dont le premier alinéa pourrait apporter une réponse à la question : « Sont garantis la propriété privée et les autres droits acquis par un titre valable, conformément aux lois civiles, par les personnes physiques ou juridiques, lesquels droits ne pourront être méconnus ni lésés par des lois postérieures. » Cela semble indiquer la non-rétroactivité des lois civiles.

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Annexe :
Création de l’ordre Arnulfo Arias Madrid

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Loi du 8 janvier 2003. Est créé l’ordre Arnulfo Arias Madrid avec sa décoration. Sa finalité est de rendre l’hommage du peuple panaméen à l’un de ses plus distingués hommes d’État, qui fut élu à trois reprises Président de la République par le vote populaire, et, en commémoration du centenaire de la République, de promouvoir les vertus démocratiques et civiques qui sont au fondement de l’État panaméen, ainsi que les contributions les plus notables au développement durable dans les domaines scientifique, littéraire, artistique, intellectuel et humanitaire.

La tête de Vasco et autres poèmes de Gaspar Octavio Hernández

Le poète afro-panaméen Gaspar Octavio Hernández (1893-1918) est mort à vingt-cinq ans d’hémoptysie. Malgré la brièveté de sa vie et la grande pauvreté de son milieu familial, il laisse une œuvre poétique reconnue.

Il est l’auteur d’un des poèmes les plus marquants de la littérature hispano-américaine, son poème La tête de Vasco, évoquant le conquistador Núñez de Balboa qui traversa les forêts vierges de l’isthme de Panama et fut le premier Européen à voir le Pacifique. Exemple hallucinant de « légende rose » de la Conquête espagnole (par opposition à la beaucoup plus répandue « légende noire »), introduisant le fantastique le plus débridé des Lusiades et de l’Antiquité dans cette évocation historique à visée nationaliste, le poème est entièrement subaquatique et met en scène une tête tranchée, celle du conquistador éponyme, ainsi que des sirènes et monstres marins, tout en donnant une âme à la flore, aux minéraux des fonds océaniques, aux vents, à toute la nature de l’Amérique centrale dans le chœur de cette tragédie. Signe de sa place dans l’imaginaire du Panama, ce poème a inspiré une toile au peintre Humberto Ivaldi, autre Afro-Panaméen, tableau que nous avons inséré à la suite de notre traduction. Alors que nous avons purgé ce blog de toute nudité picturale, le poème suscite en nous un tel labyrinthe de pensées que nous avons décidé de faire une exception pour ce tableau qui s’en inspire (et qui représente les sirènes, non avec des queues de poisson, mais comme des naïades nues).

Les poèmes qui suivent sont tirés de deux anthologies différentes, l’une de poésie du Panama où, avec dix poèmes (intégralement traduits ci-dessous), Octavio Hernández occupe une place de choix, l’autre du poète lui-même. L’anthologie de poésie panaméenne est l’Antología general de la poesía panameña, réunie et commentée par Agustín del Saz, avec l’aide du poète panaméen Rogelio Sinán, et publiée en 1974 (ci-dessous au ch. I). L’autre volume est En un golpe de tos sintiό volar la vida: Gaspar Octavio Hernández, Obras escogidas, anthologie réunie par Johnny Webster, avec une préface de ce dernier, et publiée en 2003 (ch. II).

*

I

Ego sum

Vous ne verrez orner mes traits
ni teint de nacre ni cheveux d’or,
ni ne verrez briller dans mes yeux
l’éclat du saphir, céleste et pur.

Avec la peau basanée d’un Maure de bronze,
avec des yeux noirs d’une fatale noirceur,
dans la ceinture vert-obscur de l’Ancon1
je suis né face au Pacifique sonore.

Je suis un enfant de la Mer… Car en mon âme
il y a – comme sur la mer – des nuits de calme,
d’indéfinissables colères sans nombre

et le désir véhément de lutter avec moi-même ;
lorsque je m’abîme en des tourments cachés,
je crois être une mer changée en homme !

1 L’Ancon : nom de la colline qui surplombe la capitale du Panama.

*

Aria de gratitude (Aria de gratitud)

À Demetrio Korsi

Tu te trompes ! Mon adoration
n’est point pour tes cheveux d’or
ni pour ton teint de neige,
ni pour les mélodies
de grelots
qu’il y a dans ton rire bref…

Je t’adore parce que tu sais
oindre l’âme brisée
des baumes suaves
nés de ta tendresse.

Je t’adore car tu désires intensément
verser tes harmonies
dans les nefs sombres
du temple de mon âme
où depuis si longtemps,
dans un calme sinistre,
gisent mes joies.

