Tagged: versification

Urbanité de Galatée : Recueil poétique

TABLE DES MATIÈRES

1/ Urbanité de Galatée
2/ Les toiles d’araignée
3/ Chaville-New York
4/ Port aux ladres

.

Portrait du poète par Marc Andriot, 2024.
Feutres noirs, mine de plomb, encre de Chine et pinceau.

.

I

En accordant mon luth, je tombe dans mes bottes.
Un ancien souterrain s’ouvre alors devant moi
Vers un ciel étoilé, comme des papillotes
Sur un pourpoint de clown en satin ou de roi.

En tournant la cheville – ou la clef – d’une corde,
J’ouvre un portail de glace entre des bosquets verts
Sillonnés par un même affluent qui déborde
D’une vasque où des yeux d’ondine sont ouverts.

Je visite un nymphée ombreux de macles roses
Et rouges dont la source étincelle elle aussi ;
Cette onde est un miroir pour les cœurs et les choses
Dans nos rêves, sans nom et qui vivent ici.

En exhalant un chant je vole, sans les ailes,
Vers un astre où je veux plonger comme un phénix
Avant de me gorger des larmes éternelles
De la nuit nébuleuse, hyacinthe d’onyx.

.

1/
URBANITÉ DE GALATÉE

.

II
Galatée

Galatée, avais-tu la moindre conscience
De l’impossible amour qu’en moi tu concevrais,
Et l’as-tu donc voulu, si mes doutes sont vrais ?
As-tu voulu me voir frappé de pénitence ?

À la haine de tous découvert, aux coups bas ?
Comment l’ai-je pu croire un seul instant, sans rire
De cette folle idée en moi d’un tel empire
Si, quelquefois du moins, tu ne le voulais pas ?

Je repense à ce temps de sifflantes vipères
Dans les plis des rideaux, de venins, de poignards,
Où je n’avais d’appui contre tant de lézards
Qu’en évoquant sur l’eau de tes yeux des chimères.

Et toi vaincue, alors la meute, en sa stupeur,
Aurait d’effroi pâli, replongeant dans son antre ;
Et ma main sur ta tête, un bras dessus ton ventre,
La déesse captive, ils seraient morts d’horreur.

Mais je n’étais pas fait pour vivre avec des bêtes,
Même si tu régnais sur elles dans ce puits.
Même quand ta grandeur illuminait mes nuits,
Leurs grognements gênaient mes voluptés secrètes.

Je t’aimais comme on aime un horizon lointain
Qui nous donne un espoir de bateaux, être libre,
Comme le son qui naît lorsque la corde vibre
Et vole, et nous avec, en délirant soudain…

Mon vice a fait le reste, une âme de poète.
Aujourd’hui j’ai voulu te chanter à nouveau,
Mais je suis écœuré par ces têtes de veau
Qui m’ayant assombri te volent la vedette…

*

III
Ai-je tout inventé ?…

Galatée, aviez-vous même les pieds sur terre,
Une des qualités que vous prêtent les gens,
Quand tout le monde vit – en eut la bouche amère –
Que vous aviez pour moi des sourires… urgents ?

Était-ce moi, peut-être, ignorant des usages,
Qui tenais pour faveur la simple urbanité ?
Étais-je, survenu de champêtres bocages,
Le sot que fait siffler un long décolleté ?

Ou, si je ne suis point un céladon agreste,
Était-ce, par hasard, que tout, venant de vous,
Devait prendre à mes yeux une couleur céleste
Intéressant de près mes rêves les plus fous ?

Et si vous me disiez bonjour, j’entendais : « J’aime
Ton visage où paraît un merveilleux esprit » ?
« Le temps va se couvrir » devenait « Quel poème
M’écriras-tu, poète à qui le ciel sourit » ?

Ai-je tout inventé, tout lucubré, fantasque,
Tout affabulé comme un gros-jean à la cour,
Incapable de voir sous la poudre le masque ?
Incapable de voir, aveuglé par l’amour ?

Ah que Dieu me pardonne alors cette folie
d’innocent bien dupé parmi des aigrefins,
Car j’ai par cet amour vidé jusqu’à la lie
Une coupe du plus améthyste des vins !

Et tandis que pour eux votre magnificence
Était un guéridon de plus parmi les ors,
Je trouvai pour mon bois une divine essence
Et fais votre statue en fondant leurs trésors.

*

IV
Urbanité

Galatée, en jugeant que votre urbanité,
Massive, triomphale, avait un sens occulte
Par moi seul déchiffrable, érotique et hanté,
En cette erreur je fus le dévot d’un long culte.

Agreste céladon, j’étais comme le sot
Qui, venant à la cour où les chairs se dévoilent,
Croit que la porcelaine est un rustique pot
Et sert à des civets que des mains rouges poêlent.

Vos fascinations blondes et de vermeil
Étaient un instrument de la diplomatie
Et non je ne sais quel fantastique soleil
Pour l’âme solitaire en dolente autarcie.

Comme le plébéien dans le temple conduit,
Admirant les seins nus de la blanche déesse
Voit selon la nature et siffle, fait du bruit,
Je crus que vos beautés visaient à la tendresse.

Je ne remarquai point qu’en passant près de vous
Dans ce palais de jaspe, on observait en peintre
Les sombres Géricault comme vos charmes fous,
Et que l’on restait froid et raide comme un cintre.

Ce fut donc un malheur que, ne comprenant rien
À cet ennui profond, glacé du sanctuaire,
Je fus saisi d’amour et voulus votre bien,
Plus qu’à ses objets d’art un vain propriétaire.

Et ces urbanités magnifiques, le chœur
Des suaves tourments, échevelés et fauves,
Me les alambiquait en murmures du cœur,
Et je voyais vos yeux bleus comme des ciels mauves.

*

V
Certificat d’urbanité

Contre l’urbanité ce sauvage impétrant
A commis de nombreux impairs inexcusables,
De notre vénérable étiquette ignorant,
Et ses rusticités semblent inépuisables.

Les faits étant connus, nous irons droit au but :
Nous n’accepterons pas que notre Galatée
Soit vue avec ce gueux sans jeter un grand zut,
Sans que cette insolence abjecte soit matée !

– Mais enfin, messeigneurs, avez-vous oublié
Que nous servons le noble esprit démocratique
Et que le moindre mot peut être publié ?
Modérez ce laïus trop aristocratique !

– Que faire ? Nous avons dans nos murs un serpent.
– Quelle ruse a bien pu parmi nous l’introduire ?
– Messieurs, c’est trop parler : ce fâcheux occupant
Doit disparaître avant que le trouble n’empire…

– J’ai trop mangé, je crois que je vais défaillir…
– Silence ! Nous savons quelle scélératesse
Constitutionnelle a pu circonvenir
La cooptation de notre alme sagesse :

Le fourbe sans scrupule avait d’un paysan
La perfide cautèle, et pour longtemps encore
Il nous eût abusés en parfait courtisan
Si nous n’avions chez nous la nymphe qu’il adore,

Galatée, un soleil reflété par les eaux !
Car elle est, sachez-le, pour nous l’ultime épreuve :
Les impétrants bien nés succèdent, mais le faux,
Se révélant à tous, de ses larmes s’abreuve.

Celui qui ne sait point garder l’urbanité
En présence du col de neige blanche et blonde
Est démasqué, son nom flétri : « Rusticité ! »
Il sort à tout jamais, seigneurs, de notre monde.

Tandis qu’en vain il rêve en fou voluptueux,
Il ne s’en doute pas, le piège se referme,
L’escalier sous ses pas devient tout tortueux :
Le gravissant, jamais il n’en verra le terme !

Aussi ne craignez point qu’il cause quelque mal,
Pour lui notre château se change en labyrinthe.
Qui profane le seuil d’un pied fruste, brutal
Pénètre dans sa tombe en forçant notre enceinte.

S’il restait en ce lieu, vous ne le verriez plus,
Invisibilisé dans son propre blasphème.
C’est désormais un mort, un fantôme de plus !
– Mais qu’en dit, monseigneur, Galatée elle-même ?

*

VI
Urbanité de Galatée

L’urbanité de Galatée
M’a foudroyé comme l’éclair,
Car je l’ai mal interprétée :
Pour moi, son amour était clair !

N’eût-elle été que belle, en somme,
J’aurais admiré sa beauté ;
Mais sans devenir fou quel homme
Pourrait voir son urbanité ?

Celui qui voyait une nymphe
Jadis en était possédé :
Quand on examinait sa lymphe,
Le plasme était tout oxydé.

Le fou que Galatée engage
En dialogue trivial
Se croit élu, soupire, nage
En un firmament idéal…

Son urbanité me fit croire
À des faveurs, des sentiments,
Et je brodai toute une histoire
Sur quelques affables moments.

Quelle n’a pas été ma honte,
Tous ont vu ma rusticité :
Le voilà qui s’invente un conte
Après un peu d’urbanité !

Alors je regagnai ma terre,
Cette terre qui ne ment pas ;
J’y resterai, nom d’un tonnerre !
Y passant de vie à trépas.

*

VII
Chant d’un rustique

Pour de Galatée être aimé
D’une amour longue mais subite,
Manquait à mon laïus pâmé
L’urbanité d’un cénobite.

Eussé-je eu dans la gorge un chat
Ou parlé comme un chien aboie,
Je n’eusse, ou lançant un crachat,
Moins gagné que son œil chatoie.

Je ne peux lui plaire en parlant
Car je ne suis pas de son monde.
Je ne sais pas être galant
Comme elle sait, elle, être blonde.

Il ne sert à rien que je sois
Bien vêtu, que j’use la brosse :
Il faut de l’or et non des noix
Pour que la filière dégrosse.

Celui qui pense qu’être beau
Suffit à qui vient de banlieue,
Il croit qu’on attrape un oiseau
En mettant du sel sur sa queue !

J’ai de la peine et du chagrin
Mais hélas, si mon œil se brouille,
Je n’ai pas le mot zinzolin
Qui plaise et je dis : L’eau, ça mouille…

*

VIII
Du fond de mon néant…

Je crains que les plaisirs de l’esprit, Galatée,
Ne laissent qu’amertume eux aussi derrière eux,
Et que les cultiver ne rend pas plus heureux
Qu’une possession terrestre convoitée.

Et le renoncement à mon amour pour vous,
En pensant que serait noble ma solitude,
Est en somme une longue et lente lassitude
À force de lutter contre tant de dégoûts.

Et resté sans l’appui d’une âme sœur, humaine,
Face à l’envahissante hostilité des sots,
Je sens bien qu’être vain de l’usage des mots
Ne peut jamais lever complètement la peine.

La peine d’avoir dit à cet amour va-t’en…
L’avoir dit n’était-il le seul recours possible,
Puisque je crus pouvoir toucher l’inaccessible,
Si cet orgueil était la ruse de Satan ?

Mais si j’avais gardé cette vaine espérance
En mon cœur éconduit, aurais-je plus souffert
Qu’en voyant devant moi cet immense désert
Qu’il me faut traverser jusqu’à la délivrance ?

Désert sans oasis où les rêves défunts
Parsèment de leurs os blanchis le triste sable…
À quoi bon dans ce vide affreux être capable
De raisonner, avoir des sens loin des parfums ?

Galatée, entendez ce soupir, cette plainte
De celui qui chantait pour vous dans son printemps ;
C’est en vain qu’a coulé sur mon chagrin le temps,
Même si dans l’espoir a mordu son atteinte !

J’ai vécu seul et sombre avec un souvenir.
Je mourrai loin de vous que j’aurai tant aimée,
Une branche de l’arbre en un puits abîmée
Que la sève n’a pu près de vous retenir…

Du fond de mon néant je vois dans la lumière
Vos belles frondaisons se balancer au vent,
Et je coule dans l’eau glaciale en rêvant
Au temps où j’aurais pu fleurir avec vous, fière…

*

IX
Un soir améthystin

Si, prise de regret lancinant, Galatée,
Vous repensez à nous, un soir améthystin,
Cherchez ceux que la vie, un sinistre destin
Ont jetés sur la route inclémente, agitée.

Non, ne feuilletez pas les bottins du succès
Pour y trouver mon nom et d’éclatants faits d’armes :
Je n’ai d’autre butin que ma peine et mes larmes
Ni d’autre légion d’honneur qu’un grand abcès.

Si vous m’avez rêvé comme je vous ai vue
Dans mes songes, touchant la longue balustrade
D’un grand colimaçon pailleté d’or et jade
Sous des vitraux flammés, une amphore touffue,

Ne cherchez pas mon ombre ailleurs que dans les coins,
Les caves où sanglote une misère noire.
Et si j’avais pour vous une cape de moire,
N’avisez qu’aux manteaux élimés et sans soins.

Ô si vous m’avez vu parfois en longue étreinte
Vous enlacer, un chêne en la terre planté :
À hauteur de visage ou d’yeux rien n’est resté,
Regardez à vos pieds la luciole éteinte…

*

X
Une vision

Je montais l’escalier pour aller vous étreindre
Devant un haut vitrail flamboyant de couleurs,
En ce rêve éveillé que je voudrais vous peindre
Et qui vit avec moi par toutes mes douleurs.

