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La Théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas
LA THÉORIE DE L’AGIR COMMUNICATIONNEL DE JÜRGEN HABERMAS
par Florent Boucharel
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Le présent essai, rédigé en 1998 et dont il existe peut-être (mais j’en doute) une copie à la bibliothèque de l’Université Paris 10-Nanterre, est resté inédit à ce jour. Je le publie aujourd’hui à peine modifié.
Il s’agit d’une présentation et analyse de l’œuvre Théorie de l’agir communicationnel (Theorie des kommunikativen Handelns, 3e édition 1985) de Jürgen Habermas. Dans le corps de l’essai, les volumes 1 et 2 de l’édition française publiée chez Fayard en 1987 sont appelés respectivement TAC1 et TAC2 (suivis des numéros de page).
Ajout 5/3/2021 : le PDF Théorie de l’Agir Communicationnel
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SOMMAIRE
INTRODUCTION
I – SCIENCES SOCIALES ET MODERNITÉ : COMMENT PENSER L’AGIR SOCIAL ?
1A – RATIONALISATION ET MODERNISATION CHEZ MAX WEBER
1B – LA RÉCEPTION MARXISTE DES THÈSES WÉBÉRIENNES : LUKACS, HORKHEIMER, ADORNO
1C – LE PARADIGME DE L’AGIR COMMUNICATIONNEL CHEZ MEAD ET DURKHEIM
1D – LA THÉORIE DES SYSTÈMES DE TALCOTT PARSONS
II – AGIR COMMUNICATIONNEL ET PRAGMATIQUE FORMELLE : VERS UNE THÉORIE CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ
2A – COMMUNICATION ET RATIONALITÉ
2B – LA COORDINATION DE L’ACTION PAR L’INTERCOMPRÉHENSION
2C – LA REPRODUCTION SYMBOLIQUE DU MONDE VÉCU
2D – LES PATHOLOGIES SOCIALES
III – DISCUSSION FINALE
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La relation entre la pensée, l’action des hommes et l’évolution des sociétés est dans une mesure considérable non clarifiée. Si les différents systèmes philosophiques et les théories issues des sciences sociales se sont, souvent en concurrence et quelquefois de concert, attachés à débrouiller les fils de ce complexe entrelacs, il reste que toute contribution au domaine de la connaissance est soumise au débat intellectuel et à l’évolution empirique ultérieure, et le problème est de savoir dans quelle mesure cet effort pour clarifier la relation ci-dessus détermine, induit ou favorise tel type d’évolution ou du moins telle orientation des directives sociales. Tel est sans doute l’une des questions les plus fascinantes posées à l’esprit humain, et qui requiert l’élaboration d’une théorie de la connaissance.
Le paradoxe suivant peut nous mettre sur la voie. Comment est-il possible que le détachement du monde contenu dans la conscience religieuse exerce une influence sur l’organisation même du monde, souvent une influence fondamentale, à travers l’action des Églises ou celle des législations inspirées par les textes sacrés ? De même, comment se fait-il qu’à notre époque rationaliste et utilitariste, l’individu, qui devrait pourtant en toute logique récolter les fruits de telles conceptions, soit sujet à des angoisses d’inhibition dont l’intensité est sans précédent, contraint à des relations de plus en plus standardisées et impersonnelles, et soit compris de la manière la plus réductrice qu’on ait jamais vu depuis l’esclavage, dans les études de marché et les schémas d’une société de consommation où l’individu n’est rien par rapport aux puissances économiques ? La notion d’idéologie permet d’expliciter ces paradoxes.
Selon Karl Marx, la superstructure des institutions et des idées qu’elles propagent est subordonnée à l’infrastructure des rapports économiques de production. Dans la société capitaliste, la superstructure ne fait que reproduire et légitimer la domination de la bourgeoisie, qui bénéficie de la propriété privée des moyens de production, sur le prolétariat, aliéné par le prélèvement d’une plus-value sur sa force de travail et inconscient de cette aliénation du fait que l’idéologie lui présente les faits à la lumière de l’intérêt général et du contrat de travail privé sur la base du consentement réciproque. Par cette conception des classes, avec la classe dominante qui reproduit sa domination et sa violence par de l’idéologie, il est entendu que le domaine de la connaissance est scindé en deux, avec, d’une part, les idées qui masquent la réalité et dont la fonction est de rendre imperceptible au prolétariat sa véritable condition sociale, et, d’autre part, le matérialisme dialectique qui dénonce les idéologies en tant que fausse conscience et rend possible la constitution du prolétariat en classe objective, c’est-à-dire révolutionnaire.
En tant que matérialisme dialectique et socialisme scientifique, le marxisme se veut une saisie du cours inéluctable de l’histoire, qui doit nécessairement aboutir à l’avènement du communisme. Parce que le système économique évolue sous le poids de ses contradictions et du fait que dans la société capitaliste s’exercent les deux lois scientifiques, dégagées par le marxisme, de la baisse tendancielle des taux de profit des entreprises et de la concentration croissante du capital, les crises qui surviennent dans le système sont amenées à être de plus en plus destructrices, jusqu’au point où elles ne servent plus à l’assainissement du système mais aboutissent à la révolution conduisant, sous l’action du prolétariat, à l’appropriation collective des moyens de production et à la société sans classe.
Le marxisme est un socialisme scientifique parce qu’il repose sur la combinaison, d’après des procédures logiques, de concepts économiques tels que valeur, capital, plus-value…, concepts quantifiables et pouvant être introduits dans des équations (soit P la plus-value, C le capital constant : outils, matières premières, bâtiments… et V le capital variable : la force de travail de l’ouvrier, le taux de profit r est tel que r=P/C+V ; et comme ΔC>ΔV [Δ accroissement], Δr<0 : loi de la baisse tendancielle du taux de profit. De même, la loi de la concentration croissante du capital trouve sa validité dans les mécanismes de la concurrence, dans l’élimination des entreprises les plus faibles par les entreprises les plus fortes). Le travail des intellectuels consiste donc à faire prendre conscience au prolétariat de son exploitation pour qu’une fois survenue la crise finale, ce dernier dirige la transition vers le communisme, vers la fin de l’histoire, atteinte dès lors que sera réalisée la société d’abondance qui ne présente aucune contradiction de classes.
Avec Marx naît donc l’idée d’une superstructure, c’est-à-dire d’une pensée humaine déterminée par les conditions économiques et sociales, en même temps qu’une pensée non superstructurelle, à savoir le marxisme, seul support de l’action rationnelle, non mystifiée. L’exemple des régimes soviétiques n’a guère été concluant à cet égard. Il peut être interprété soit comme une perversité des thèses marxistes, et dans ce cas, comme une perversité fondamentale de la procédure formelle, car c’est ici la science qui conditionne le messianisme politique, soit comme leur perversion par des régimes de facto capitalistes, dans le sens où l’on est plutôt témoins pour ces régimes d’une forme de capitalisme monopoliste d’État, tel que décrit par Philippe Herzog. Si l’on penche pour la seconde hypothèse, le problème est alors de savoir si n’était pas inéluctable dans l’histoire cette perversion de la théorie, cela tenant soit à une cause intrinsèque à la théorie elle-même soit au fait que le système capitaliste n’avait pas encore atteint la maturité de ses contradictions, ce que les marxistes d’aujourd’hui inclinent à penser.
