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Les saisons sous-marines : Poésie de Corrado Govoni II

Pour compléter le billet de traductions « Poésie crépusculaire et futuriste de Corrado Govoni » (ici), déjà complété précédemment par l’ajout d’un poème de Govoni dans le billet « Poésie futuriste 2 » (ici), nous venons de travailler sur d’autres textes du poète italien, à partir cette fois d’une Antologia poetica personnelle compilée par Giacinto Spagnoletti et sortie en 1953.

Ci-dessous, les poèmes apparaissent sous le titre des recueils respectifs dans lesquels ils ont paru. Spagnoletti publie à la fin de son anthologie plusieurs inédits, dont nous avons repris quelques-uns ; certains de ces poèmes ont peut-être été insérés dans les recueils publiés ultérieurement par Govoni (1884-1965) de son vivant ou figurent autrement, sans doute, dans le volumineux recueil posthume La ronda di notte (La ronde de nuit) publié en 1966.

Corrado (c’est-à-dire Conrad) Govoni, bien qu’il ait fait partie des premiers membres du mouvement futuriste italien et publié dans ce cadre quelques poèmes expérimentaux, notamment des poèmes dessinés (qui sont moins des calligrammes que des sortes de planches de fiumetto ou bédé), est cependant resté à la périphérie de l’avant-garde, préférant cultiver, sur l’ensemble de sa trajectoire, une poésie moderniste pré-futuriste. L’inspiration est, comme on le verra ci-dessous, volontiers terrienne.

*

Feux d’artifice
(Fuochi d’artifizio, 1905)

.

Promenade romantique (Passeggiatta romantica)

Un trio de moniales scrupuleuses
se sont assises parmi les roses.

Au bord de la route, elles ont mangé de la pâte d’amandes
et des figues fraîches avec du pain,

et cueilli des primevères
pour les faire sécher dans leurs livres de prières.

Elles font à présent la sieste dans la cour pavée
d’un rouge château en ruines,

non loin d’une petite ferme
où vit une jeune fille qui s’appelle peut-être Adeline.

« Ah, si elle était à nous, cette belle vache
qui nous fait du si bon lait ! Et cette courge,

comme elle doit être bonne, frite à l’huile ! »
« Ne sais-tu pas que tu pèches par convoitise ? Chut !

Allons plutôt visiter les salles
du château ! Attention en montant les escaliers ! »

Les couloirs sont pleins de boiseries fanées
et de lambeaux de tentures colorées.

Dans une salle elles trouvent une cage où fait sa toile une araignée
et des fragments de miroir encore avec le tain.

La plus jeune, à l’insu des autres,
en cache deux dans son mouchoir de batiste,

tout heureuse. Une chouette s’enfuit
au plafond. En bas, dans le pré, on entend meugler.

« Regardez : une perruque ! » « Jette-la,
tu vas attraper des maladies ! »

Les heures descendent doucement les côteaux du Carmel
du jour comme des brebis au blanc lainage.

Dans la chambre la plus abandonnée,
la poussière et les mouches ont tant corrompu l’air

que pour mieux respirer
les sœurs ouvrent une fenêtre donnant sur la mer.

*

Les fausses couches
(Gli aborti, 1907)

.

Les parfums (I profumi)

De grandes roses de couleurs éclosent
comme des feux de bengale fabuleux
allumés un soir de fête
aux fenêtres d’étranges demeures.

L’une exhale une humide et profonde fraîcheur
d’eau sylvestre au fond des bois ;
comme le noir de la nuit l’autre tombe
ou bien s’élève comme les premières lueurs du jour.

Belles comme des aérostats, singulières
comme des peaux-rouges poussant de grandes clameurs,
comme de paisibles golfes bleus de canicule.

Délicates et douces comme des chevelures,
tristes comme des fontaines sanglotantes,
passionnées comme des ritournelles.