Et je vous embrassais dans le nimbe du verre
Chatoyant de rubis, topazes, péridots,
Vêtu de noir et vous de noir vêtue et claire
Par vos cheveux dorés ondoyant sur le dos.

Et cet embrassement définissait mon âme
Comme une éternité retrouvée entre nous ;
Et je redevenais léger comme une flamme
En m’oubliant, serré dans vos bras de saindoux.

Quel grand seigneur étais-je avec vous, Galatée ?
Quel fut donc le secret de cet adoubement,
Dont l’eau de ma mémoire à tout jamais hantée
Augure le fatum de quel affrontement ?

Que vienne le moment de tirer mon épée :
Je n’ai jamais douté du pouvoir de vos mains
Et que d’un trait de feu la tête un jour coupée
Du dragon ouvrirait enfin tous les chemins.

Qu’en votre sacré nom le rite s’accomplisse,
Je ne vis que pour vous, pour vous prêt à mourir.
Mon âme est dans ce rêve enluminée : ô puisse
Ma parole, pour vous sauver, le retenir.

*

XI
Blason

Alors que j’avais cru m’élever jusqu’au trône
De sa noble beauté par un puissant élan
Irrésistible et fou, je montai vers l’icône,
Certes, mais retombai sans atteindre son plan.

La chute me brisa, je roulai dans l’abîme
De ténèbres hanté par un peuple cruel,
Mes yeux pleurant du sang et tournés vers la cime
Que j’avais effleurée, avide, au bord du ciel.

Nulle suggestion n’aurait pu me contraindre
À suspendre mon saut vers le but de mon cœur,
Et si j’ai tout perdu je ne songe à m’en plaindre :
Au moins ai-je tenté de faire mon bonheur !

Plus abaissé que tous à présent, je demeure
Fier de ce bond céleste et de sa triste fin.
Je n’ai pas fait semblant d’ignorer la meilleure
Place pour m’épargner l’échec, ç’eût été vain.

Tel que vous me voyez, paria que la foule
Accable de sa haine infâme, j’ai mon sceau :
Galatée a senti l’éther que son pied foule,
Quand ma main s’approcha, trembler comme un roseau.

*

XII
Printemps

Galatée, en mes jours de sève et de feuillage,
Je vis votre printemps sous le ciel éclater,
Splendir dans les jardins chatoyants, miroiter
Sur les lacs et conduire un céleste ramage.

J’aurais voulu tenir dans un long athanor
Ces flambeaux des bontés astrales les plus pures.
C’était désinventer la bise, les froidures
Pour glisser en l’Éden d’un nouvel âge d’or.

Comme l’oiseau qui chante en la ramure et donne
Au manteau qui l’abrite un noble enchantement,
Égayant l’ombre exquise et fraîche doucement,
Ce printemps m’est resté dans l’âme à mon automne.

Les saisons passeront comme elles ont passé,
Ma dernière sera caduque et solitaire,
Mais je me souviendrai que j’ai vu sur la terre
Un printemps où l’Éden tout entier s’est versé.

*

XIII
Printemps (2)

Galatée, en mes jours de feuillage et de sève,
Je vis votre printemps dulcifier les prés,
Les bosquets, les jardins dont la brise soulève
Les jade frondaisons et les chatons moirés.

Le saule chevelu me pleura sur la tête
En vous voyant passer et le gai rossignol
En mineur altéra son gazouillis de fête
Quand au loin s’effaça votre quartz girasol.

Et mes larmes dans l’herbe, en changeantes opales
Répandaient la rosée humide de mon cœur
Car vous aviez des yeux d’aurores triomphales,
Des alanguissements de balsamier en fleur.

De mes pleurs abreuvé, sanglotant « L’eau, ça mouille ! »,
Je sus qu’était fini pour moi le temps des riens…
En l’automne, à présent, fuligineux et rouille,
Absence et souvenir et néant sont mes biens.

*

XIV
Soir ianthin : Demande en mariage

Dans le soir ianthin je pense à Galatée.
J’évoque son œil bleu dans le soleil couchant,
Sa blondeur au moiré crépuscule, et mon chant
L’appelle d’au-delà l’amplitude lactée.

Je vole dans le soir ianthin vers vos ciels,
Galatée, en portant sur mon aile un message :
Je viens vous proposer mon nom, un mariage.
C’est un vol sérieux et des plus solennels.

Pour vous le changement sera considérable,
Je ne le sais que trop, en suis bien convaincu :
Un bouleversement… Moi qui n’ai point vécu,
Je changerai de chaise et peut-être de table,

Mais vous ! tant de liens, ô tant d’attachements
– Jamais je n’oserai vous en faire une plainte –
Sont à redéfinir, sont comme un labyrinthe
Soudain : un entrelacs d’impérieux serments.

Cette commotion produira bien des vagues,
J’en demande pardon à ceux que vous aimez.
Mais si pour mon amour loyal vous m’estimez,
Apaisez dans l’hymen mes pensers noctivagues.

Dans la maturité d’échecs retentissants,
Méprisé de la foule et de tous ceux qui comptent,
D’aucun succès paré, nuls faits qui se racontent
Avec respect parmi les aigles, les puissants,

Je viens vous demander votre main, Galatée.
Car vous aviez compris, vous seule, en nos printemps,
Que je ne pouvais rien, que trop de mécontents
Opposeraient le fiel à ma gloire arrêtée.

Ainsi n’ai-je rien pu, mais vous saviez aussi
Qu’on peut faire manger son fiel à l’hypocrite :
Que l’hymen me serait une armure d’hoplite
Et m’ouvrirait les droits de l’honneur. Me voici !

Ne dites pas qu’une autre aurait bien fait l’affaire :
Sans manches un plastron est pour le bras cassé.
Si vous m’avez voulu bellement cuirassé,
Vous-même fournissiez bouclier, badelaire.

C’est par vous que je dois avoir la Toison d’or,
Qui d’autre ? Sans le mot que j’attends de ta bouche
Il me faut partir, loin, et quoi ? pour faire souche
Parmi les haricots comme un Conquistador ?

Mon nom n’est ni meilleur ni plus mauvais qu’un autre ;
Si mon curriculum est ce que j’en ai dit,
C’est un estoc de feu que ma dextre brandit.
Mon nom n’est pas meilleur, à moins qu’il soit le vôtre.

Si ce rappel succinct n’est que la vérité,
Que suivi soit ce lied de notre épithalame !
Je pâtis de ne point vivre à votre côté,
Cette langueur depuis longtemps blesse mon âme…

*

XV
Xanthique

Xanthique crépuscule aux larmes d’améthyste,
C’est un soleil plongeant dans la pâleur du ciel,
C’est un jour qui finit, tout d’or, et me voit triste,
Ému de Galatée à l’horizon de sel.

C’est dans un cœur farouche, entier de solitude
Un soupir continu, comme le clapotis.
Que ne suis-je un nuage effumé qui s’élude
Dans les immensités pleines de chuchotis ?

La Nature est un glas, le bruit humain me navre
Et la Muse aux pieds nus saigne sur les cailloux.
Je ne veux plus voguer en quête de mon havre.
Couvrez vos deuils et morts de tintamarres fous.

Et pour chaque poème exprimé de ma plume
Comme un filon de sang glacé dans un tombeau,
Un nouvel ennemi me naîtra de la brume,
Attendant mon trépas en affamé corbeau.

En tout homme vivant j’observe le principe
D’anéantissement de mon ultime effort.
Ai-je jamais haï, dur et fixe archétype,
Comme je suis de tous haï, plus que la mort ?

Galatée, horizon, celui qui vous oublie
Ne retourne jamais au port : cet exilé
Voit son reflet glaçant sur le gouffre et supplie
Les flots de recueillir son tourment annulé.

L’avez-vous oublié, lui passera la porte.
C’est l’enfant qu’il n’a pu devenir avec vous
Dans ses mains vous montrant une colombe morte
Et qui vit dans son cœur, qu’il console à genoux.

*

XVI
Aureum Silentium

Dans mon rêve étiez-vous du vitrail descendue,
Lumière de couleurs ? enlaçais-je un rayon
Matérialisé de céleste sillon,
Une aura dans le ciel de mon amour tendue ?

Qu’étiez-vous, entité surhumaine endossant
Le fluctueux zaïmph du corps de Galatée ?
Galatée, avez-vous, par le prisme enchantée,
Voyagé sur cet arc de serein bondissant ?

Dans l’immobilité de l’âme reconnue
Qui figea cet instant pris à l’éternité,
Je ne vis plus la femme à la grande beauté
Mais la route à travers le destin, continue.

Sous un vitrail et sous de ténébreux rideaux…
J’aimais, et ce silence était d’or et de verre,
Et je fermai les yeux sur notre sanctuaire…
En les rouvrant, pourquoi ne vois-je que ton dos ?

*

XVII
Rossignol

Le gazon du jardin tout irroré d’opales
Sentit bien que mon pied voulait prendre son vol,
Voyait bien que j’avais ainsi qu’un rossignol
L’instinct de vous chanter entouré de pétales.

Pour ce jour lumineux, j’étais né pour ce jour !
Cela n’a plus fini, vous n’êtes pas venue
Et je ne comprends pas, la chanson continue ;
Rien ne peut m’arrêter, que la mort ou l’amour.

Ce chant, si c’est l’amour, deviendra le silence
De mon recueillement dans le céleste chœur
Des anges, seule voix qui vaille, étant vainqueur
Le charisme divin de la bénévolence.

Mais la comparaison est fautive : en son for
L’oiseau ne connaît point l’oiselle qu’il évoque
Tandis que de mon cœur la fortune se moque,
Je chante après avoir vu passer mon trésor…

*

XVIII

Ne me demandez pas de faire du cheval,
Ce n’est point dans le sport que je serai célèbre.
Je ne veux pas non plus aller au carnaval
Car délaisser la plume invite un jour funèbre.

C’est louer vos splendeurs qui me rendra fameux !
Voilà pourquoi je n’ai d’autre choix, Galatée,
Que de passer mes jours, limpides ou brumeux,
À raffiner le chant sur la sainte portée.

Car je dois accomplir cette vocation
Pour votre éternité d’étoile tutélaire.
L’avenir bruissera de vous, de votre nom
Si je peux me hisser au-dessus de la terre.

Ne me demandez pas de vous montrer la mer
En voilier, en avion ou bien avec des palmes :
Je ne peux la saisir qu’en chuchotant un air
Immortel et doré qui me vaille les palmes !

Ne me demandez pas de valser quatre temps,
Je ne l’ai pas appris ; j’en ai bien un peu honte
Mais j’étais absorbé par des vols éclatants,
Quand l’âme dans le ciel comme un panache monte.

Vous bâillez, je le crains… Plus que d’autres danseurs
J’eusse par ce moyen pu vous tourner la tête,
Mais j’avais à dompter des rythmes encenseurs :
Cela m’a pris beaucoup de temps, cette conquête…

Bâillez-vous ? S’il ne faut pour lire qu’un moment,
En moi j’ai dépensé bien des jours à vous plaire…
Mais pour vous occuper en bel et bon amant
Je manque de moyens… mieux, je ne sais rien faire.

Or si vous demandez que je poursuive ainsi,
En vous laissant passer du bon temps avec d’autres,
Je pense avoir du mal à permettre ceci,
On a ses vanités, les miennes, vous les vôtres…

Ne me demandez pas votre immortalité
Si je dois consentir à partager les grappes.
Pardon mais il est dur d’être cet invité
Qu’on mande pour son luth sur le bord des agapes…

*

XIX

Dieu voulut que je fisse avec vous connaissance
Au milieu de certains êtres nains, contrefaits
Et lâchement pervers dont toute la science
N’avait d’autre dessein que d’ineptes méfaits.

Et si nous étions tous sur le même navire,
Ils restaient loin de vous mais j’étais fort près d’eux
Et c’est par accident que vous vîtes ma lyre,
Car vous ne croisiez pas ces goguelins hideux.

Le destin me plaça parmi leurs faces bêtes
Par un tour singulier, se jouant des vertus
Dont je faisais honneur à des esprits honnêtes
Et me plaçant à bord pour des travaux obtus.

J’occupai donc la cale au-dessous des cabines
Où vous étiez un astre illuminant la mer.
Avait-on vent de vous, béant aux gens marines,
En me poussant ainsi vers cet office amer ?

Et tout en connaissant l’ingrate destinée
Des rats de l’étambot, pensait-on que mon sort
M’en ferait tôt sortir par l’échelle inclinée ?
Que l’important était que je montasse à bord ?

Or vous vîtes mon luth et ce trait atypique
Eût donné corps aux vœux qu’on avait faits pour moi
Si j’avais seulement pu croire au vent magique
Qui souffla sur ce camp de nébuleux aloi…

Je quittai l’équipage à la première étape
Sous les quolibets creux et jurons des lutins,
Balluchon sur le dos mais mon cœur en la trappe
D’amour, et vous et moi distants vers nos destins…

Que n’ai-je pu saisir que c’était un miracle !
Aucun doute qu’alors je me serais rendu
Indispensable et rien n’aurait pu faire obstacle
À ce que fût exact le service attendu !

