Automne dans l’archipel et autres poèmes d’Emil Kléen

Le poète suédois Emil Kléen (1868-1898) était proche d’August Strindberg, autant qu’on pouvait l’être de ce solitaire, lequel écrivit une préface à l’anthologie posthume produite par les amis de Kléen après sa mort prématurée de tuberculose à trente ans. C’est de cette anthologie, Valda dikter (Poèmes choisis), parue en 1907 et dont le projet fut dirigé par le poète Lännart Ribbing, que nous nous sommes servi pour les présentes traductions.

Dans sa préface, Strindberg raconte qu’il fut aux côtés de Kléen lors de la lente agonie de ce dernier, après lui avoir servi de mentor (« ce fut une joie pour moi de lui enseigner mon art »). Il ajoute que Kléen pouvait « peut-être à bon droit » lui reprocher de l’avoir conduit sur la mauvaise voie, vu qu’il était, lui, Strindberg, plus jeune dans ces années-là : on sait que Strindberg devint célèbre pour un esprit de révolte qu’il discuta et renia par la suite (ce qui ne le rendit pas moins célèbre).

L’anthologie en question connut plus de succès que les recueils publiés par Kléen de son vivant, notamment en raison des éloges qu’en firent quelques hommes de lettres, à l’instar de Vilhelm Ekelund que connaissent les lecteurs de ce blog (voyez ici).

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Poèmes tirés du journal étudiant
Från Lundagård och Helgonabacken
de l’Université de Lund

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Ndt. Le nom du journal renvoie à deux parties de la ville de Lund. Les poèmes en question ont été repris dans l’un ou l’autre des trois recueils poétiques publiés de son vivant par Kléen. L. Ribbing explique en prologue que les responsables de l’anthologie ont préféré retenir les poèmes dans la forme qu’ils avaient dans le journal plutôt que dans les versions publiées en recueil.

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Chants à Vénus : Prologue (Venussånger: Prolog)

Je ne viens pas avec des roses rouges
des sombres buissons d’Eros
ni avec de fragiles rêves de nuit de printemps
quand les clairs de lune illuminent la vie.

Je ne chante pas des cantilènes
au virginal amour, timide et délicat ;
les seringas de ma poésie sont fanés.
Mais la vigne sauvage y pousse à profusion.

Autour du château de ma pensée s’enroulent ses feuilles
en formes merveilleuses et fantastiques
et leurs longues vrilles rouges balancent
quand y passent les orages de Vénus.

*

Venus Victrix

Dans tes yeux rêve le printemps
dont les jours sont pleins de soleil et de sève,
les nuits, de bouquets d’amour dans les taillis –
tu es une Aphrodite, habitante de l’écume,
à la chair chaude et tendre.

Et tu m’appartiens ! Pour moi seul agit la magie
du trésor de ta jeune beauté, de tes regards
où mes yeux scrutent dans des profondeurs obscures
les larmes chaudes du bonheur
comme des perles de rosée sur des violettes.

De ton sein fluent des parfums d’amande,
des odeurs de vanille de tes cheveux blonds,
et les rêves audacieux de vingt ans
lâchent la bride à tes sentiments
quand tu vas telle un glorieux vaisseau.

Dans les crépuscules de juin,
tu t’enfonces au cœur de la forêt
tandis que le soleil darde ses derniers rayons,
répandus en rouge de sang,
et trémulants, d’arbre en arbre.

Je t’embrasse, ma beauté bronzée,
ta blanche gorge m’appartient,
comme tes pieds que mouillent les langues de l’herbe –
et quand je le désire tu donnes à boire
à ma bouche le vin chaud de ta jeunesse.

*

Venus Rustica

Il y a une couleur, un brillant de vigne
délectable et chaud
dans ton regard qui brille,
tu respires la santé, le printemps
et les sombres taillis
pleins d’obscurité mélancolique
quand tombe un soir d’été.

Née sous une bonne étoile,
tu connais les mystères
que cache le voile d’Isis,
tu as posé ta tête sur son bras
et bu la sève chaude
que ce sein géant
répand au soleil de printemps.

Des odeurs de bruyère de la vaste lande
ton esprit est embaumé,
plein de rêves obscurs.
Tes épaules sont larges, ta joue bronzée
par le soleil et le vent –
tu fermes les yeux quand les tilleuls
embaument les jours de juin.

Mais viennent les danses des nuits dominicales,
alors avec un rire ardent
tu te rends aux veillées de l’amour,
les yeux humides, et ton sein se soulève
quand belle et chaude
tu ploies contre le bras
fort et velu de l’homme.