*

Les douceurs (Le dolcezze)

Les dimanches bleus de printemps.
La neige sur les maisons comme une perruque blanche.
Les promenades des amoureux le long du canal.
Faire le pain le dimanche matin.
La pluie de mars qui bat contre les tuiles grises.
La glycine en fleur sur le mur.
Les rideaux blancs aux fenêtres du couvent.
Les cloches de samedi.
Les cierges allumés devant les reliques.
Les miroirs illuminés dans les chambres.
Les fleurs rouges sur la nappe blanche.
Les lampes d’or qui s’allument le soir.
Les crépuscules de sang qui meurent sur les remparts.
Les roses effeuillées sur le lit des malades.
Jouer du piano un jour de fête.
Le chant du coucou dans la campagne.
Les chats sur le rebord des fenêtres.
Les blanches colombes sur les toits.
Les mauves dans les casseroles1.
Les mendiants qui mangent sur le seuil des églises.
Les malades au soleil.
Les petites filles qui peignent l’or de leurs cheveux au soleil sur le seuil.
Les femmes qui chantent à leurs fenêtres.

1 Cette fleur, la mauve, est consommée et se prépare, dit-on, comme les épinards.

*

Poésies électriques
(Poesie elettriche, 1911)

.

Les vieux seuils (Vecchie soglie)

Les vieux seuils des portes vermoulues
qui ne s’ouvrent plus ; le mendiant fatigué
s’y reposait, attendant l’aumône ;
les domestiques y sommeillaient
les jours de vacances ;
les amoureux s’y appuyaient
en se mangeant la bouche
une dernière fois avant de se séparer ;
sur ces pierres était versé
le vin convivial
en l’honneur des invités,
et l’on effeuillait des roses
en hommage aux mariés.
Celui qui s’en allait au cimetière
s’arrêtait un instant pour dire adieu
à sa maison
et aux biens qu’il abandonnait.

À présent, avec leurs murs posés de champ
que le gel effrite et que pourrit l’eau
ruisselant des gouttières rouillées
tout l’automne, ils donnent sur des cours fermées,
des jardins ceints de murailles que recouvre
la verte gélatine des lichens.
Dessus, l’été, à la saison du froment,
quelque luciole lourde de rosée
fait de la lumière au triste grillon chanteur
qui ne se fatigue pas de proclamer
combien ils sont dans sa famille.
Y viennent s’abriter de la pluie
les beaux paons avec les arcs-en-ciel
de leur queue repliée et les dindes
avec leurs pesantes et rustiques
parures de corail ;
les chats s’y prélassent au soleil ;
les champignons leur ouvrent leurs ombrelles vénéneuses
et les cyclamens y étalent des couronnes de rois en exil.
Après une vie fantastique et brève,
les seuils deviennent muets et déserts ;
le compatissant Noël les recueille
dans le blanc sépulcre de la neige.

*

Voyage interrompu (Viaggio interrotto)

Ô la quotidienne illusion
de lever l’ancre avec les voiles des rideaux
vers l’azur limpide qui s’étend
comme une mer infinie au-delà du balcon !

Court mirage, car bientôt le vent retombe
et les fenêtres affalent leurs voiles ;
et la mer d’azur en un moment se couvre
de maussades nuages couleur de fiel.

Comme des échassiers rhumatismaux
perdant leurs plumes, à l’intérieur des vases assoiffés,
s’effeuillent, fleurs posthumes annonciatrices

de neige, dans l’encadrement rigide
du verre, les chrysanthèmes malades
à la triste odeur de mort et de vernis.

*

Inauguration du printemps
(Inaugurazione della primavera, 1915)

.

Rome (Roma)

Toutes les places portent un toast
au ciel d’Italie
avec la flûte levée
et pétillante de leurs fontaines.
Ironiques monuments d’eau.
Les paysannes de la Ciociaria qui disposent leurs fleurs,
foulard blanc sur la tête,
semblent les camérières
de quelque printemps
académique officiel.
Jardins publics avec étangs de cygnes
n’ayant rien à voir
avec celui de Lohengrin.
Ô la mélancolie
de ce cimetière écroulé
du forum romain !
Ossements blanchis
et caveaux horriblement grands ouverts.
Et de toutes parts des couronnes de fleurs
les plus tristes et les plus funèbres
aux inscriptions mortuaires
délavées par la pluie
qui reprennent des couleurs chaque printemps.
Je pense avec regret
aux temps bénis
où les bœufs blancs
s’étendaient mollement
sur la Voie Sacrée
ou meuglaient près du Palatin.
Alors le bohémien et sa famille
campaient sous l’Arc de Titus.
D’un violon sale qu’on accordait
sortaient des notes stridulantes et sauvages
accompagnées du gargouillement
de la marmite arrosant de vapeur
les jambes de quelque gladiateur.
Un garçon de bronze patiné
apportait un harmonium au soufflet de cuir rapiécé ;
les étincelles jaillissaient de l’âtre improvisé
tandis que le chaudronnier battait joyeusement ses cuivres.
Le soir, à la lumière économique de la lune,
une jeune fille
dansait parmi les curieux
une danse effrénée, pieds nus,
sur les pierres qui gardèrent jadis
le feu des Vestales.
Aujourd’hui tout est propre,
cimetière payant ;
on montre les squelettes
dans les tombeaux ouverts
comme des bijoux dans un trousseau de mariage ;
les colonnes en morceaux des chapiteaux
sont recueillies et défendues
comme les reliques d’un reliquaire.
Et les grenouilles ne chantent plus
dans la fontaine de Juturne.
Au fond, le Colysée s’élève
comme un gigantesque
gazomètre explosé.
Dans les thermes de Caracalla
une fresque étrange et fascinante vous frappe
comme l’entrée improvisée
de mille femmes inconnues.
Dans la campagne, autour de la Voie Appienne,
on aperçoit les trains déraillés des aqueducs.