Mais non, j’eusse mieux fait de sauter dans le gouffre
Que de venir à vous par si vil escalier !
Et si de cet amour j’ai souffert et je souffre,
Je ne monte en rampant mais viens en chevalier.

.

2/
LES TOILES D’ARAIGNÉE

.

XX
Cirque ambulant

Emmène-moi, cirque ambulant,
Dans tes brimbalantes roulottes
Sous l’orage, le vent hurlant,
La pluie échinant les capotes.

La lande jusqu’à l’horizon
Que le tonnerre fait reluire
N’offrira point de frondaison
À notre cortège vampire.

Nous traverserons les déserts
Allant de village en village,
Les gueux regardant de travers
Ce convoi de spectres sans âge.

Mais, chatoyants, nos oripeaux
Attireront leur esprit croche,
Nos tambourins et nos pipeaux
Sauront perforer cette roche.

Ils oublieront bientôt la peur
De l’ancien chasseur de vermine
Qui de son fifre ensorceleur
Happa la cohorte enfantine.

Enchantés par les fauves las
Et riant aux tours des paillasses,
Médusés ils n’entendront pas
Le trouble écho des mots cocasses.

Ils ne verront pas dans les yeux
De leurs enfants d’étranges transes,
Les croiront simplement joyeux
Quand ce sont de sourdes souffrances.

Notre sabbat est ululant,
Nos rites connus des hulottes.
Emmène-moi, cirque ambulant,
Dans tes brimbalantes roulottes…

*

XXI
Je te momifierai

Si tu meurs avant moi, me laissant en ce monde
Qu’en français, langue noble, on rime avec immonde,
Je te momifierai, dérobée au tombeau,
Pour garder avec moi ton corps si blanc et beau.
Tes proches, nos amis te croiront sous la terre
Mais dans mon cabinet secret et solitaire
Je presserai tes mains aux flamboyants bijoux,
Froisserai le drapé d’une toge aux froufrous
Alabastrins gainant tes courbes onduleuses ;
Et si j’entends monter des voix crépusculeuses
Dénonçant comme un crime insane cet amour,
Je ne reverrai plus la lumière du jour,
Resterai dans l’extase auprès de ta momie,
Quand bien même ces voix me taxent d’infamie.
Car une rose blanche au parfum de Léthé
Est ton corps qui me garde un zéphyr de l’été.
La Mort n’a point de droits sur cette jouissance !

Le taricheute sait conserver notre essence :
J’ai passé bien des nuits à lire les recueils
De traités colligeant d’égyptiaques deuils
Et cache dans ces murs un long vase canope
Surmonté d’un royal faciès de boanthrope
Où je déposerai tes viscères fumants
Pour combler de bitume et de poix écumants
Le calice immortel de ton ventre d’albâtre.
J’encenserai d’un flot de volutes bleuâtre
Ce puits, ce ténébreux puits de tes profondeurs.
Et c’est ainsi, Philis, que toutes les splendeurs
De ta chair délectable aux hubris achevées
Jusqu’à mon dernier jour me seront conservées.
Car je suis plus jaloux du calme sépulcral
Que de tout ce qui rampe en ce monde banal.

*

XXII
Les toiles d’araignée

Elle est morte, je reste, errant dans mon château,
Et le désir malsain de forcer son tombeau
Obsède chaque jour, chaque nuit ma pensée.
Car notre passion était plus insensée
Et plus hallucinante et pleine de poisons,
De paluds et de bois, d’extrêmes pâmoisons
Qu’un carnaval de fous répandu dans les rues,
Avait plus de sueur que les foules membrues…
Elle était tout pour moi : ce château de seigneur
Était le parme écrin de sa pâle blondeur
Et je ne vivais plus qu’au fond de ses yeux safres,
Comme un poisson qui meurt en d’écœurantes affres
Quand on le sort de l’eau de son aquarium.
Ses lèvres distillaient un puissant opium
Ainsi qu’un alambic mauresque de Grenade.
Sa bouche de rubis était une grenade
Entrouverte où ses dents, pour orner son baiser
De perles en ruisseau, ne cessaient d’iriser
Sa nivéenne haleine où planait, lune blanche,
Un long rêve et chantait un oiseau sur la branche.
Je suis seul et me perds entre ces murs glacés,
Au monde qui promeut l’oubli, je crie « Assez ! »
Tel un dévot, autour de sa tombe fanée
Je tourne, satellite à l’orbite acharnée.
Je fuis dans le néant des chambres, des couloirs,
De l’ombre où des halos couvrent les meubles noirs,
Car c’est une forêt de toiles d’araignée
Dans l’éclat de ces nuits mortuaires baignée…

*

XXIII
Les toiles d’araignée bleues

Elle est partie et moi dans mon château je reste.
Hagard, j’ouvre sans but des portes dans la nuit.
J’entends son pas menu d’oiseau dans chaque bruit
Mais c’est une vermine immonde qui m’infeste.

Ah ! Qui dira les feux de l’œil saphiréen
Quand j’enlaçais l’éclat de sa peau saumonée ?
Ces feux fusaient en rais de sa tête inclinée ;
Quels sanglants firmaments d’horizon léthéen !

Parfois je l’emmenais dans la crypte moisie
Pour que l’édifiât ma souche de seigneur,
Et j’y baisais sa bouche avec flamme et fureur :
La mort est une coupe exquise d’ambroisie.

Que fait donc cette hache au sol, sur le parquet ?
Qu’est cette tache pourpre ombrant le tapis, sèche ?
Que vois-je ? Un corps sans tête ! Et la tête, revêche,
Me scrute horriblement, fixe sur un piquet !

Elle ! Damnation, c’est moi qui l’ai tuée !
Je fuis dans les couloirs, traversant des rideaux
De toiles d’araignée en luisants écheveaux :
Cette brume opaline irrore ma suée.

Hélas, bientôt l’amas des filaments visqueux
M’entrave et j’aperçois dans mon dos ma victime
En hurlant accourir se venger de mon crime ;
Je me débats en vain dans des nuages bleus…

*

XXIV
Les toiles d’araignée sanglantes

Sans doute suis-je fou puisque j’entends sa voix
Qui soupire mon nom, dans la tour la plus haute.
Si j’ai tué Philis, je n’avais pas le choix ;
J’ai poignardé son cœur mais ce n’est point ma faute.

Elle vint avec moi vivre dans ce château,
Nous nous aimions. Satan, jaloux de cette femme,
Bientôt me rappela qu’était posé mon sceau
Sur le pacte vouant à son culte mon âme.

Je suis fou, dans la crypte un murmure glacé
Me nomme à tout moment : c’est la femme que j’aime.
Le corps que, trop heureux, je tenais enlacé
Dans son sommeil attend ma main sur sa main blême.

Son cœur que j’étouffai, monstrueux, dans son sang
Me demande d’ouvrir le tombeau solitaire,
Car cet amour était surhumain et plus grand
Que la mort, cet amour n’était pas de la terre.

Je descends au caveau, candélabre à la main,
Écartant devant moi les toiles d’araignée ;
Leurs restes à la flamme ondoyante, en chemin,
Se consument sans bruit, comme une ombre effeuillée.

J’ouvre le sarcophage et la voit se lever,
Le visage pourri par des pontes de mouche,
Les os nus de ses doigts en train de soulever
Un couteau, qu’elle plonge en hurlant dans ma bouche.

*

XXV
Les toiles d’araignée fuligineuses

Satan, qui me donna ce dont j’étais avide,
M’a pris le grand amour de ma vie et j’ai mal.
J’avais tout mais, depuis, cette existence est vide
Et là-bas il m’attend, dans l’abîme infernal.

J’avais par cet amour oublié ma nature,
Mes crimes et l’horreur de la perversité.
Elle donnait un sens à la fumée impure,
Une explication à la lubricité.

Alors il demanda que je la sacrifie.
Je n’avais pas le choix, le paraphe de sang
Porte mon nom : lecteur outré, je te défie
D’assigner au contrat un principe plus grand !

Je l’assassinai donc, pleurant à chaudes larmes,
Et jetai démembré son beau corps dans le feu.
Je voyais en lambeaux se dissoudre ses charmes,
Humais fondre la graisse en lui disant adieu.

Le silence est tombé sur le château lugubre
Qui fut par son babil de mésange animé.
Le hibou sépulcral m’entend quand j’élucubre
Et l’arantèle croît dans ce donjon fermé.

Les cieux se sont couverts d’une funèbre cendre
Dont les créneaux rongés s’ombragent, noirs débris,
Comme le mobilier de pourpre palissandre
Et les brumes d’argent qui pendent aux lambris.

*

XXVI
Les toiles d’araignée champêtres

Les fleurs de lin flottaient comme des lucioles
Sur les longs fils tendus de leurs tiges au vent
Chuchotant, dans le pré de vert-de-gris mouvant.
Le ciel fuligineux roulait des herbes folles.

Je marchais, dégouté de Philis à mon bras,
Impatient d’atteindre un bosquet plein de sève
Et d’ombre où je voulais, ruminant mon seul rêve,
Lui fracasser la tête et puis : « Bon débarras ! »

« Pénétrons, voulez-vous, dans cet abri champêtre,
Dis-je, nous y verrons peut-être un écureuil. »
Elle posa le pied, sans crainte, sur le seuil
Du bois enténébré de pins pour disparaître.

« Que fait là cette fosse ouverte dans le sol ? »
S’interrogea Philis sur le trou que pour elle
J’avais creusé, la nuit, à l’aide d’une pelle
Dont j’allais me servir pour lui trancher le col.

Et puis, l’ayant placée en lieu sûr, sous la terre,
Je vis, tout pantelant et couvert de sueur,
Une arantèle blanche au bord d’une lueur
Et goûtai la nature aimable, en solitaire.

*

XXVII
La formule

Satan dit que l’Amour est son grand ennemi.
Quand Philis m’eut charmé, ce fut pour nous l’ébauche
De ce pur sentiment qui bannit la débauche,
Et je l’aimai beaucoup, par nos vœux affermi.

Mais Satan sut séduire à nouveau ma faiblesse :
« Tu fais bien d’avoir pris pour femme un laideron,
C’est en effet prudent quand on est un poltron.
Prête un instant l’oreille à ma haute sagesse.

« Il est dans la montagne un très féerique lieu :
Un rocher qui se fend avec un sortilège.
J’en connais la formule et c’est un privilège
De maintenant l’ouïr de ma bouche de feu.

« Car à l’intérieur il est une caverne
Débordante d’écus cachés depuis mille ans.
Tu posséderas plus que tous les icoglans
Qui font, par le mépris, de ta vie un averne. »

Le lendemain, je fus avec Philis au bois
Sur le funèbre mont où la broussaille accroche.
Je devais immoler ma femme et sur la roche
Profaner sa dépouille, en marmonnant, trois fois.

Hélas ! quand je l’eus fait, quand Philis fut bien morte
Et son corps bleu souillé par mes embrassements,
Piaffant je guettai d’exquis tressaillements…
Mais j’attendis en vain que s’ouvre cette porte.

*

XXVIII
Esclave

Satan me couvrit d’or, tout le monde m’aimait,
Mais sa munificence était empoisonnée ;
Il est très scrupuleux, donne ce qu’il promet,
Sait se montrer civil avec l’âme damnée,

Mais il cache son jeu, le ver est dans le fruit,
Sa générosité se nourrit de sa haine.
Le succès, le bonheur, la richesse, le bruit
Sont les anneaux pesants de sa lugubre chaîne.

C’est lui qui distilla les charmes de Philis,
Intelligente, belle et complètement folle.
Si j’ai tranché sa gorge, une nuit, d’un long kriss,
Elle m’aurait tué sans cela, mon idole !

Le Diable contrôlait son corps voluptueux,
Soufflait sur les marais de son esprit fantasque ;
Mes efforts pour l’aider restaient infructueux,
Elle allait devenir une hideuse masque.

Elle aurait bu mon sang, délabré mon esprit,
Comprachicos de l’âme et sorcière griffue.
Son délire assassin partout était écrit,
Les serpents le sifflaient dans sa toison touffue.

Au moindre déplaisir la prenait un démon
S’exprimant par sa bouche en grondements obscènes
Qui, décryptés, disaient mes géhennes prochaines,
L’agonie à venir, et profanaient mon nom.

Tel était mon tribut d’esclave de Satan :
Philis, Dagon femelle et Rangda, fleurs immondes,
Et l’âcre népenthès qu’offre ce charlatan,
C’est le crime et la mort, et l’enfer des deux mondes.

*

XXIX
L’appel de Satan

Satan me téléphone : « Allô ? – Il faut tuer.
– Qui… ? – Philis. – Oh mon Dieu… – Pardon ? – Oui, mon bon maître ! »
Je raccroche. Philis est en train de se mettre
À table : « C’était qui ? » Je commence à suer.

