Trois récits fantastiques
- La gemme
- La clepsydre du docteur Voon
- Naufrage
Ajout 7/3/2021 le PDF : Trois récits fantastiques
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La gemme
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J’entrai dans le salon et serrai la main de Richard D.
« Je vous remercie, cher ami, me dit-il, d’avoir répondu à mon appel.
–Vous aviez l’air pressé de me voir, remarquai-je.
–En effet ! Je ne peux plus garder la chose pour moi, ce que j’ai à vous dire est de la plus haute importance. Savez-vous ce qu’est ceci ? »
Il sortit de la poche de sa veste d’intérieur un carnet noir :
« Un carnet de notes, fis-je, non sans une pointe d’humeur, car son appel m’avait conduit à changer mes plans.
–Certes, mais ce carnet de notes appartient à feu Claude-Henri G.
–Vous avez donc le carnet d’un ami à vous décédé. Il me semble bien que vous m’avez déjà parlé de ce G., mais je n’ai pas eu le plaisir de lui être présenté. Ainsi donc, il est mort ?
–Je vous ai fait venir pour vous lire les trois derniers jours inscrits sur son carnet. Regardez. Avant ces trois jours, l’écriture est droite, propre, ordonnée, puis elle devient subitement presque illisible. »
Je comparai les deux écritures.
« Vous affirmez que c’est la même personne qui a écrit ces pages ?
–Je suis catégorique. J’ai lu l’intégralité du carnet, la fin est parfaitement rattachable au reste. En outre, dans les notes relatives à ces trois derniers jours, l’auteur répète à plusieurs reprises qu’il est bien Claude-Henri G., comme s’il comprenait qu’il y aurait doute quant à l’identité de la personne au vu de son écriture inhabituelle.
–Cela signifie que lorsqu’il écrivit ces lignes il était lucide, alors que l’écriture ferait plutôt penser à celle d’un fou.
–Il était pleinement lucide en effet.
–Bien, vous avez éveillé ma curiosité.
–Je souhaite justement porter à votre connaissance les événements étranges survenus à Claude-Henri lors de ses derniers jours et qui sont la raison pour laquelle il n’était pas –ainsi qu’on peut aisément s’en rendre compte en voyant son écriture– dans son assiette normale.
Je vais donc vous lire les notes qu’il écrivit pendant ces trois derniers jours. Mais –et j’espère que vous m’excuserez– je ne vous lirai pas exactement la version originale de Claude-Henri G., car, autre signe corrélatif de son trouble extrême, il commet de nombreuses erreurs grammaticales, tantôt oublie des mots et tantôt se répète abondamment, et je me suis donc permis d’établir une version plus lisible et compréhensible de son texte, tout en respectant autant que possible l’état d’esprit dans lequel il se trouvait. »
Richard D. m’invita à m’assoir dans un fauteuil et, après avoir sorti quelques feuillets d’un secrétaire, s’être assis dans le fauteuil en face de moi en plaçant ses lunettes sur son nez, commença la lecture :
« 15 février. – Notre vie est à la merci du moindre accident. L’angoisse qui nous prend parfois au milieu de nos occupations, de notre vie réglée, de nos joies mêmes, n’est autre que le pressentiment de cette vérité trop horrible pour être regardée en face : que le génie, le plus grand soit-il, glisse sur une couche de verglas et se rompe la tête, c’en est fini de lui. Pouvait-il s’y attendre ? Pouvait-il le prévoir ? Tous ses plans réduits à néant par un malencontreux concours de circonstances, l’œuvre immortelle qui devait être la sienne et prenait forme dans son cerveau, abolie par un obstacle infime placé sous ses pas dans la plus quotidienne des rues, celle en bas de chez lui…
Comment aurais-je pu croire que tout prendrait fin pour moi de la plus misérables des façons ? C’était pourtant une belle journée, claire au milieu de l’hiver, mais à présent, pour moi, ces impressions ne sont plus rien. Le matin de bonne heure, j’étais sorti prendre l’air sur les quais de Seine. Je croyais que j’avais la vie devant moi, mais c’est la mort qui m’attendait ce jour-là.
