Lexique wolof d’après Cheikh Anta Diop
Contribution à l’étude des croyances et pratiques au Sénégal et en Afrique de l’Ouest
Le présent lexique a été constitué à partir du livre Nations nègres et Culture. De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui (1954) de Cheikh Anta Diop. L’objet de l’auteur bien connu de ce livre, avec les travaux linguistiques dont il rend compte, est de démontrer l’unité des langues africaines et de l’égyptien ancien, laquelle peut être mise à profit pour une renaissance culturelle de l’Afrique :
L’unité de l’égyptien et des langues africaines étant un fait (…) les Africains doivent bâtir des « humanités » à base d’égyptien ancien, de la même manière que l’a fait l’Occident à partir d’une base gréco-latine. A priori, on pourrait enrichir une langue nègre quelconque à partir de racines égyptiennes. (p. 408)
Sous l’aspect linguistique, la théorie de Cheikh Anta Diop se veut une réfutation de la « théorie chamito-sémitique », selon laquelle l’égyptien ancien serait une langue sémitique. En particulier, l’auteur affirme que la supposée trilittéralité des bases du vocabulaire égyptien de même que la supposée non-transcription des voyelles, qui rattacheraient cette langue au groupe des langues sémitiques, sont une pure fantaisie, qu’il fait remonter aux notions de « l’École de Berlin » (Kurt Sethe, Adolf Erman). Il considère, logiquement, que l’étude de l’égyptien ancien peut être éclairée par la connaissance des langues africaines existantes.
La population de l’Égypte ancienne serait originellement et principalement de race noire, et non une race blanche sémitique. En dehors des tenants de la thèse d’une civilisation égyptienne « nègre », il me semble que les chercheurs insistent assez peu sur la dimension anthropologique, et je ne sais au juste quelle représentation ils se font de l’Égyptien, ni quelle représentation je dois m’en faire.
Le lexique wolof (ou valaf) que je tire du livre de Cheikh Anta Diop consiste principalement en termes culturels et religieux. Certaines définitions sont un peu réécrites, dans un souci de concision, et/ou accompagnées de mes propres observations entre crochets.
LEXIQUE WOLOF (Cheikh Anta Diop)
Ba-Four. « Une remarque sur les légendaires Ba-Four, dont on dit tantôt qu’ils étaient rouges, tantôt qu’ils étaient noirs. Ba est le préfixe collectif qui précède tous les noms de peuples en Afrique. (…) On peut donc concevoir que Ba-Four = les Four. Il est intéressant de constater, sans qu’on ose tirer une conclusion, qu’en valaf Pour = jaune. Ba-Four pourrait désigner non une tribu d’hommes rouges ou de Noirs dont les Sérères seraient les descendants, mais une tribu de race jaune ; ce qui expliquerait non seulement les traits mongoloïdes qu’on trouve en Afrique Occidentale mais peut-être aussi les relations culturelles entre l’Afrique et l’Amérique attestées par la communauté de mots, tels que etc. » (p. 368). [À l’attention de ceux qui poursuivent des recherches dans le sens de Cheikh Anta Diop et collectent des faits de nature à corroborer ses théories, je discute ici de tribus d’Amérique précolombienne qui seraient de race nègre : Chillales, Jancanes, Lecropios, et Gallincones, Raidos.]
Bôtal. Surveillant des circoncis. [Les enfants venant d’être circoncis, qui peuvent avoir un âge assez avancé, sont réputés être particulièrement vulnérables aux attaques magiques, raison pour laquelle ils sont placés sous la protection d’un bôtal.]
Buru-buru. Petites boules de farine qu’on porte en offrande. (Cheikh Anta Diop rapproche ce terme de l’égyptien Bu, « objet indéterminé que l’on offrait aux dieux », dans la définition du dictionnaire de Pierret.)