Pour toi bien des plaies s’ouvrent
dans les sombres taillis,
quand les couteaux sont tirés
et l’homicide voit couler le sang –
mais toi tu restes couchée
parmi les roseaux au bord du lac
l’esprit tranquille, attendant le vainqueur…

Il y a une couleur, un brillant de vigne
délectable et chaud
dans ton regard qui brille ;
enfant chérie de la nature, tu sais
dans la langueur torride
déchiffrer son mystère
durant les veillées des nuits de saints.

*

Chants à Vénus : Épilogue (Venussånger: Epilog)

Avec quelle ardeur j’ai voulu chanter
un hymne au printemps, aux jeunes désirs,
mais les mots se glacent sur ma bouche
et tombent sourdement dans le noir.
Mon regard est assombri par des visions mauvaises,
contre le doute le poème aiguise sa pointe sèche
mais le chant de joie ne monte plus.

C’était un mensonge ce que nous avons pensé quand notre sang était chaud,
quand les yeux brillaient en pleine jeunesse
et les rêves vénusiaques donnaient aux paroles
la couleur de la pourpre et l’odeur de la mer.
La nouvelle épopée ne fut jamais écrite,
ne prit jamais forme dans la joie
quand le rythme bouillonnait comme la sève printanière.

Mais il arrive encore parfois, certaines nuits,
que des lueurs s’élèvent, dans des feux gris –
je veux serrer les poings
pour asséner un coup à cet eunuque de siècle,
me venger de tout ce que nous avons souffert,
de tous les combats menés sans fruit,
des sarcasmes excités par chaque idée nouvelle.

Pour la Vénus indomptée je veux chanter
un hymne, un ave aux jeunes désirs –
mais les mots se glacent sur ma bouche,
aussi chaude que soit la pensée les faisant naître.
La nouvelle histoire ne sera jamais écrite,
le bonheur ne jaillit plus pour nous autres,
nu, dans la vague de sang.

*

Nocturne (Nocturne)

Voilà que se défont les lourdes chaînes des choses
et c’est la nuit, une nuit de visions et de rêves
où les âmes balancent comme des arums
sur le fleuve mystiquement sombre des sentiments.

Alors tu seras mienne. Les trésors de ton être,
tu les étales humblement à mes pieds,
les blancs parterres fleuris de ta beauté
dans la pénombre brillent devant moi.

Et quoi si je ne jouis que de leur parfum
sans toucher à ces lys délicats,
si je ne te serre pas dans mes bras
ni ne trouble le silence de ta pudeur ?

Écoute ! Dans la nuit s’exhale, pesant,
un soupir de tristesse : Pan est mort !
Mais Psyché vit, Psyché, faible et fragile,
nous charme et comble de bonheur.

En son nom je veux, tout doucement,
te murmurer mes rêves,
ô Rosa Mystica, Virgo Intacta,
dont la pupille est pleine de l’azur lointain du ciel.

Et la nuit en silence passera,
nuit d’un bonheur délectable comme les fleurs,
et notre âme glissera lentement
dans un seul et même Nirvana bleu.

*

Lilith

I.

De mon âme j’ai fait un chœur de temple
où des parfums de lys flottent dans l’ombre
et sous une vaste et haute voûte
règne un silence profond, solennel.

Comme une jeune vierge en neigeuse gaze,
les sentiments défunts de ma jeunesse marchent sans bruit
vers la niche du chœur où derrière des voiles de soie
vit l’Isis jamais aperçue de mes désirs.

Ô Lilith, Lilith, toutes les nuits de printemps
quand de la chaste Diane luit la faucille dorée,
je m’attarde en ce lieu aux heures les plus propices.

À la fenêtre de la coupole, pâles et faibles
ruissellent sur le marbre des brassées de lumière –
et tout est Recueillement : rêve et repos.

II.

Dans une menaçante et noire mort de nuée
se consume le flambeau rouge du crépuscule
mais une lueur s’attarde encore, rose, belle,
comme une faible et fragile harmonique.

Le voile sombre qui couvre le ponant
brille comme d’une lumière intérieure
et sur les bords de la nuée un ruban s’étend,
un tremblant rayon rouge pâle.

Ô Lilith, Lilith, jamais aperçue, seulement rêvée !
Dans ces jeux de lumière le Symbole est caché
dont ma pensée en vain cherche à percer le mystère.

Et le temps fuit. Les années s’accumulent. –
Ô Mort, sur ton chemin de Damas nous allons
pour obéir aux lois obscures de l’Éternité.

*

Souvenirs (Minnen)

Le parc est sombre. Le vent du soir
chuchote étrangement dans la pénombre des arbres,
et veillant sur le vieux portail
dans l’obscurité brille la maison du jardinier.

Mes pas m’ont à nouveau conduit en ce lieu familier ;
des souvenirs dorment tout autour de moi, où que j’aille,
et le parfum d’automne dans le soir étoilé
est languissant des souvenirs de ce mort, le passé.