« Un collègue », réponds-je, avec une voix blanche.
– Un collègue ? dit-elle, et qu’est-ce qu’il voulait ?
– Il… Mais c’est quelqu’un d’autre, en fait, qu’il appelait,
Une… une erreur, un faux numéro. – Quelle tanche.

Viens manger, maintenant. – Mais… – Ça va refroidir. »
Je ne pouvais dîner, car elle serait morte
Avant demain, et dis : « As-tu fermé la porte
Du hangar ? Je vais voir. – Si ça te fait plaisir… »

Fit-elle en allumant la télé, dégoûtée.
J’allai dans le hangar marchant comme un robot,
Où machinalement, monté sur l’escabot,
Je pris la tronçonneuse huilée et brillantée.

Sur le seuil démarrant l’engin motorisé,
Avant qu’elle eût pu dire ouf ou « Mon cœur, arrête ! »
Je courus sur Philis et lui tranchai la tête
Qui roula sur la table en giclant, et, grisé,

Je taillai dans ce corps des guenilles sanglantes
Jusqu’à ce qu’il ne fût qu’un tas fumant de chair
Exhalant des parfums méphitiques dans l’air,
Et la salle à manger repeinte, avec les plantes.

*

XXX
Bayou

Je veux passer mes jours en un bayou lugubre
Loin de tout, au milieu de nulle part, caché.
Tant pis si ce marais est fiévreux, insalubre :
D’un monde impertinent je me suis détaché.

Mon trou perdu, hanté par de sanglants délires,
Occupera l’espace entre les bastions
D’une ville sans âme et les pâles zéphires
D’un bord de mer frivole aux mielleux cotillons.

La route pour se rendre à la plage languide
Depuis cette cité traverse mon bayou
Et rien n’est plus facile, en l’absence de guide,
Que de prendre un sentier menant nul ne sait où…

Et c’est alors chez moi, dans mon bois solitaire,
Que viendront les baigneurs demander leur chemin
En frappant à mon huis, où l’étrange atmosphère
Chiffonnera le cœur en le rendant chagrin…

J’aime le bruit que fait, le soir, la tronçonneuse
Au fond de mon bayou quand j’écharpe des sots.
Ce son agreste, doux laisse intacte l’yeuse :
Ce sont des corps humains que je taille en morceaux.

L’eau noire, en tourbillons boueux, me les avale
Ainsi que leurs autos ; un silence profond
Retombe dans les bois, et quelle paix s’exhale
Quand sur le marais glisse et luit le dernier rond !

*

XXXI
Volupté

Je mange son cadavre après l’avoir aimée :
La tombe n’aura pas – il est à moi ! – ce corps.
Ses voluptés de feu n’iront point chez les morts,
Des sucs les dissoudront dans ma panse pâmée.

J’ai dévoré ses yeux, dont le nectar pleura
Sur ma bouche le sel de larmes d’améthyste.
En déchirant sa langue obscène, j’étais triste
Et contemplais le verre où son sang coulera.

Ce corps qui me vidait d’âme par son délire
Me remplit de sa chair sublime en ce festin.
Elle qui me faisait sourire à mon destin
Fera dans mes boyaux sonner son plus beau rire.

Quel est, demandez-vous, de ce friand gibier
Le morceau le plus fin ? Le cerveau ? Non, ça pue.
Le cœur ? Cette substance est très fade, sauf crue.
Alors ? Vous n’avez qu’à vous-mêmes essayer !

.

3/
CHAVILLE-NEW YORK

.

XXXII
Épithalame

Audrey, tes cheveux blonds ont des reflets de rose
Au bout de leurs soyeux et clairs veloutements,
Ainsi que sur les flots les purs envoûtements
De la houle qui bat le récif et l’arrose.

Et j’aime rappeler, Audrey, tes cheveux blonds…
Audrey, tes yeux de mer et d’horizon nitide
Ont gardé les soleils d’une ancienne Atlantide
Et quand l’étoile appelle en clignant, tu réponds.

Et j’aime rappeler, Audrey, tes yeux où perle
Une larme parfois pour le cœur méconnu.
Ô j’aime sur le sable où pose ton pied nu
Voir baiser ce contour de l’onde qui déferle.

Et j’aime rappeler la nuit ton cœur si grand
Où tu me disposas comme une porcelaine
Tandis que je cherchais la pelote de laine
Qui ferait pour ta main et la mienne un seul gant.

Et j’aime rappeler, Audrey, ton col de saxe,
Ta joue en feu vermeil de sèvres, de biscuit…
Audrey, car cet amour n’a pas été détruit,
S’il tourne comme un globe ayant perdu son axe.

Audrey, tes cheveux blonds, ces rayonnements d’or,
Tes yeux de diamant, ces lumières profondes
Aux étincellements manifestant des mondes
Et guidant mon chemin vers ton île au trésor,

Ton cœur nu dans la mer au pied des promontoires
Où planent dans l’azur tant de goélands fous,
Ton saxe opalescent, ton biscuit tendre et doux,
Ton océan d’amour aux délirantes moires,

Et, quand tu contemplas en moi ton avenir,
Cet air impérial cinglant comme la foudre
Mon égoïsme inné, le réduisant en poudre,
Tant de charmes qu’hélas je ne sus retenir…

J’aime les rappeler du tréfonds de mon âme !
C’est une source pure et fraîche dans les bois
À laquelle, enivré de ce cristal, je bois
Pour chanter notre absent et triste épithalame.

*

XXXIII
Confettis (et une prophétie)

Audrey, mes confettis tombent dans le silence
Car ils sont mon encens pour notre souvenir :
Ton image est l’idole au regard de saphir
Que le jour et la nuit d’un thurible j’encense.

Avec des confettis j’adule ta beauté ;
Et si j’ai des souliers énormes, un nez rouge,
Un bouquet au veston giclant quand je le bouge,
Des cheveux verts, c’est que l’école m’a raté.

Et la poudre de riz dont je grime ma face
Rappelle d’un eunuque illuminé le teint,
Mais lorsque l’arc-en-ciel de confettis atteint
Ton cœur dans le naos, je me trouve à ma place.

C’est ce fantasque clown, Audrey, ce turlupin
Qui maintiendra ton culte en cet âge hérétique :
Je suis le grand gugusse et l’humble fanatique
Qui consacre les ronds comme d’autres le pain.

Enfin, rappelle-toi la vieille prophétie :
Quand les poules auront des dents, messer François
Ne les plumera plus – l’affreux – comme autrefois,
Elles lui croqueront sa morne calvitie !

*

XXXIV
Un clown

Audrey, je suis un clown, les gens ne m’aiment pas.
Ils veulent à jamais m’enfermer dans un cirque,
Et pour les prévenir nul talisman ni… ptyrque ;
Audrey, je suis un clown, ils se parlent tout bas.

Ils voudraient que je fusse en costume à paillettes
Sous les spots, eux assis dans le noir des gradins,
Comme un singe montrant son cul à ces gredins
Ou comme le lion faisant des galipettes.

Mais le singe est plus beau que l’essaim des voyeurs,
Le lion se souvient de sa forêt natale.
Et moi je n’étais pas un enfant de la balle
Car je fus élevé parmi des fossoyeurs.

Je suis un fils de roi que de mauvaises fées
Ravirent au berceau, le donnant à des trolls ;
De là je fus vendu pour dix ou douze sols
À des comprachicos aux gueuses décoiffées.

Or chez eux j’avais froid : un beau jour m’échappant,
Par un cœur bon je fus recueilli, son épouse
Qui n’avait point de fils me cousit une blouse.
Il était croque-mort, travaillait en chantant.

C’est là que je grandis dans l’aimable ignorance.
J’aurais pu devenir un honnête embaumeur
N’était le sang de roi bouillonnant dans mon cœur :
Je m’en allai chercher la gloire, longue errance.

Hélas, je n’avais point d’argent et point d’amis…
Et quand tu m’aperçus, ton horreur insondable
M’apprit en un éclair le crime abominable
Que les comprachicos avaient sur moi commis.

Blessé, je me penchai sur l’eau de la rivière
Et dans mon reflet vis cette difformité
Qui marque mon faciès lâchement biseauté.
Je suis un clown : éloigne, Audrey, cette lumière.

*

XXXV
Stolons

Sous tes pieds et les miens se mêlent nos racines,
Audrey : comment veux-tu que je parte sans toi ?
Nous avons cru sans doute à ce je ne sais quoi
Qu’on trouverait ailleurs et loin de nos glycines.

Mais nos cœurs ont été bercés par ces pommiers
Et nous avons grandi sous les mêmes platanes,
Et du même marché nous venaient nos bananes
Et nos bonbons aussi des mêmes épiciers.

Alors, même en voguant vers l’horizon futile,
Je restais attaché par tous ces fins stolons
À ton cœur comme si deux de tes cheveux blonds
Me retenaient, rendant tout effort inutile.

Comme si chaque geste, aussi, que tu faisais
Donnait contre mon dos dans un infime espace.
Car nous sommes deux fleurs d’une même terrasse
Et c’est toi que sentait l’abeille que tu sais.

En un mot j’ai grandi t’imaginant ma femme
Et rien n’a remplacé ce rêve fou d’enfant.
Quand je ne poursuis plus, pauvre hère, le vent,
C’est vers chez nous, vers toi que s’envole mon âme.

Et les stolons mêlés me parlent de tes jours.
Tu tires, je bascule, et je pousse, tu butes,
À défaut de danser nous peinons dans ces luttes,
Et nous ne savons pas quoi dire à nos amours.

*

XXXVI
Que vaut la vie ?

Audrey, que vaut la vie après t’avoir aimée ?
Avoir vu l’avenir coude à coude avec toi
Et me retrouver seul en me disant : « Pourquoi ? »
C’est une joie assez morose et comprimée.

À de certains moments, c’est vrai, je me vois grand,
Je vis dans mon esprit, invente des formules,
Mes affaires – qui sait ? – ne sont pas toutes nulles,
Mais la mélancolie aussitôt me reprend.

Trois minutes de slow mais en boucle écoutées
M’ont bâti des châteaux sur des nuages bleus
Où tu me souriais, je baisais tes cheveux
Et nous contemplions des aubes enchantées.

Quand je restais assis ou couché, dans le noir,
Ou bien l’après-midi comme au matin, mes rêves
Étaient un long replay de minutes trop brèves,
Et je ne serais plus sorti sans te revoir.

Tout ce qui dure plus que trois, quatre minutes
Est trop long : chaque fois, par la même chanson,
Je vois notre bonheur dans un dolent frisson
Du début à la fin, en d’épaisses volutes.

C’est tout notre bonheur que je vois, transfixé,
En quelques souvenirs et diverses images,
Comme si je l’avais écrit sur peu de pages,
Ce livre d’une vie à refaire, esquissé.

Et puisque cet amour, Audrey, tient dans un livre
Que je lis d’un seul trait à tout moment, vois-tu
Une raison de croire à ce mot rebattu
Que mon destin n’est pas de rêver mais de vivre ?

*

XXXVII
Disque

Ce que promet l’amour est un simple détail
Quand il ne produit pas des chansons exaltées.
Trois minutes de slow mais en boucle écoutées
M’ont rendu schizophrène, inapte à tout travail.

Audrey, le diamant de tes yeux sur le disque
A foré dans ma tête un insondable trou.
Celui qui ne peut dire aux autres qu’il est fou
N’a pas connu l’amour, qui consomme ce risque.

Figé sous ton regard dans la réalité,
Je me trouvais assis écoutant un slow mièvre
Envahi de cristaux d’iris bleu dans ma fièvre,
Hallucinant vers toi sur Mars téléporté.

Pour la moindre seconde infime de prunelle,
Des heures s’ensuivaient d’extase sur mon lit,
Comme quand l’alambic bouillonnant accomplit
La transmutation de l’or en hirondelle.

Je m’explique : un seul grain d’œillade bien placé
Arrosé par un slow et la paralysie
Créait dans mon cortex un limon d’ambroisie
Par mon scanner interne infiniment sucé.

C’était un tourbillon au-dessus de la ville
Et je ne sais alors quels étincellements
De blondeur électrique avec des remuements
M’envoyaient à New York, me trouvant à Chaville.

L’immense living-room où je te retrouvais
Surplombait l’univers de sa sobre élégance
Et nous nous enlacions presque avec nonchalance.
Arrivait quelque chose et moi je te sauvais.

Cette inspiration un peu trop absorbante
Était l’arrière-plan où je vivais, perdu
Pour ce monde tombé dans l’océan, fondu
Dans le ciel expansif de ta voix contraignante.

Tout cela se passait à l’abri des regards,
Comme si mon amour et sa béatitude
M’avaient fait accoucher de cette solitude
Qui ne me quitte plus dans mes dépits hagards.

Je tremble… Tant d’amour et puis cet ectoplasme !
Tant de beauté réelle, et pour cause d’abus
Du délire ce tas gluant, pâle et confus
Qui râle en me voyant, secoué par un spasme !

