Mélodies au crépuscule : La poésie de Vilhelm Ekelund (Traductions)

Vilhelm Ekelund (1880-1949) est un poète suédois, également connu pour des recueils de pensées et d’aphorismes. Proche d’Ola Hansson et influencé par lui, il appartenait comme ce dernier au courant symboliste, tout en adoptant les tendances du temps contre les contraintes formelles de la versification. À côté de vers classiques dans l’original, plusieurs des poèmes (ou des parties de poème) ci-dessous sont ainsi de la prose, d’autres sont en vers plus ou moins libres. L’influence de Swedenborg, soulignée par la critique, n’est pas des plus évidentes dans sa poésie, peut-être l’est-elle davantage dans ses autres livres.

Il existe une Société Vilhelm Ekelund (Vilhelm Ekelundssamfundet) créée en 1939 par les amis du poète pour lui permettre de publier et diffuser ses livres sans subir la pression des maisons d’édition. Il en profita une dizaine d’années, jusqu’à sa mort en 1949. Quelques grands noms de la littérature suédoise ont appartenu à cette société, tels que les Prix Nobel de littérature Pär Lagerkvist et Harry Martinson.

Le recueil sur lequel nous avons travaillé aux présentes traductions est celui qui donne son titre au billet, Melodier in skymning, « Mélodies au crépuscule », paru en 1902.

À l’occasion de la présente publication, nous rappelons au lecteur nos traductions de Strindberg (ici) ainsi que de poésie nord-américaine en langue suédoise (ici).

*

Les châtaigniers las inclinent… (Kastanjeträden trötta luta…)

Les châtaigniers las inclinent
après la pluie leurs blanches
et lourdes fleurs sagittales.
Les grandes, humides
grappes de lilas
doucement se balancent.
Timide, hésitant,
déjà commence
à chanter le rossignol.

Cœur, tu sens
couler sur toi
l’infini réconfort
du renouveau,
du silence :
cœur, mais ta chanson
est en mineur –
c’est le chant muet de la nostalgie.

*

La mort (Döden)

I.

Dans les rêves heureux, paisibles de notre enfance,
en de toujours plus riches,
toujours nouvelles joies ensoleillées
nous étions sans soucis ;
et nous avons irréfléchis laissé
l’un après l’autre nos printemps dorés
s’en aller de nous.

La mort sourit au monde,
ne sait pas
si elle rira ou pleurera,
souhaite à tous du plaisir –
faites un plaisant voyage !
avec un bon rire ironique.

La mort ne dit ni oui ni non…

II.

C’est le mois de juin, la brise souffle
doucement depuis la mer scintillante,
si doucement qu’à peine quelques flocons
de la neige couvrant les merisiers s’envolent.

Et de grands nuages légers
en rangs aériens et blancs
dans la lumière du matin
font voile vers les lointains.

Autour de moi l’herbe interrompt
sa fraîche ondulation silencieuse
et des fleurs bleues
et blanches murmurent.

Comme vers une mer sans rivage
m’emporte cette pensée,
que le même murmure, demain,
passera sur ma tombe.

*

Muse (Sångmö)

Toi partie, pour moi les jours sont vides
et ce qui me réjouissait est gris, stupide et triste ;
c’est en vain que chaque nuit j’écoute
si comme avant ne résonne ta voix.

Et le matin vient, les pâles flots de la lumière
me saluent à nouveau tandis je reste silencieux
et me rappelle l’écho faible et sourd
de ta voix, mais comme un écho des morts.

Tu m’as quitté, mon soleil, mon soutien,
claire étoile de ma mélancolie, et je n’ai plus la force
de supporter le noir de la solitude.

Mon cœur est malade ; malade, mon âme languit
de soif pour toi, seule aimée,
sans qui la vie est angoisse et mort !

*

La ville (Staden)

(À la manière de Theodor Storm)

Ndt. Theodor Storm, poète allemand du dix-neuvième siècle.

Grise sur la côte grise
et loin de tout, la ville :
avec un lourd brouillard pesant sur elle,
dans un silence désolé la mer murmure
son chant monotone autour de la ville.

Pas de forêt murmurante, nul oiseau
n’exhale ici ses trilles au printemps,
seules les oies sauvages passent avec leurs cris navrants
dans les sombres nuits d’automne,
et sur le sable les buissons frémissent.

Pourtant toute mon âme te reste attachée,
grise cité au bord de la mer ;
pourtant ma jeunesse me sourit encore
comme une lointaine lueur magique au-dessus de toi,
grise cité au bord de la mer.

*

Chant muet (Stum sång)

I.