Ils se réveillent ; sur mon chemin ils attendent
et l’obscurité murmure un chant mélancolique :
je te vois à nouveau marcher avec moi
comme nous marchions, si souvent, autrefois.

Je tiens ta main dans ma main fermée,
ta main légère qui presse la mienne ;
un aster cueilli dans les platebandes
sur le respir de ton sein balance…

Oui, c’est toi – pas la même pourtant,
tout comme ce parc n’est plus ce qu’il était ;
il y a longtemps que ma bouche ne bredouille plus
ton nom avec émoi et lasse passion.

Et je marche seul. Seul, je veux parcourir
la route de mon errance le long des voies ombreuses
où nul souvenir mélancolique ne s’attarde
et rien ne chante la chanson de ce qui n’est plus…

Le parc est sombre. Le vent du soir
passe tristement dans les ramures avec un murmure étrange,
et veillant sur le vieux portail
dans l’obscurité brille la maison du jardinier.

*

Vigne sauvage et pavots
(Vildvin och vallmo, 1895)

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Une chanson (En visa)

Une feuille morte tombe sur le chemin,
le chemin familier de ma flânerie solitaire –
autour de moi règne le silence d’un soir d’automne
sous un ciel bas et rouge, pâle ;
triste et fatigué
je vais, je vais
sur le chemin que mes pas ont usé.

Mon âme est vide et silencieuse,
que m’importent les biens et maux de cette vie
si les heures s’écoulent sans profit
et passent comme des feuilles au vent ?
Écoute la chanson de l’automne :
le plaisir dure peu –
mais la tristesse, la tristesse dure longtemps !

*

Octobre (Oktober)

Derrière les frondaisons clairsemées le ciel est froid et jaune,
les érables du parc perdent leurs feuilles rouges.
Octobre garde dans la grange et la remise
les dernières gerbes des moissons.

Sur les parterres de fleurs où cet été
le réséda exhalait son parfum si pur,
un pauvre aster solitaire, pâle et tendre,
ploie encore, tardif, dans le soir glacé d’automne.

J’ai mis mon âme en mineur pour le repos de l’hiver,
pour les heures crépusculaires devant le feu de l’âtre
quand sur tous souvenirs se ferme la cicatrice
comme la mousse efface le nom gravé sur un tronc d’arbre.

Bientôt, un soir la première neige tombera,
le bruit du fléau s’entendra tout le jour dans le fenil,
la glace étendra ses blancheurs bleutées sur le lac
et les coups de hache tomberont dans la forêt silencieuse.

Tu fus, été fini, munificent, et bon,
quand juin répandait les bleuets dans les seigles,
quand le chaud mois d’août vint avec l’or des grains
et les nénuphars de juillet se balançaient sur l’eau !

Je me souviens de toi comme d’un rêve, une lumière dorée :
le jasmin fleurissait dans la pénombre du parc
et le pré, ceint du murmure de la forêt,
réfléchissait l’œil du soleil, renoncule jaune.

Oui, munificent… À présent cette misère
est le dernier souvenir que tu répands autour de toi :
où tu élevais il y a peu le fier château des fleurs,
un aster jaune pâle baisse la tête en silence.

Derrière les frondaisons clairsemées le ciel est froid et jaune,
les érables du parc perdent leur feuilles rouges –
octobre garde dans la grange et la remise
les gerbes fanées des moissons…

*

Les jasmins
(Jasminer, 1898)

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Poème d’ouverture [au recueil Les jasmins] (Inledningsdikt)

Le jardin de mes pensées s’est changé en friche
et nulle pluie de printemps n’en arrose la terre,
la flamme bleue et lilas des seringas
s’est consumée, ne se rallumera pas.

Tout est fané, fané. La fraîcheur du printemps s’en est allée,
les parfums ne flottent plus dans la pénombre,
l’herbe et les feuilles couvrent le sable mouillé
et le silence de ce redoux d’automne se répand perceptiblement.

Mais quelquefois par une nuit, une nuit claire et vaste,
quand le ciel brille comme la nacre
et l’éclat doré de la lune resplendit sur la terre…

je sens venir doucement un parfum vers moi,
dans la masse sombre des feuilles une blancheur filtre –
alors, en silence, je cueille les jasmins de mes poèmes.

*

Une impression du passé (Gammalstämning)

Le vieux parc du presbytère
a de nouveau ses feuilles, ses fleurs,
ses jeux de lumière sur le sol
dans une profusion dorée.
J’ai retrouvé mon vieux banc,
à la même place sous le tilleul –
un tilleul sur lequel un nom est gravé,
un nom de jours qui ne sont plus depuis longtemps.

Tant de souvenirs à demi oubliés
reviennent à la lumière,
j’écoute comme en rêve
le doux murmure des arbres. –
Ô, vieux parc devant moi,
abandonné depuis tant d’années,
que caches-tu
dans la luxuriance de ta verdure ?