Un misérable, l’air dément, les yeux injectés, un de ces malheureux clochards qu’on ne regarde même plus, se rua sur moi au niveau de la passerelle D…, en criaillant d’une atroce voix éraillée des paroles incompréhensibles. Cette épouvantable apparition alla jusqu’à se presser contre ma poitrine, et je perçus, en me débattant, toute la force de son intoxication malsaine, car je ne pus me dégager de son étreinte. Mon impuissance devant cette situation inouïe me conduisit au bord de l’évanouissement. C’est alors que le misérable lâcha prise et reprit son chemin, avec sa démarche de brute animale, tout en continuant de soliloquer comme un pensionnaire d’asile, tandis que je tâchais de reprendre mon souffle et mes esprits, appuyé contre la rambarde de la passerelle. Un passant s’approcha et, d’un air timoré, me demanda si ce fou ne m’avait pas blessé. Je le remerciai de sa sollicitude – tardive – et, mettant fin à ma promenade, je rentrai sans tarder chez moi.
En marchant, je sentis dans la poche de mon manteau un objet insolite. Je le sortis de ma poche et vis que c’était une pierre brillante, comme une gemme, d’une taille d’ailleurs assez considérable bien que je pusse fermer le poing sur elle. Sa couleur rouge était si vive et éclatante que j’en eus comme mal aux yeux au bout de quelques instants. J’étais stupéfait de trouver cet objet dans ma poche et à la fois fasciné par son apparence. La pensée, qui me vint naturellement à l’esprit, que l’aliéné m’avait laissé cette pierre, me paraissait incompréhensible.
Mais je ne me posai guère plus de questions et me précipitai chez le joaillier L., de mes connaissances, à quelques pas de là. Son commis, qui me reconnut, m’introduisit dans son bureau. Le voyant surpris, et même quelque peu inquiet, de la surexcitation dans laquelle il me trouvait à la suite des événements que j’ai décrits, je lui montrai sans attendre la pierre :
« Pensez-vous, cher ami, que ceci ait la moindre valeur ? »
Il la prit dans ma main et, saisissant une loupe de bijoutier sur son bureau, l’examina quelques instants en silence. Puis, d’un air que je trouvai sombre, il posa pierre et lunette sur le bureau, s’empara d’un ouvrage dans les rayons de la bibliothèque, une sorte de vieux grimoire qui, comme objet, me paraissait ressembler davantage à un traité de sorcellerie qu’à un manuel de minéralogie, et le feuilleta. Quand il trouva la page qu’il cherchait, il se plongea dans une lecture solitaire, ses traits, lors de celle-ci, devenant décidément de plus en plus sombres. Je ne savais que penser de cette attitude qui différait considérablement de ses pratiques professionnelles habituelles. Mais je ne quittais pas non plus des yeux la pierre, dont l’aspect restait, à vrai dire, au centre de ma pensée. Quand il eut fini sa lecture, il leva sur moi des yeux empreints de tristesse :
« Cher ami, me dit-il, reprenez votre pierre et retournez chez vous. »
Tombant des nues, je lui demandai de s’expliquer.
« Il vaut mieux ne pas chercher à savoir, » fut la seule chose que je tirai d’abord de lui.
Je suis, moi, Claude-Henri G., on le sait, une personne émotive. Je pensais lui apporter un spécimen particulièrement intéressant de gemme, et voilà qu’il comptait me congédier sans un mot. Devant cette attitude que je trouvai choquante, je lui arrachai son grimoire des mains, et j’allais le laisser tomber sur le bureau pour produire un bruit violent quand j’en en aperçus le titre : Les pierres ensorcelées. Ces mots m’effrayèrent. Je reposai le livre doucement.
« Croyez-moi, fit L., oubliez que vous possédez cette pierre, ou mieux, allez la jeter dans la Seine.