Tant de rêves pour voir à la fin sur le sol
De ma chambre un fœtus inhumain se morfondre,
Dont je ne sais s’il va se boursoufler ou fondre
Et que nul n’oserait garder dans du formol !

Tant d’électricité dans tes cheveux d’étoiles,
Tant de ciel dans tes yeux, de roses dans ta main,
Et quand je me remets dans ma peau d’être humain
Est-ce toi qui ce monstre affligeant me dévoiles ?

Alors je te le dis, le vrai but de l’amour
N’est pas de prolonger nos misères terrestres
Mais de faire courir aux retraites sylvestres
Et de faire chanter des hymnes chaque jour…

*

XXXVIII
Chaville-New York

Reconduit à New York, me trouvant à Chaville,
Chaque fois que tes yeux dans mon antre évoqués
Comme des gratte-ciels aux reflets disloqués
Sur les eaux scintillaient dans le soir vibratile,

Audrey, je nous voyais en surcouple idéal
Suprêmement glamour et si photogénique
Que le monde pleurait de bonheur, en panique,
Goûtant un vent sacré d’Olympe nivéal.

Comme de nouveaux dieux descendus sur la terre
Pour de roses draper la lèpre de l’humain ;
Dont la beauté parfaite en se donnant la main,
Souriant, décuplait leur céleste lumière.

Une déesse, un dieu qui s’aiment d’amour vrai :
Quelle Grèce de songe a connu cette idylle ?
Reconduit à New York en marchant à Chaville,
Et je trouvais au monde un air de Viroflay.

Un air de Manhattan, de diamant de lune,
Et puis de Vélizy, de platanes, de pont
Ferroviaire en fleur… Audrey, quel Hellespont
A reçu de ses dieux une telle fortune ?

Un air de Central Park avec des gens, des chiens
En laisse comme ici, des arbres hauts, des brises
Et toutes les beautés par les Muses promises
Dans une vie entière avec toi, tous les biens…

Un air de bien se plaire avec nous, dans nos rues.
Et le monde avait l’air à sa place chez nous.
C’était avant le temps des chagrins un peu fous :
Audrey, je nous voyais beaux de nos âmes nues.

Où suis-je ? Quels déserts sans fin parcourt mon cœur
Depuis que j’ai tendu vers les urnes sacrées
Des mains ivres de nuit, dunes désespérées
Dont le sable recouvre un dieu mort au bonheur ?…

*

XXXIX
Vous ne connaissez pas ma blonde

Vous ne connaissez pas ma blonde
Dont le regard est ma prison,
Car votre prison c’est le monde,
Moi je me perds à la maison.

Vous dire, à vous, comme je l’aime
Est difficile : vous savez
Tout. Je vais essayer quand même,
Sans chercher ce que vous avez.

Lorsque ce fut de l’eau de roche
Pour tous deux que nous nous aimions,
Aller au-delà sans reproche
Était ce que nous présumions.

Pour moi cet au-delà sublime,
La vie avec elle ou mourir,
C’était nous deux ou bien l’abîme,
Elle ou mourir en un soupir.

Et mon corps devenu carpette
Pour préserver ses pieds du froid.
Mon âme en dehors de ma tête
Et passée en or à son doigt.

C’était un long épithalame
Au bord de la mer, tendre et clair :
« Voulez-vous devenir ma femme ?
À nous deux une seule chair ?

« Et que la fin en soit le terme
Et que cette vie ait pour nous
Le sens d’un rideau qui se ferme
Sur mon abandon à genoux ? »

Et qu’en dehors de cette unique,
Seule avenue, il ne soit rien ;
Que hors du circuit fatidique
Cessent tous les maux, tout le bien.

C’était que je vive pour elle,
C’était qu’elle soit tout pour moi…
Elle n’a pas été mon aile,
Elle n’a pas été ma loi :

Il aurait paru fort étrange
Que si jeunes nous fussions plus
Que des « copains », moi de cet ange,
Elle de cet olibrius.

Et c’est ainsi que je l’ai vue
Comme du sable dans la main
Couler, se perdre, dépourvue
D’inhérence, sur le chemin.

Et désormais ma vie insane
S’écoule en futile langueur,
Repensant à la diaphane
Et blanche aura de sa blondeur.

Mais je sais que dans la folie
De mon cœur elle vit un jour,
Plus grand que la mélancolie,
Ce que nous réservait l’amour.

*

XL
Ma blonde au bord de la mer

Nous étions au bord de la mer,
Elle assise sur la colline,
Moi sous ses yeux d’aigue-marine,
Moins sur la terre que dans l’air.

Elle était au bord de ces ondes,
Moi sur le rivage d’azur
De ses yeux : sous un ciel si pur,
Nous traversions de vastes mondes.

En moi que voyait-elle, au bord
De cet espace sans limites ?
Des goélands aux longues fuites ?
Un navire ancré dans le port ?

Ce jour je n’étais plus le même
Car je voyais un avenir
Que n’altèrerait point vieillir.
La mer lui disait que je l’aime.

Et la brise, qu’elle m’aimait…
Hélas ! je parcours solitaire
Le chemin que nous devions faire
Ensemble si Dieu l’affirmait.

Qu’a-t-il manqué, dans cette idylle,
Pour que le destin s’accomplît,
Pour que son bonheur m’établît
En mon royaume dans notre île ?

*

XLI
Ces mots

Notre amour n’a duré que le temps d’un poème,
Que le temps d’un voyage à l’autre bout du temps.
Il n’a duré qu’un monde, et fermé ses battants,
Était déjà fini quand je lui dis « Je t’aime ».

Ma voix, en le disant pour sauver nos vaisseaux,
Sonna comme l’airain d’une cloche fêlée,
Et je vis de la honte à sa peine mêlée,
Nos navires couler dans le gouffre des eaux.

« Je t’aime »… Quand chacun savait perdu le songe,
Que nous avions jeté la clef au fond d’un puits
Et que nous retournions à l’abandon des nuits
Sans rêves dans le noir qui fustige, qui ronge.

Ces mots, quand le silence était seul indiqué,
Quand il aurait fallu se quitter sans rien dire,
Je ne sais si l’on peut rien concevoir de pire
Et me suis pour ces mots tellement critiqué…

Le contretemps fit-il ma bouche mensongère
Ou bien était-ce un blâme et mon cœur ulcéré
Voulait-il découvrir son amour altéré :
« Je t’aime et ne sais pas quel diable t’exaspère » ?

Dieu sait ce qui pouvait accomplir ce bonheur,
Moins de réserve ou plus de respect, je l’ignore ;
Quelle corruption manquait, quelle ellébore,
Ou quelle gravité, quel serment sur l’honneur…

.

4/
PORT AUX LADRES

.

XLII
Port aux ladres

Débarqué dans ce port depuis la nef des gnomes,
Où ma taille parut, à la réflexion,
Bien peu conciliable avec leurs quelques paumes,
Je vis partout le vice et la corruption.

Et jusque dans la chambre où m’assit mon pécule,
Les relents d’un exil ignoble, empoisonnant,
Pénétraient, par le bruit, ainsi qu’un tentacule
De kraken sur le pont d’un brick tourbillonnant.

Cette réclusion que demandait mon âme
Était pour la canaille une offense, un affront :
Elle eût voulu me voir à son sabbat infâme,
Ne pouvant tolérer halte à ce qui corrompt.

Le flétrissant contact avec ces moisissures
M’eût un temps délesté de mes chagrins amers,
Mais un jour j’eusse vu grêlé de bouffissures
Mon visage et j’aurais ri d’un rire pervers.

Je vécus enfermé, luttant contre le soufre
Exhalé, vert brouillard, par les pores des murs
Depuis les pestilents ferments noirs de ce gouffre
Et les ricanements vils, hoqueteux, impurs…

Je vous écris depuis ce galetas qui sombre
Dans le naufrage lent d’informes quais maudits,
Prisonnier résolu d’un ergastule sombre
Assiégé par le pus de l’immense taudis.

Le vaisseau que j’attends pour voguer vers ma terre
N’abordera jamais ce port infectieux.
Je contemple sans voir, inerte et solitaire,
Des éructations de charbon dans les cieux…

(ii)

Pouvais-je par les toits courir jusqu’aux marais
Ceinturant la cité du côté de la terre,
M’y bâtir un radeau de joncs ou de balais
Et fuir vers les vallons au bout de l’estuaire ?

Les toits étaient hantés de félins monstrueux
Que des chauves-souris dévoraient ou l’inverse…
La Lune aurait versé son phlegme phosphoreux
Sur ma fuite, la Nuit sur ma tête une herse.

Et si j’avais franchi ces obstacles géants,
Le rempart dominant la poix du marécage,
Où flottaient des boas aux noirs gosiers béants,
Était l’antre de chiens infectés par la rage.

Ah, je les maudissais, les gnomes de la nef
Qui m’avaient exilé dans cette horrible caque !
N’existait-il donc point de canal ou de bief
Par où discrètement s’éclipser, un cloaque ?

Rien ! nul écoulement ne vidangeait ce puits,
Les pays alentour eussent été malades.
Condamné, je passais de nidoreuses nuits
À méditer la mort de l’âme à tous les stades.

J’écris depuis la chambre où je vis en reclus
Et voyant sur le sol couler depuis la porte
Une humeur et du sang lépreux, fétides glus :
C’est l’hôtelier qui veut me parler, que je sorte…

*

XLIII
Sérénade

Elle avait des cheveux de lilas au soleil
D’avril et son sourire était celui d’un ange
Ou de fleurs d’oranger qui cachent une orange
Ou d’un feuillage épais donnant un fruit vermeil.

Et quand on la voyait si belle à sa fenêtre,
Il fallait qu’on ouvrît l’étui du luth doré
Pour céans en soupirs à ce lys adoré
S’épancher aux accords que la fièvre fait naître.

C’est ainsi que mon luth croisant sous son balcon
Un violon rival, un soir de mai propice,
Je fis de sa ruelle une fatale lice
Où mourut par mon fer un fils de l’Hélicon.

Et les pieds dans le sang je déclamai pour elle,
Des râles d’agonie offrant la basse au chant.
D’aucuns, je sais, voudront m’appeler un méchant,
Ma voix fut ce jour-là vraiment célestielle.

Je vis tomber d’en-haut l’échelle de satin :
Cet ange pour l’aimer me prêtait ses ailettes !
Je laissai sur le mur des traces violettes,
Tel que j’eusse marché tout droit vers un butin.

Elle se tenait roide au seuil bleu de l’alcôve
Et j’allais la presser, fougueux, contre mon sein
Quand retentit le chœur en bas : « À l’assassin ! »
Mais ce n’était qu’un rêve et la morale est sauve.

*

XLIV

Philis aurait voulu qu’un soir je l’enlevasse
Et vers je ne sais quelle étonnante oasis
De ce monde vulgaire et sot je la sauvasse
Pour qu’elle ne vît plus que des danses d’ibis.

C’est depuis cet échec m’ayant couvert de honte
Que ponctuellement je m’affuble en émir,
Quand le sang rubicond à mes pommettes monte,
Quand m’accable, cuisant, ce triste souvenir.

Je me grime en celui qui l’aurait satisfaite,
Aurait su l’emporter en convoi de chameaux
Jusqu’aux palmiers ombreux où l’attendait la fête
Des sabres, des youyous et des cupidonneaux.

Celui qui, l’enfermant sous la tente de chèvre
Dont les eunuques noirs aux alfanges d’argent
Gardent le seuil sacré, l’aurait, folle de fièvre,
Couverte de colliers de perles, diligent.

Depuis ce fiasco je ne suis plus le même,
Non, je suis possédé par l’émir Abdoullah !
Je l’aimais plus que tout, plus que tout, et je l’aime ;
Que n’aurais-je pas fait pour elle, pour elle… Ah !

J’aurais mis mes trésors à ses pieds de gazelle,
Jeté mon bisht au vent et volé dans les airs,
Ingurgité du sable et des cailloux pour elle,
Et tué, s’il fallait, pour la prendre aux enfers.

J’aurais fendu la lune, en aurais fait des perles
Irrorant l’arc-en-ciel divin de ses yeux bleus
Pour en semer sa gorge, au flûté chant des merles…
Hélas ! je n’étais point cet émir fabuleux.

J’étais ce que je suis, et ce monde vulgaire
Est plus fort que mon chant fleuri qu’il n’entend pas.
Pour que je l’enlevasse, il eût fallu me taire
Et que vers son balcon au moins je fisse un pas…

Ô ce monde est scurrile et ma lyre impuissante :
Si j’étais un vrai barde, en entendant ma voix
Elle s’envolerait comme un pigeon, absente,
Et seule trouverait mon antre dans les bois.

Je n’ai pas le pouvoir de lui donner un monde
Qui soit aussi bon qu’elle, aussi beau, sans défaut,
Pas le pouvoir de rendre heureuse, un peu, ma blonde…
Mais l’émir Abdoullah sait bien ce qu’il lui faut !

