Philo 44 La nécessaire inexistence du libre arbitre dans les sciences empiriques
Traduction française de notre essai en anglais The necessary inexistence of free will in empirical science paru sur ce blog (Philo 30).
*
« Le concept de libre arbitre : Entre preuve empirique et cadres théoriques » (titre d’un essai du psychologue et psychothérapeute D. Tomasi, du Vermont College). Ce titre signifie-t-il qu’il existe selon l’auteur une preuve du libre arbitre ou bien que le libre arbitre se situe « quelque part entre » une preuve empirique et des théories car nous n’avons pas de preuve empirique à notre disposition ? Pour commencer, la notion de preuve empirique du libre arbitre ou de la liberté est paradoxale ou, plus précisément, dans la mesure où ce paradoxe est en réalité une doxa, une opinion courante, contradictoire. En effet, si nous supposons philosophiquement la liberté, qu’est-ce que cette liberté sinon une exception aux lois de la nature ? Qu’est-ce que la liberté sinon liberté vis-à-vis des lois de la nature ? Or, sur le plan empirique, il ne peut exister de liberté vis-à-vis des lois de la nature ; dans la nature tout arrive par des causes, la nature est un nexus de causes et d’effets, un nexus de causalité.
Aussi, quelle est cette liberté dont parlent les empiristes ? Qu’est-ce que la liberté dans un nexus causal ? C’est en réalité quelque chose de très superficiel, à savoir que par leur intellect les êtres humains appliquent aux motifs externes d’agir un traitement « rationnel » qui leur permet de planifier des décisions, c’est-à-dire qu’ils peuvent agir, reporter l’action ou encore ignorer le motif d’agir. En fait, de nombreux animaux font cela : les stimuli ne déclenchent pas toujours des réactions immédiates. La vue d’une proie, en tant que stimulus pour le prédateur affamé, ne va pas produire une réponse immédiate mais un plan, une analyse de la situation qui peut conduire le prédateur à reporter une attaque jusqu’à ce que se présentent, ou qu’il crée lui-même, des conditions plus favorables pour attaquer. Le prédateur et tous les autres animaux capables de répondre à des stimuli de cette manière analytique sont, selon le concept empirique de liberté, tout aussi libres que vous et moi. Quand les spécialistes de sciences empiriques parlent de la liberté d’un patient en psychothérapie, par exemple, il faut donc souligner que c’est là une liberté que le patient partage avec de nombreuses espèces animales.
Le prédateur est libre de planifier sa chasse en vue de rassasier sa faim mais il n’est pas libre de rassasier sa faim sans manger. Les patients humains sont libres dans le choix de leurs moyens mais ne sont pas libres dans le choix de leurs buts ; ils veulent ce qu’ils ne peuvent faire autrement que de vouloir et si, trouvant que ce qu’ils veulent est inaccessible, ils y renoncent, ne pouvant faire autrement, et dans certains cas meurent. L’étude neurologique ou autrement empirique des processus décisionnels n’a strictement aucun rapport au problème de la liberté, de ce point de vue.