Demm et Nohor. « Au Sénégal, comme en Ouganda, on croit aux sorciers « mangeurs d’hommes ». Dans l’imagination populaire, un tel sorcier a le pouvoir de provoquer miraculeusement la mort d’un individu, de déterrer le cadavre de celui-ci, de le ranimer pour le tuer réellement afin de consommer sa chair et de constituer des réserves de graisse avec les parties adipeuses de la victime. Un tel sorcier passe pour avoir des yeux invisibles sur la nuque, diamétralement opposés aux yeux ordinaires, lui conférant ainsi la faculté de voir par derrière, sans tourner la tête. Il a des bouches puissamment dentées aux articulations des bras et des avant-bras. Si c’est une femme, son sexe peut se transformer en bouche dentée. Le pouvoir de sorcellerie lui vient périodiquement sous forme de crise. Pour être un sorcier complet doué de toutes les aptitudes, il est indispensable d’être de mère sorcière. Nous saisissons ici en passant une survivance du matriarcat paléo-nigritique. Une telle sorcellerie est héréditaire. Elle ne se transmet pas par initiation comme certaines pratiques occultes qu’on a baptisées à tort « sorcellerie ». Si le père seul est sorcier, le fils est doué d’une « vision surnaturelle », mais il sera incapable de provoquer la mort miraculeuse d’un sujet, c’est-à-dire qu’il est incapable de pratiquer réellement la sorcellerie. Il peut voir à loisir les viscères, les entrailles de ses convives, mais c’est tout. Ce dernier sorcier se dit Nohor en valaf, et le premier Demm. » (p. 469). [On trouve dans les légendes malaises un personnage de sorcier à la fois mangeur d’hommes, d’apparence partiellement monstrueuse, et dont les pouvoirs sont héréditaires, le Pelesit.]
Fay. (Se dit d’une femme) Quitter le foyer conjugal par suite d’un différend en général de peu d’importance, manœuvre souvent frivole destinée à obtenir des cadeaux du mari avant le retour.
Fuñ-fuñi. Expression de mauvaise humeur d’une personne qui n’adresse plus la parole à personne et qui n’a pas la force de se retirer complètement ; elle respire alors fortement et d’une façon rythmée pour attirer l’attention sur elle.
Haharu ou Hahar. Quand la nouvelle mariée rejoint la maison conjugale, une coutume (qui tend à disparaître) consiste pour les femmes de castes à organiser une danse dans la cour et à profiter de cette danse accompagnée de paroles rythmées pour révéler à l’époux des défauts imaginaires imputés à sa femme ; l’épouse ainsi calomniée est en quelque sorte moralement contrainte de se conduire de telle façon que ces paroles restent de pures calomnies.
Hamham. Connaissance divinatoire, occulte, religieuse ; science, érudition. (Égyptien Hamham : invocation religieuse.) Heram ou Herem. Science secrète, magie. Set. Pratique divinatoire ; prêtre (Égyptien Set : prêtre ; Mestet : le troisième des sept Scorpions célestes ou constellations.)
Hasida. Poèmes chantés (de l’arabe). L’arabe a emprunté à l’égyptien, qui est une langue nègre, pendant toute l’époque pré-islamique ; à l’époque post-islamique, c’est l’ensemble des langues nègres parlées dans les pays islamisés qui subissent l’influence de l’arabe dans le domaine du vocabulaire. On assiste à la fermeture du cycle : l’arabe retourne aux langues nègres des mots qu’elle avait empruntés à leur langue-mère, l’égyptien. [Les vues de Cheikh Anta Diop sur l’histoire de l’islam sont particulières. Pour lui, les habitants de l’Arabie antique, les Adites, nommés dans le Coran, étaient des Noirs (Kouschites), et, de plus, « à la naissance de Mahomet, l’Arabie était une colonie nègre avec La Mecque comme capitale ». L’islam serait « une épuration du Sabéisme » – religion des anciens habitants kouschites d’Arabie – « par l’envoyé de Dieu ».]
Hat. Grand geste destiné à effrayer d’abord celui que l’on va frapper. Huli. Grand regard féroce ; écarquiller les yeux en vue de faire peur à quelqu’un. Kaññu. Se louer tout en dansant rythmiquement devant l’adversaire, juste avant de rencontrer celui-ci dans une lutte ou une bataille.
Haviku. (S’applique surtout aux femmes) Se mettre à nu brusquement en public, en signe de scandale, ou, dans le cas d’une mère, pour jeter une malédiction sur son enfant qui se conduit mal.
Kar. S’ajoute après l’appréciation excessive d’un objet ou des qualités d’une personne afin que l’objet ou les qualités ainsi appréciées ne se détériorent pas par suite du pouvoir maléfique de la parole ou de la « langue ».
Koï. « Selon Muraz (…), les Saras croient à l’existence d’un esprit malfaisant qui voyage avec le vent et qui aime pénétrer les femmes par le vagin. Ils l’appellent Koï. Or, le koï, en valaf, désigne les parties génitales de l’homme. Le caractère phallique de cet esprit ne fait aucun doute, car les femmes, pour s’en protéger, portent autour des hanches des bâtons taillés en forme de phallus : ceci implique que le semblable doit chasser le semblable. » (p. 491).