*

XLV
Iram

Dans le désert de sable et de sel d’Arabie,
Iram l’étincelante élevait ses piliers
Vers des ciels de turquoise éblouis, par milliers,
La catastrophe encore à venir, insubie.

Ce monde est un désert où le mirage ancien
D’un faste colossal erre tel un fantôme :
Au-dessus de la poudre aride et grise, un dôme
Parfois paraît, cité par l’œil magicien.

Et le monumental témoignage oblitère
Ce qui rampe aujourd’hui sur les parvis sacrés.
Cette apparition, de ses halos moirés,
Foudroyants, jette bas le tumulte vulgaire.

Iram ! ouvre à mes yeux les vantaux de tes murs,
Que je pénètre enfin ta gloire, bouche bée ;
Dans le sable où tortille et luit le scarabée,
Fais jaillir à torrents les cours d’eau les plus purs ;

Recueille les frissons d’une âme vagabonde
Dans tes bains tamisés par les grains du vitrail,
Iram, puisque ton nom, ta légende d’émail
Me donnent le dégoût et la haine du monde !

*

XLVI
Archéologie

Des tombeaux sont cachés dans le désert poudreux.
À qui surmontera l’étendue ennemie
Pour dans son sarcophage enlacer la momie
Sera conféré l’or, la mort, ou d’être heureux.

Car la reine des sphinx hante ces bandelettes.
À celui qui vient pur elle donnera l’or.
Celui qui vient chercher cupide son trésor
Sera décapité par les gardiens squelettes.

Celui qui s’est perdu connaîtra le bonheur ?
Ses larmes couleront sur la croûte de sable
Que posa le simoun sur sa joue, implacable.
À son front montera l’uræus tentateur.

Pour ce fou va danser la reine aux colliers glauques,
Ses longs yeux de saphir par le khôl charbonnés,
Un pas mélopéen aux gestes surannés,
Les murs réverbérant des gémissements rauques.

Mais quand, admiratif, il lui tendra la main,
D’abord elle rira, sardonique, cruelle,
Puis lui prendra le cœur avec une truelle :
De lui ne restera qu’un jaune parchemin…

*

XLVII
Vitrail arabe

Ce fut d’abord l’écho des pas dans la kasbah
À l’ombre des hauts murs d’un bossu labyrinthe,
Une forme passant, humaine, en djellabah,
L’arrêt devant la porte étroite, vert absinthe.

La courette, où chantait dans sa vasque de stuc
Le jet diamantin d’une eau grêle et perlée,
Rêvait parmi les bris de son émail caduc
Avec le palmier nain, la pourpre giroflée.

Là-haut semblait nous suivre un grand moucharabieh
Dans le silence austère et cuivré du bois pâle.
Vers le loisir fugace et lent du narghileh
À l’étage mon hôte ouvrit pour moi la salle

Et j’entrai dans la nuit d’un récif corallin
Où poudroyaient en points de changeantes lumières
Des irisations de zaïmph zinzolin,
Les flocons d’un vitrail sur des tapis berbères.

*

XLVIII
Purdah

Personne n’a le droit de contempler ma femme :
Le regard est souillure, est miasme, est mauvais œil.
Si mon fils est en elle, un souffle corrompt l’âme,
Un rien peut transmuer son entraille en cercueil.

Une émanation impure de pupille
Change en bouffon celui qui devait être roi ;
Et si, dans sa matrice, invisible est ma fille,
Ce rayon détermine une femme sans loi.

Portez sur des objets hideux vos yeux lubriques,
Vous dont l’âme salie a pour terme l’Enfer :
Votre damnation aux relents sulfuriques
Par leurs fibres empeste immuablement l’air.

Ma femme est comme un lac dont les eaux sont si claires
Que le moindre nuage altère ses couleurs.
Craignez de charrier vos faisceaux délétères
Sur la plus délicate et sensible des fleurs !

*

XLIX
Je ne pouvais passer un jour sans Valérie (2)

(i)

Je ne pouvais passer un jour sans Valérie.
Ce qui me fascinait le plus ? Sa connerie.

(ii)

Je ne pouvais passer un jour sans Valéry
Ou sans un film de Bond avec Sean Connery.

« Je ne pouvais passer un jour sans Valérie (1) » se trouve dans le recueil Fatma va sur Vénus (ici).

*

L
Zandj baudelairien

À la mémoire de Cruz e Sousa

Au Brésil émeraude et jaune, tropical,
Un esclave affranchi convoque les milices
Du Roi des aulnes, noir, et l’Arlequin spectral
Déchaîne sur son front des baves de supplices.

Il couvre de son sang de brûlants parchemins.
Mordu dans le château des flambeaux écarlates,
C’est un vampire zandj qui hante les chemins
Des Jivaros coupeurs de têtes, acrobates.

Et les nuits où la lune est pleine, un hurlement
Déchire l’horizon quand un zaïmph d’opales,
Flottant sur son faciès voluptueux, dément,
Dans les airs vole et pleure au son mat des crotales.

Alors, si l’anguleux flacon étincelant
Répand de chauds parfums kaléidoscopiques
Autour de ses lauriers de sertao sanglant,
Il chante des harems, des couvents, des tropiques.

La lune poudre d’or cette ombre en son palais
Immense sur la mer, cithare déchaînée ;
Couvre de diamants, de floraisons, de laits
Aigres le cygne éteint sur l’onde hallucinée.

*

LI
Poète noir au bord de l’océan

À la mémoire de Juan Sánchez Lamouth

Sur le débarcadère au bout de l’horizon,
Des cargos il venait entendre les sirènes
Et son cœur généreux se figeait à ces thrènes
Faisant des cachalots la funèbre oraison.

Dans l’ouzo d’un vieux port de lointaine Marseille
De Noirs émancipés dans des costumes blancs,
Il voyait des poissons d’iridium en bancs,
Des châteaux de corail et de nacre vermeille,

Et pleurait, saluant les ombres des marins
Naufragés en cherchant dans ses poches trouées
Des passes pour ouvrir aux âmes rabrouées
Les jardins sur le sable ombreux des fonds marins.

Il eût bien voulu croire aux lendemains qui chantent
Mais son présent déjà chantait, sans lui payer
Ses factures de gaz, son tabac, son loyer
Et lui chantait au nez : Surlendemains démentent.

Les roses dans ses mains devenaient plus grenat
Mais devenaient aussi tristement plus épines…
Devenaient des ronciers, mais plus incarnadines
Comme un ruban autour d’un œuf en chocolat.

Poète noir au bord de l’océan tragique
Qui dévore tous ceux qui l’aiment sur les vents,
Ses navires sombraient dans les sables mouvants
D’un quai rongé d’iode et de sel nostalgique.

Avec tout l’horizon pour frontière d’embruns
Et le dédale obscur d’un quartier de lanternes
Pour toute Castalie, et ses louches tavernes
Pour seul aréopage et cercle de tribuns.

Son chant a sillonné la mer et les tempêtes
Pour dire la saga verte de l’oiseau bleu
Dans les halliers que frise une brise de Dieu,
L’oiseau qui fait son nid de perles sur les crêtes.

*

LII
Le rossignol noir du Pacifique

À la mémoire de Gaspar Octavio Hernández

Parce qu’il composait assis sous les palmiers
Des odes à la mer que l’horizon fait luire,
Les sirènes souvent venaient pour le conduire
À l’alcazar marin ombré de balsamiers.

Et dans le grand salon de perles, de phosphores
À la lumière glauque, il goûtait l’entretien
De la tête coupée et blonde de l’ancien
Conquistador Vasco, parmi les madrépores.

Le paladin rêvait toujours d’Eldorado,
Confondu par moments avec l’Estrémadure
Dont il avait quitté la terre agreste et dure ;
Sa voix alors tremblait en un lent crescendo.

Et Gaspar attentif enflaconnait ses larmes
Que dans un athanor de mauresque sorcier
Il alambiquerait en sûr artificier
Dans le château féerique au blason de ses armes.

Et c’est ainsi qu’un peuple épris de son drapeau
Écouta dans les nuits de longue plage brune
Chanter ce rossignol amoureux de la Lune
Sans voir, ou voyant bien, la couleur de sa peau.

Mais la misère avait au sein nourri ce barde
Et mis dans sa poitrine une effroyable toux.
L’oiseau quitta son bois, le laissant aux hiboux,
Sur le dos d’un Pégase au milieu de sa harde :

Dieu voulut que l’enfant des Muses vînt au ciel
En cortège imposant de chevaux du Parnasse,
Et ce fils couronné de la reine Candace
Fut reçu par Orphée au séjour éternel.

*

LIII
La rose parme et la rose saumon

Je cueillis pour Philis une rose saumon
À l’entraînante odeur de pomme, volatile.
« M’aimez-vous ? » demandai-je, elle répondit : « Non…
Insister, mon ami, serait bien inutile. »

Je changeai donc, voici : j’offre une rose parme,
Au parfum de melon. « M’aimez-vous, ô Philis ? »
« Même si je vous trouve un tant soit peu de charme,
Non, mon ami, je n’aime à jamais que les lys… »

*

LIV
L’émir et le dragon

Quand l’émir Abdoullah entre dans la caverne
Une torche à la main, son bisht étincelant,
Croyez-vous que vivra le dragon insolent
Qui fait dans le Hedjaz ce que fit l’Hydre à Lerne ?

Entendez-le siffler, le reptile écailleux
Qui par les naseaux souffle un soufre méphitique !
Pensez-vous que l’émir un instant tremble ou tique
Devant l’œil d’ombre et d’or du monstre sinueux ?

Il tire son alfange au damas de Cordoue
Et criant le saint nom du Très-Haut il atteint
La griffe qui se lance à l’assaut et la teint
De sang : le serpent hurle en sa mare de boue.

Car l’émir est venu délivrer la bégum
Blonde de Beylerbey au cou de neige blanche
Dont le regard de glace en icebergs s’épanche
Comme un nuage bleu saphir d’uranium.

Elle est là, convulsée au milieu des cascades
D’eau pure que la bête a fait jaillir des murs
Pour sa beauté de lys dans ces gouffres obscurs
Et des trésors de peaux, de perles et de jades.

Ayez pitié pour lui, pour le pauvre dragon
Qui ne put résister à son instinct de brute,
Enlevant sa Philis, l’unique, pour sa chute
À l’émir Abdoullah, irascible faucon.

*

LV
La bégum blonde

Seul un puissant émir au mandat surhumain,
Armé du cangiar damasquiné du Caire,
De l’alfange d’acier, réfulgent cimeterre,
Et du pistolet d’or scintillant dans sa main

Peut approcher les yeux profonds comme un abysse
D’océan pacifique immense et rayonnant
De Fatma la bégum blonde : seul en tenant
Devant soi le nazar boncuk bleu pour auspice !

Fatma, quel bathyscaphe incompressible peut
Plonger dans ton regard de cénote électrique
Sans déborder le cœur du naute chimérique
Qui tombe dans l’abîme en croyant qu’il se meut ?

Que la glace antarctique et l’eau luminescente
De tes yeux de méduse indigo de cristal
M’enclosent à jamais dans le prisme fatal
D’un éternel sommeil de verre, ô très-puissante !

Car je vois dans ces nuits de corail, d’arc-en-ciel
Le foyer des rayons les plus purs de la sphère
Étoilée, en donnant à l’amour qui confère
La foi le nom de saint et providentiel.

Perle blonde irisée aux baisers de l’aurore,
Viens, entre dans mon bisht, nue et les yeux fermés !
À tes pieds je répands mes lys les plus charmés
Et presse mes lauriers sur tes mains que j’adore.

*

LVI
Odyssée

Philis, tes yeux d’azur sont une eau de jouvence
Fraîche où mon cœur blessé de soleil veut nager,
Sont un océan bleu dans lequel veut plonger
Mon âme pour au fond cueillir l’adolescence…

Tes yeux d’or et d’azur sont ma terre et mon ciel,
Sont l’étoile des jours ivres de clarté chaude
Où la vague a le soir des lueurs d’émeraude,
Le sable à tes pieds chante, et le vent et le sel.

Je ne sais quels oiseaux d’îles indifférentes
À mes rêves marins y volent dans la brise
Ni pourquoi l’horizon quand la lune l’irise
Semble toujours si loin de mes mains délirantes.

Ô tes yeux sans limite et clairs au matin froid
Sont l’horizon fatal, un orbe inaccessible :
Tu tends à mon destin un amour impossible
Avec une clef d’or pour l’Ulysse qui croit.

L’odyssée infinie où me lance la houle
Quand je vois dans tes yeux ce chemin sur la mer !
S’il n’est de havre au bout de la route de l’air,
Ô fais que mon vaisseau dans la tempête coule !

Mais si je dois toucher au port, à mon salut,
Alors ferme les yeux en me donnant ta bouche :
Qu’un arc-en-ciel de lune en silence me couche
Dans un sommeil de fleurs, l’oubli de ce qui fut.