*

Le cahier des rêves et des étoiles
(Il quaderno dei sogni e delle stelle, 1924)

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La petite trompette (La trombettina)

C’est tout ce qui reste
de la magie de la fête :
cette petite trompette
en étain vert et bleu
dont joue une fillette
marchant pieds nus dans la campagne.
Mais dans cette note laborieuse
il y a tous les clowns blancs et rouges,
le bruyant orchestre d’or,
le manège avec les chevaux, l’orgue, les lumignons.
Comme dans les ruissellements de la gouttière
il y a toute la frayeur de l’orage,
la beauté des éclairs et de l’arc-en-ciel ;
et dans l’allumette humide d’une luciole
qui s’éteint sur une feuille de bruyère,
toute la merveille du printemps.

*

Pendant l’orage (Nella tempesta)

La porte est grande ouverte sur la nuit ;
et je suis assis, voûté, fatigué
sous le poids de nouvelles déceptions
comme un vieillard de mille ans :
l’orage me laisse indifférent,
tout comme la musique triste de la pluie ;
solitaire, étranger à ce monde
que les éclairs font une seule mer d’argent
qui brille et s’éteint silencieusement
devant le seuil de la maison.

*

Chanté la bouche fermée
(Canzoni a bocca chiusa, 1938)

Ndt. Le titre du recueil est une référence à la technique du « chant à bouche fermé », comme le coro a bocca chiusa dans Madame Butterfly de Puccini, dit chœur des murmures.

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C’est l’heure (È l’ora)

C’est l’heure où tu entends,
depuis l’amphithéâtre de lune et de toits,
dans leurs masques de plumes
souffler les jeunes hiboux ;
c’est l’heure où font mal aux arbres
leurs racines, comme des dents.
Dans les maisons où les hommes
dorment en strates horizontales
comme les vers dans les canisses
en tissant une bave de rêves silencieux
desquels ne reste au réveil
qu’une couche de neige ridée dans le ciel,
le grillon du foyer
commence à striduler,
rossignol des cendres.

*

Pèlerin d’amour
(Pellegrino d’amore, 1941)

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Feuilles de sang… (Come foglie di sangue…)

Feuilles de sang
d’un arbre violent en marche
furent mes paroles terribles,
que tu reçus comme une statue
marchant dans l’éblouissement d’août.
Elles me revenaient déçues et furieuses,
plus amères que l’odeur du chanvre.
Tu continuas indifférente et sombre
comme en un vent hostile
telle une jeune bête
qui ne sait qu’elle est nue
et qui dans l’éblouissement d’août
flaire seulement, avec avidité,
une âcre promesse de moût.

*

Hirondelles d’Italie (Rondini d’Italia)

Comme des ciseaux d’ébène et d’ivoire
infatigablement
découpent les hirondelles
de lumière, de pierre, d’arbres en fleurs
le doux visage de mon premier amour.
Je voudrais que soit un saule piégé de glu
cette pluie d’avril
pour vous capturer toutes et empêcher
qu’au retour de chaque printemps
dans le vent blond et fou
vous ne répandiez vos graines joyeuses
sur le monde.

*

Govonigiotto, 1943

.