–Mais enfin, cher ami, expliquez-moi ! »
Il poussa un profond soupir puis reprit la parole, résigné :
« Puisque vous ne voulez pas entendre mon conseil… Il est dit dans ce livre que votre bijou est une pierre maudite. Une certaine pierre bien connue des minéralogistes et dont la trace était perdue. Elle est cataloguée dans le De Infernorum Lapidibus, ouvrage monastique ancien traitant des pierres aux vertus maléfiques. Celle que vous avez actuellement en votre possession – son identité ne fait aucun doute car ses caractéristiques sont tout à fait uniques, croyez-en ma parole de joaillier – est connue sous le nom de mortis lacrimæ lapis…
–Vous déraisonnez ! Vous ne croyez tout de même pas…
–Attendez ! Il est dit que celui qui a porté cette pierre dans son vêtement est maudit. Est-ce votre cas ?
Je restai sans voix.
« Mais, poursuivit-il, et je perçus, au ton faussement enjoué qu’il prit alors, qu’il cherchait à donner le change, ces vieilles légendes… »
Je ne voulus pas en entendre plus de sa bouche, je repris la pierre, saisis le livre et m’enfuis avec, bien décidé à tout savoir de cette satanée gemme ; je rendrais son grimoire à L. une fois que je me serais fait ma propre opinion.
De retour chez moi, je retrouvai le passage concernant la pierre. Et j’appris que, l’ayant portée dans mon manteau, il me restait deux jours à vivre.
16 février. – Je m’appelle Claude-Henri G., j’ai trente et un ans et je vais mourir. C’est sur mon lit de mort que j’écris ces lignes.
J’ai lu dans le grimoire tout ce qui concerne la mortis lacrimæ lapis. Pour mettre en garde l’humanité contre cet objet maudit, je résume ici cette lecture. Les légendes celtiques racontent que le guerrier Awenbryn, avide de richesses, succomba lors de l’assaut d’une forteresse remplie d’or. Agonisant au milieu des corps que la Mort fauchait de toutes parts, il se lamentait de n’avoir pu remporté de butin. Quand la Mort s’approcha de lui, car c’était son tour, il trouva la force de se redresser et de lui arracher un œil, fasciné par son éclat surnaturel. La Mort le faucha comme une gerbe, mais l’œil qu’Awenbryn avait saisi alla rouler et se perdit dans une faille que recouvraient des buissons d’épines. Et la Mort ne retrouva jamais son œil… ce sont les hommes qui le firent avant elle.
Les premiers rapports concernant la pierre datent de 1409. Depuis cette date, elle est passée dans une cinquantaine de mains connues. Elle a été perdue en 1417, 1509, 1538, 1603. De cette dernière date, on n’en eut plus la moindre trace jusqu’en 1804, où elle fut jetée à la mer mais amenée sur les terres d’Écosse par un dauphin qui s’y échoua. Elle fut de nouveau perdue en 1829 et nul ne sait où elle est passée depuis lors. Ces faits et la malédiction attachée à cette pierre ont été rapportés par une chaîne de témoins entièrement dignes de foi. C’est moi qui la possède aujourd’hui, après l’avoir portée dans la poche de mon manteau, où elle fut placée criminellement par un individu qui se savait sans aucun doute condamné ; ce que j’avais pris chez ce dernier pour la dégradation de l’ébriété habituelle n’était autre que le résultat de la malédiction, la certitude déshumanisante d’une mort prochaine inéluctable.
Les minéralogistes qui connaissent cette histoire et se la transmettent, sous le sceau du secret, de génération en génération, ne savent comment traiter la question car leurs tentatives, par le passé, de révéler ces faits leur ont valu les soupçons en hérésie des autorités religieuses et politiques. J’ose espérer que mon témoignage, en ces temps plus éclairés, permettra de prendre les mesures rationnelles qui s’imposent.
17 février. – J’ai pour nom Claude-Henri G. À l’heure où j’écris, je sais que ne passerai pas la nuit.
Je suis Claude-Henri G., célibataire et sans enfants, de parents décédés. Je viens d’écrire mon testament ; il se trouve dans le secrétaire de mon bureau.
Je suis Claude-Henri G. Je laisserai la pierre sur la table de chevet avec ce carnet, pour que le monde sache, et que la malédiction prenne fin. Il ne faut plus que cette pierre nuise.