Âme céleste et triste,
âme qui as souffert,
comme le doux Jésus,
d’extraordinaires outrages
– les lèvres abreuvées de fiel –
clouée sur une croix ;

âme qui, détachée
de la croix de la Douleur,
offris à ma vie
ton amour comme une fleur ;

je t’adore car, une nuit
que mon âme évoque
avec un déchirement infini,
tu fus comme un rayon d’or
fendant les ténèbres ;
tu fus un arc-en-ciel de lune
souriant dans mon ciel !

*

L’agonie du guerrier (La agonía del guerrero)

Avec des yeux trahissant le chagrin,
prostré, le capitaine contemple, suspendue
au mur décrépit, la splendide épée
avec laquelle il réduisit des peuples en esclavage.

Il lui semble revoir le mont moussu
– baigné de sang frais et de larmes –
où son poing armé de fer
inspirait la terreur à la foule ennemie.

– Inutile d’espérer ! s’exclame-t-il,
et, comme un serpent saisi par la colère,
il se retourne brusquement dans son lit.

La patrie, avilie ; ma dame, infidèle ;
ma lame, immobile ; ma couronne, brisée…
Du fer de mon épée transpercez-moi le cœur !

*

Havoc

Tous ! tous sont tombés dans la fosse,
précipités avec rage par le Sort :
ma mère, reine de bonté, mon père,
homme fort, ainsi que ma grand-mère affectueuse.

Arbuste brisé par la catastrophe
déchaînée, je restai timide, inerte,
ô maison ! ô nid de mon bonheur, en te voyant
pleine de poussière, obscure et silencieuse…

Accablé de tristesse, je regardai
les courtines du lit maternel
où je poussai mon premier cri.

Et au moment de partir je fondis en larmes,
car la douleur profondément réprimée
comme un poignard me lacérait la poitrine !

*

Ballade du sonneur de la cloche d’or (Balada del campanero de la campana de oro)

À Guillermo Andreve

What a world of merriment
their melody fore tells!
(Poe)

I

Gloire, sonneur de cloches ! Cours
à la tour la plus haute
et de la tour la plus élevée
appelle à la joie, à la fête !
Fais vibrer dans le sonore
lever du jour nouveau
ta cloche d’or ! L’or
chante seulement la joie !
Sonneur, sonneur,
sonne ta campane d’or,
pour que sa mélodie
chante mon triomphe sonore :
aujourd’hui – comme un magicien de jadis –
d’une femme toute acier
je fis une femme en or !

II

Sonneur, monte vite
à la tour la plus déserte
pour, avec une cloche gémissante,
sonner le glas !

Sonne ! sonne ! Dans le sombre
commencement de l’aube,
fais interpréter ma peine
à la voix de ta cloche.

Sonne ! sonne, sonneur !
Ma foi se meurt…
Sous une dolente étoile,
un oiseau de mauvais augure gémit,
car agonise ma foi.

La belle qui hier était acier
est restée la même, étant en or…

Sonne, sonne, sonneur,
car je m’abîme dans le désespoir
en voyant que l’or est pareil
à l’acier !

Dis, dans ton battement sonore,
que ni le Mal ni le Bien n’existe,
et que l’étoile d’or
que les Rois mages virent
monter au loin
dans le ciel de Bethléem,
plus que messagère de joie
fut messagère de l’agonie
du Roi de Jérusalem.

Dis qu’un poignard poli
du plus poli argent,
tue
autant qu’un poignard de cristal
ou qu’un poignard d’agate ;
que le métal précieux tue
comme tue le vil minéral.

III

Ah ! La femme qui fut acier
est restée la même, étant en or !
Conte mon affliction, sonneur de cloches !
Raconte, dans ton battement sonore,
qu’une femme toute en or
est pareille
à une femme toute acier ;
et que par destinée fatale
une femme toute en acier
ou une femme toute en or
est rivale
d’une femme de cristal !

IV

Écoute maintenant, sonneur :
ne laisse pas gémir ta cloche
quand s’éteindra l’étoile
d’une vie humaine, fugace.

Fais sonner à ta cloche
un chant de victoire ;
fais-la chanter d’une voix libre
et toujours : Gloire !

Qu’elle ne prenne pas une voix funèbre
mais soit une volée sonore,
car les cloches d’or
sont faites pour l’hymne triomphal !

Chante joyeuse ! Que le jour nouveau
entende ton chant sonore,
ô cloche d’or ! L’or
chante seulement la joie !

*

Chant au drapeau (Canto a la bandera)

Le jeune homme s’immobilisa sur la côte, devant la mer transparente. Le matin commençait de répandre ses lumières. Sur l’un des bateaux d’Aguadulce2 ancrés dans le port, un marin herculéen couleur de bronze – chantant une joyeuse chanson populaire – hissait le pavillon tricolore de l’Isthme.

Le jeune homme se sentit soulevé d’enthousiasme : l’enthousiasme le fit poète et lui inspira ce chant.