Tu avais tellement peur… (Tanto fu la paura…)

Tu avais tellement peur de mes baisers
dans la maison plongée tout à coup dans le noir
que tu restas pendant l’orage,
tressaillant aux lueurs du tonnerre,
sur le seuil, les pieds dans la pluie.
Retourné à mes vingt ans par le souvenir,
je te dédie le corail de ces éclairs.

*

Gerbes, meules de foin… (Biche e pagliai…)

Gerbes, meules de foin, l’été venu,
encombrent les routes de mon pays.
Dans un nuage de poussière gris, nuit et jour,
elles vont sur des roues ardentes : haut perchées
sur les chars débordants, les paysannes
répondent par des refrains mélancoliques
aux claquements de fouet des bouviers.
On dirait que toute la Padanie émigre
vers des contrées inconnues, et d’or fulgurantes,
traînant derrière elle, dans un grand vent
docile et paresseux, le Pô, comme un cheptel.

*

Choix d’inédits
(Inedite varie)

.

Un soir au Val di Chiana (Sera in Val di Chiana)

À la vie trépidante de Rome
ne me relient plus ici que des fils ténus
et calmes : le fil
de la fraîche lumière du ruisseau là-bas
qui serpente à val
sur la poussière verte
des pins et des cyprès ;
les trilles des oiseaux, le coucou
des Apennins et le rossignol
des asiles humides ;
la fumée des toits du terroir
s’enlaçant à la fumée cavalcadante
du train silencieux qui coupe
à la base lointaine
d’une enfilade de vignes
le nuage céleste de l’Amiata ;
le bruit de cascade
que de temps en temps fait, en bas,
monument de feuilles,
reine tempétueuse,
l’yeuse centenaire du domaine.
Ces fils un à un se briseront
dans le noir silence des grillons,
quand la ronde folle des hirondelles
prendra fin tout à coup
au-dessus de la maison rouge
dans le crépuscule de sang ;
et toutes les voix, les cris d’enfants,
les sons de cloches
qui résonnent au loin
viendront mourir ici doucement
dans l’Angélus roucoulé par les colombes.

*

Poissons (Pesci)

Il cria des noms de poissons et de coquillages,
apportant le fleuve et la mer aux seuils des maisons,
le vieux poissonnier enroué
sautillant avec ses paniers dans la ruelle,
au bord d’un demi-sommeil.
Les lames des stores aux fenêtres
devenaient brûlantes de soleil, le calme revint.
Mais ce cri suffit à ce que le matin
fût plein d’odeurs de trains et de bateaux
et de lumières de perle de Venise2.

2 Les perles de Venise, artisanat réputé inscrit au patrimoine de l’Unesco, sont en verre coloré de Murano ou en verre peint.

Perle veneziane, un livre sur les perles de Venise par P. B. Marascuto et M. Stainer (1991)

*

Les saisons sous-marines (Stagioni sottomarine)

Peut-être qu’avec ses eaux la mer produit de la drêche
dans les profondeurs : une moisson glauque
mûrie à l’été de la lune
ou aux invisibles saisons des rayons cosmiques ?
Quels groseilliers vendange-t-elle en secret
de coquillages, de gemmes et de perles ?
Autour de vieux rochers
mousse une boisson si savoureuse qu’elle
rend ivre rien qu’à en flairer l’arc-en-ciel,
qu’à la regarder de loin.
Des moissonneurs magiques aux cheveux de méduses,
des vendangeuses aux paniers en filets
chantent alternativement leurs couplets,
berçant les rêves des marins.
Le long de la plage déserte, la mer
rejette triturés tant de débris d’algues
et un marc si pressé
qu’on en pourrait faire cent rangées de meules.

Poésie futuriste italienne 4

Suite de nos traductions de poésie futuriste italienne. Les poètes suivants, dont l’anthologie que j’ai utilisée (la même que pour les deux précédents billets) présente la poésie de tendance futuriste des années vingt aux années quarante, ont fait leur entrée dans la littérature un peu après ceux que nous avons déjà traduits et sont dans l’ensemble moins connus que la plupart de ceux-là. Parmi les noms connus, Mainardi et D’Albisola le sont davantage pour leur œuvre, respectivement, de peintre et de céramiste que de poètes.