La voix claire de ta juvénile timidité,
comme elle fait du cœur vibrer les cordes !
Ta voix –
une rosée de baume coule
sur mon cœur.

Toute la poussière des jours gris !
Ah, mon âme est comme
une plante fanée au bord du chemin
dont la tête ploie
dans l’étouffante,
blanche et sèche poussière.

Ô miséricordieuse,
douce pluie de printemps,
arrose-moi…

II.

Tu es comme un chant. Comme un chant tu vis dans mon âme ; comme une chanson qui ne trouve jamais ses paroles, je te porte en moi.

Sur ta bouche puérilement trémébonde, toute la peur de ton âme chaste et pure tremble devant l’ordure et l’insoutenable dureté de la vie. Comme quand une pluie légère un matin de printemps tombe à travers la lumière voilée du soleil – depuis de blancs nuages immobiles – et tout le ciel est comme un regard où brillent des larmes : ton regard.

Tu es comme un chant. Je te porte en moi.

*

Humiliation (Förnedring)

C’est le plus dur :
quand éveillé la nuit
je te vois
entourée d’étrangers –
d’un rauque murmure de voix rudes –
vois la détresse de tes regards,
sens en moi les battements de ton cœur,
comme ils deviennent forts des sanglots retenus,
du poids de l’humiliation et de la solitude amère,
et comme les pleurs veulent se répandre
sous tes cils tremblants.
Laisse-les se répandre, mon cœur,
laisse-les !

*

Nocturnes (Nocturner)

I.

En toutes choses je le sens : dans la mince obscurité bleue, dans l’ombre humide, dans le silence de l’air : le premier soir de printemps.

Le premier soir de printemps ! De nouveau c’est un soir avec une fraîche et calme pluie, une bruine tombant lentement comme si elle hésitait, pesait le pour et le contre – un soir de rues silencieuses, de parcs silencieux et solitaires où le ruissellement des branches mesure le silence.

Et le silence de mon âme est comme le silence sous cet arbre encore dénudé, comme le silence dans l’air immobile de cette soirée, si plein d’angoisse, comme si la vie s’était retirée de moi et que mon âme restait seule avec son vide sous ce ciel inquiétant, où rien ne bouge et nul oiseau ne chante.

Ô premier soir de printemps, sombre et silencieux ! Jamais mon cœur ne tremble autant qu’en ta présence, jamais mon âme ne souffre autant qu’en ta présence de sa grise froideur et morte misère. Tu es l’heure amère de la rétribution ; devant moi tu alignes tous mes jours laids et désolés ; tourmenté, chassé par la peur et le dégoût de moi-même, j’erre sans but. Déserts, tous les chemins de ma vie sont déserts et je n’attends rien.

II.

Une étrange vision me hante.

Je suis au bord d’un grand pré nu, gris comme le crépuscule tombant en silence autour de moi, bas et mélancolique crépuscule d’hiver. J’ai devant moi la périphérie d’un cimetière, et plus loin, dans le clair-obscur, se trouvent de sombres arbres avec entre eux de hautes pierres tombales. Sur les mottes hérissées sautille un grand oiseau noir presque aussi gros qu’un choucas, continûment et comme s’il cherchait quelque chose, avec un anxieux battement d’ailes.

Sur mon cœur pèse, dure et suffocante, une grande douleur, et mon âme est comme étourdie, aveugle ; ma mémoire cherche en vain : comment suis-je arrivé là ? Que s’est-il passé ? – Mais tout a été emporté dans un vide insane.

Sur ce sol boueux le pied glisse, avec dégoût je me vois trébucher au milieu des tombes, un petit ensemble de bas monticules éparpillés sans ordre ici et là dans ce lieu de fange désolé, avec des souches pourries pour en marquer la limite.

Alors j’entends un chien gémir dans la nuit ; aplati au sol avec sa truffe contre terre, il est étendu sur un tumulus fraîchement creusé. Paralysé par la peur, je tombe à genoux… et reconnais mon vieux chien, celui qui fut le camarade de jeu de mon enfance. Et sur la croix blanche le choucas s’est posé, c’est le jeune oiseau apprivoisé que j’avais enfant.

Sur le bois blanc… un nom…

*

L’odeur de l’orge humide… (Det våta kornets doft…)

L’odeur de l’orge humide se répand, lourde,
l’air de ce crépuscule d’août est douloureusement humide, tiède
et brumeux, sans vent ; un clair de lune voilé filtre
en lents rayons sur l’espace désolé, blanche écume.