On trouve dans les Thèses sur Feuerbach de Marx la phrase suivante : « Les philosophes ont seulement interprété différemment le monde ; ce qui importe, c’est de le changer. » Il entendait ainsi rompre avec la tradition philosophique pour fonder sa réflexion ainsi que l’action politique sur des bases scientifiques. On remarquera cependant que cette phrase n’est pas sans présenter une certaine contradiction avec la nécessité scientifique de l’avènement de la fin de l’histoire : l’homme doit changer le monde qui changera nécessairement d’après des lois causales dans une direction déterminée scientifiquement. L’action de l’homme n’est ainsi pas tant de changer le monde que de se préparer à la transition, mais Marx semble penser que l’action révolutionnaire est elle-même nécessaire à cette transformation alors que sa recherche a démontré le caractère suffisant d’un mécanisme inhérent à l’évolution des sociétés. Il nous apparaît qu’il n’y a pas de concordance parfaite entre sa philosophie de l’histoire et sa théorie de la praxis, ce travers étant peut-être dû à la démarche scientifique qui était la sienne. [En réalité, Marx pense que c’est la révolution qui deviendra nécessaire et que le prolétariat en sortira nécessairement vainqueur. Nda 2018]
Edmund Husserl a décrit dans La Crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale, dont les manuscrits datent de 1935-1936, les mécanismes historiques qui ont conduit à considérer les sciences mathématiques de la nature comme le modèle de toute connaissance authentique. Avant cela, l’œuvre veut démontrer qu’il y a un mouvement historique de manifestation de la Raison universelle, innée dans l’humanité, et que le telos de la Raison est l’autonomie d’une compréhension de soi dans la vocation à une vie dans l’apodicticité. Il part du constat que le mouvement des Lumières, à l’origine porté par une foi absolue dans la philosophie universelle de son idéal, a sombré dans la skepsis, pour qui le monde n’offre aucune idée rationnelle à trouver. Il rend responsable de ce phénomène l’objectivisme scientifique, qui substitue à l’Être vrai la méthode, dont on ne peut comprendre le sens pour la simple raison qu’on laisse sa traditionalité ininterrogée.
Les Lumières de l’époque moderne se présentent sous le double aspect d’une croyance en un progrès indéfini de l’humanité conduite par la Raison et d’une foi dans les sciences positives comme instrument de ce progrès. Toutefois, autant les sciences positives n’ont cessé de valider leur savoir par des réalisations pratiques, autant les constructions métaphysiques censées les accompagner ont été des échecs, ce qui a eu pour effet d’engendrer cette skepsis dont nous venons de parler. La modernité fut initiée par un changement de sens spectaculaire qui assigne aux mathématiques (géométrie et doctrine formelle des nombres et des quantités abstraites) des tâches universelles. La géométrie a pour objet la détermination des formes idéales dans une identité absolue. Avec la forme idéale, on transpose le monde ambiant dans des types purs, de sorte que les formes idéales sont des types purs des formes de la spatio-temporalité sensible qui, en tant que ces dernières, ne peuvent être déterminées intersubjectivement ni faire par conséquent l’objet d’une connaissance objective. L’art de la mesure corrige cela et, par cet art, on atteint l’être objectif du monde. Husserl nous dit que la méthode renvoie aux intérêts pratiques de l’arpentage.
La mesure vainc la relativité des appréhensions subjectives et suggère par là même que nous obtenons grâce à elle une vérité non relative, la connaissance d’un étant véritable. Mais si les formes du monde sensible se prêtent à une mesure, au démembrement et à la divisibilité ad infinitum de la substruction géométrique, qu’en est-il des moments-de-forme que constituent les qualités sensibles des mêmes objets ? Husserl nous dit que, les formes et leurs remplissements dans le monde ambiant étant reliés par une causalité concrète universelle, du fait de la totalité invariante qu’on entend par « monde », la substruction des formes entraîne eo ipso la substruction des remplissements et donc la détermination mathématique de remplissements qualitatifs idéalisés. Cela rend possible in fine que la nature nous soit donnée dans des formules, et autorise l’avènement d’une science de la nature, avec pour origine l’entreprise galiléenne d’indexation mathématique de toutes les qualités sensibles.
L’arithmétisation de la géométrie au cours des développements de l’art de la mesure a conduit au passage des types purs des intuitions sensibles aux pures formes numériques et à la Mathesis universalis de Leibniz. Cette mathématique est une logique formelle, une science des formes de sens constructibles dans une généralité formelle vide. Elle est la science de ce que l’on peut construire systématiquement d’après les lois formelles de non-contradiction. C’est ainsi que l’arithmétique devient l’art d’obtenir des résultats à partir d’une technique de calcul. L’intérêt de la connaissance effective du monde se perd dès lors chez ceux qui reçoivent par héritage culturel une science devenue technique pure. C’est à ce niveau que la méthode se transforme en vêtement d’idées qui couvre l’Être vrai des choses, et c’est cette occultation de l’origine des structures de sens qui explique la crise que connaissent les sciences. Bien qu’elles restent fécondes en découvertes, les sciences positives, ayant affaire seulement à la facticité de l’humanité (à une humanité dans les faits), ne peut à présent rien dire sur les questions de la Raison qui dépassent le monde en tant que simple univers des faits et dont les réponses sont à même de fournir le sens authentique de l’apodicticité.
La mathématisation de la nature la faisant comprendre par nous comme un monde des corps séparés et clos sur lui-même, il en résulte un dualisme entre physis et monde psychologique, dualisme qui a été liquidé par John Locke avec sa psychologie naturaliste. Husserl s’oppose à cette science positive de l’esprit qu’est la psychologie et veut renverser l’objectivisme scientifique en subjectivisme transcendantal : le monde « objectivement vrai » de la science est une formation de degré supérieur qui a pour fondement l’expérience et la pensée préscientifiques (par exemple, la géométrie a pour fondement l’arpentage). Or ce qui est premier en soi, c’est la subjectivité et cela en tant que l’être du monde lui est donné et qu’elle le rationalise. Cette relation de l’ego au monde préscientifique de la vie (Lebenswelt) doit attirer l’attention du philosophe pour qu’il puisse connaître comment le sujet, à partir de sa pure expérience, comment la conscience, dans sa relation à ses objets, dans son intentionalité, rend possible une connaissance objective, établit une formation continue du sens. Le but de la phénoménologie husserlienne est le dévoilement des phénomènes premiers de la conscience sans l’intervention de constructions théoriques, et par là-même la compréhension du Telos humain dans le mouvement de la Raison.