Ces poètes sont :

–Emilio Mario Dolfi : Porte-à-porte (a) et (b) ;

–Giovanni Gerbino : deux poèmes ;

–Enzo Mainardi: Les molécules du son ; La femme magnétique ; Stupéfiants ;

–Oreste Marchesi : mon lit ; tes cheveux verts ;

–Pino Masnata : la métropole verte ; gravier ;

–Bruno Giordano Sanzin : Intermezzo ;

–Tullio D’Albisola : un poème ;

–Geppo Tedeschi : Charpentier ivre ;

–Gaetano Pattarozzi : Vol au-dessus de l’île San Pietro ;

–Piero Bellanova : Vol au-dessus de Venise.

*

Porte-à-porte (a) (Porta a porta [a]) par Emilio Mario Dolfi

Il ne brise plus de cœurs
aux valvules de plastique
le Cupidon des années soixante-dix
programme en cartes perforées

Un échange d’électrocardiogrammes
unit Juliette et Roméo
sépare Abélard et Héloïse.

Quatre capsules d’éphédrine
et l’amour de Tristan et Iseult
se dé-wagnérise.

Un bain moussant
parfume et déterge la luxure
hétérosexuelle
au niveau de l’inconscient.

Casanova
renonce aux conquêtes
pour faire de la publicité pour déodorants.

L’amour à l’état de projet
est un mécanisme structuré
par la division
de la luxure en cycles complets.

*

Porte-à-porte (b) (Porta a porta [b]) par Emilio Mario Dolfi

Secrètement indécis
drogués de nostalgie
psychonautes maladroits
poursuivons la corruption.
La sagesse est un trésor
caché par des gnomes inconnus
dans des méandres
que la meilleure des sondes
ne peut atteindre.
Le module adapté pour plonger
n’a pas été découvert
car il est plus inutile encore que le module lunaire.
Une inconsciente émulation
pousse
à des tentatives de record théologique
des corps que les stades applaudissent
dans leurs exploits dominicaux
plus importants que les rites ecclésiastiques.
La liturgie du chantage
la vocation au naufrage
conduit à une blasphématoire ligne d’arrivée.

*

Par Giovanni Gerbino

Les femmes sont toutes dans la rue
ce soir,
et vont et viennent
infatigablement,
comme les fourmis.
Mais dans la marée haute
de papillons
flottent
les pavots si roses
aux appareils
téléphoniques
dans les yeux.
Et ce sont des sourires !
Ce soir
je veux me réjouir moi aussi :
un sou d’amour,
pharmacien.

*

Par Giovanni Gerbino

Ce soir j’ai envie de me pendre
avec la ceinture du pantalon
à un lampadaire électrique
de place moderne ;
parce qu’elle elle ne me regarde pas
cette demi-colombe
cette demi-hirondelle
aux yeux électriques
ouverts en fente.
Et parce que les gens sont tristes
abandonnés sur les bancs
comme s’ils attendaient
le passage
d’un cortège funèbre.
Même les enfants
ne savent plus crier
pour rompre cette atmosphère
de funérailles !

*

Les molécules du son (Le molecole del suono) par Enzo Mainardi


Quand les clochers se réveillent
et que le bronze en petits copeaux vibrants
s’échappe dans l’air,
métallisant le clair de lune :

sur l’aile flasque des chauves-souris en vol
les copeaux de son
des cloches qui meurent en tremblant
s’argentent de musique lunaire.


Quand les heures sonnent
je détourne les yeux de la terre moribonde
et les tourne là-bas
vers les peupliers scintillants
de miettes de lune :

où les cloches, dissoutes dans l’air,
agonisent en vibrant contre l’argent des peupliers
qui n’est plus miettes de lune
mais miettes de son.


Il neige
et l’heure de bronze tremble dans le silence
sous le ciel de coton tuant la lune :

le cœur frissonne de froid
car dans le sang les molécules de son
trempées dans l’heure de glace
ont déposé vibrant
le tremblement de la neige.


Sur le velouté silence
de la terre blanche de céruse
retentit la sirène, la neige qui papillonne
peint un ciel neuf et blanc :

les flocons fondants dans l’onde sonore
qui tournant et vibrant s’agrandit en tremblant,
font indécis un vol horizontal.

Ce sont des flocons de neige sonore.

Mais ensuite, la sirène mourant,
le cercle des ondes sonores
s’agrandit, s’abaisse, se perd au loin
et les flocons, abandonnés, tombent pesants
tandis que croît le velouté silence
de la terre blanche de céruse.