Je vais attendre dans le noir. »
Richard D. posa les feuillets, retira ses lunettes et alluma sa pipe sans dire un mot. Il tira d’épaisses bouffées de fumée en regardant le plafond, toujours silencieux. Nous restâmes quelques minutes sans rien dire. Finalement, il prit la parole :
« Claude-Henri G. est mort le 18 février vers six heures trente du matin –soit quelque deux jours après avoir porté la pierre dans la poche de son manteau–, d’arrêt cardiaque.
–Vous pensez qu’il y aurait du vrai dans cette légende ? demandai-je.
–Le fait est, cher ami, que cette pierre n’était pas plus maudite que ma pipe. Et je suis bien placé pour le savoir.
–Que voulez-vous dire ?
–Tout cela n’était qu’une machination. »
Il se leva et sortit du même tiroir dont il avait retiré les feuillets qu’il venait de lire, une pierre rouge que je supposai être la mortis lacrimæ lapis.
« Cette pierre, poursuivit-il, n’est qu’un fragment de pacotille. C’est Albert L., le bijoutier, qui l’a taillée. Nous l’avons ensuite, lui et moi, laissée à un homme de confiance avec la consigne d’aborder Claude-Henri G. et de la glisser dans sa poche. L. a de son côté joué son rôle à la perfection, dans son bureau où il l’attendait. Je me suis rendu chez mon ami le matin du 18 février, prétextant une visite, et son majordome et moi avons constaté le décès ; j’en profitai pour subtiliser la pierre et le carnet. Le livre Les pierres ensorcelées est un vieux grimoire de charlatan reprenant les contes des époques d’ignorance et dont j’héritai avec la bibliothèque familiale. Je n’ai eu que l’embarras du choix pour y trouver une histoire bien absurde. C’est d’ailleurs en feuilletant ce bouquin que l’idée m’est venue de notre machination. L. et moi avions un compte à régler avec Claude-Henri et quand je vous dirai de quoi il s’agit vous n’aurez pas l’idée de me dénoncer, j’en suis certain.
–Je ne comprends pas… Cet homme est mort d’une crise cardiaque ?
–Il était persuadé qu’il allait mourir, et cela suffit à tuer quelqu’un.
–C’est incroyable !
–N’est-ce pas ?
–Mais vous êtes un assassin !
–Je vais tout vous expliquer, je viens de vous le dire, et vous m’excuserez, j’en suis sûr. Mais, surtout, pourquoi voudriez-vous dénoncer le crime parfait ? »
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La clepsydre du docteur Voon
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Le manuscrit ici reproduit l’est avec l’autorisation des héritiers de mon vieil ami Gildas P. Certains faits qu’il rapporte sont des plus étranges mais je me garderai de formuler la moindre hypothèse les concernant, en l’absence de corroborations. Je rends public ce manuscrit afin que, si des personnes ont eu à connaître de faits comparables, elles veuillent bien entrer en contact avec moi.
« Le 5 mars au matin, je déambulai sur les quais de Seine à la recherche de raretés chez les bouquinistes ou dans les boutiques. M’étant aventuré un peu au-delà de ce qui m’est coutumier en ces occasions, car je ne trouvais rien d’intéressant, j’arrêtai ma promenade devant une échoppe d’aspect squalide, dont la vitrine présentait un capharnaüm babélique. Ma curiosité étant éveillée, j’entrai dans cette brocante. L’intérieur en était sombre et reproduisait à une échelle à peine plus grande, mais aussi un peu plus sale, la confusion hétéroclite de la vitrine. Au fond de la pièce se tenait derrière son comptoir un vieillard asiatique qui ne parut pas remarquer ma présence, bien que la porte de l’échoppe eût bruyamment grincé quand je l’eus ouverte puis refermée derrière moi. Ce vieillard, que je supposai être un Annamite de nos colonies, semblait perdu dans des rêves d’opium, tandis qu’il fumait sans vergogne une longue pipe en métal (l’odeur n’en était cependant que d’un mauvais tabac).