Dans son effort pour sauver la raison universelle issue des Lumières, Husserl évacue les questions de la praxis. En tout cas, il ne s’y intéresse que dans une acception limitée aux recherches de l’esprit : le monde corrompu par les fausses théories sera corrigé par les vraies. Avec lui, c’est le philosophe qui change le monde : il le fait devenir ce vers quoi il tend, il réalise le Telos, il comprend la Vérité et devient une source de lumière, un Aufklärer qui dissipe les ténèbres. Pour mener à bien la mission qu’il s’est confiée, le phénoménologue doit adopter une attitude de distanciation par rapport au monde de la vie, en rupture avec l’attitude naturelle. Il doit se tenir au-dessus du monde qui devient un phénomène pour lui. Par cette rupture avec les intérêts intramondains et par une pure attitude de contemplation, que vise Husserl ? Que signifie pour un philosophe qui entend explorer la relation de la subjectivité au monde de la vie qu’il doive retirer sa subjectivité de l’entrave du monde ? De même, comment « vivre éveillé dans la conscience du monde » (La Crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale), c’est-à-dire avoir le lieu de sa subjectivité dans la pure intellection des choses, peut-il être d’une quelconque utilité pour comprendre l’épreuve de la subjectivité dans le monde ?
La science positive rejetant du cadre de sa réflexion les questions métaphysiques qui remuent l’idée de Raison, et inapte également à établir les bases d’un débat sur les questions pratiques de la conduite humaine, comment expliquer dès lors le socialisme scientifique de Marx ? La praxis chez Marx, inscrite dans le processus des contradictions économiques, ne relève pas des prérogatives d’une Raison pratique, mais de la nécessité de ce qui doit se produire d’après des lois. Ce faisant, il ne pouvait prévoir les réformes que la délibération dans les sociétés capitalistes allait mettre en place pour permettre l’ajustement du système. Il paraîtrait que Marx avait l’intention, peu avant sa mort, de revenir sur la subordination du politique à l’économique et, plutôt que de parler d’une détermination de la superstructure par l’infrastructure, d’élaborer un système d’interdépendance des structures. On sait que des auteurs marxistes comme Gramsci ou Althusser ont réfléchi à l’efficience propre de la superstructure. Cela ne va-t-il pas cependant à l’encontre des prémisses du matérialisme dialectique, et peut-on être marxiste sans être strictement matérialiste-dialectique ? Par exemple, un auteur d’abord marxiste comme Édouard Bernstein, critiquant le déterminisme trop étroit du Diamat, en vint à abandonner l’idée de révolution et à accepter la démocratie bourgeoise. (C’est un des « sociaux-traîtres » dénoncés par Lénine.)
C’est Bernstein également qui parla d’une évolution de la société sous l’impulsion de l’idéal socialiste. De la sorte il revenait à des schémas semblables à ceux qui portèrent les Lumières et, si sa croyance au progrès n’est pas stricto sensu dérivée d’une conception de la Raison telle que celle de Husserl, il reste que l’idée de progrès social implique celle du Telos humain, ce dernier ayant à voir avec la Raison au sens des Lumières, parce qu’il y a Telos, en rapport au progrès, dès lors que l’apprentissage vaut comme perfectionnement.
La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale est chronologiquement le dernier ouvrage de Husserl, qui mourut en 1938, avant les atrocités de la Seconde Guerre mondiale, lesquelles portèrent un coup à l’idée de progrès continu de l’humanité. En effet, peut-on parler de progrès lorsqu’il consiste simplement à un développement de la technique qui rend dévastatrices les pulsions meurtrières ? Faut-il voir dans tout cela, à la suite de Husserl, une manifestation particulièrement frappante et affreuse de la crise des sciences européennes ? Faut-il y voir un mouvement d’autodestruction de la Raison et comment expliquer une telle chose ?
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Max Horkheimer et Theodor Adorno sont deux intellectuels allemands ayant fui le régime nazi pour les États-Unis. Passablement traumatisés par la tournure que prenaient les événements politiques dans leur pays, ils furent horrifiés par la vie en Amérique. Leur jugement fut sans appel : la Raison incarnée dans la réalité des hommes suit un mouvement dialectique autodestructeur par lequel le progrès devient régression. C’est à tort que l’on avait cru la Raison capable de rompre avec le mythe, car, issue de lui, elle y retournait. En outre, elle régressait en idéologie avec l’idolâtrie par les masses du pouvoir de ceux qui contrôlent la technique ; et, finalement, elle dégénérait en barbarie, comme le montrait le nazisme. Ces éléments sont contenus dans La Dialectique de la Raison : fragments philosophiques, ouvrage écrit en commun et publié en 1947.
Pour eux, le philosophe Francis Bacon a réuni de façon exemplaire, et précoce, les différents thèmes de l’Aufklärung et son œuvre traduit la forme scientifique prise par la Raison moderne. Comme chez Descartes, qui forgea la méthode en réaction à la scolastique, il y a chez Bacon un mépris affiché pour la tradition. Dans la destruction des mythes qu’elle entreprend et dans la nécessité qu’elle éprouve de triompher de la superstition, elle fonde sa domination d’une nature démystifiée. L’important est en fait moins la vérité que l’efficacité, le fonctionnement de la méthode, dont l’idéal est un système infini et pourtant clos sur lui-même dont tout peut être déduit. Le savoir que la méthode rend possible se veut un pouvoir. C’est par conséquent la technique qui est l’essence de ce savoir : technique pour appliquer la méthode, technique pour exploiter le travail des autres et dominer la nature. La Raison est totalitaire car elle vise à la suppression des dieux, par le raisonnement logique, et des qualités, par la numération, pour l’Un, la totalité englobante.
La mise en situation du sujet dans le mythe signifie déjà l’éveil du sujet : le mythe est lui-même Raison. Horkheimer et Adorno voient par exemple dans le rusé Ulysse un type idéal du bourgeois. L’éveil du sujet se paie de la reconnaissance du pouvoir comme principe de toutes les relations : la nature devient pure objectivité face à une Raison instrumentale. La conséquence en est que sont supprimées les affinités entre ce qui existe, remplacées par la relation sujet donateur de sens-objet dépourvu de sens, remplacées par l’intentionnalité de la conscience. Or cette relation nouvelle s’établit en fait aux dépends du sujet car, dans le délire de l’unité qui la caractérise, la Raison apporte à la contrainte sociale toute sa force. L’autoconservation, dans les sociétés bourgeoises, devient l’impératif ultime du sujet, cela pour permettre la marche du progrès. Or ce progrès réalise de plus en plus la prise en charge de l’autoconservation par les mécanismes sociaux. Au bout du compte, la subjectivité disparaît pour ne laisser que l’univocité de la fonction. Elle laisse la place à la logique des règles du jeu. C’est le Fatum antique.