Voyez comme au-dessus de la mer s’élève l’étendard
qui reflète dans ses couleurs vives
la mer et le ciel de l’isthmique patrie !
Regardez ! C’est le drapeau du Panama,
splendide comme un beau manteau de fleurs !

Voyez comme s’élève le mât du voilier
ondulant en languide harmonie
à la lumière de l’astre matinal,
tandis que chante un robuste marin
à la voix rude des chants de joie !

Le zéphyr de l’Ancon, pur et parfumé
comme un baiser de vierge, caresse
la soie ténue du pavillon flottant,
et le drapeau commence une tendre idylle
avec le vent sur la mer sonore.

Drapeau de la patrie ! Avec des nuages colorés
de pourpre, avec des fragments
de ciel des paysages de l’Isthme
et d’écume marine en dentelle,
nos vierges ont tissé ton étoffe !

Drapeau de la patrie ! Les étoiles
sur tes couleurs répandent leur éclat,
pérennement vives. Par leur présence
les hommes durs, les belles femmes
s’enflamment de fervent patriotisme !

Dans nos cœurs forts,
elles aviveront la flamme de l’héroïsme
quand au cri martial des canons
un clairon ennemi fera retentir ses notes
sous le soleil ardent de notre Isthme !

Elles raviveront dans nos âmes
l’amour de nos fertiles campagnes
semées d’orangers et de palmiers,
où – après le combat – des filles nubiles
nous ceindront le front de myrte et de palmes…

Drapeau de la patrie ! Monte…, monte
jusqu’à te perdre dans l’azur… Alors,
quand tu flotteras dans le pays des chérubins,
quand tu flotteras près du voile des nuages,
si tu vois que le Destin aveugle
a mis de la couardise dans les cœurs panaméens,
descend, en feu converti, sur l’Isthme
et détruis avec fébrilité
ceux qui aimèrent ta splendeur un jour !

2 Aguadulce : Localité du Panama.

*

La tête de Vasco (La cabeza de Vasco)

Ndt. Voir en introduction quelques remarques au sujet de ce poème.

Détachée du tronc, la noble tête
du noble Vasco Núñez de Balboa
à la mer fut jetée par Pedrarias. Et le sang
qui coulait en gouttes purpurines,
– devenant solide dans le gouffre –
en rameaux de roses marines se transforma,
en faisceaux de coraux nitides,
brillants et roses coquillages.

De leurs alcazars de perles
montèrent des sirènes mélancoliques,
et dans le marbre du visage ensanglanté
imprimèrent leurs bouches.

Imprimèrent leurs bouches comme un maître orfèvre
incruste dans des coupes ciselées
d’or et d’ivoire ou d’ivoire et d’or
des cornalines de pourpre flamboyante.

Les sirènes chantèrent ! Et leur chant
fut une averse de notes si dolentes
qu’en écoutant leurs tristes vibrations
les rochers de douleur tremblèrent.

Vasco ! dirent les Sirènes, Vasco !
réponds à notre voix.
Te souviens-tu de notre voix ? ne te souviens-tu pas
que dans tes funèbres nuits d’angoisse,
lorsque tu maudissais ton inclémente destinée
parce que ton étoile avait naufragé dans les ténèbres,
en nos doux chants nous recueillîmes
les éplorés échos de tes plaintes profondes ?
Baise nos lèvres, les baisers de ta bouche
retentiront comme un hymne de gloire !
Parle-nous, tes paroles de vaincu
nous diront ta douleur à chaque note !
…..
Pas de baisers… pas de paroles… Quelle cigüe
a empoisonné ta bouche rose ?
…..

Alors, emprisonnant dans leurs mains pures
la tête du Héros, rigide et blonde,
les aimantes sirènes du Pacifique
disparurent sous les vagues.
Et, le chœur des sirènes se submergeant,
dans les ondes claires se répercuta,
comme un ramage de plaintes et de baisers,
la crépitation du battement de leurs queues.

Quand, sous le fouet des éclairs,
la mer se hérisse dans les nuits tempétueuses,
du fond de l’abîme surgissent des accents
de sainte indignation et de sainte colère.

Accents qui paraissent venir
d’une harpe de fer gigantesque et rauque ;
accents qui paraissent la protestation
des vaincus qu’immole la souffrance ;
accents plus terribles que les tonnerres
qui font trembler la voûte de saphir
dans les moments d’horreur ; accents rudes
comme la rumeur de la tempête sonore !

Nobles cris sans doute ! Peut-être les cris
de sainte indignation et de sainte colère
par lesquels protestent les monstres de la mer
parmi les rochers sous-marins
en voyant détachée de son tronc la noble tête
du noble Vasco Núñez de Balboa !

.