Sans plus lui porter attention (pour lui rendre sa politesse), je me mis à parcourir des yeux et, autant que cela m’était possible vu l’exiguïté des lieux, en allant et venant, les rayons de l’échoppe en quête de l’antiquité qui me paierait de ma peine. Au bout de quelque dix minutes de recherches, je découvris une très étrange clepsydre dont les tubes enchâssés par endroits dans des feuilles métalliques sculptaient un labyrinthe aérien de verre. L’étiquette, pendante à un fil attaché à l’objet, portait la mention « clepsidre (sic) du Dr Voon ». La consonance annamite du nom de ce « docteur » me fit conclure, en première approximation, à un travail de mandarin aux prétentions savantes, vaguement occidentalisé et possédant quelques notions de sciences positives inculquées par notre éducation coloniale.
J’apportai l’objet devant l’antiquaire impavide. À la vue de la clepsydre, les innombrables rides de son visage se déplièrent en un sourire hideux, dévoilant des dents noires. Je payai le prix et ressortis avec mon bien.
De retour chez moi, je posai la clepsydre sur la cheminée, demandai à la femme de chambre de la dépoussiérer et, quand cela fut fait, j’y versai de l’eau. La clepsydre se mit en marche. Je la contemplai un instant avec satisfaction puis vaquai à mes occupations du jour.
Le lendemain matin, je découvris que la clepsydre était vide. Je conclus à un système ingénieux d’évaporation comparable à celui des gargoulettes méditerranéennes et la remplis de nouveau.
Le matin suivant, je ressentis une faiblesse inhabituelle qui me contraignit de rester au lit. Honorine, la femme de chambre, me trouva pâle. Je lui dis que cela passerait et lui demandai d’aller remplir la clepsydre en lui donnant les instructions appropriées à cet effet. Au bout de quelques instants, elle revint dans la chambre :
« Monsieur, la… la…
–La clepsydre ?
–Oui, votre horloge, là, eh bien, m’est avis qu’elle n’a pas besoin d’être remplie vu qu’elle a toujours un fond de liquide rouge dedans.
–Un liquide rouge, dites-vous ? C’est sans doute l’eau qui a détaché de la rouille dans certaines parties métalliques de la structure, et s’en sera imprégnée. C’est un vieil objet, voyez-vous. Il comporte par ailleurs un mécanisme d’évaporation qui doit jouer un rôle dans la computation du temps en conjonction avec la circulation du liquide dans les tubes. C’est, semble-t-il, un objet très ingénieux, qu’il me plaira beaucoup d’étudier, et je me félicite plus que je ne saurais dire de cet achat. Ajoutez-y un peu d’eau, cela permettra de charrier la rouille qui reste. Vous le ferez d’ailleurs chaque matin pendant les prochains jours. »
Puis je me plongeai dans la lecture de Stobée.
Le jour suivant, loin d’aller mieux, je me sentis vraiment exténué, et Honorine, en entrant, poussa un cri de surprise. Sur mes ordres, elle fit venir le docteur Forni. Celui-ci m’ausculta.
« Il me semble que vous êtes anémié, finit-il par me dire. L’air de la ville ne vous réussit pas trop en ce moment. Votre pouls est un peu lent à mon goût mais je ne peux pas vraiment me prononcer sans un examen plus approfondi. Quant à l’immédiat, demandez à votre femme de chambre de vous préparer un bon grog. »
J’appelai Honorine et lui demandai le grog, ainsi qu’un apéritif pour l’homme de science. Pendant ce temps, ce dernier alla dans le salon pour rédiger une ordonnance et une demande d’examen. De façon que je pusse l’entendre par la porte ouverte entre la chambre et le salon, il s’exclama :
« L’intéressant objet que vous avez là ! C’est une clepsydre, n’est-ce pas ?
–Oui, fis-je, en forçant un peu la voix pour qu’il m’entende, ce qui ne fut pas sans me coûter un effort considérable, je l’ai trouvée dans une petite boutique le long de la Seine, une brocante tenue par un Annamite.