Je sens vers moi flotter
un étrange parfum du passé,
il se détache des haies et reste là,
augural et doux. –
Ce qui vient de briller soudain
derrière le tronc du noyer,
ne sont-ce pas deux yeux gris et tendres
au regard sérieux ?

Avec une charmante coloration des joues,
elle est jeune, délicate et belle,
et le vent vif joue
dans ses cheveux blonds.
En chemisier et robe de linon,
à nouveau la fille du pasteur
marche vers le portillon
et la lande couverte de fleurs, pour attendre.

Où l’aubépine et le pommier remuent
leurs floraisons de neige sur la colline ensoleillée,
notre savant maître d’école
autrefois se rendait souvent. –
Quel poème compose-t-il en ce jour du printemps ?
Ce ne sont pas des homélies pour la maison du Seigneur,
ne va-t-il pas, sévère et morose,
vers le jugement dans le délire du péché ?

Il est attiré vers son bonheur
et le portillon fermé du désir
où des mains brûlantes sont pressées
en échange d’un baiser sur la joue
quand des paroles ferventes timidement traduisent
le plaisir et la détresse de deux jeunes cœurs
et la nudité de la terre se pare
d’une profusion de feuilles…

Sur la colline le vent joue comme avant
avec les feuilles tombées des pommiers
mais ce lieu près du portillon
est depuis longtemps désert,
ce rêve de bonheur qui exista un jour
s’est perdu dans le ressac des années ;
et ne reste plus que, sur le vieux tilleul,
un nom gravé dans l’écorce.

*

Rêve d’un jour de mai (Majdagsdröm)

Tu inclines la tête dans ta main de porcelaine,
c’est le mois de mai, les haies fleurissent,
les rayons du soleil jouent avec le sable du jardin
et scintillent sur des murs blancs,
le ciel est haut, pur et bleu,
il neige des fleurs de pommier,
le cheval hennit dans l’écurie
et racle du sabot contre la pierre de la stalle.

Quand je te regarde ainsi, mon esprit s’émeut
et rumine l’avenir –
Nés dans l’ivresse et les jeux,
nous mourrons dans la misère et les combats,
le bonheur qui te semble parfait,
une fleur d’été, jaune comme le soleil,
se fane dès que l’automne répand
les feuilles sur la terre mouillée.

Est-ce que je trouble ton rêve, ce rêve d’un jour de mai,
enfant qui mûris et deviens femme ?
Mes paroles sont creuses, oublie-les,
laisse-les couler comme du sable entre les doigts,
tu es encore la convive de la vie,
profite de ce qu’elle offre de meilleur
tant que les flambeaux pétillent
à la fête de ton bonheur !

*

Automne dans l’archipel (Höst i skärgården)

Le tremble murmure dans le vent,
le clair de lune blanchit les bois ;
debout près du portillon, j’entends
battre des ailes les colombes.
La mer et la forêt soupirent :
les moissons de l’été sont mûres.

Le soir tombe, il fait sombre. Dans la nuit
s’éteignent les dernières couleurs du jour ;
gris sur la mer grisonnante
se dressent les rochers, la falaise,
tandis que, criant, les mouettes planent
dans les vastes ténèbres.

La lune brille dans la forêt,
le hêtre tremble, de même le bouleau jaune,
le seigle est blanc et mûr
mais le coteau du jardin est sombre,
et les ombres longues et fantomatiques
marchent furtivement comme un bandit.

La nuit silencieuse ferme les yeux,
j’écoute le chant des ailes de colombe
qui disent que l’automne approche,
temps d’obscurité, temps long de mort,
temps d’obscurité dedans et dehors,
temps d’obscurité dans l’esprit de l’homme…

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Chanson de pluie et de mélancolie (En rägn- och vemodsvisa)

Il pleut en silence sur la ville
dans le ciel gris d’un soir de mars. –
Bientôt les fleurs et les feuilles
viendront à l’efflorescence.

Je vois enfler les bourgeons
dans l’allée bordée de châtaigniers. –
Ah ! fluante source de la vie,
ah ! bonheur et mélancolie du printemps.

Bientôt fleuriront dans les parterres
le narcisse, la jacinthe et la violette,
bientôt reverdiront les prés et les collines
au soleil étincelant du matin.

Mais le désir qui se cache
au plus reculé du cœur,
le plus farouche désir rêvé –
n’a point la force d’atteindre au soleil.

Le narcisse et la violette bourgeonnent
tout au fond de notre être,
si secrètement qu’il n’est permis d’espérer
un moment heureux d’éclosion…

Il pleut en silence sur la ville
dans le ciel gris d’un soir de mars. –
Mais les fleurs et les feuilles
viendront-elles à l’efflorescence ?

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