Pensées XIII

Tout comme l’adultération des produits et l’obsolescence programmée, le crédit privé est un instrument pour prévenir les crises de surproduction. De nombreuses personnes dépourvues de moyens, voire presque toutes, vivent avec une pléthore de biens de consommation acquis à crédit. Or la consommation portée par cette dette privée ne permet pas d’atteindre le plein emploi ou, plus exactement, d’empêcher le chômage de masse. Personne, pour ainsi dire, ne manque de rien, mais la possibilité de jamais payer ce qui est dû est inexistante. C’est déjà « l’économie du don » : le chômeur continue de consommer comme les autres, à crédit. (Pas de différence majeure avec le potlatch. Dans le potlatch, système primitif de consommation ostentatoire, où c’est de générosité que l’on rivalise, le don contraint le bénéficiaire à donner en retour, avec un surplus, comparable à l’intérêt dû par le consommateur à crédit.)

Grâce au crédit, le pouvoir d’achat du consommateur est illimité. Comment une augmentation du salaire nominal pourrait-elle encore avoir de l’effet sur la demande ?

La psychologie qui en conduit certains à renoncer au crédit, quand ils manquent de moyens propres, les conduirait certainement à épargner s’ils avaient davantage de moyens.

L’industrie des biens de consommation est segmentée en fonction de l’ensemble de l’échelle des revenus, de façon que tous les échelons de revenus permettent de consommer toute la gamme des biens de consommation. Égalisez les salaires et, non seulement vous ne verrez pas la demande augmenter, mais vous détruirez des pans entiers de l’industrie en asséchant la demande pour les produits cheap et celle pour les produits upmarket.

La robotisation augmente la productivité en substituant le capital au travail, et le travailleur sans emploi devient la charge de l’État, que sa dette asphyxie. Personne ne sait quoi faire, si ce n’est, pour le chômeur, mourir de son oisiveté, et, pour le travailleur, se tuer au travail.

Les ménages se sacrifient pour leurs enfants : « C’est pour eux que je travaille comme un forçat. » (Permettez : on a connu une législation moins favorable au travailleur, en termes de temps de travail, que ne l’était au même moment la réglementation du travail pénitentiaire pour le forçat ; en d’autres termes, on était plus libre en prison qu’à l’usine.) Les agents économiques sans enfants sont dans la situation épatante de se sacrifier pour personne d’autre qu’eux-mêmes. Les premiers sont plus logiques, mais leurs enfants les méprisent, parce que ce sacrifice fait de leurs parents des abrutis : « Vous vous sacrifiez pour que je devienne un abruti comme vous ! »

L’universitaire n’a pas le temps de penser : heures de cours et de travaux dirigés, tâches administratives et paperasse, conférences pédagogiques et stratégiques, et il faut préparer l’avenir de sa progéniture. Quand il écrit, personne ne le lit, parce que la modernité a inventé l’intellectuel médiatique, qui vole de plateau en plateau et seul peut vendre, sur la foi de ses prestations télégéniques. Quel choix reste-t-il à l’universitaire, pour sa réputation, son amour-propre, que d’implorer l’élu politique : « Par pitié, demandez-moi un rapport ! Je dirai ce que vous voudrez. »

L’étudiant vit comme les classes privilégiées du passé (c’est ce que j’ai dit ici). Simplement, il est trop immature pour en profiter pleinement, et le pressentiment de ce qui l’attend ensuite, sur le marché, peut aussi conduire au désespoir. Oui, vingt ans est le plus bel âge de la vie, mais cela ne veut pas dire que c’est un bien bel âge ; seulement que c’est pire après.

Si les maisons d’édition prestigieuses permettent à leurs écrivains de vendre des livres et d’en vivre, tant mieux pour eux. Mais ces maisons ont publié, pour une infime proportion de pépites, une immense masse de boue. Leur prestige leur vient des unes et se reflète sur l’autre.

C’est payer cher la célébrité que d’avoir à passer par les mains des journalistes.

Les grands canaux médiatiques ne diffusent pas de pornographie, mais ils ne se privent pas d’en faire la publicité.

Que se passe-t-il quand un capitaliste confie ses rejetons à des instituteurs gauchistes ? Il se passe qu’on ne la lui refera pas, et vive l’école privée. Est-ce bien suffisant ? Aux États-Unis, pays un peu plus authentiquement ou à tout le moins dogmatiquement capitaliste, on sait que l’instituteur est un individu dangereux, un personnage aux talents dévoyés et aux idées malsaines, qui s’est trouvé un refuge à la fois commode et minable lui permettant d’échapper au struggle for life, et on ne lui laisse pas son mot à dire à l’école : sa subjectivité venimeuse est entravée par un système d’examens et de notations scientifiquement construit. Les élèves ne rédigent rien : ils remplissent des QCM. Ceux qui le voudront pourront prendre, plus tard, des cours spécifiques pour apprendre à bien écrire : oui, cela existe dans le cursus américain. En mathématiques, les exercices n’engagent pas, comme en France, les fioritures de la démonstration : le facteur temps est essentiel (conformément aux analyses de la psychologie factorielle, celui qui va vite est distingué). C’est la docimologie (voir ici).

L’école pourrait être la panacée universelle s’il n’était pas de son essence d’être un système de sélection. La massification du système éducatif a créé l’inégalitaire méritocratie ; il n’y a rien dans l’essence de l’école qui lui confère la moindre qualité pour résoudre le problème de l’existence d’une sous-classe (underclass). Certains réussissent à l’école, d’autres échouent (drop-outs). Les écoles sont partout et la sous-classe aussi. Tant que le travail humain ne sera pas interdit, comme dégradant, nous aurons une école sélective, que beaucoup d’enfants, comme beaucoup de leurs aînés, de leurs parents, de leurs ancêtres, haïront. (« Teacher leave the kids alone », Pink Floyd, The Wall. Dans le film musical de ce nom, un instituteur acariâtre humilie devant ses camarades l’écolier qui écrit de la poésie dans son cahier. L’attaque porte à faux, car c’est à l’école que la plupart des enfants, qui n’en liraient jamais une ligne autrement, découvrent la poésie, la littérature, mais il n’en est pas moins vrai que le goût de la poésie ne peut rien pour le futur agent économique. Il serait plus rationnel – Platon dirait même « plus raisonnable » – que l’école bannisse la poésie de son enceinte, si elle doit former des agents économiques. Dans la mesure où c’est bien ce qui lui est demandé, puisqu’il est entendu que l’homme doit travailler, il est permis de dépeindre ses fonctionnaires sous les traits d’hommes sévères et en même temps ridicules martyrisant les enfants poètes. Ce que je reproche à notre école avancée, qui dans la réalité n’a rien contre la poésie, bien au contraire, c’est qu’elle n’a aucune raison d’exister, à cause du travail qui est l’avenir des enfants.)

Septembre 2014

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