–Ah oui, je crois en avoir entendu parler. Le propriétaire serait en effet un Chinois du Tonkin, ou de par là-bas. On ne m’avait cependant pas dit qu’on trouvait dans son gourbi des objets de valeur. »
Le lendemain, je me sentis plus invalide que jamais. Honorine venait de remplir la clepsydre, quand je l’appelai :
« Honorine, faites mes bagages, je pars à la campagne. L’air de la ville ne me réussit pas en ce moment. »
Le manuscrit de mon ami s’arrête là. La suite m’a été racontée par des témoins. On traîna le pauvre jusqu’à la gare où il devait prendre un train pour F…, où l’attendrait de la famille. Honorine, qui gardait pendant ce temps son logis parisien, remplissait la clepsydre qui se vidait inlassablement. Elle se vidait d’une eau rouge ! Une semaine plus tard, toutefois, l’eau resta pure, identique à celle qu’elle y versait. La rouille semblait par conséquent entièrement évacuée. En même temps, l’eau ne s’évaporait plus. Quelques minutes plus tard, Honorine apprenait la mort de son employeur, survenue ce matin-là. On l’avait retrouvé exsangue. Le soir même, l’appartement parisien de Gildas P. était cambriolé, les voleurs emportant notamment la clepsydre du docteur Voon.
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Naufrage
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Les faits que je vais relater remontent à trente ans de cela. Si je me décide si tardivement à témoigner de ce qui m’est arrivé, c’est parce que j’ai longtemps été retenu par la certitude que personne ne me croirait et que l’on verrait au contraire dans mon récit pourtant véridique les affabulations d’un cerveau détraqué. Je prends sur moi de m’exposer dans mon vieil âge à ces commentaires insultants car il faut que le monde sache avant que je meure.
Tout commença au club à Hong-Kong. C’était un club d’Occidentaux, où l’on trouvait surtout des Anglais, mais aussi des Français, des Américains, des Allemands…, et la principale caractéristique pour laquelle ses membres semblaient l’apprécier particulièrement c’est que les autochtones n’y étaient pas autorisés.
Ce jour-là, une fin d’après-midi moite et lourde écrasait la cité fourmillante. Assis dans un rocking-chair, et rendu passablement torpide par l’humidité dont me soulageaient un peu les épaisses exhalaisons de mon cigare, je fixais apathiquement un aquarium bleuâtre dans lequel me semblait se dissoudre un gros poisson flasque aux yeux globuleux. Comme toujours, Harvey O. m’importuna de ses sottes réflexions :
« Je vous parie, me dit-il, que je suis allé dans bien plus de pays que vous. »
Et comme il répéta cette remarque après quelques instants de silence, je l’interrompis :
« Jamais vous ne cesserez donc de m’importuner dans mes méditations, Harvey.
–Quel rabat-joie vous faites ! Et que peut bien méditer un Français fumeur de cigares dans un rocking-chair, je vous prie ? »
Cet individu prétendument cultivé avait l’étonnante faculté de m’irriter immanquablement, chaque fois qu’il engageait la conversation. Aussi, espérant lui fermer son indésirable clapet, je désignai le poisson de l’aquarium et lui dis – maudit soit-il :
« Si vous me dites le nom de cette étrange créature, je prends le premier bateau au départ pour l’Australie. »
Quelle ne fut ma surprise lorsqu’il me récita, comme s’il venait d’apprendre sa leçon, que le poisson était un Oceanopisces rex, une espèce vivant dans l’océan Indien, ainsi que de multiples détails sur sa biologie, son anatomie et son mode de reproduction original. Je demandai au boy de m’apporter l’encyclopédie du club, où je trouvai confirmé tout ce que l’Anglais venait de me dire.
Le lendemain, je voguais sur la mer à bord d’un navire commercial à destination de l’Australie. Au cours de cette croisière, une terrible tempête s’abattit sur nous, et, parmi les vents hurlants, les flots déchaînés démantelèrent notre embarcation comme une construction d’enfant. Le choc cyclopéen me priva de conscience et je crus à cet instant que c’était pour mourir.
Mon esprit cartésien écarta cette hypothèse quand je ressentis, avec des martèlements lancinants derrière le front, un âcre goût salé dans la bouche, et me vis étendu sur du sable humide. En me redressant, tout endolori, je m’aperçus que j’étais échoué sur une plage, sous un ciel sans nuage. Une épaisse forêt bordait la plage.