Où que je me tourne, le paysage est comme une mer
d’ambre safran sombre qui ondule, flue, houle,
et d’or vert pâle qui scintille magiquement dans la pénombre
au sommet des épis et sur le foin coupé des champs.

Je m’enfonce plus avant dans ce paysage, plus avant m’enfonce
dans cette clarté qui paraît lentement geler,
faite dure dans le brouillard à mesure qu’il la pénètre.
Mort, l’orge brille ; morte, rayonne la frondaison des arbres.

*

Dérision (Hån)

L’air chaud est immobile, pesant ;
aucun souffle ne bouge dans la sombre ramure,
une main invisible cherche à retenir la respiration,
le cœur bat dans une sourde angoisse.

Et la terre a soif comme une blessure de feu,
et les branches bruissent, fragiles, cassantes
comme si c’était l’automne ; pas d’autre son.
L’une après l’autre les heures passent dans l’inquiétude.

Alors des éclairs zèbrent le ciel. Et, déjà sonore et proche,
on entend soudain le tonnerre dur et sourd.
Bientôt, éclair après éclair déchirent l’obscurité.

Mais pas une goutte ne tombe. De toute la nuit
aucun souffle n’agite la sombre feuillée.
Dans les éclairs bleus luit la dérision du ciel.

*

L’arbre (Trädet)

Bleu comme la mer était l’air derrière l’arbre,
bleu comme la mer et profond d’un calme puissant
et de la grande clarté de l’après-midi.
Un arbre comme tous les autres et pourtant – c’est étrange !
je perçois encore la vibration de chaque ligne
dans le jeu muet de cette lumière ;
et comme un éclair ce me fut une mystérieuse révélation
que cette grande plénitude d’âme,
dont je ne peux comprendre l’être mais que je suis heureux
de pouvoir approcher et deviner.

*

Sans titre

De cette hauteur je l’ai vue, vu la mer comme un chemin de houle brillant à des milles de distance et pourtant si étrangement proche que je m’imaginais sentir son odeur au milieu de cette chaude journée de juillet. Et quelle odeur sur toutes choses ! Merveilles et révélations où que se pose le regard… des mélodies prises dans une sereine félicité, dans une reconnaissante et joyeuse dévotion.

Et toute chose est comme elle était. La mer est le même chemin flottant de lumière sur lequel respire le même rayonnement délicieux ; mes yeux sont enivrés, des créatures, des images vivent pour ma vision comme évoquées par une baguette magique. Et pourtant j’attends. Quelque chose manque, quelque chose qui était là comme une douce note de musique, un timbre calme, un sourire familier… Il est mort pour moi, ce paysage, mort, car il ne parle pas.

Et je pense à la vie. Combien de voix se taisent sur le chemin ! Combien de mélodies cessent et ne font plus battre notre cœur ! Que de paysages restent muets…

*

Stagnelius

Ndt. Erik Johan Stagnelius (1793-1823) est un grand nom du romantisme suédois.

I.

Ainsi me suis-je autrefois assis comme aujourd’hui
pour écouter ta voix douce et mélancolique, ici
où j’ai vu passer ton fantôme silencieux,
où j’ai souvent aperçu ta silhouette.

Ici dans les lointaines, automnales vallées calmes
où le murmure des sources fait silence parmi les taillis,
tu parles encore à mon cœur comme autrefois,
apparition qui me suis depuis l’enfance.

II.

Le mystère qui dans cette vie angoisse notre âme
reste sans dénouement derrière les portes de la mort,
l’aveuglement emprisonnant les regards de l’esprit
là-bas règne éternellement sur nos sens comme avant.

Du rêve profond enveloppant notre vie
notre âme jamais ne se réveillera, aucun tombeau
n’éteint la nostalgie qui nous brûle pour toujours
comme une étoile solitaire sur une mer de brume.

Scalde que j’aime, ceci n’est-il point la réponse
que je déchiffrai cette nuit-là dans le mystère de tes yeux,
quand j’étais assis seul sur une plage obscure ?

Pourtant, que peut la rumination malade, lunatique
tant que la Beauté splendit autour de nous,
tant que les étoiles scintillent comme cette nuit-là !

*

Préparation (Beredelse)

Tu me conduis une nouvelle fois au recueillement,
ô Solitude, mon âme retrouve des ailes,
de nouveau tu pousses l’esprit délié vers l’hymne,
la louange et la joie sur les vagues de la nuit.

À nouveau libre mon âme peut s’élever au-dessus
de la grisaille quotidienne vers de nouvelles,
claires et fraîches rivières à travers la course des sens,
comme le saut d’une source dans un précipice.