Les masses subissent la violence sociale dans un état hallucinatoire permanent de « frustration joviale » (cité dans TAC2 p.376) au sein du système de la production industrielle des biens de la culture. Le triomphe du capital investi uniformise tout. L’art s’est transformé en business et la logique de l’œuvre est sacrifiée pour la logique du système social. Le cinéma, la radio et les magazines, par lesquels sont pourtant multipliées les possibilités d’accès à la culture, constituent en fait un système total de mystification. Le cinéma, en particulier, dégoûte nos auteurs. Dans ces salles obscures où le véritable plaisir qu’on y prend consiste en une régression au stade fœtal, le spectateur est bombardé par des images, des paroles et de la musique simultanés à un rythme stroboscopique, et dans l’effort qu’il fait pour n’en rien perdre aucune activité mentale ne lui est permise. Cet effort se fait automatiquement : la violence de la société s’est installée dans l’esprit des hommes. Et l’étalage qu’ils font de leur culture ne témoigne de rien d’autre que de la pathétique inconsistance du consommateur de produits standardisés.
Le divertissement est devenu un idéal. Plus les mouvements paroxystiques s’évanouissent de la condition des hommes, plus la décontraction est visée comme mode de vie. Le divertissement, fusion du loisir, de la culture et de la publicité, joue sur la frustration et la compensation hallucinatoire. L’individu se console des créatures de rêve qu’il n’aura jamais en consommant le produit pour la vente duquel on les a dénudées. Un tel système est le lieu privilégié de l’impuissance et de ses projections morbides. Il confère aux pulsions des masses une ampleur inouïe.
Si l’Aufklärung, en sombrant dans le fascisme, a parachevé son élan dans l’imitation SS des pratiques magiques tribales, le fétichisme et un charisme converti au star-system, il faut y voir la dialectique de la Raison. Pour nos auteurs, notre pensée a perdu sa relation à la vérité mais les solutions qu’ils proposent restent assez mystérieuses : « La Raison doit prendre conscience d’elle-même si les hommes ne doivent pas être trahis complètement. » (La Dialectique de la Raison). Il y a assurément dans cette phrase l’idée d’une mission des intellectuels pour le destin des sociétés mais il y a aussi un certain anthropomorphisme. En effet, que veut dire que la Raison ait conscience d’elle-même ? L’homme doué de raison est conscient de lui-même, certes, mais si l’on donne à cette faculté de l’homme qui conditionne sa conscience les mêmes propriétés qu’à l’homme, on donne à la Raison une raison qui est la Raison pour elle et un mystère encore plus grand pour nous. La Raison serait-elle une sorte d’ange dont les intellectuels goûteraient la présence au sein de leurs assemblées ?
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En partie pour résoudre les difficultés posées par cette orientation trop hégélienne d’une théorie critique de la modernité, l’œuvre de Jürgen Habermas veut se détacher d’une conception absolutiste de la Raison ainsi que de la systématisation de l’Esprit en acte hégélien et passer à une rationalité communicationnelle, par laquelle les hommes déterminent intersubjectivement les conditions de leur existence. Offrant de la sorte une nouvelle appréhension des questions pratiques de la finalité humaine, tombées en désuétude pendant la modernité, et visant à perpétuer sérieusement l’héritage démocratique des Lumières par une véritable théorie de l’intersubjectivité, seule à même d’éclairer la notion d’action citoyenne ainsi que cette action elle-même, Habermas fonde une morale non prescriptive dont les principes sont liés à la garantie de l’intercompréhension.
Une théorie de la société vise à saisir les cadres d’ensemble de la vie sociale dans ses catégories essentielles. Ces catégories sont inscrites dans le processus de la modernisation sociale et c’est ce processus qui les établit, à charge pour les sciences sociales de les dégager. La Technique et la Science comme idéologies d’Habermas, publié en 1968, contient les prémices de sa réflexion ultérieure.
Herbert Marcuse a analysé les implications du concept de rationalisation introduit par le sociologue Max Weber : la modernisation des sociétés s’est faite sous l’égide d’une rationalisation au terme de laquelle c’est un type d’activité rationnelle par rapport à une fin qui s’impose. L’introduction de la science rationnelle et de sa technique dans les sphère institutionnelles a détruit les légitimités traditionnelles. Pour Marcuse, après avoir rappelé l’idée husserlienne que la science est une formation historique, le motif véritable de cette rationalisation est de maintenir une domination sociale, masquée par la référence à des impératifs techniques. Marcuse préconise donc une Science nouvelle qui ne considérerait plus la nature comme un terrain d’exploitation mais comme un partenaire, une Science qui assurerait ainsi la communication entre nature et humanité. Habermas, quant à lui, réfute l’idée que la technique puisse être dépassée historiquement. Il porte toutefois un jugement sévère sur la technocratie qui, tournée vers la solution de problèmes techniques, met entre parenthèses les questions de la pratique, c’est-à-dire celles qui naissent de l’interrogation sur ce qu’est une vie bonne.
Avant d’aller plus avant, observons l’état du débat sur le rapport entre science et société. La modernité comprend le progrès cumulatif des sciences comme le modèle de l’évolution des sociétés et confère par conséquent au savoir scientifique le statut d’un savoir supérieur, ce qui nécessite la liquidation des questions métaphysiques qui ne se rapportent pas à des faits mais sondent la valeur de l’activité rationnelle elle-même et ce qui doit en résulter. Le “devoir-être” métaphysique est jugé indiscutable et liquidé par une philosophie de l’histoire du type de celle d’Auguste Comte. Le positivisme comtien, dont l’intention était de propager le monopole cognitif de la science, a substitué au sujet de la théorie de la connaissance le progrès technico-scientifique comme sujet d’une philosophie scientiste de l’histoire. Le sens de la connaissance peut, à partir de là, être expliqué de façon suffisante au moyen de l’analyse méthodique des procédés scientifiques. Le cadre du problème de la connaissance humaine est dissous, et ne subsiste alors plus qu’un objectivisme créant l’illusion d’un en-soi de faits structurés selon des lois. On trouvera dans Connaissance et Intérêt d’Habermas de précieuses indications à ce sujet.
Quelques œuvres récentes ont remis en question le dogmatisme scientifique et, parmi elles, Contre la méthode : Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance par Paul Feyerabend, publié en 1975. L’auteur démontre que des théories scientifiques concurrentes sont incommensurables entre elles car elles font appel à des concepts différents. Ainsi, deux théories scientifiques concurrentes, par exemple la théorie de la relativité et la théorie des quanta, sont deux visions différentes du monde. Or un choix entre deux théories équivalant à un choix entre deux visions du monde, il est purement subjectif. Par conséquent, la science, malgré toute sa batterie méthodologique, ne constitue pas un savoir supérieur. Vouloir ramener la science à des règles méthodologiques universelles est pernicieux car c’est négliger la créativité de l’esprit humain, capable de frayer un chemin, selon les circonstances, par des voies diverses. Pour connaître, toutes les méthodes se valent au bout du compte.