*

LVII
Fantaisie

Les cocotiers, Philis, des îles bienheureuses
Nous attendent au bord de nappes de zircon !
Leur ombre est un taillis de feuilles plantureuses,
Nous verrons des couchers de soleil au balcon.

Partons, voici ma main : cinq doigts avec des ongles,
Une paume avec quatre ou cinq lignes, des poils
Sur son dos – pas de quoi pourtant parler de jongles –,
Sortant d’une manchette aux seyants passepoils.

Tu courras nue à l’eau lustrale d’améthyste
Le soir, foulant la dune informe des orteils.
Quand pour rien quelquefois tu te sentiras triste,
Je t’apprendrai les noms des plus lointains soleils.

Je te jouerai du luth chaque jour où tu bronzes,
Ton airain épousé par le sable en rêvant.
Tes seins ressembleront à deux têtes de bonzes
Et je ne saurai mieux t’effleurer que le vent.

Oui, non, ô c’est l’amour qui tourmente mes plumes
Depuis que j’ai jeté les yeux sur tes stolons.
Irons-nous gambader sur un sommet de brumes
Pour écouter les cris des cerfs, baveux et longs ?

*

LVIII
Sirène

Tu courras nue à l’eau dorée, améthystine
Et je croirai te voir en ondine glisser
Parmi des tourbillons de mauves et plisser
Le manteau de la mer de faille adamantine.

Dans ce blond crépuscule inspiré des nabis,
Je verrai soulever tant de perles ta queue,
Tant de nacre et d’argent, que je la dirai bleue
Malgré l’effet sanglant des squames de rubis.

Et je défaillirai sur le sable fulgide,
Je soupirerai seul sur la dune lilas,
Écoutant l’horizon t’appeler dans ses bras,
Ses bras cyclopéens de méduse turgide.

Vers ton destin alors sans moi tu partiras,
Et les écailles d’or de la mer en silence
Recouvriront tes feux de leur calme indolence
Quand à mes yeux mouillés, Philis, tu t’en iras…

*

LIX
Odelette au progrès

Merci toi, dieu des snobs, pour le bruit et l’ordure,
Le bruit qui nous permet d’oublier notre esprit,
L’ordure qui tapisse à la fin la nature
Que nous n’avons jamais aimée. Ah mais le bruit !

Merci de nous conduire à la mort en légumes
Suicidés par la force : il le faut bien, aussi !
Nous pouvons végéter en parfaits apostumes
Sur un lit d’hôpital sans le moindre souci :

Qui nous amènerait à notre apothéose
Dans ces conditions si ce n’est donc autrui ?
Et nous savons enfin, ce n’est point peu de chose,
C’est même le bienfait le plus grand d’aujourd’hui,

Que tout le monde ira, corps et biens, tout le monde
Au paradis après la mort, c’est épatant !
Là-bas règne une joie immuable, rotonde.
On se demande bien d’ailleurs ce qu’on attend !

*

LX
Le ptyx

Du chaos d’outre-espace est entrée une armée
De monstres globuleux, immense et surarmée,
Dans notre galaxie avec tant de robots
Pour nous anéantir que je n’ai pas les mots…
Et la Terre pâlit sentant venir la foudre
Dont le moindre photon la réduirait en poudre.
Seul un ptyx, bibelot sonore iduméen
Béni par un gourou mafflu mallarméen,
Aboli talisman, peut renvoyer chez elles
Ces hordes de démons antimatérielles.
Hélas, Paul Valéry, le disciple très sûr,
Dit que sauver le monde est un fox-trot impur
Et que la Poésie a bien d’autres – la vraie –
Parques à fouetter dans la cyprèseraie
Du cimetière mar… atchoum, pardon, marin
De Sète dans l’Hérault et qu’à son grand chagrin
Il ne peut accéder à l’instante prière
De confesser le lieu secret, le reliquaire
Où le ptyx est gardé.

                                   Car c’est un puits sans fond
Dont la clef quand la touche un homme aussitôt fond
Et la porte ne s’ouvre, à demi, qu’en présence
D’une poule aux œufs d’or et de Philis en transe
Et le seau ne descend qu’au son diamantin
De la corne volée en forêt un matin
À la licorne blanche, et comme, pour le reste,
Ce puits, dans un maquis de broussailles agreste,
N’a vraiment pas de fond on y pénètre en vain
À moins de faire appel à certain haut devin
Qu’un coup de dés hélas envoya dans les limbes
Avec son gui magique et ses parme corymbes.
De plus, à la vitesse où vont nos ennemis,
Afin de réunir ces biens il n’est permis
De disposer de plus de quatorze ou quinze heures
Et les dunes, du moins les plus extérieures,
Sont à cent mille jours avec Pégase, à moins
D’occire le dragon du krak des talapoins
En espérant trouver dedans la draconite
– La rouge car la bleue est de la dynamite
Qui vous fera mourir – donnant l’ubiquité
Auprès de quoi le ptyx manque de nouveauté.

Ayant ainsi parlé, Paul Valéry, sublime,
Car le vent se levait se jeta dans l’abîme.

*

LXI
Légende

La légende raconte, à moins que ce fût vrai,
Qu’un paladin errant, sauvant une princesse,
L’épousa, car son œil épanchait divin rai,
Mais que l’hymen en fit une effroyable ogresse.

Si bien qu’il crut avoir épousé le dragon
Qu’il avait de son glaive occis dans la caverne,
Que c’était diablerie, herbe de sandragon,
Et s’en alla quérir un mage en sa taverne.

L’enchanteur attendait en fumant dans un coin ;
Ayant bu de bon vin et mangé force neules,
Il expliqua combien la femme met de soin
À se faire épouser, car les hommes sont veules.

Notre chevalier sut que c’est par intérêt
Que son amie avait trouvé le monstre infâme :
Pour s’en faire affranchir, ce qui ne manquerait
De susciter l’amour en trop langoureuse âme.

Un homme fait veut bien braver griffe d’airain,
Il est mou près d’un pied doté d’ongles de moire,
Ne peut rien contre un œil d’éclatant saphistrin,
Même ayant défié la gueule de feu noire.

Et c’est bien la raison que les contes d’antan
Ne vont point au-delà du jour de l’hyménée :
Car ce sont des poisons dévotes de Satan
Qui forment nos bambins près de la cheminée…

*

LXII

M’avez-vous donc souri comme on fait au paillasse
Que l’on voit arriver dans sa roulotte en bois
Et dont on se promet un moment bien cocasse
En dehors du train-train – c’est permis quelquefois – ?

Je comprends maintenant ! Mon luth en bandoulière
Vous séduisit de loin sur la plus haute tour
D’où vous m’aperceviez trottant dans la poussière
Du chemin. « Il nous vient là-bas un troubadour ! »

Cependant je venais au château pour les comptes
Des cens dus au seigneur par les gueux du pays
Et m’étonnai beaucoup – matière à grands mécomptes –
Des grâces dont je fus couvert, yeux ébahis.

Le luth dont je voulais égayer dans ma chambre
Les moments de repos entre deux parchemins,
Son image créa dans votre penser l’ambre
Et l’encens, l’huile et l’or, et vous battiez des mains.

Pensant à l’instrument, vous oubliâtes l’homme,
Dont le cœur n’a battu que pour vous de ce jour.
Votre soif de plaisirs m’a carbonisé comme
Un brasier. « Il nous vient là-bas un troubadour ! »

Avec effusion donnant la bienvenue
Au scribe éberlué que j’étais, sur le seuil,
Je crus que vous pourriez plus tard me bailler nue
Vos appas : j’étais sot, gueux et bouffi d’orgueil.

Cette profusion de grâces insolite
Eût fait extravaguer le plus rude convers
Et le greffier se vit aigle, roi, sybarite ;
En fit-il, inspiré, quelques passables vers ?

Or quand, les comptes clos, on lui bailla sa paye,
Il s’en alla blanchi d’un éternel amour.
Sur le bord des créneaux que l’azur ensoleille,
Soupirez… « Il nous vient là-bas un troubadour ! »

Hécate : Poèmes

Hécate

La tendresse reçut en toi son châtiment
Par le mépris d’un fou, devenu lycanthrope
Et qui hurle à la lune, aloubi, son tourment
Et sa rage jusqu’à la stase et la syncope.

Te mépriser, ce fut un suicide brutal,
Un reniement pervers du destin, dans la chute,
Un empoisonnement du miracle total,
Ce fut un désaveu du rêve par la brute.

Par cette déchirure a coulé tout mon sang.
J’avançais sans le voir épandu sur la route,
Et plus je m’éloignais plus je devenais blanc,
Plus je m’éloigne encore et plus marcher me coûte.

Vaincu, je suis au bout de mon triste chemin.
Tout le mal que j’ai fait, gagnant la solitude,
En elle m’assassine : un jour sans lendemain
Pour moi se lève au bord du gouffre où je m’élude.

S’il faut que ma pensée, au moment de mourir,
Vers une forme humaine investisse l’espace,
Qu’elle te voie, Hécate, et clame mon désir
De revivre avec toi le temps que rien n’efface.

*

Hécate II

Hécate, as-tu connu l’amour qu’en moi peut-être
Tu croyais dans le temps avoir déjà trouvé ?
Si je pouvais mourir de façon à renaître,
Je voudrais te reprendre, en époux relevé :

Relevé par ta main de ma peine sans âge
Quand à tes pieds aimés je demande pardon,
Je n’irais plus chercher en vagabond volage
Au hasard des chemins le bonheur de ce don.

Je sais que tu ne vis rien d’autre que tes larmes
Mais, parti, je laissai ma vie entre tes mains.
Volage, j’avais tout car comblé de tes charmes.
En partant je laissai chez toi mes lendemains.

Je t’aimais, le sais-tu ? malgré mes railleries.
Mais tu le sais, Hécate, et tu me pardonnais
Dans ton cœur bon l’absinthe et les mesquineries.
Ton cœur si bon, si tendre et doux, je le connais…

Puisse un ange clément te dire que ma plume
Atteste le respect de notre souvenir.
Ton cœur bon a connu par le mien l’amertume
Sans raison… je t’aimais, et veux te revenir…

Ô si je le pouvais, si je savais la route
Pour à tes pieds enfin sans fard m’humilier,
Je le ferais, Hécate, et te donnerais toute
Mon âme qui ne peut ni ne veut t’oublier.

*

Hécate III

Quand j’étais si content, je partis sans raison…
Hécate, tes baisers avaient un goût de rose
Et j’en étais comblé… Quelle bien douce chose
Que d’être dans tes bras à la belle saison.

Sans raison je partis, sourd à tes pleurs d’amante.
Qu’allais-je donc chercher que tu ne donnais pas ?
Je l’ignore ! et l’asphalte ébranlé par mon pas
Se tait : qu’allais-je donc chercher dans la tourmente ?

Où me suis-je perdu, solitaire et glacé ?
Hécate, bonne amie à mon cœur toujours chère,
Montre-moi dans ces bois ténébreux la lumière,
Ne me laisse pas seul, par le froid terrassé !

J’ai peur, je suis perdu, comme un enfant qui pleure
Je ne sais où trouver du secours dans la nuit :
Montre-moi le chemin sablonneux qui conduit
Vers ta maison où flambe un bon âtre à cette heure !

Je ne sais où je vais, je vais choir dans un trou,
Dans des sables mouvants : que ta bonté me sauve !
À mes cheveux se prend un vol de souris-chauve,
Mon cœur bat la chamade et je cours comme un fou !

Hécate ! j’avais tout avec toi, je t’implore,
Rends-nous notre jeunesse avec un long baiser.
Je ne peux plus courir, je vais agoniser…
Tout ce que j’ai, prends-le, prends puisque que je t’adore !

*

Hécate IV

Hécate, au bord du fleuve aux ondes scintillantes,
Dans le soir d’une ville onirique d’or blond,
Nous parlions poésie, en notre âge profond,
Et je t’improvisais des rimes bégayantes.

Mais surtout nous étions l’un contre l’autre, émus.
Mon cœur, si j’avais su ce que serait ma route,
Tu m’aurais vu pleurer, sans laisser une goutte,
Toute l’eau de mon corps et des viscères mus.

Si j’avais su qu’un jour ces moments de tendresse
Seraient dans ma pensée un paradis perdu,
Tandis que, les goûtant, j’y croyais voir mon dû,
Je me serais jeté dans les flots, de détresse.

Trop naïf et léger pour saisir que nos pas
Après nous fermeraient l’huis des châteaux magiques
Et que je m’avançais vers les déserts tragiques
Où l’amour, appelé, ne se retourne pas.

*

Hécate V

Hécate, mon amie adorable, ma mie,
Ma seule amie, écoute, écoute ma chanson.
Si tu ne réponds pas bientôt à mon frisson,
Je n’ai plus qu’à subir une lobotomie.

Si je m’en suis allé, c’est sans savoir pourquoi !
Sans savoir que le monde immense est une eau glauque,
Un marécage où rote un borborygme rauque,
Quand ta chambrette avait tout ce qu’il faut pour moi.