Kondrong. Habitant nain de la forêt. Le terme recèle le souvenir d’une cohabitation avec le Pygmée dans une région forestière avant l’installation des Valafs sur les plaines du Cayor-Baol, où forêts et Pygmées sont absents. [Pour Cheikh Anta Diop, les différentes ethnies africaines rayonnèrent depuis la vallée du Haut-Nil, c’est-à-dire depuis l’Égypte et la Nubie, vers le reste du continent, la dernière migration en date étant celle des Zoulous au Natal et vers les autres provinces d’Afrique du Sud, où ils rencontrèrent l’homme blanc, arrivé par la mer. La plupart de ces migrations auraient déplacé des peuples de pygmées, aujourd’hui presque partout disparus.]
Kopoti. Petit bonnet blanc de sage, qui épouse exactement le sommet du crâne. (Égyptien Xepers/Kepers : casque de guerre.)
Matu. Se mordre les lèvres en signe d’amertume. (Égyptien Matu : amertume.) Metatu. Protestation résignée, bruit caractéristique fait par la bouche, indiquant rancune et haine. (Égyptien Mestetu : haïr, haine.)
Nohor. Voir Demm.
Rèn. Racines de plantes médicinales, médicament administré sous forme de breuvage. On fait tremper les racines. (Égyptien Reru : ingrédients, médicaments, pilules.)
Rog. Chez les Sérères non islamisés, dieu du ciel faiseur de pluie dont la voix est le tonnerre. À comparer avec le dieu égyptien Ra.
Seru. Crier de toutes ses forces ses forces. Dans ce cas, on a toujours la main devant la bouche, en signe de protection contre les esprits qui pourraient entrer dans le corps par cette voie. Il en est de même quand on bâille : dans ce dernier cas, on précise que, sans cette mesure, un esprit peut vous gifler et la bouche deviendrait « tordue ».
Tem. Taxer quelqu’un de mangeur d’hommes et l’exclure en conséquence de la communauté. (Égyptien Tem : celui qu’on repousse.) [Voir Demm]
Tere et Tôlé. « Selon Baumann [Hermann Baumann] (…) chez les Bandas, tere, désigne un être farceur, mi-humain, mi-animal, à caractère astral très net, surtout solaire. Ce même être farceur s’appelle tule chez les Banziris, et thole chez les Pygmées Bingas. Tere, en valaf, signifie grigri, talisman protégeant contre le mauvais sort : il signifie, par extension, ce qui est écrit, livre sacré ou profane. Tôlé désigne la dernière des castes de farceurs et de quémandeurs, affranchis de toute discipline sociale. » (p. 492)
Tul. Invulnérable : les coups ne produisent sur la personne en état d’invulnérabilité que des bosses dues à la coagulation du sang.
Yeramtal. Faire pleurer quelqu’un en le plaignant cyniquement.
Mai 2014
« En dehors des tenants de la thèse d’une civilisation égyptienne « nègre », il me semble que les chercheurs insistent assez peu sur la dimension anthropologique, et je ne sais au juste quelle représentation ils s’en font, ni quelle représentation je dois m’en faire. » (14.5.14)
Je pense avoir trouvé la réponse à ma question. Désireux de connaître le point de vue des spécialistes concernant les travaux de Cheikh Anta Diop sur l’Égypte ancienne, j’ai cru que je trouverais cela dans un livre intitulé Not Out of Africa. How Afrocentrism Became an Excuse to Teach Myth as History (2e éd. 1997), par Mary Lefkowitz. C’était une erreur (mais on verra qu’elle a néanmoins porté quelques fruits), car Mme Lefkowitz est en fait une spécialiste des littératures grecques et latines de l’Antiquité, et son livre, comme le titre aurait dû me le faire comprendre (de fait, Not of Out of Africa ne peut pas concerner principalement l’Égypte, qui fait partie du continent africain, mais une région hors d’Afrique, en l’occurrence la Grèce, dont elle conteste qu’elle doive autant à l’Égypte que le prétend l’« afrocentrisme »), ainsi, d’ailleurs, que le buste d’Aristote illustrant la couverture.
Mme Lefkowitz ne s’est en effet pas attachée à démentir dans son livre que l’Égypte ancienne fût une civilisation nègre : ce n’est pas un tel mythe qu’elle reproche aux Afrocentristes d’enseigner dans les universités américaines, puisque, bien au contraire, elle paraît d’accord avec eux (et ainsi avec Cheikh Anta Diop) sur ce point. Ainsi, elle écrit :
« The Greeks knew the Egyptians to be what we would now called people of color. » (p. 13) (Les Grecs n’ignoraient pas que les Égyptiens étaient ce que l’on appellerait aujourd’hui des gens de couleur.)