La cabeza de Vasco (1945) par Humberto Ivaldi

.

*

Les arbres au bord du chemin (Árboles de la orilla del camino)

Enfant !

Lorsque sur un chemin isolé
tu ne vois qu’épines et cailloux,
quand sur un chemin lugubre tu soupires
après un aimable compagnon,

pense qu’au bord de la route sombre
il se trouve toujours un être qui protège ton destin :
c’est l’arbre qui sur le bord du chemin
à tous offre sa sympathie.

Pense qu’au bord de la route calme
où tu vas, prostré de craintes,
le bel arbre tend des arcs de fleurs
pour t’offrir dans chaque fleur son âme.

L’arbre est amour ! Sous ses frondaisons,
sous ses vertes branches fleuries,
qui sait combien de vies endolories
trouvèrent consolation à leurs peines profondes !

Ah, combien de fois, en regardant le nid
dans les branches de l’arbre du chemin,
la nostalgie d’un voyageur n’a-t-elle évoqué
les ruines augustes du foyer perdu !

Et l’affligé ne s’est-il abrité, dans son chagrin,
sous la ramure ombreuse de l’arbre haut,
et n’a-t-il mêlé de gouttes de rosée
les gouttes pures de ses larmes ?

Combien de fois l’arc-en-ciel de la lune
ne fut-il un sourire au voyageur
qui à l’ombre de l’arbre du chemin
rêva d’épouser la Fortune !

L’arbre est amour ! N’ignore jamais
que sur la route qui connaît tes fatigues,
tandis que d’autres versent mandragores et orties,
lui dans un paisible labeur répand des fleurs !

Enfant, prend soin de l’arbre ! De son fort
tronc vigoureux et de ses branches prend soin !
C’est un berceau : l’arbre a protégé ta vie !
C’est un cercueil : l’arbre t’aimera dans la mort !

Arbre ! pur symbole d’une aspiration
que l’illusion maintient dans nos âmes,
nous voulons vivre comme toi sur la terre
et comme toi le visage tourné vers le ciel.

*

Le pressentiment de l’arbre (El presentimiento del árbol)

La nuit tombait. Je m’arrêtai sur le chemin. Le vent humide secouait les ramures. Je m’arrêtai sur le chemin, devant un arbre sans fleurs. Haute comme le chêne le plus haut, sa frondaison se perdait dans les nuages. De cet arbre venaient des voix mélancoliques. Je les comprenais. Car l’arbre souffrait, et il faut savoir que tous ceux qui souffrent parlent la même langue, d’où qu’ils soient et même s’ils appartiennent à différents règnes de la Nature.  L’arbre souffrait. Cependant, il gardait espoir. Il pressentait qu’une colombe viendrait se poser sur ses branches et…

L’arbre dit : « Je suis un arbre sans fleurs
qui dans le jardin natal a grandi dans l’oubli ;
jamais, jamais les oiseaux chanteurs
– en voyant mes branches orphelines de fleurs –
sur mes branches n’ont fait leurs nids.

Tous les cers m’ont fustigé. Il fallut
que, faible, j’incline ma ramure,
bien qu’elle montât comme nulle autre
(si près des nuages, des nuages qui
sont aujourd’hui nuage et demain seront source).

L’éclair voulut me foudroyer. Un jour,
quand passa la tempête en criant
au-dessus du murmure de ma cime ombreuse,
tandis que l’éclair rugissait devant moi,
je chuchotais, chuchotais…

Qu’il est doux de répondre avec un doux accent !
Qu’il est doux de répondre avec douceur
aux rudes apostrophes du vent !
Quand m’offense la tempête violente,
que de musique je verse dans l’espérance !

Je suis un arbre orphelin de fleurs,
orphelin de nids. Il n’y a encore
dans ma ramure ombreuse ni floraisons
ni passereaux chanteurs ;
mais demain, au lever du jour,
parmi les rayons colorés du matin,
une colombe égayera ma pénombre ;
ses ailes seront comme deux fleurs,
deux ailes comme des lys tremblants,
deux lys d’une blancheur d’eucharistie…

Et la colombe, en se voyant mienne,
saura que mes murmures sont des caresses ;
et quand elle verra que dans mon tronc, un jour,
une hache a ouvert une plaie douloureuse,
elle m’oindra du miel de son harmonie ;
et dans la désolation de mon agonie,
pour égayer mes ultimes souffrances,
à elle seule elle répandra plus de musique
qu’une joyeuse troupe de rossignols… »

*

Berthe de l’Alcazar (Berta del Alcázar)

Dans la pénombre
d’un matin d’hiver,
la pluie sanglote
et chante d’une voix douloureuse
à son aimé le cers une chanson funèbre.