Ta chambre où l’on pouvait juste mettre une chaise.
(Sans doute devais-tu pâtir de tes voisins,
Le monde étant ce trou grouillant de rats malsains,
Mais je n’en ai rien su, tant j’étais à mon aise.)

Mais je m’en suis allé, confessant en ce jour,
Quelques lustres plus tard, effondré, que j’expie
Depuis lors cet abus abominable, impie.
Écoute, si tu peux, cette chanson d’amour.

La chanson que j’ai mis si longtemps à comprendre…
Si nous ne pouvons plus retrouver la candeur
De notre âge profond, sa délectable odeur,
Laisse-moi dans l’abîme éthéréen descendre.

Je ne chercherai plus ce que j’avais en toi.
Si la vie au-delà de tout retour possible
T’a corrompue, Hécate, étoile marcescible,
Reviens me délier de la commune loi :

Dans le sang de mon cœur je tremperai ma plume
Non pour tourner une ode à mon dernier moment
Mais pour devant tes yeux signer mon testament.
Je t’aimais mais le monde est un trou plein d’écume.

*

Hécate VI

Discussions sans fin et baisers et volutes,
Le monde autour de nous n’existait même plus.
Et baisers mais sans fin, cymbales, sistres, flûtes,
Et volutes ; le reste, additifs superflus.

Hécate, ô je pâlis en songeant à ma perte !
Je me méprise tant d’avoir abandonné
Le lilas de ta chambre à la fenêtre ouverte
Sur un monde onirique et pour toi seule né.

Sans savoir que j’allais rouler dans un abîme,
Je quittai la chambrette où Cythère éclatait,
Pour un désert sans nom ta lèvre magnanime,
Une forêt magique où l’oiseau bleu chantait.

Où vis-tu ? Que fais-tu ? Puis-je espérer encore
Te revoir ou faut-il que, sans direction,
J’avance sans savoir où se lève l’aurore ?
Et si tu n’en veux pas… quoi de ce million ?

*

Hécate VII

Si tu peux pardonner, Hécate, à ton ami,
Ne lui refuse pas cette miséricorde.
Si notre amour en toi fait vibrer une corde
Encore, ne dis pas ton cœur bon endormi.

Puis-je sans vanité croire à ta souvenance ?
Je veux me prosterner devant tous à tes pieds
Et baiser leur poussière, à mes jours inquiets
Donner rémission : que ce soit ta vengeance.

Le désert sillonné depuis ton oasis
Me laisse dans les yeux un larmoiement lugubre
Et dans la solitude égaré j’élucubre,
Mais j’ai gardé pour toi des tourmentes un lys.

Que l’eau de ta tendresse irrigue son calice,
Si tu peux pardonner à qui revient des morts.
Mais si tu n’en veux pas ou si j’ai trop de torts,
Conculque ce débris d’amour en ta justice !

*

Hécate VIII

Depuis que je comprends tout ce que j’ai perdu,
Je ne suis qu’un fantôme affamé de ta bouche.
Je n’ai plus d’existence et plus rien ne me touche,
Des baisers dont j’ai faim et soif au sang mordu.

Puisque mon âme, Hécate, errant à ta recherche,
Ne connaît plus mon corps dépouillé de ton feu,
Conculque ma dépouille inepte, c’est mon vœu :
Sur ton épaule, noir, que mon pneuma se perche.

Ou que, si ton caprice a besoin d’un golem,
Je serve en ta maison, hagard, muet, aveugle,
Brute qui sous l’effet d’un frisson parfois meugle,
Quand réentend sa chair son lointain requiem.

Que je fonde et ruisselle à côté de ton âtre,
Forme qui fut humaine et perdit son esprit,
Ou qu’avec les objets que la nuit assombrit
Je joue un vague rôle en ton secret théâtre.

Mais si le talisman est brisé, n’attends pas
Que la lune rappelle à sa pallide ouate
Le loup que doit occire une balle adéquate :
Tire quand se feront reconnaître mes pas.

Depuis que j’ai compris l’inouï de ma perte,
Je ne vois plus les fleurs qu’avec un long frisson.
Les choses et les gens me crient à l’unisson
D’aller au diable avec cette blessure ouverte.

Mon bonheur demandait près de moi ta beauté.
Je ne sais quel venin m’a corrompu la moelle
Pour avoir fait pâlir dans le ciel une étoile
Qui prodiguait sa blanche et féerique clarté.

Quel désert fatidique et nuit de l’amertume
Que ce néant rempli d’un brûlant souvenir !
Si j’avais le chemin, je voudrais revenir
À ton si tendre amour, par-delà tant d’écume…

*

Hécate IX

Le dégoût de la vie après t’avoir aimée
Sans savoir à quel point et perdue en riant,
Hécate, est si profond que ma main désarmée
N’ose pas se lever sur l’attentat criant.

Je hais le monde entier pour une cicatrice
Sur ton cœur dont je suis responsable ; je hais
Le monde pour ma lâche et frivole avarice ;
Je hais tous les regards, imbéciles et laids.

Je ne veux plus marcher que dans les nuits désertes
Où geignent, souvent crient à faire peur des chats :
Le jour, dans l’avenue aux fenêtres ouvertes,
Je sais que chacun veut me couvrir de crachats.

*

Hécate X

Hécate, qui pourrait dire la nostalgie
Que j’ai des arcs-en-ciel de ta blanche magie ?

Et l’amertume en moi depuis, longtemps après,
D’un gâchis trop futile et triste, et les regrets ?

Quand je me reposais sur toi de ma faiblesse
Et prenais de la force en aimant ta tendresse,

Quand j’épanchais mon cœur en mots tendres ou fous,
Car l’avenir était un mystère pour nous

Et nous ne savions pas ce que serait la vie,
La colline des jours pas encore gravie,

Je voyais alors mal à quel point ton cœur bon,
Présent du ciel, était ma bénédiction.

Quel perfide serpent voulut cette infamie :
Me jeter loin de toi, loin de ma seule amie ?

Ai-je en moi ce principe infernal de tourment ?
Cherchai-je à me tuer en niant mon serment ?

Quoi m’a jeté transi dans cette solitude,
Quand j’avais devant moi l’huis de ta plénitude ?

Et ce silence noir qui dévore mes cris,
Ta voix en fera-t-elle un jour mille débris ?

Le printemps n’a pas eu de mes mains sa couronne,
Donne-moi d’encenser de myrrhe cet automne…

Si tu peux pardonner une âme au désespoir,
Veuille que mon adieu ne fût qu’un au revoir…

Hécate, du bonheur je n’ai nulle autre idée
Que celle qu’à ton cœur aimant j’ai demandée.

Je ne sais pas ce qu’est sans ta main le bonheur,
Je n’ai d’autre raison que t’aimer dans mon cœur.

*

Hécate XI

Dans le nectar des dieux avoir versé l’absinthe
Pour ces lèvres de rose exquises, de corail,
C’était l’œuvre d’un fou, d’une raison atteinte :
Je suis cet égaré, ce vil épouvantail.

D’autres souffrent la nuit de cauchemars horribles,
Quand ils dorment, mais moi c’est en me revoyant
Dévaster, sans égard pour ses bontés sensibles,
Notre amour que je tremble et fuis l’alp effrayant.

C’est la réalité qui me fige, me glace,
Qui me fait supplier la nuit par où sortir
D’un monde où je ne peux avoir la moindre place,
Banni pour ce méfait malgré mon repentir.

Hécate était la coupe oblongue, améthystine
Où le divin nectar d’opale étincelait,
La nymphée hiératique et chryséléphantine
Où la source des eaux lustrales ruisselait.

Et moi, dans ces clartés de cascades célestes,
Tel un empoisonneur funeste au sang rongé,
Je mélangeais les noirs ferments de traîtres pestes,
Remuais des venins de serpent enragé.

Que cherchais-je instillant ces basses alchimies ?
Quel doute affreux blessait mon âme de son fouet ?
Étais-je conculqué par d’immondes lamies ?
De quel démon pervers étais-je le jouet ?

Hécate aurait pu m’être un bouclier d’étoiles
Et nous serions montés sur l’Olympe, immortels.
Au lieu de quoi, la glu d’aranéennes toiles
Me livre aux crocs souillés et pestilentiels.

Et je ne sais comment me déboîter la tête
Pour mettre fin au sombre et sanglant châtiment,
Ah ! que la ténébreuse estrapade s’arrête.
Je suis maudit… Hécate, abrège mon tourment !

*

Hécate XII

Hécate, pour deux mots cruels je te pardonne.
Et pour m’avoir compris à moitié mais trop bien
– L’autre moitié pourtant était la seule bonne.
Je te pardonne tout : est-ce que ce n’est rien ?

Je te pardonne ainsi ta famille modeste
Qui me posait un cas de conscience aigu,
Car si l’amour est tout, qui peut avoir le reste
Et s’en prive, son sort est, dit-on, ambigu.

Je te pardonne aussi de t’être consolée
Sans attendre un peu plus d’autres abaissements,
Qui m’auraient fait savoir que ton âme accablée
Serait toujours à moi, même dans les tourments.

Je te pardonne enfin d’avoir cru mes manèges,
Car j’étais moins méchant que fou, mais à lier.
Je te pardonne tout car tes roses, tes neiges,
Tes satins, tes velours me font tout oublier.

*

Hécate XIII

Hécate, le bilan d’une vie après toi :
Néant, désert, l’abîme aux profondeurs glacées,
Lamentable plongeon sans comment ni pourquoi,
Dérive lotophage, amertumes brassées.

Car je laissai plié sur la table de nuit
De ta chambrette un nerf vital tiré du coude
Dans lequel je posai, me retournant sans bruit,
Le fil bleu qui, rompu, jamais ne se ressoude.

Et surtout mon dernier coup d’œil fut, par hasard,
Pour le verre de sang à moitié plein ou vide
– Je ne sais toujours pas – qui noya mon regard,
Posé comme une horloge au bord du gouffre acide.

Et puis mon dernier mot, en main le combiné
Du téléphone et toi quelque part endormie
Dans l’ailleurs, d’une voix de menteur étonné
Ce fut pour dire « Allô » dans la glace ennemie.

Et si je me souviens, si je me souviens bien,
Je t’écrivis pourquoi je devais sans attendre
Prendre un bus vers la fin du monde, dans le rien.
J’écrivis tout cela sur le mur jaune tendre.

C’est pourquoi j’oubliai, comme en un cauchemar,
Mes chaussures, sorti sans voir que mes chaussettes
Étaient trop jade, en plus, pour monter dans un car,
Et je ne trouvais pas non plus mes cigarettes.

Pas plus que je ne vis la moindre station.
Alors je retournai chez moi ; depuis ce triste
Et fatal terminus, je fis soumission
Au marais désolé dont je suis un lampiste.

*

Hécate XIV

Hécate, dans la nuit que la lune irisait
Par son ruissellement de glace étincelante,
Un sylphe sur les lys que d’or il arrosait
Voletait près de nous en notre marche lente.

Je te montrais là-bas un immense escalier
Au bout du fleuve, après un ultime méandre.
Cet escalier aux cieux d’astres, pour oublier
Les maux, montait vers où l’on ne peut plus descendre.

Tu frissonnas, pourtant ce fut notre bonheur
Que dans le ciel brillant et noir nous regardâmes,
Les portes d’un château plus haut que la grandeur
Où nous serions entrés pour y sceller nos âmes.

Je vis dans ton œil bleu des reflets d’eaux du Styx
Quand tu me le plongeas au miroir de ta grâce,
Et mon âme battit des ailes de phénix
Tombé dans la prison de nos cœurs, mer de glace.

Je comprenais hélas que ton amour vivant
Dans le tourment suivait, résigné, comme une ombre
Mes pas éthéréens, sans sourire, et le vent
Dans les feuilles du saule, et des peines sans nombre.

Amour, t’ai-je jamais, blême chauve-souris,
Fait sourire ? ai-je vu sourire ton visage ?
Un voile est sur mes yeux, épais, mais tu souris
Comme moi sous la peau, mutique cartilage !

*

Hécate XV

Je ne me souviens pas de ton sourire, Hécate !
Comme si j’en avais perdu le droit depuis
Qu’en passant mon chemin je tombai dans le puits
Que m’est la vie, obscure et vide et scélérate.

Ou comme si jamais tu ne m’avais souri
Car je fus ton supplice et non ton sigisbée :
Un serpent hypnotique à la voix enrobée
Avec qui tu marchais sur un humus pourri,

Et dont tu te vengeas en prenant cet air grave
Que déposait l’affront indigne sur tes traits,
Ne comprenant pourquoi tes multiples attraits
S’attiraient l’avanie et non respect suave.

Si je veux méditer sur cela maintenant,
Je vois bien que, frivole, inepte, sans largesse,
J’étais séduit ailleurs, par la vaine richesse,
Qui dans le bran roula mon habit de manant.

Pourrais-je jamais dire à ta douceur blessée
Que je te traitai mieux que l’on ne me traita ?
Mais si quelqu’un jamais pour mon âme compta,
C’est toi, ma sœur, ma chère amoureuse offensée.