En général, le problème est considéré comme résolu par l’explication fruste selon laquelle les êtres humains ne peuvent avoir « un libre arbitre entier » dans la mesure où ils font partie de la nature, mais que, d’un autre côté, il peut y avoir « accroissement des niveaux de liberté ». Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Quel est le sens d’un accroissement de quelque chose qui ne peut jamais être entier, c’est-à-dire de quelque chose qui pourrait ne pas du tout être ce que nous disons que c’est parce que nous ne pouvons jamais le rencontrer à l’état pur, entier, dans notre expérience ? Et s’il s’agissait au contraire d’un problème du type « ou bien… ou bien » ? Ou bien l’homme est libre ou bien il ne l’est pas. S’il est libre, alors il l’est parce qu’il est « libre vis-à-vis de la nature », mais c’est justement là quelque chose qui est hors de question pour l’empirisme. Comment l’homme pourrait-il donc être libre vis-à-vis de la nature ? Une âme immortelle est certainement libre vis-à-vis de la nature, bien qu’elle soit contenue dans un corps. Le corps est attaché à la nature mais l’âme, en soi, en est libre ; c’est-à-dire que l’âme n’est pas libre car le corps est attaché à la nature et l’âme est attachée au corps, mais en tant qu’âme elle est libre en soi vis-à-vis de la nature. La nature n’est pas le tout de l’homme. En ce sens, l’homme est libre vis-à-vis de la nature. Il n’y a guère de sens à dire que l’homme n’est « pas entièrement libre », parce que son âme est le tout de l’homme. Dire qu’un homme n’est pas entièrement libre dans la mesure où il a un corps soumis aux lois de la nature, c’est la négation de l’âme. L’homme est entièrement libre par essence. Ses liens naturels sont de simples phénomènes de ce monde, où la preuve empirique de la liberté humaine ne peut jamais être apportée.
Le sophisme, dans le fait de parler de « niveaux de liberté », consiste à prétendre lister la liberté parmi d’autres qualités empiriques, comme l’intelligence ou la beauté, qui peuvent (ou non) être mesurées sur des échelles numérales. En outre, le sophisme tire avantage de la polysémie du mot, confondant la liberté comme objet philosophique avec la liberté dans les autres usages du terme, à savoir ses usages sociopolitiques (on est libre ou esclave ou privé de liberté à la suite d’une condamnation, etc.). Or nous voyons bien que la liberté n’est pas une telle qualité empirique, et la raison en est que, par définition, la liberté signifie liberté vis-à-vis des lois empiriques de la nature, de sorte que si la liberté existe c’est qu’elle est quelque chose au-delà de la nature. Ce dont parlent les études ou recherches mettant en évidence des « niveaux de liberté » n’a rien à voir avec la liberté : il s’agit seulement de possibilités ou de latitudes en relation à autrui ou à certaines conditions externes.
Un second sophisme est l’affirmation selon laquelle le sujet de la liberté est entièrement compris dans les limites de la possibilité ou de la latitude empirique. À cet égard, nous avons dit deux choses qu’il convient de discuter plus longuement dans la mesure où cela pourrait sembler contradictoire : 1/ « La nature n’est pas le tout de l’homme » et 2/ « Son âme est le tout de l’homme ». Si la nature est une partie de l’homme, comment son âme peut-elle être le tout de l’homme ? Avant de répondre, soulignons (ce qui est déjà impliqué dans le raisonnement) que l’emploi religieux d’une phrase telle que « l’homme n’est pas entièrement libre », n’est pas, bien que dans une vue religieuse du monde l’homme soit à la fois âme (liberté) et corps (sujétion naturelle), légitime et par conséquent ne doit et ne peut être adopté. Le corps de l’homme n’est pas l’homme parce que l’âme est immortelle. Est-ce que l’homme est ses pieds ? Est-ce que l’homme est ses mains ? Est-il son cerveau ? Est-il son corps ? Dans une religion qui croit à l’immortalité de l’âme, à toutes ces questions la réponse est non ; le corps de l’homme, y compris le cerveau, n’est rien de plus pour l’âme que les cheveux qu’on laisse chez le coiffeur. Ces cheveux sont une part de moi, si bien que je peux dire, d’une certaine façon, que ces cheveux ne sont pas le tout de l’homme, et pourtant, même en admettant la vérité que ces cheveux sont une partie de l’homme, son âme est le tout de l’homme. Il n’y a pas de contradiction. (Cela tient au fait que la nature est soumise à l’espace et au temps, que le corps est un objet de la nature tandis que l’âme est sujet.)