Cela s’accorde tout à fait avec l’étude du développement des sciences dans une civilisation comme l’Islam. Convient-il de rappeler que c’est par le monde musulman que l’algèbre a pénétré en Occident ? La science en Islam n’est pas inexistante, cependant ce n’est pas du tout la même philosophie qui l’anime. Par exemple, les lois de l’optique et de la perspective servent dans le chiisme, qui professe à la fois le sens exotérique et le sens ésotérique de la révélation mohammadienne, à une interprétation métaphysique et fondent une partie de la connaissance ésotérique. De même, la numération et le calcul sont inhérents à la révélation de l’Esprit (cf Henry Corbin, En islam iranien).
Le dogmatisme méthodologique de la science européenne est inséparable d’une direction technocratique de la société. Karl Popper, moins radical que Feyerabend, affirme cependant que les scientifiques doivent s’interroger sur la philosophie qui les anime ; c’est tout l’intérêt des débats épistémologiques au sein de la communauté des savants. La légitimité « scientifique » du discours des technocrates, techniciens de la chose publique, est une billevesée qui suppose l’aveuglement des masses quant à la réalité de l’indéterminabilité fondamentale des résultats scientifiques. Au nom de la Raison pratique, la nécessité se fait jour de ne plus se laisser imposer sans discussion une décision sous le prétexte qu’elle est le produit d’une expertise scientifique, car les règles de la vie sociale, dans une démocratie, doivent être fixées consensuellement sur la base du débat généralisé.
Ce qui peut rendre stérile le débat, c’est l’idéologie. Qu’est-ce que l’idéologie, selon Habermas ? Le rôle mystificateur de l’idéologie est assuré dans les sociétés contemporaines par la science et la technique. La rationalisation des sociétés engagées dans un processus de modernisation a conduit à ce que le cadre institutionnel de ces sociétés, qui consiste en un ensemble de normes guidant des interactions médiatisées par le langage, subisse une intrusion de la part de sous-systèmes, tels que le système économique ou l’appareil bureaucratique d’État, obéissant à des principes d’activité rationnelle par rapport à une fin ; intrusion dans le cadre institutionnel car ce sont ces sous-systèmes qui se trouvent institutionnalisés. L’idéologie fonctionnaliste, dont la traduction dans les sciences sociales est la théorie des systèmes, transfère le modèle analytique au plan d’organisation de la société en adoptant l’optique de l’autorégulation des systèmes, si bien qu’au final le secteur fonctionnel de rationalité par rapport à une fin absorbe toute activité communicationnelle, d’où résulte une érosion du cadre institutionnel. Cette idéologie porte préjudice à un intérêt pratique essentiel, celui de la socialisation des individus par la communication établie dans le langage courant.
À cause de la technocratisation de la décision, de larges couches de la population sont dépolitisées et l’opinion publique détériorée. La société capitaliste moderne s’immunise alors sans difficulté contre la mise en question de son idéologie par la manipulation de l’opinion publique à l’aide des médias de masse. Avec l’intrusion du secteur d’activité rationnelle par rapport à une fin dans le cadre institutionnel, le dualisme du travail et de l’interaction s’efface de la conscience des hommes. Ainsi, ils ne voient pas que la disparition de la faim et de la misère ne coïncide pas nécessairement avec la libération de la servitude et de l’humiliation : il n’y a pas de lien automatique entre le travail assurant le progrès matériel et l’interaction qui seule peut fonder la reconnaissance mutuelle des hommes.
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Un point qu’il est particulièrement important de clarifier avant d’entrer dans le vif du sujet est celui de savoir quelle doit être notre position vis-à-vis du concept d’idéologie. Nous verrons qu’une théorie de l’agir communicationnel résout nombre des difficultés que le concept introduit, ces difficultés devant être ici sommairement présentées. « Idéologie » : pourquoi appelle-t-on « science des idées » l’idée fausse ? Comme toute œuvre de la pensée s’adresse aux hommes et exerce une influence au niveau de leurs représentations, de même qu’elle implique souvent un état ou une conduite particulière visée chez l’auditeur, elle est susceptible à un moment ou à un autre d’être qualifiée d’idéologie. Pour la même raison, l’objectivité la plus pure n’existe pas et la vérité n’existe pas non plus en dehors d’un accord intersubjectivement conclu. De sorte qu’au bout du compte la recherche de la vérité réclame moins un cycle méthodologique qu’une capacité à provoquer l’accord ; de sorte encore qu’une définition de la réalité ne s’impose jamais d’elle-même ; et de sorte, hélas, que la violence peut provoquer un accord mieux que la persuasion.
Nous rejoignons là l’idée nietzschéenne que « l’univers est la volonté de puissance », dans Par-delà le bien et le mal. Cette volonté de puissance se traduit dans le besoin individuel de s’affirmer, dans les stratégies des groupes sociaux, dans les conflits internationaux, dans la domination de la nature, dans les œuvres des philosophes… C’est une vérité qui sape toutes les vérités de rang inférieur en les comprenant comme les instruments de cette volonté.
Dans le cas de I ’historicisme, la contextualisation de la vérité n’est ni plus ni moins que de la skepsis. Pour Habermas, c’est le contexte de la communauté formelle des interactions qui est la référence de toute validité. Une théorie de l’agir communicationnel a pour objet de libérer ce contexte de la logique des intérêts qui lui sont étrangers. Seule une théorie de l’agir communicationnel est à même, dans les sociétés modernes, d’inspirer une action éclairée aux hommes sur la base de certitudes partagées, non suite à l’exercice d’une contrainte mais par l’interaction librement consentie. L’intention d’Habermas est de créer les conditions pour que la contrainte sociale extérieure aux individus cède face à un assentiment subjectif à la socialisation, et ce non par l’auto-conditionnement au sein de sous-systèmes. La libération de la communication intersubjective est à bien des égards une nécessité pour que l’accord commun sur les questions de la pratique, qui touchent à la vie des hommes, ne passe plus par la violence. La question à laquelle nous devrons répondre ensemble est : comment aimerions-nous vivre ?
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La Théorie de l’agir communicationnel (le livre) a été publiée en 1981. Elle comporte deux tomes. Le premier s’intitule Rationalité de l’agir et rationalisation de la société ; le second a pour titre Pour une critique de la raison fonctionnaliste. Rationalité, rationalisation, raison, pourquoi cela ? Les trois sommets de la relation entre l’action des hommes, l’évolution des sociétés et la pensée, l’essence de la critique les joint. Le premier tome rend compte du processus de rationalisation qu’ont connu les sociétés humaines dans leur détachement par rapport aux traditions et aux structures sociales de type traditionnel, c’est-à-dire dans la voie de la modernisation. Pour cela, Habermas nous présente une étude de l’œuvre sociologique de Max Weber. En analysant ensuite la réception marxiste de ces thèses chez des auteurs tels que Georg Lukacs, ou Horkheimer et Adorno déjà cités, et la Théorie critique qui en est résultée ainsi que son échec à cause des apories trop nombreuses quelle faisait émerger sans pouvoir y remédier, il donne toute sa force à l’idée que la socialisation dépend tout autant de l’interaction intersubjective orientée vers l’intercompréhension de participants que de la confrontation instrumentale avec la nature extérieure, cette dernière acception déterminant le cadre trop partiel de la théorie marxiste. La rationalité de l’agir ne peut être rendue complètement lorsqu’elle est entendue uniquement sous l’angle cognitif-instrumental de l’action par rapport à une fin. C’est pourquoi Habermas, par des chapitres intitulés Considérations intermédiaires (première, deuxième et finale), qui séparent les études d’auteurs dans la structure des volumes, expose les concepts fondamentaux pour une théorie de la communication qui apporte à la rationalité communicationnelle des hommes sa valeur heuristique pour les sciences sociales.