Ô jour dont se répandent les premières perles de rosée,
mon âme est prête à plonger de nouveau
dans l’eau de ton courant, chaste, fraîche.

Que de chansons nouvelles fluent à travers l’âme !
Ô Solitude, tu es la source puissante
dont le murmure peut seul parler à mon âme.

*

Tristesse (Sorgen)

Dans le cimetière jacinthes et tulipes fleurissent – jacinthes fraîches brillant dans l’ombre sur le vert sombre des cyprès, tulipes flamboyant comme des cœurs rouges ouverts sur la terre nue. C’est le printemps, des gens meurent chaque jour, et chaque soir les parfums sont plus forts en raison des nouvelles couronnes de fleurs.

Toute cette tristesse ostentatoire, comme c’est grossier ! quelle vocifération !

– Dans le coin le plus reculé de ce cimetière se trouve une sépulture isolée dans ce champ de pierres. Une simple tombe, pas de tumulus richement paré sur elle, une fosse et rien de plus ; – de la terre et de l’herbe jetées sans ordre, à la hâte. Il n’y a pas de couronne sur cette tombe, seulement un bout de bois, une simple planche avec un nom gravé au couteau, mal orthographié :

H É L E N E

Le soir je marche jusqu’à ce coin et mon cœur s’humilie devant cette sépulture solitaire mise là comme par pitié, sans aucune intention d’appeler l’attention des vivants, tellement loin de la tristesse bruyante des riches…

Elle est comme un poème, pour moi, cette tombe. Immobile symbole de la tristesse, si touchant comme la tristesse elle-même – la tristesse qui veut seulement se cacher des hommes, se libérer de toutes les paroles bien intentionnées, mourir en paix, loin, loin dans le coin le plus caché de la forêt comme la bête mortellement blessée. Peut-être n’y a-t-il aucune autre âme au monde qui pense à cette tombe ; il n’y vient jamais personne…

*

D’après la poésie de Stefan George : Le maître de l’île (Ur Stefan Georges diktning: Öns Herre)

Ndt. Le recueil d’Ekelund comporte sept poèmes « d’après la poésie de Stefan George », le célèbre poète allemand. Nous avons ici traduit le premier, « Le maître de l’île ».

Parmi les pêcheurs on raconte cette légende.
Sur une île du Sud, riche en huile
et pierres précieuses scintillant sur le sable,
vivait un oiseau d’une taille si extraordinaire
que lorsqu’il marchait sur la terre il pouvait
rompre de son bec les branches les plus hautes des arbres
et quand il ouvrait ses ailes en vol,
ses ailes brillantes comme la pourpre de Tyr,
on croyait voir un nuage sombre.
Le jour il n’était pas là, restait caché
dans l’épaisseur de la forêt, mais
le soir, quand l’air fraîchissait
et que se répandait l’odeur du sel et des algues,
il descendait sur la plage et chantait
d’une voix exquise, si bien qu’aussitôt
les dauphins, qui sont amis du chant, arrivaient à la nage
depuis la mer couverte de plumes dorées, d’étincelles.
Il aurait vécu là depuis le commencement des temps,
aperçu seulement des marins que drosse la brise,
mais quand pour la première fois des hommes
furent poussés vers l’île par un vent favorable
il monta sur le plus haut sommet
pour dire adieu à son cher pays,
déploya ses ailes de pourpre
et s’en alla, avec une sourde lamentation.

*

Visions et harmonies (Visioner och harmonier)

Ndt. Le recueil se termine par une série de poèmes sous le titre de « Visions et harmonies », douze poèmes dont nous avons ici traduit les cinquième, huitième et dernier.

Sans titre

L’air était à peine bleu :
blanc mat
ou blanc-bleu mat,
comme des seringas sous la pluie.

J’étais assis comme anesthésié,
écoutant de toute mon âme.
Une torpeur ineffablement douce
passa comme une caresse
sur tous mes nerfs.

Ce moment…
ce moment où tout parlait –
se taisait et parlait avec moi,
et mon âme était
comme un lac blanc
réfléchissant toute chose,
en toute chose percevant
toute chose et soi-même…

*

Le rêve (Drömmen)

J’ai peur du sommeil depuis ce rêve,
je ne veux pas dormir, être à nouveau plongé
dans cette noire vallée de la mort et de l’angoisse
où il y a peu j’errai.
Je veux attendre le jour et la libération.