D’un piano
lointain
on entend les romances…
Ah, le clavier gémit
avec un son tremblant
une longue histoire désespérée,
l’histoire d’une illusion perdue.
Oui, le clavier gémit profondément, gémit
avec le son dolent d’un sanglot humain,
le sanglot d’une enfant malade, de qui
d’inclémentes sorcières oppriment l’âme et le cœur.

Berthe de l’Alcazar, la blonde phtisique
qui dans ses jours de plaisir fut une beauté triomphale,
regarde depuis son lit les gouttes de pluie
laver les carreaux de la fenêtre ;
et Berthe, en entendant
cette voix soupirante et monotone
avec laquelle parle la pluie, se met à gémir,
adresse à Dieu des phrases de supplique…
Puis, elle tousse… tousse… et sa toux est singulière.

Berthe de l’Alcazar fut actrice, la plus belle de toutes…
Sur scène
elle semblait une étoile,
semblait une étoile de grâce et de génie.

Il n’y avait point de fraises
plus belles que celles
qui donnaient à ses lèvres le carmin des cerises.
Lèvres qui avaient le parfum des lys,
lèvres tentatrices
où les promesses
étaient d’intangibles oiseaux chanteurs
jouant dans une corolle de couleurs rouges.

Nul ne vit cheveux
plus blonds que ceux
qui la couronnaient de soie et d’étincelles.

Quand Berthe paraissait sur scène,
la muse Harmonie venait à elle,
lui soufflant des roucoulements de paix et de joie…

Et les vocalises de la célèbre actrice
étaient comme les notes d’un chant mystérieux
dormant sur de fins pétales de rose.

Mais, écoutez : l’actrice
par une nuit fatale tomba
en faiblesse d’amour ;
cette âme idéale
fut malheureuse.

Nul ne sait quel jeune homme
fut le premier à souiller
d’une passion cruelle
cet œillet luxuriant
qu’apportait le jardin de l’art.

Ah ! Mais personne n’ignore
que depuis cet instant tragique
Berthe souffre, Berthe pleure,
en voyant que son visage
rapidement perd ses couleurs.

En voyant que, pauvre et malade,
elle n’aura bientôt
pas même un lit où puisse dormir
sa silhouette faible et stérile
dont l’aspect épouvanterait la Mort.

La nuit tombant, et la pluie suspendant
sa longue chanson funèbre,
Berthe de l’Alcazar, la blonde phtisique,
sentit en elle une fatigue mortelle.
Elle toussa… Et dans sa toux
il y avait de vagues suppliques à Dieu.

Berthe se souleva sur le lit
dans un geste de confusion
et, se souvenant de son bien-être détruit,
elle sentit en son sein
un profond désespoir.

Elle cacha son visage
dans ses mains tremblantes
– dont la Beauté
avait fait deux roses légères –
et s’exclama tristement :

Pourquoi s’enroule en moi le serpent noir
des souffrances ? Quelle infamie, quel crime
souille mes mains de sang ?

Quel blasphème plein de fiel vous a jeté ma bouche
pour que vous me blessiez ainsi,
Seigneur qui endeuillez le monde ?

Vous qui pouvez tout, vous qui, un jour,
vîtes Marie Madeleine vous caresser
pour que vous la nimbiez de pureté.

Vous qui à la manière d’un astre brillant
avez traversé le ciel des siècles
en répandant de sereines clartés ;
rendez-moi la paix – la paix seulement !

Ce n’est pas la beauté des pompes triomphales
que je demande. Car je hais à présent
cette beauté qui m’a valu des lauriers,
beauté mensongère. Je ne désire plus rien
sinon que vous rendiez la quiétude à mes entrailles.

Oh Dieu !… Berthe se tut… Puis son corps fragile
avec une soudaine violence trembla…
Elle toussa beaucoup… toussa… et des flots de pourpre
dissolution imitèrent les rubis
sur l’exsangue blancheur de sa beauté.

*

II

Chanson d’arbres (Canciόn de árboles)

Arbres en fleur
sur le lointain sentier,
je suis votre frère,
arbres frais et fleuris.

Comme en vous, adhère
en moi le désir sacré
d’avoir – déchirant le voile de l’air –
le front à fleur de ciel,
les pieds à fleur de terre.

Et tout comme vous,
en fraternelles amours
je laisse tomber sur d’autres êtres,
qui sont mes frères, mes fleurs.

Arbres en fleur
qui, dans le pré bleu,
êtes des nids de fleurs tissés
par la Fée Printemps.

Dans vos ramures j’ai vu
s’ébattre les rossignols
comme batifolent en moi
les pensées d’amour.

Arbres en fleur
sur le lointain sentier,
arbres frais et fleuris,
je suis votre frère.

Et tout comme vous répandez aux vents
vos fleurs, vos feuilles,
au vent je donne mes pensées,
mes souvenirs et mes angoisses.