Me mettant debout, je décidai dans un premier temps de marcher, avec mes faibles forces, le long de la plage, espérant trouver sur cette côte des signes de civilisation. Je trouvai bientôt étendu sur le sable Jean-René H., dont je ne souhaite pas dévoiler le nom mais qui sera reconnu par ses proches s’ils me lisent et recoupent les différents éléments qui précèdent. Il était sur le même bateau. Ému à l’idée d’avoir un compagnon d’infortune, je lui secouai l’épaule pour le réveiller, puis, ceci ne donnant rien, je lui fis du bouche à bouche, mais dans mon espoir et mon émotion j’avais oublié de commencer par le commencement : voir s’il était toujours en vie. Mais son cœur ne battait plus.
Abattu, je poursuivis mon chemin. La nuit tomba pendant que je marchais encore, et comme c’était une nuit claire de pleine lune je continuai de marcher. Le jour se leva, je continuai, et ceci jusqu’à la nuit, où cette fois je dormis contre des troncs de bois pourris échoués sur le sable. Le lendemain, la faim me tenaillait mais je n’osais m’aventurer dans la forêt ; je me contentai de noix de coco tombées des arbres en bordure de plage, que je brisais les unes sur les autres pour en boire le lait et en manger la chair. Je me remis en marche ; la forêt ne cessait jamais, du côté gauche de la marche. Plus tard ce jour-là, je retrouvai le corps de Jean-René qu’à ma grande honte j’avais laissé sans sépulture (j’espérais trouver rapidement de l’aide et faire venir des gens pour rendre les derniers hommages à sa dépouille). J’étais donc sur un île entièrement occupée par la jungle, dont je venais de faire le tour.
Après avoir enterré Jean-René, ou plutôt, avec les moyens dont je disposais, après l’avoir recouvert d’un mélange de sable et de terre à peu près au niveau du sol, je me résolus à pénétrer dans la jungle. Il me fallait trouver du bois pour faire un feu et réaliser des pièges et autres instruments de chasse pour les petits animaux que je m’attendais à trouver sur cette île de taille modeste, en espérant que n’y vivaient point des bêtes plus dangereuses ou des primitifs hostiles, voire cannibales.
La forêt était dense et suffocante. De nombreuses flaques à l’aspect perfide de sables mouvants en trouaient la surface et la luxuriance des arbres difformes ne laissait filtrer qu’une faible lumière. Une découverte impromptue m’épouvanta. Au milieu de cendres noires et froides gisaient des ossements calcinés. Le lieu était donc habité. Par qui ? Des cannibales sanguinaires ?
C’est alors que je vis des hommes sortir des fourrés. Ils étaient trapus et mal proportionnés, couverts d’une boue violâtre et coagulée, armés de pieux. Je n’ai aucun souvenir de leurs traits faciaux, couverts par la même croûte de boue que le reste de leur corps simien, mais je n’oublierai jamais la férocité inhumaine de leur regard. Ils m’encerclèrent. L’un d’eux proféra des paroles si étrangères à toute langue connue de moi que je crus entendre un animal tenter d’imiter un être humain. Deux d’entre eux me saisirent, enfonçant de véritables griffes dans les muscles de mes bras, et je fus conduit à une hutte informe élevée avec de la boue et parsemée d’ossements, dont le sol avait été creusé dans la terre.
Dans l’étroite clairière où la hutte était bâtie, se dressait une grossière idole représentant ce qui me parut être un poisson qui aurait deux jambes et se tiendrait debout. Un homme se traîna hors de la hutte, encore plus immonde que les autres car son corps et son visage étaient rongés par une lèpre pernicieuse. Certains ornements d’os et d’écailles le parant de manière monstrueuse semblaient cependant indiquer un statut élevé, comme celui de chef ou de sorcier. Pendant que j’étais maintenu au sol à genoux, il pratiqua sur ma personne une sorte d’incantation démente avec force raclements de gorge hideux et me cracha dessus à plusieurs reprises le contenu liquide pestilentiel d’une calebasse.
Puis ils me reconduisirent sur la plage où je fus attaché à un arbre en bordure de la forêt, face à la mer. Quand ils eurent fini, ils se retirèrent, tout en restant à peu de distance cachés dans la forêt, car je les entendais parfois marmotter entre eux, et surtout lancer par intervalles des appels caverneux à l’aide d’une conque marine, ce qui ne laissait augurer rien de bon.