Le second tome étudie en premier lieu les œuvres de George Herbert Mead et Émile Durkheim, appartenant au même titre que Weber à la catégorie des pères fondateurs de la sociologie, mais dont les recherches diffèrent sensiblement de celles de Weber en ce que ces auteurs orientent leur démarche à partir de l’agir communicationnel, en étudiant le processus de socialisation sous cet angle. Ceci permet à Habermas de clarifier, dans la deuxième Considération intermédiaire, ce qu’il entend, dans sa théorie, par « monde vécu » (Lebenswelt), terme emprunté à la phénoménologie de Husserl. Il décrit la société comme la juxtaposition, d’une part, des mondes vécus intersubjectivement partagés et, d’autre part, des systèmes d’activité rationnelle par rapport à une fin. Dans son œuvre sociologique, Talcott Parsons, en abandonnant la théorie de l’action, qui avait animé les recherches des sciences sociales jusque-là, au profit d’une théorie des systèmes autorégulés, faisait fi d’une quelconque compréhension du Lebenswelt et légitimait ainsi dans le milieu intellectuel le phénomène que la rationalisation avait provoqué : la « colonisation » du Lebenswelt par les systèmes fonctionnels, ce qu’Habermas avait déjà signalé dans La Technique et la Science comme idéologies avec la distinction faite entre le cadre institutionnel et les sous-systèmes, et la dénonciation d’une idéologie fonctionnaliste (parsonsienne) légitimant a posteriori le mouvement d’absorption de l’activité communicationnelle par la logique systémique. La Considération finale souligne que ce mouvement se traduit par un certain nombre de pathologies sociales qu’une Théorie critique de la société, à l’aide des concepts de la rationalité communicationnelle, est à même de diagnostiquer.
Nous procéderons en deux temps pour étudier la Théorie de l’agir communicationnel. Dans une première partie, nous reprendrons les études d’auteurs auxquelles Habermas s’est consacré dans son livre, à savoir : Max Weber et la modernisation comme institutionnalisation de l’activité rationnelle par rapport à une fin, ensuite Lukacs, Horkheimer et Adorno pour leur critique de la Raison instrumentale, après eux, Mead et Durkheim pour le changement de paradigme qu’ils représentent – passage de l’activité finalisée à l’agir communicationnel –, et enfin Talcott Parsons pour sa théorie des systèmes. La problématique de cette partie consiste à se demander comment penser l’action sociale. Nous obtiendrons ainsi un aperçu des tentatives faites pour dégager les tenants et aboutissants de la rationalité de l’agir social par les sciences sociales (le travail d’un auteur comme Adorno à l’Institut de Philosophie sociale manifeste le tournant social pris par des auteurs de formation philosophique sous l’impulsion du marxisme scientifique) et nous verrons comment, dans le fonctionnalisme de Parsons et de ceux qui se sont inspirés de ses travaux, la théorie de l’action fut laissée de côté.
Dans une seconde partie, nous pourrons alors, à partir de la critique de certaines insuffisances de ces auteurs par Habermas, nous attacher à la clarification de ce que celui-ci entend par « théorie de l’agir communicationnel ». Cette théorie prend la forme d’une pragmatique formelle qui n ‘accorde plus, dans l’étude de la communication humaine, la place centrale aux propositions et structures grammaticales mais au procès d’intercompréhension entre personnes élevant des prétentions à la validité et prenant position par rapport à de telles prétentions. Elle débouche sur une théorie de la société conceptualisant le contexte de la vie sociale dans un sens approprié aux paradoxes de la modernité.
À la suite de ces deux parties viendra, en guise de conclusion, une discussion revenant sur l’ensemble du mémoire et reprenant la pensée d’Habermas, pour discuter les prémisses en œuvre dans sa théorie.
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I – SCIENCES SOCIALES ET MODERNITÉ : COMMENT PENSER L’AGIR SOCIAL ?
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Les études d’auteurs contenues dans la Théorie de l’agir communicationnel visent à mettre en évidence l’universalité du concept de rationalité communicationnelle, mais sans garantie pour autant d’une couverture métaphysique du problème, à laquelle échappent les problématiques de l’agir social. Les fondements praxéologiques de la sociologie comportent nécessairement un concept de rationalité mais ce n’est pas la sociologie qui peut interroger ce dernier, mais bien plutôt une histoire des théories envisagée d’un point de vue systématique.
Habermas a choisi de se rattacher à la tradition sociologique de la théorie de la société pour dégager l’universalité de la rationalité communicationnelle. Deux autres voies s’offraient à lui. La première consiste en une introduction propédeutique du concept d’activité communicationnelle élaboré par la pragmatique formelle, c’est-à-dire en la reconstruction hypothétique du savoir pré-théorique appliqué par les participants de l’interaction, et le contrôle de cette reconstruction d’après une observation sociologique de locuteurs offrant un spectre socioculturel aussi étendu que possible. La deuxième voie consiste quant à elle en l’estimation de la valeur d’utilisation empirique de la pragmatique formelle. Habermas préfère reprendre les hypothèses et argumentations de la tradition sociologique, en vue de déployer les problèmes à la solution desquels pourrait aider une théorie de la rationalisation développée à l’aide des concepts fondamentaux de l’activité communicationnelle.
C’est cette reprise de la tradition par Habermas qui fait l’objet de la première partie du présent mémoire. On pourrait objecter au plan de ce travail de ne pas tenir compte de la structure voulue par Habermas lui-même, à savoir l’exposition et la discussion d’un auteur, puis un développement à l’aide des arguments mis en relief dans cette exposition, une considération intermédiaire élaborant la théorie de l’agir communicationnel, qui à son tour laisse la place à l’étude d’un nouvel auteur… Le plan de ce travail ne respecte en effet pas l’alternance établie par Habermas. Notre souci a été de rendre au lecteur aussi clairement que possible les problématiques que la tradition sociologique a mis à jour, avant de le conduire dans la deuxième partie à la théorie habermasienne, dans le but de faire bien voir quels problèmes soulevés par cette tradition elle résout, et les instruments qu’elle apporte à la compréhension de l’action des hommes dans leurs contextes sociaux.
Nous avons déjà vu brièvement pourquoi les auteurs traités apparaissaient dans l’ouvrage, au titre de grands théoriciens de la société. Il convient à présent d’examiner plus avant leurs théories.