Je viens d’en bas,
de l’obscurité où commence
toute montagne. Mon âme n’a point
porté la triste grandeur

de l’être qui naît sur les sommets
et, dans l’oubli de soi,
se perd parmi la multitude
comme une rivière dans l’abîme.

Je viens d’en bas. Mais il me fallut
comprendre que vaut mieux
l’arbre qui jusqu’aux nuages
élève sa ramure en fleur,

vaut mieux que le ruisseau
qui, né sur un glacier
– tout près du ciel –,
s’en va mourir dans la mer.

Arbres en fleur
sur le sentier lointain,
arbres frais et fleuris,
je suis votre frère.

Ah ! je serai votre frère
jusqu’à la nuit glorieuse
où de la grossière chenille
naîtra le bleu papillon.

*

Guirlandes pour une morte (Guirnaldas para una muerta) [Est ici traduit le premier de trois sonnets.]

Je l’appelle en mes heures de silence et chagrin,
quand en moi ressuscitent de douloureuses rancœurs
en pensant que, douce et bonne comme elle était,
les dieux la couchèrent – sur un lit de fleurs.

Je l’appelle en mes heures de silence et fatigue,
quand sous le coup du deuil mon orgueil se dissipe ;
quand brille dans les brumes de ma pensée
le candide éclat d’un souvenir de son esprit.

Je l’appelle d’une voix où vibre le gémissement
le plus dolent et le plus profond, le plus sincère et le plus triste
jamais né de poitrine affligée.

Et, l’appelant sans entendre sa belle voix, je me suis mis à croire
qu’elle m’attend, qu’elle tremble encore de passion, qu’elle existe encore,
mais cachée et silencieuse, pour voir si je l’oublie.

*

Douleur de sirène (Dolor de sirena)

Avec toi, muette et pâle voyageuse
qui de cet océan où tu partis
à la recherche de corail ramenas seulement
tes illusions et ton drapeau détruits ;

avec toi, errante et jeune enchanteresse,
sœur de ce qui est grave et triste,
qui depuis un rivage stérile as conduit
ta barque en lent voyage vers ma rive,

avec toi est venue sur la plage de saphir et d’or
une agile sirène à la queue argentée ;
et, comme elle vit que, versant des pleurs

d’amour, je posai ma main à ta ceinture,
elle chanta : « Moi seule connais l’amertume
d’être pour toujours amoureuse et… seule. »

*

Le cercueil aux fleurs (La caja de las flores)

Il n’idolâtra point les charmes de sa chère femme
sauf une nuit, quand il la trouva exsangue, sans vie
sur le misérable lit d’un hôpital de folles
où l’avaient conduite son amour et ses souffrances ;
où meurent tant de bouches exaltées
en comprimant de pauvres et puérils bouts de phrases amoureuses ;
où meurent tant de seins ayant du miel de fleurs
sans donner leurs gouttes à des lèvres d’enfants.

Et quand il la trouva morte, il gémit en la voyant
si pâle, comme une perle claire
sans éclat. Elle ressemblait à la statue
d’une femme taillée dans un ivoire brillant…

Quand elle était chair vivante,
quand elle était femme entre les hommes,
elle gardait toujours le silence, pensive…
Elle fut la sœur des lys que répand sur le bord
du ruisseau le printemps.

Et vécut comme une colombe timide
dans le sombre jardin de la souffrance ;
et se dissipa comme une note,
et se dissipa comme un parfum
qui s’en va poussé par le vent
à travers la mer, la vallée, la colline…

Personne ne lui donna d’affection. Elle idolâtrait
celui qui soupirait après une autre et ne parlait que de celle-là.

Il ne l’aima point. Cependant, quand il vit le solitaire
cadavre, il versa des larmes. (Il était son bourreau.)

Et il alla dans les champs à l’odeur de réséda ;
et il alla dans les jardins de jasmin. Et il alla
chercher dans la pénombre d’un bois épais
des roses blanches et des roses de rubis et des roses-thés.

L’amant voulait, délirant dans sa douleur,
couvrir la dépouille non d’un linceul de soie
mais d’un frais manteau de fleurs naturelles.
Il les apporta. Et de fleurs il borda le corps fané…

Une lumière blanche et ténue, de l’azur infini
descendit. Elle mit un éclat de nacre sur la bouche
de la morte ; se répandit sur elle tout entière ;
et cette lumière était comme un impalpable voile
nuptial ; et cette lumière était comme un voile
subtil ; et cette lumière était comme un voile
à l’orient de perle, à la blancheur d’étoile.

L’amant devint fou. Il voulut dans sa démence
fabriquer un cercueil avec les fleurs les plus albes et de la plus riche essence.
Je ne sais comment l’amant fabriqua ce blanc cercueil
ni ne sais comment l’amant produisit un linceul
avec les fleurs les plus albes à l’odeur la plus véhémente.