Il semble par ailleurs clair, puisqu’elle écrit cette phrase après avoir cité Hérodote au sujet de la peau noire et les cheveux crépus des Égyptiens (elle écrit curly-haired, ce qui, entre parenthèses, peut s’appliquer à des cheveux tout autres que crépus, en précisant qu’elle traduit ainsi le terme grec oulotriches), que cette expression de « gens de couleur » s’applique, dans l’esprit de Mme Lefkowitz, à des Noirs. Il faut bien reconnaître, cependant, qu’elle n’est pas des plus explicites à ce sujet. En effet, si les Grecs voyaient dans les Égyptiens des « gens de couleur », on peut toujours imaginer qu’il se soit agi de Sémites à peau foncée. Quand elle revient sur ce point, dans une postface à la seconde édition, pour préciser son point de vue et ses intentions, elle écrit :
« Not Out of Africa (…) does not seek to promote racism in any form. It argues that the Egyptians were an African people and praises their achievements. » (p. 242) (Not Out of Africa ne cherche pas à promouvoir le racisme, sous aucune forme. Il affirme que les Égyptiens étaient un peuple africain et loue leurs accomplissements.)
Certainement, puisqu’il s’agit pour elle de dire qu’il n’y a pas de racisme dans sa démarche, la phrase « Les Égyptiens étaient un peuple africain » signifie que c’était un peuple de Noirs. Cependant, en toute rigueur », « peuple africain » signifie seulement un peuple d’Afrique, c’est une qualification géographique, et nous savons (Cheikh Anta Diop en a parlé) qu’il existe depuis fort longtemps des « Africains blancs » (Libyens de l’Antiquité, Berbères…) Cette ambiguïté, dans un passage qui se veut une mise au point, ne laisse pas d’étonner.
Enfin, un troisième et dernier passage sur cette question anthropologique n’apporte aucun éclaircissement sur ce point :
« Recent work on skeletons and DNA suggests that the people who settled in the Nile valley, like all humankind, came from somewhere south of the Sahara ; they were not (as some nineteenth-century scholars have supposed) invaders from the North. »
Ceci ne dit rien, en effet, au sujet de la race des Égyptiens, puisque, comme elle l’indique, « toute l’humanité » a son origine dans la même région du globe.
En dépit de ce flou sémantique et rhétorique, il me semble évident que Mme Lefkowitz affirme que les Égyptiens étaient des gens de couleur et qu’il faut entendre par là des Noirs, peu ou prou au sens où l’on parle de Noirs aujourd’hui. C’est donc le point de vue contemporain des chercheurs américains sur la question : c’est un consensus parmi les savants américains que l’Égypte ancienne, comme l’écrivait Cheikh Anta Diop et d’autres avant lui (les Afro-Américains Frederick Douglass et Edward Wilmot Blyden) est une civilisation nègre. En effet, si ce n’était pas un consensus parmi les universitaires, Lefkowitz aurait au moins indiqué que la question du caractère nègre de la civilisation africaine était sujette à débat ; or, après avoir écrit que les Égyptiens étaient des « gens de couleur », elle ne dit nulle part que ce point soit sujet à débat parmi les spécialistes.
Ce qu’elle appelle un « mythe » et que son livre s’attache à démontrer comme faux, c’est en fait (seulement) l’idée selon laquelle les Grecs auraient emprunté l’essentiel de leur culture à la civilisation égyptienne. Ainsi, elle nie que Pythagore, Démocrite, Platon et d’autres philosophes grecs soient jamais allés étudier en Égypte. Elle dément les sources grecques sur le sujet, Hérodote, Jamblique, Strabon, Diogène Laërce…, qui auraient, selon elle, rapporté crédulement les dires de prêtres égyptiens, à une époque où ces derniers cherchaient à maintenir le prestige d’une civilisation déclinante. Elle dément une immigration massive d’Égyptiens en Grèce au cours de la Haute Antiquité, elle dément que Socrate ait été Noir, que la reine Cléopâtre, de la dynastie grecque des Ptolémée, ait été Noire. Elle dément ces assertions qui concernent seulement la civilisation grecque. Pour ce qui est de l’Égypte, je suis amené à conclure de la lecture de ce livre que l’affirmation selon laquelle l’Égypte était une civilisation nègre n’est pas là un mythe afrocentriste mais la réalité historique telle qu’elle est reconnue par la communauté des savants. (4.7.14)