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1A – RATIONALISATION ET MODERNISATION CHEZ MAX WEBER
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L’intention d’Habermas en étudiant les travaux de Max Weber est de reconstruire le projet d’ensemble qui animait ces travaux dans une œuvre à l’état de fragments. À partir d’un examen empirique global, Weber décrit la modernisation des sociétés européennes comme le résultat d’un processus de rationalisation. Il conçoit ce processus comme un désenchantement opéré au niveau des images religieuses du monde par le protestantisme et converti ensuite en rationalisation sociale par le biais de l’éthique de la vocation. Il y a ainsi passage d’une rationalisation culturelle à une rationalisation sociale, mais si Weber conçoit la première en recourant à un concept de rationalité complexe, il n’entend plus la seconde qu’à l’appui d’une rationalité cognitive-instrumentale, et ce travers conduit Habermas à conclure que Weber n’a pu fonder une théorie de l’action susceptible de rendre compte entièrement de l’activité sociale des hommes et de ses contextes.
Le thème wébérien de la rationalisation sociale avait déjà été travaillé par la philosophie de l’histoire du 18e siècle et par les théories évolutionnistes de la société du 19e siècle. Condorcet est le représentant le plus significatif de cette philosophie de l’histoire qui tire des progrès théoriques cumulatifs de la science l’idée d’un progrès constant de l’humanité vers le bonheur parfait et l’obéissance parfaite aux préceptes de la Raison. Son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain illustre les espoirs de la philosophie des Lumières. Avec les théories évolutionnistes, par contre, notamment celle de Spencer, ce n’est plus la progression de la science mais l’évolution naturelle des espèces qui constitue le paradigme pour étudier les transformations des sociétés. Quant à Weber, il réagit par rapport à l’une et aux autres en concentrant ses recherches sur les fondements religieux de la rationalisation.
La doctrine calviniste et l’éthique protestante qu’elle fonde sont à l’origine de l’émergence du capitalisme ; non que la doctrine contienne des préceptes explicites invitant les hommes à se conduire en capitalistes, mais parce que sa pénétration sociale s’est faite selon une modalité ayant sa logique propre, comme nous allons le voir. La notion de prédestination développée par Calvin signifie qu’il est pour chaque homme préexistentiellement décidé s’il sera sauvé ou non, si le royaume des Cieux lui est ouvert ou non. Ainsi, au contraire de la doctrine catholique qui veut que les hommes obtiennent le salut par leurs œuvres, le croyant protestant, si le salut lui a été refusé avant même sa naissance, ne peut rien y faire. De surcroît, il n’est pas possible de connaître à ce sujet la volonté de Dieu.
Nous devons comprendre cela comme un perfectionnement de l’attitude religieuse dans l’histoire. En effet, la doctrine de la prédestination rend à la volonté divine toute sa plénipotence, car que signifie un Dieu conduit par l’action des hommes ? C’est ainsi que Calvin l’entendait du Dieu catholique, dont les décrets sont en dernière instance dictés par le comportement des hommes, à travers leurs œuvres. De même, pour le protestant, l’homme n’existe que pour la gloire de Dieu et son propre salut ne doit pas le préoccuper autant que ce fait. Avec Calvin encore, l’ascétisme devient la conduite ordinaire de tous les hommes et non pas seulement celle des ordres monastiques, qui doivent donc disparaître. L’ascétisme mondain du protestant est une conduite méthodique et rationnelle qui vise au dépassement du status naturae, au triomphe éthique sur les instincts : chaque homme est tenu de porter la sainteté personnelle à un degré toujours plus élevé. On voit donc qu’avec le calvinisme c’est la totalité de l’existence qui s’imprègne de la foi. En cela, il constitue un perfectionnement de l’idéal éthique de la religion.
Par une étude empirique et la construction intellectuelle d’un idéal-type du protestant, Weber expose les conséquences sociales de la doctrine et leur rapport à l’émergence de l’esprit capitaliste. Le protestant ignore s’il compte parmi les élus de Dieu parce qu’il ne peut rien connaître de la prédestination. L’angoisse existentielle qui en résulte est telle qu’elle va le pousser, en dehors de toute cohérence avec les préceptes de sa foi et à l’encontre de la doctrine de Calvin, à rechercher les signes de son salut dans le monde. C’est par l’action des pasteurs, désemparés par l’angoisse de leurs fidèles, que s’opéra cette altération de la foi originelle et que prévalut alors l’idée, aujourd’hui répandue dans tous les courants du protestantisme, que la divine Providence se manifeste à ceux qui persévèrent méthodiquement sur le chemin de la perfection.
Le métier étant dans le monde le moyen de l’ascèse par excellence, en ce qu’il contraint à une conduite méthodique, c’est par la réussite professionnelle que le fidèle se soulageait de son angoisse avec le sentiment que Dieu est avec lui. C’est pourquoi il est important de ne pas confondre le capitalisme avec le goût des richesses, ou chrysohédonisme, car ce dernier a de tous temps existé. Le capitalisme repose sur une conduite de vie rationnelle et méthodique ainsi que sur une éthique de la vocation qui débouchent sur la gestion rationnelle des entreprises et l’organisation rationnelle du travail.
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Le dogme ne permet donc pas d’expliquer complètement la conduite du fidèle, ainsi qu’on vient de le voir avec le destin social de la doctrine calviniste. Nous avons parlé plus haut de rationalisation culturelle : celle-ci intervient au niveau du désenchantement du monde opéré par le calvinisme avec le rejet des sacrements, apparentés aux pratiques magiques, qui ne sont rien d’autre que des manipulations pour contraindre Dieu. C’est donc la nécessité d’établir plus fermement la divinité dans sa gloire, c’est donc le perfectionnement de l’adoration du croyant, qui conduisent à cette rationalisation culturelle. La rationalisation sociale est contenue dans ce processus. Toutes les religions universelles tentent de satisfaire l’intérêt pour la compensation idéelle exigée par les hommes au regard des inégalités. Cette compensation est assurée dans le christianisme par la grâce divine et par la notion du salut, qui devient le noyau de l’interprétation spéculative du monde. Elle conditionne une dévaluation de l’ici-bas qui entraîne, avec le protestantisme, le désenchantement complet du monde (rationalisation culturelle). Le monde est ensuite objectivé par l’ascèse active du protestant.
La conduite de vie ascétique intramondaine se concentre dans une activité professionnelle, rationnelle par apport à une fin, dans laquelle l’individu trouve une confirmation morale. Les nouvelles structures de conscience s’incarnent dans l’économie capitaliste et l’État moderne, qui apparaissent comme les formes de l’institutionnalisation de l’activité rationnelle par rapport à une fin (rationalisation sociale). Mais, au bout du compte, l’éthique chrétienne de la fraternité et le principe de la rédemption de tous les hommes par le Christ disparaissent au profit d’une grâce particulière, celle des « virtuoses de la grâce » (TAC1 p.235), dont la dévotion est érigée en système et s’intègre dans l’anti-fraternité de l’économie capitaliste. Pour finir, l’institutionnalisation des sous-systèmes d’activité rationnelle par rapport à une fin forme un environnement destructeur pour l’éthique, remplacée par l’utilitarisme. La science, en pleine croissance du fait qu’est rendu efficace socialement le potentiel cognitif libéré par la rationalisation culturelle (ce processus d’efficace est la modernisation), crée un cosmos de la causalité naturelle en opposition avec le cosmos de la causalité éthique de la compensation.