*

La femme magnétique (La donna magnetica) par Enzo Mainardi

Ma bien-aimée
est de velours brillant.

Pour la peindre je renverse Baudelaire,
je pense à une chatte noire
au pelage électrique
qui glisse sur le toit doré
d’une pagode indienne, pour dominer,
répandant sur des molécules de nuits d’argent
sa luxure tropicale.

Comment la peindre ?

Une serre de lampes électriques
chauffée d’éblouissants parfums ?
L’azur qui libère
noie le chant de la lune !

L’eau, où tombe son regard,
tremble dans une molle symphonie de couleurs.
Autour d’elle tout
est une vertigineuse succession
de sens et de désirs mêlés.

*

Stupéfiants (Stupefacenti) par Enzo Mainardi

Il y a du poison,
c’est ta voix de désir qui le sécrète,
tiède comme un répons graduel
de sens épuisants qui tournent sans cesse
pour se féconder
en restant immaculés.

Les perles tombent dans le verre à boire
avec un tintement d’indéfinissables couleurs
d’iris malades, mourant de langueur,
dans un tableau plastique qui se meut liquéfié
dans le glissement de reflets de lumières
émanant des parfums transparents
voilés de puissants narcotiques.

*

mon lit (il mio letto) par Oreste Marchesi

et je voudrais bien voir si vous arriveriez encore
à troubler mon sommeil
femmes ingrates

je veux être seul

mes douillets matelas
seront les crêtes aiguës
des arbres les plus hauts et les plus gigantesques

avec les branches je me ferai un tapis

avec le ciel une couverture bleue
immense

immense comme l’amour
dont j’ai souhaité vous faire présent
… mais dont vous n’avez pas voulu
dans cette noyade

allez allez à la mer

les poissons ont la peau visqueuse
comme votre amour

*

tes cheveux verts (i tuoi capelli verdi) par Oreste Marchesi

je veux rafraîchir
mes mains brûlantes

merci titanesque demoiselle

mais je plongerai aussi
dans ta chevelure de plumes
tout mon corps

la terre sera ton crâne
et l’herbe fraîche sera
ma boisson consolatrice
parfumée de soleil

*

la métropole verte (la metropoli verde) par Pino Masnata

dans la ville siffle la sirène

tout répond à son propre appel de sirène électrique
le roulement le service une cheminée d’usine haute dans le ciel

jeter bois-espoir et charbon-travail mais tout devient fumée

les stalactites marmoréennes de la cathédrale suintent pleurs et prières dans les abîmes du ciel

maisons bureaux rues chantiers agité insomniaque

travailler huit heures pour ne pas mourir et à la fin du jour pouvoir sans chapeau sans gilet avec sa petite amie sur le porte-bagages de la motocyclette voler une heure d’amour

dans la bouche les brûlures des vins frelatés et le baiser n’a plus de saveur

dans les doigts le crépitement des journaux et les nouvelles ne sont pas intéressantes

dans le nez l’odeur forte de la benzine et toutes les fleurs ont été astiquées par la servante imbécile

dans les oreilles le vacarme de la ville et le ressac s’éboule avec le grondement des trams qui courent l’un après l’autre au loin

l’âne est un très mauvais haut-parleur

dans les yeux la poussière de l’asphalte et la campagne est une immense métropole verte

désormais notre âme est chromée

*

gravier (ghiaia) par Pino Masnata

je suis tu es il est le gravier

quand je reposais au fond du fleuve bleu je regardais les rayons de soleil se nickeler sur l’eau

j’étendais nonchalamment sur mon corps nu un réseau d’argent lumineux et ne servais à rien

à présent la machine m’a pris, chargé sur les chariots, amoncelé au bord des fossés, pelleté sur la route, comprimé

tran tran tran tran

demain des hommes outillés de pompes et de barils me couvriront de noir noir noir jusqu’à ce que je disparaisse pour pouvoir servir

*

Intermezzo par Bruno G. Sanzin

Les antennes positives transmettent :
K-407
– Je crois en l’infini, parce qu’en lui se reflète l’insatiabilité de l’aspiration active.

M-139
– J’aime l’infini, précisément parce que le désir ne peut être comblé par aucune possession.

X-523
– L’infini est l’atmosphère idéaliste du devenir, qui lui inspire sa tension anxieuse et bénéfique vers un crescendo positif sans interruption.