En ce qui concerne les « niveaux de liberté », même dans le domaine empirique cité, à savoir le champ sociopolitique, la notion n’est pas non plus particulièrement pertinente. Une constitution est celle d’un pays libre ou non. Le citoyen d’un pays libre est libre ou il est privé de liberté. Même dans ce domaine, la liberté est le plus souvent une notion binaire et non scalaire, bien qu’il existe aussi des instruments tels qu’un index international de la liberté, le Freedom Index, qui classe les États selon des niveaux de liberté institutionnelle. Dans un autre champ empirique, le domaine judiciaire en tant que lié à la médecine et à la psychothérapie, un homme est libre au moment de son acte ou il ne l’est pas, c’est-à-dire qu’il a le discernement qui lui aurait permis d’éviter de commettre un acte criminel, et alors il peut être condamné pénalement, ou bien, sur la foi de diagnostics médicaux, il est dépourvu de ce discernement et est alors envoyé dans une institution psychiatrique. L’auteur du présent essai n’a aucun problème avec de tels usages du terme, en tant que fictions utiles. C’est un problème du type « ou bien… ou bien », même en admettant la notion d’« abolition partielle » du discernement, laquelle ne sert d’ailleurs probablement qu’à ajouter un traitement médical à une condamnation pénale intégrale. Cependant, même si la personne avait son discernement lorsqu’elle commettait un crime, l’impression de motifs suffisants sur son caractère produisit l’acte d’une manière aussi déterministe que dans le monde mécanique, c’est-à-dire que cette personne était libre d’éviter de commettre cet acte à ce moment-là – si elle avait été quelqu’un d’autre.
Il est possible de parler de « niveaux de liberté » quand une condition empirique « normale » sert de référence, par exemple la complète « liberté de mouvement » comparée à la réalité virtuelle avec un casque – c’est-à-dire qu’il existe des degrés de proximité avec la pleine liberté de mouvement. Mais que ce concept technique puisse être employé dans une discussion théologique ou philosophique sur le libre arbitre de l’homme est à écarter. Et cela vaut pour tous autres usages techniques du terme, par exemple en comparant des états d’esprit altérés avec la « liberté » de l’état normal, non altéré dans le domaine médico-légal. Du point de vue juridique, dans ledit champ medico-légal l’intégration de niveaux de liberté reste problématique. Ne serait-ce pas une absurdité juridique de prétendre, parce que quelqu’un a consommé de la drogue, qu’il est responsable à 30 % du crime commis sous l’influence de la substance ? Que ferait le tribunal d’une telle déclaration ? La question est de savoir si la personne est responsable ou non, c’est une question binaire dont la réponse est oui ou non. La science pousse certes à l’intégration de semblables résultats, sous la forme du discernement partiellement aboli ou altéré. Cependant, peut-il exister une formule logique de traduction d’un résultat quantifié de responsabilité sur le fondement d’une mesure de l’altération de l’esprit vers un quantum de peine criminelle ? Seulement si nous jetons la notion même de responsabilité par-dessus bord, car alors cette notion serait déplacée dans le royaume des Idées, la pure responsabilité n’existant pas, seuls existant dans ce monde des formes plus ou moins altérées de la responsabilité pure. L’ivresse doit-elle servir d’excuse ? L’esprit est sans conteste altéré par l’ivresse, mais par ailleurs la personne est responsable de son ivresse. Parmi les législations des différents États, on trouve toutes sortes de réponses, de l’excuse pure et simple au caractère aggravant comme quand ce qui serait autrement considéré comme un accident sera traité en homicide du fait de l’ivresse. Et qu’en est-il d’une personne qui ne prend pas les médicaments qu’on lui a prescrits ? Il lui était prescrit de prendre des substances en vue de traiter ses troubles psychiques et, ne s’étant pas conformée à la prescription, elle a commis un crime dans l’état d’esprit altéré provoqué par cette omission. La mesure de l’altération psychique n’a sans doute aucune importance dans ce cas. Ainsi, avec la mesure des niveaux de liberté, de la même manière qu’on peut toujours dire que l’homme n’est absolument pas libre, il est également toujours possible de dire qu’il est absolument libre. Ces « niveaux de liberté » n’ont tout simplement aucune incidence sur la question du libre arbitre.