(Et la lumière blanche et ténue se fit plus transparente
pour briller plus pure sur le front pur.)

Et dans le linceul étrange et dans la bière rare
la femme était le symbole de la beauté transie
disparue en pleine jeunesse…

Et dans ce linceul et cette bière
il l’enterra… Et ce frénétique avec elle enterrait
l’enthousiasme de sa jeunesse.

…..

Quand un jour on exhuma les restes
de la malheureuse méprisée, quand
sans cacher leurs intimes ressentiments
vinrent à son sépulcre, en pleurant,
des amis pleins de bonté
et d’affection, ils virent avec stupeur
des lys et des jasmins sur le sein endormi,
des jasmins et des roses sur les dormantes épaules !

Elle était intacte, belle. On aurait dit
que la mort elle-même vénérait
cette chair indestructible et rare.
Sur ce tombeau fleurissent encore
le jasmin et la marguerite ;
et quand l’étoile vespérale paraît,
quand déployant le satin et l’or
le soir couleur de rose va dans son char,
l’étoile murmure dans sa langue
de lumières :

« La pauvre…
elle est morte comme une colombe languide
qui meurt malade d’un tourment ignoré.
Ni marbre ni croix, personne ne pose
des couronnes de myosotis
sur l’albe sépulture de la belle ;
le souvenir du monde l’abandonne,
mais sur sa tombe ma lumière étincelle
et… une lumière vaut mieux qu’une couronne. »

*

Châtiment olympien (Cástigo olímpico)

Et tu méprisas le nid, le pauvre nid
de roses où je voulus te retenir
et… tu t’envolas en riant, pour te perdre
dans les cieux d’un pays inconnu.

À présent que tu reviens au verger florescent,
effrayée par des rafales mortelles,
mon amour peut seulement compatir
et te laisser voler jusqu’à l’oubli.

Ô malade hirondelle ! hirondelle
qui méprisas mon nid de fleurs
pour partir en quête de pompes inaccessibles !

En quittant mes collines bleues,
tu ne rencontras que des oiseaux perfides
qui arrachèrent des plumes à tes ailes…

*

Un oiseau blessé chante pour un bouton de rose blanche (Un pájaro herido le canta a un botόn de rosa blanca)

I

Je suis un oiseau sombre, tombé
dans les ronciers qui sur le bord du chemin
entremêlent leurs branches d’épines…
Un soir, un chasseur habile me blessa
à l’instant même où je quittai le nid
chantant la chanson de mon premier amour…

Mon nid était une branche en fleur
sur un grand acacia… Le vent me disait
en échevelant la ramure dans l’ombre :
« Vers d’autres cieux l’Amour t’appelle…
Sous un autre soleil une amante inconnue
avec d’érotiques accents te réclame
et murmure – palpitante de désir –
qu’elle te pressent seulement et… t’aime déjà ! »

À la lumière d’un crépuscule
qui mettait aux châteaux dorés de l’Occident
son dais de velours carmin,
dans un élan jubilatoire je pris mon vol…
Je tendis les ailes vers le ciel lointain,
pensant à l’amour et répandant mes chants…

Destin fatal de celui qui naît avec des ailes !
Les coups secs des projectiles imprévus
m’envoyèrent à terre, les ailes brisées !…

II

Depuis les ronciers aigres de mon affliction,
je te voir surgir, sur la branche ombreuse,
parmi les dépouilles de corolles fanées,
ô pâle et beau bouton de rose !

Délicat bouton de rose blanche !
Que jamais ne te frappe le vent furieux,
le vent des chagrins, celui qui arrache
les feuilles et les fleurs avec violence…

Délicat bouton de rose ! Que jamais
ne vienne le temps de te changer en rose !
La main du jardinier coupe toujours,
plutôt que la branche débile, la fleur luxuriante.

Dans les pétales fins et tendres
qui déploient des pompes de beauté florale,
les hivers font de grands ravages
et la tristesse paraît plus triste…

Continue de répandre ton parfum subtil !
et prie pour que l’oiseau tombé
ne soit point consumé de souffrance intérieure ;
pour qu’il recouvre sa vigueur perdue
et reprenne sa quête de la belle colombe
qui chante pour lui depuis un arbre au loin.

*

Excelsior

Ne construis pas ton nid dans les ruines
de temples ou d’alcazars décrépits
ni dans les branches de fragiles arbustes
où pour chaque fleur on compte cent épines.

Fais ton nid sur les sommets des montagnes,
d’où tes yeux puissent contempler
les cieux, les mers désertes, les horizons !
Où puissent tes colères sacrées
lancer des cris en chœur
qui retentiront comme un puissant clairon doré
ou comme la rumeur de formidables lyres
de fer et d’ivoire, de bronze et d’or !