R-112
– L’intelligence est un fragment d’infini qui séduit le déterminé, l’amplifiant au-delà de la limite qui le contient.

A-93
– … susciter la curiosité sur le papier de verre de l’inconnu même, où il faut être prompt à absorber le nouveau à la vitesse de la lampe à magnésium.

Y-602
– … ne pas seulement découvrir mais aussi créer le nouveau, en construisant des pyramides d’idées inversées, pour symboliser : stabilité, avec la base carrée, et tension ascensionnelle, avec le sommet aigu regardant vers le haut.

––––––––

KK-LL
– vitesses pointues d’intelligence

C-815
– trajectoires hiéroglyphiques
MM-402
–allervenir
allervenir

S-188
– indécisionSTOPçasuffit !

C-815
– gouvernail   se redresser     démarrage      se dissiper

––––––––

M-624
– mécanismes mouvementperpétuel chargés volonté volonté volontévolontévolontévolontévolonté

––––––––

AB-1
– K-407 et Y-602 affûtent leurs intelligences avec d’audacieuses évolutions géométriques. K-407 exprime un discours parfait, subtil, tournant sur lui-même de la façon la plus cinglante et sifflant les données exactes de sa vitesse périphérique. Figure immatérielle avide de tourner. Y-602 répond avec un triangle isocèle au sommet très aigu, lequel équilibre son ossature intuitive jusqu’à pointer, décidé, directement au centre du disque pour servir de support. Équilibre. Lentement le disque s’incline, tourne et s’incline, tourne et s’incline. Le sommet du triangle est contraint de glisser vers la périphérie, tandis que le disque tournant se redresse en hurlant toujours plus du fait de la vitesse due au mouvement excentrique. Le pivot effleure la limite périphérique. Moment. Action centrifuge. Fuite-éclair tangentielle du disque, victorieux sur la liaison triangulaire.

F-296
– Bientôt fusent de H-41 des droites piquantes pour affronter le fugace dans les profondeurs démesurées de l’espace.

AB-1
– Voilà M-129 qui manifeste la force explosive d’une sphère parfaite, flottant, pacifique, avec une lente tendance ascensionnelle. V-812 juge orgueil vide cette manifestation démonstrative. Il libère pour cette raison de nombreux points douteux, qui sautent sur la sphère, pesant sur celle-ci jusqu’à la faire retomber, jusqu’à la faire réabsorber par ce qui l’avait exprimée.

F-296
– À présent F-123 et N-231 se défient par questions et réponses. Ils apprêtent simultanément de tortueux problèmes. L’épreuve se décide en accrochant les points d’interrogation les uns aux autres et en tirant. Le premier qui cède a perdu.

––––––––

Ces géométries potentielles abstraites, qui tendent à une vie active, ont finalement attiré l’attention des indolentes stations négatives, lesquelles d’autre part – comme d’habitude embrumées dans les miasmes somnifères qui donnent raison à leur existence passive – ont léché superficiellement, et mal, et n’ont pas atteint en profondeur le sens des manifestations développées ; de sorte qu’il en sort une imitation grotesque qui avilirait tout esprit. Voilà donc :

– Calculons :

5 + 1 = 6
2 x 3 = 6

(surprise) Tiens ! Comme c’est étrange ! Comment se fait-il que le résultat pour les deux soit 6 ????

*

Par Tullio d’Albisola

La graine noire

EN DÉBUT DE SOIRÉE

Je suis un gros camion
– avec une remorque d’illusions –
chargé d’espérances
qui roule à 60
vers un garage fermé.

Phosphorescents d’amour
mes yeux-phares
déchirent
l’obscurité suave de la route.

(Pour parvenir jusqu’à toi,
j’ouvre grand ma réserve
de jeunesse,
Nelly !)

PLUS TARD

Le vent, ce soir,
gonfle les nuages et les salit
(ils ont une couleur
sidérurgique
et des formes grasses,
obscènes,
monstrueuses de baraques de foire).
Je lève la branche d’olivier bénite
que tu m’as donnée
et ils fuient
comme des diables
vers les Giovi1.

Difficilement lisible
comme une radiographie,
à présent
je te vois toi seule
dans le réservoir vide
– profond comme une cathédrale gothique –
de mon âme ;
et tu m’es plus chère
qu’une fresque du Giotto
et tu me sembles plus irréelle et divine
qu’une peinture religieuse de Fillia2,
Nelly !