– C’était une contrée comme aucune autre
que je voyais ou rêvais ; des arbres difformes
comme de noirs serpents géants se tortillaient
dans le noir au-dessus de moi, dénudés,
si nus que pas la moindre feuille fanée
ne témoignait d’une vie passée, de sèves disparues.
Pas à pas, et souvent trébuchant,
évitant ces milliers de bras
qui semblaient se tendre pour me saisir
et m’enlacer jusqu’à la mort –
je luttais en vain pour échapper
à cette forêt infernale où de noirs brouillards
exhalaient dans mes poumons leur moiteur empoisonnée
et lentement me vidaient de mon souffle.

– Comment suis-je arrivé là, loin de la route
et des hommes ? ruminait ma pensée, sans réponse,
tandis qu’avec des yeux de séduction jaunes et déments
la folie me regardait, je tremblais d’effroi
des pieds à la tête et priais debout
vers d’invisibles cieux, vers tous
les dieux de mon cœur, air et mer et forêt,
vers toi, ô soleil : ayez pitié !

Au milieu de ces tâtonnements, mort de fatigue je m’effondrai
et pressai mon visage contre la terre.
Les ténèbres de la désolation, lourdes comme la fonte,
pesaient sur mon âme, et dans mon cerveau
tous les souvenirs s’éteignirent, je sombrai dans un sommeil cataleptique
et rêvai dans ce rêve aux eaux du marécage,
yeux tristes au regard silencieux
qui semblaient murmurer de miséricordieuses paroles
de consolation et de repos dans ce grand rêve,
le grand rêve éternel.

De désir je tendis les bras
et me réveillai de nouveau dans mon rêve.

Et je repris mon errance, l’esprit tendu,
et tentai de nouveau pas à pas, à tâtons,
de me frayer un chemin à travers les taillis et les pierres
qui s’agrippaient comme des mains invisibles à mes pieds.
Je m’arrêtais souvent pour écouter,
avidement, le moindre bruit,
mais tout était nuit et mort, muette pétrification
dans cette tombe ; la seule chose
qui semblait vivre et se mouvait sans cesse
était ce noir brouillard où j’étais plongé,
un lent mouvement de vagues
comme d’une lourde draperie, parmi lequel
un rideau gris sale et flou
rendait toute cette ténèbre immense et perceptible.
Je ne saurais dire combien de temps j’errai ainsi,
ni si j’étais encore en train de rêver
quand une vision descendit sur mon âme –

Je vis – je rêvai que je voyais
ces lourdes et noires nappes de brouillard
se mettre à trembler de tous côtés
et petit à petit se remplir
d’un fourmillement infini
de grandes étoiles blanches, plus grandes
et plus blanches que l’étoile du matin elle-même,
et dans cette blancheur brillaient
des rayons argentés
bruinant, tremblant et se balançant
en rubans entre les branches des arbres
et parfois se rassemblant et flottant ensemble
vers une immense Voie lactée en forme de voûte.

Au milieu des étoiles j’étais ébloui,
mon âme fut saisie d’une peur sacrée
et d’adoration pour cette beauté sublime,
trop grande, trop aveuglante et colossale
pour moi.

Et de nouvelles étoiles apparaissaient constamment
comme des pétales de lilas blanc, brillants de rosée.

– Ô vision, révélation et dieu,
tu réduis mon âme en cendre, ta lumière
est trop puissante et ta beauté
trop grande pour moi, trop tonnante et pleine.

Ma poitrine souffrait et pantelait
de nostalgie pour les vieilles ténèbres
et de nouveau je rêvai aux eaux du marécage,
yeux tristes au regard silencieux
qui semblaient murmurer de miséricordieuses paroles
de consolation et de repos dans ce grand rêve,
le grand rêve éternel.

Et soudain je sentis à nouveau
mon sein s’ouvrir et trembler
et me cuire… éclater… et je perdis connaissance –

et me réveillai.

*

La source (Källan)

Sous cet arbre à la haute et vaste couronne,
l’air est lourd, saturé de miasmes vénéneux
s’exhalant des eaux croupies du marécage.
Les putrides roseaux bruissent par intermittence,
sinistrement, agités de bourrasques soudaines
qui rendent soudain les ténèbres vivantes,
comme les ténèbres d’un œil de tête de mort ;
Une source vit au milieu du marais
mais bouge à peine, semblant hésiter avec angoisse
quant à sa route, se fatigue et s’immobilise,
désespérant du salut et de l’issue.

Sombres sont ses eaux, mais cette obscurité
est celle qui reflète les étoiles.
Et cette froide et déserte obscurité
qui semble reposer seulement sur elle-même
et ses propres ténèbres peut parfois
devenir vivante, vivre d’un désir de lumière.

Au milieu du marais vit une source.

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