À l’horizon le soleil déclinait. Quand la nuit fut tombée, la lune argentait la mer, dont la houle clapotait sur le sable paisiblement, contrastant avec l’angoisse qui m’oppressait le cœur. Alors les indigènes cachés dans la forêt derrière moi firent retentir dans la nuit des percussions sinistres. Dans les abîmes béants de ma pensée surexcitée, les images les plus folles se succédaient à un rythme de tachistoscope.
Au comble du déchaînement des percussions primitives, je vis droit devant, à peu de distance, les eaux argentées bouillonner, puis en surgir une chose innommable. La créature qui s’était dressée dans l’écume, sous les rayons blafards de la lune, avait vaguement forme humaine, mais à mesure qu’elle approchait – car telle était son intention – je distinguais de plus en plus nettement les caractères mêlés du poisson, de l’anguille et du crapaud. La chose était couverte d’écailles ruisselantes animées d’un mouvement presque autonome par rapport aux membres qu’elles couvraient, et la gueule du monstre était garnie de crocs innombrables.
La créature tituba sur la plage d’une démarche maladroite et lourde. Au moment où elle posa ses membres sur moi pour m’entraîner avec elle, un des indigènes trancha les liens qui me retenaient ; je cherchai à fuir mais l’étreinte du monstre était déjà bien ferme, et je ne pus que le suivre à sa traîne vers la mer, tandis que les percussions continuaient de célébrer le sacrifice. Je poussais des hurlements désespérés, me débattant en vain, mais fus bientôt complètement immergé dans les ténèbres engloutissantes de l’abîme. J’étais entraîné vers le large et vers le fond, vers une mort certaine, par la vélocité prodigieuse du monstre. Malgré l’énergie du désespoir, je sentis mes forces m’abandonner, l’engourdissement envahir mes membres. J’étais plongé dans le noir liquide et perdais à grande vitesse mon dernier oxygène.
Bien que je sois vivant pour écrire ces lignes, je sais que je n’aurais jamais dû survivre, après avoir passé les portes de la mort dans cet abysse ténébreux. Ce qui se produisit pour mon salut me dépasse complètement. Alors que le monstre continuait de m’entraîner vers le fond, et que je n’étais plus qu’à moitié conscient, les eaux se mirent à tourbillonner autour de moi ; mon prédateur faisait de grands gestes pour lutter contre quelque chose, sans doute un animal marin, comme un requin, ce qui le contraignit finalement à me lâcher. Cette surprise inespérée me tira immédiatement de ma torpeur d’agonie et je mobilisai mes dernières forces, le dernier souffle d’air fugitif restant dans mes poumons, pour regagner la surface, ou la direction que je croyais instinctivement être celle de la surface, loin de ces fonds noirs et traîtres.
Je repris connaissance dans la cabine d’un navire qui m’avait trouvé flottant sur le dos et délirant. J’avais survécu. À ce jour, le sang continue de se glacer dans mes veines quand je revois, éclairé par une lune blafarde, la créature monstrueuse émerger des ondes. Cette île maudite me paraît, au terme de mes conjectures, servir de temple d’abomination à quelque peuple primitif ou dégénéré des mers du Sud qui y envoie vivre ses prêtres, où ceux-ci vénèrent et servent l’effigie du monstre auquel ils sacrifient. Ayant mis la main sur moi, ils convoquèrent aussitôt leur divinité pour une offrande vivante qu’elle s’apprêtait à conduire dans son antre solitaire ou – ce qu’à Dieu ne plaise – parmi les autres spécimens d’une race inconnue des hommes.
Le PDF de « Naufrage » est également disponible sur le site de la Scénariothèque :
https://scenariotheque.org/Document/info_doc.php?id_doc=9967
Ce site, même s’il possède une section de nouvelles, est spécialement destiné aux rôlistes ; j’ai donc présenté ma nouvelle comme s’intégrant dans le mythe lovecraftien de Cthulhu (et donc dans le contexte du jeu de rôle L’Appel de Cthulhu) : « La robinsonnade s’arrête là où le mythe (de Cthulhu) commence. Mots clés : Dagon, Innsmouth. »