La pulpe juteuse

SURPRISE

Près de l’arche de la voie ferrée
avec l’arrière-plan Butterfly3
le direct
des 10 et 40
m’a attaqué
bruyamment,
me mitraillant sur la bouche
30 grands baisers
horizontaux en or,
au goût rapide.

Oh… comme ça… demain,
furieusement
comme le direct,
Nelly !

(Je sens cette fuite d’acier
et ta fougue
dans ce dernier café.)

.

1 Les Giovi (verso i Giovi) : Toponyme pouvant renvoyer à divers lieux que ni le poème ni l’anthologie ne permet de déterminer.

2 Fillia : Nom d’artiste de Luigi Colombo, peintre futuriste.

3 Butterfly (il fondale Butterfly) : La caractérisation de cet arrière-plan renvoie sans doute à une forme ou une autre de style ou de technique artistique, mais, quant à savoir de quoi il s’agit au juste, ce n’est malheureusement pas dans mon bagage culturel et ne se laisse pas non plus aisément déterminer par une recherche en ligne. Spontanément, cela évoque en moi l’Art nouveau.

*

Charpentier saoul (Falegname ubriaco) par Geppo Tedeschi

Hier soir
j’ai vu là-bas
sous une arcade bleue
de ciel
le vieux charpentier
qui s’étant enivré
avec le moût
d’un coucher de soleil
d’août
voulait liquéfier
en hâte
sa colle
avec le feu d’un ver luisant
Et puis en repassant
je l’ai vu
en train de clouer distraitement
des bouts de nuit
et de lune couchante

*

Vol au-dessus de l’île San Pietro (Volare sull’isola di San Pietro) par Gaetano Pattarozzi

Ndt. L’île San Pietro est, en Sardaigne, une des deux îles de l’archipel des Sulcis.

Dans la vasque de porcelaine
les petites mains de l’aube
savonnent l’île San Pietro
rincent rochers et crevasses
des ténèbres de la nuit

Les chevaux affamés du trimoteur
rêvent aux verts faisceaux
des algues
fauchés dans les grottes marines
par les coutelas du soleil

Mais les antennes des bateaux
prient les bras en l’air

Ne troublez pas
l’arôme de la mer
avec des pesanteurs d’huile
et l’irisation de l’essence

Dans les hauteurs ondoient
de fabuleuses forêts de diamants
sur les îles de nacre
des nuages
dans les sables desquels
brillent
comme des yeux de chat
les paillettes d’or
du matin

Tandis que depuis les quais de corail
de l’horizon
grossissent des voiles violettes
ruisselant du moût des crépuscules
et que le soleil comme un écu tombe
dans la tirelire des montagnes

*

Vol au-dessus de Venise (Volare su Venezia) par Piero Bellanova

La lagune nous offre
un couchant tremblé
aux ténues opalescences de perle

Un or de mosaïques
coule du soleil
en flot unique
comme une crosse de patriarche
sur cette cathédrale brillante
tapissée d’azur liquide

Parfums de madones
et nuages infinis de voiles
tendres de première communion

Je sens dans la langueur de la lagune
un battement de cils bruns
qui baisent tes yeux
amoureux

Des caresses de gondoles
chargées de rêves
s’enroulent autour de ton cou
avec des médaillons de lune
et des écumes de dentelle

VIENS

Sur l’aile d’argent
je veux t’offrir Venise
de 3.000 mètres de haut

Petite perle
avec de minces veines de turquoise

À présent c’est un joyau
ciselé en filigranes vert pâle
de petites pierres taillées

Mets-le dans tes cheveux noirs
que baise mon regard
et que l’hélice pétrit
avec des vapeurs de soleil

VIENS

Nos cœurs proches
ont de longues ailes
dont l’ombre
donne des frissons
à l’eau caressée

Et moi avec les lèvres
humides de tous tes baisers rêvés
j’effleure le creux de tes mains
qui ont un parfum
d’étoiles et de forêts lunaires

*

Affiche pour la société Watt Radio de Turin (ca. 1933) par le peintre bulgare Nikolay Diulgheroff, établi en Italie et qui appartenait au mouvement futuriste italien. Comme plusieurs autres artistes du mouvement, Diulgheroff a travaillé pour l’industrie et la publicité.