Fais ton nid sur les sommets
des montagnes aux neiges lumineuses,
qui dans l’éclat des crépuscules
sont jaunes, violettes et roses ;
sur les sommets des lumineuses montagnes
qui semblent des colonnades éclatantes
où soutiennent les toits célestes
des arches de saphirs et de diamants !

Fais ton nid sur la crête
de la montagne ; là où s’entend,
comme les vibrations d’un orchestre infernal,
le battement d’ailes des condors : voix de combat,
le rugissement de la tempête : voix de protestation !

Seules les hirondelles
font leur nid dans les ruines,
sous le dais frais du lierre glauque ;
pour exhaler soupirs et plaintes,
elles s’abritent dans les humides retraites
qu’offre le mur de vieille pierre.

Seuls les rossignols
font leur nid parmi les fleurs
qui répandent des parfums dans la roseraie tremblante ;
sur des troncs débiles et dans les ruines
chantent les rossignols, chantent les hirondelles,
et avec les hirondelles soupirent les colombes.

Mais le condor et l’aigle impavides
ayant l’habitude de planer autour des nuages
doivent ériger leurs nids dans les hauteurs,
loin des bourbiers et près du ciel ;
sur les monts dressés des inatteignables cordillères,
qui voient, au-dessus de leurs sommets altiers
dans des nuages d’azur, des triomphes d’ailes
comme les triomphes d’autant de hauts drapeaux.

Vis toujours sur les sommets. Et si quelque jour
tu éprouves la tentation de l’abîme,
de ton sein une mélodie jaillira,
te disant : ne tombe pas encore,
victime de ta propre imagination :
l’abîme fatal n’est autre que toi-même.

*

Inadaptabilité (Inadaptabilidad)

Né sur un bord de mer sonore et claire,
toujours je contemple la distance de l’horizon,
attendant l’heure où dans un jour lumineux
un esquif ami m’apportera l’encens et l’or.

Né sur un bord de mer vibrante, j’aime
les îles qui resplendissent comme de vertes pierreries
et les perles qui semblent dans leur mélancolie
les larmes gelées de sirènes vierges.

Je voudrais quitter le rivage, partir loin
des amis, et des ennemis, vers les purs reflets
de la lune où la solitude est effrayante,

et là-bas me souvenir, seul, que j’étais
dans les forêts humaines un oiseau perdu,
un esprit désolé, étranger sur la terre.

*

Chanson de l’âme errante (Canciόn del alma errante)

Je suis une âme qu’un vil destin a condamnée à toujours errer,
toujours errer à la poursuite d’une clarté fantasmagorique ;
je ne crains rien des pierres ni des ombres du chemin,
mon bâton est l’espoir, ma lampe est le soleil.

Mon bâton est l’Espoir, et le Soleil une lanterne dorée
avec laquelle j’éclaire les sentiers que mes pieds fouleront
jusqu’au jour où m’appellera vers la vie éternelle
celui qui donne leur nectar aux fleurs et le sel et l’iode à la mer.

Je sais lire dans les étoiles les énigmes de l’avenir ;
et, par une nuit lumineuse, la Croix du Sud m’annonça
que si j’erre aujourd’hui sur une route aride, obscure,
demain je trouverai des chemins de fleurs et de lumière.

Laissez-moi… Je vais seul ; je ne veux ni ne vous demande rien.
Seulement un peu de silence, c’est tout ce que je désire !…
Et demain ?… Sur mes traces viendra peut-être l’oubli.
Et demain ?… Les étoiles vous diront peut-être qui j’étais.

Je suis une âme qu’une mauvaise fée a condamnée à toujours errer,
à toujours errer à la poursuite d’une fantastique clarté de chimères…
Mais il importe peu car j’ai l’Espoir pour bâton
et sur les chemins lugubres le Soleil est ma lampe d’or.

*

Atavisme (Atavismo)

Je fus dominé par le désir de tout connaître,
d’être à la fois trouvère et paladin ;
ivre de mon exaltante curiosité,
je portai l’épée à la ceinture et la mandoline à la main.

Mes pieds foulèrent les fleurs, marchèrent dans la boue,
j’entendis des soupirs de lyre et des cris de clairon ;
et tandis que j’avais la furie d’un belliqueux Ostrogoth,
je gémissais en entendant les trilles d’un violon.

En folles aventures je passai près de la mort
portant une amulette que la Fée du Sort
m’avait donnée pour que jamais maux ne m’atteignent.

Et maintenant que je regarde, inutiles, ma cithare et mon glaive,
alors que commence l’angoisse de mon agonie, je meurs
en modulant les notes d’un chant de triomphe.