Cette autodestruction, qui inspirera à Horkheimer et Adorno l’idée d’une autodestruction de la Raison, est liée pour Weber au fait qu’il ne peut advenir, dans le cas de l’éthique protestante, d’institutionnalisation durable des structures de conscience morale. Quelles raisons donne-t-il à ce problème ? Cela tient à ce que la modernité provoque une perte de sens et une perte de liberté.
Le désenchantement du monde signifie qu’aucune validité n’est reconnue aux pratiques magiques ou apparentées, comme la transsubstantiation, de sorte qu’aux images qu’on a du monde sont appliquées uniquement des opérations formelles telles que la logique les détermine. Le résultat de cette systématisation des images du monde est la différenciation de sphères de valeur autonomes. Ainsi, le domaine des faits est inscrit dans une sphère de valeur à composante cognitive-instrumentale ; il s’agit de la science. Le domaine des expériences vécues est inscrit dans une sphère à composante esthétique-expressive ; il s’agit de l’art. Enfin, le domaine des normes est inscrit dans une sphère à composante morale-pratique, et il s’agit du droit et de la morale. Ces trois sphères déterminent trois types de savoir différenciés ainsi que trois aspects de la rationalité. C’est l’autonomisation de ces sphères qui conditionne la perte de sens, et tout le problème est de savoir si une telle différenciation permet une unité de la rationalité par laquelle un sens pourrait être retrouvé. Pour Habermas, la réponse est oui.
La rationalité cognitive-instrumentale est institutionnalisée dans l’activité économique, la rationalité esthétique-expressive dans l’activité artistique et la rationalité morale-pratique dans l’éthique fraternelle des religions. Cette dernière tend à être éliminée par la modernité. Les logiques singulières des sphères de valeur se traduisent dans les structures sociales correspondantes par des styles de vie différenciés qui entrent en conflit les uns avec les autres car les valeurs autour desquelles ils se cristallisent en ordres de vie, soit biens mondains – richesse, pouvoir, amour sexuel – soit biens extramondains, sont de nature à déterminer des projets existentiels antagonistes. Toutes les valeurs mondaines sont en conflit avec l’éthique religieuse de la fraternité. Au regard des légalités rationnelles spécifiques des ordres de vie, l’unification éthique du sens est devenue aussi irréalisable au nom d’une croyance subjective que l’unification théorique au nom de la science. La raison décomposée en une pluralité de sphères de valeur a perdu son universalité : d’où perte de sens.
Weber, s’il considère que l’autonomie intérieure de l’individu pourrait remédier à cela, pense aussi que l’individualité est menacée par la perte de liberté. L’institutionnalisation des structures de conscience engendrées par le protestantisme en économie capitaliste et État moderne, organisés tous les deux par le droit formel, est, on l’a vu, l’institutionnalisation de systèmes d’action rationnelle par rapport à une fin, c’est-à-dire l’entreprise et la bureaucratie administrative. C’est leur autonomisation par rapport à leurs fondements moraux-pratiques qui est le facteur de la perte de liberté, dont la sociologie wébérienne du droit fournit le schéma. Pour Weber, le caractère systématique du droit moderne et la formalisation qui le caractérise dénotent l’application illimitée dans ce domaine de la pensée formelle-opérationnelle. La rationalisation du droit est exclusivement rattachée par Weber aux progrès du savoir dans la sphère cognitive-instrumentale : positivité et légalité explicitent la forme que prend le droit moderne pour remplir les impératifs fonctionnels du système d’échange autorégulé par des marchés de l’économie capitaliste. L’ignorance générale du droit et la croyance aveugle des masses dans la légitimité d’une légalité détachée de la tradition constituent une « chape d’acier de la servitude » (TAC1 p.278).
Pour Habermas, cependant, la conception wébérienne souffre ici d’une orientation positiviste qui ne lui permet pas de donner sa juste place au principe de fondation morale-pratique du droit par lequel peut être recouvrée la légitimité des normes légales. En ce qui concerne la perte de sens, l’unité peut se faire, pas tant au niveau de l’intériorité, comme le pense Weber, que dans l’intersubjectivité. Si la raison s’est disloquée, son unité peut être assurée au niveau formel par l’argumentation. C’est l’intersubjectivité qui contient et fait émerger les conditions de la légalité et l’unité de la rationalité, par la coordination assurée par la communication.
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Weber propose donc un modèle global de la rationalisation des images du monde et du processus de modernisation des sociétés occidentales, que nous avons essayé de rendre de la façon la plus claire et la plus complète possible selon l’axe de lecture d’Habermas. Si toutes les questions qui peuvent se poser à partir de cet exposé ne sauraient trouver ici leurs réponses, il est important de ne rien laisser dans l’ambiguïté et par conséquent de clarifier certains points. Nous avons vu que l’éthique protestante conduisait à l’émergence de l’esprit du capitalisme et à l’institutionnalisation de l’activité rationnelle par rapport à une fin, dans l’économie capitaliste, bien sûr, mais, avons-nous dit également, dans l’appareil bureaucratique de l’État moderne. Pourtant, nous n’avons pas fourni à cet égard d’explication pertinente. Nous comprenons bien comment les nouvelles structures de conscience, liées au protestantisme et à la rationalisation des images du monde, peuvent s’incarner dans l’économie capitaliste : l’éthique de la vocation confère à la réussite professionnelle et matérielle le caractère d’une confirmation morale ; l’ascèse méthodique intramondaine se réalise dans le jeu du profit et de l’expansion rationnellement organisée des entreprises ; expansion et profit qui sont désirés non pas comme la garantie de pouvoir profiter de la vie mais en tant que perfectionnement visible de la sainteté intérieure de ceux qui se consacrent à cette activité. Cela n’explique pas encore l’émergence de l’État moderne.
En fait, l’économie capitaliste et l’État moderne se complètent dans leurs fonctions de façon à se stabiliser mutuellement. Sur la base d’un système fiscal centralisé, l’appareil rationnel de l’État moderne détient le monopole de l’usage de la violence légitime et procède à l’organisation bureaucratique de l’administration, sous la forme d’une domination exercée par les fonctionnaires spécialisés. Le droit moderne reposant sur le principe de légalité sert d’instrument pour organiser l’économie capitaliste et l’État moderne ainsi que les connexions qui se font entre les deux. L’organisation juridique de l’échange économique et de l’administration d’État est investie par les représentations post-traditionnelles issues de la systématisation des images du monde, c’est-à-dire de la rationalisation culturelle. C’est l’organisation formelle du droit moderne, sous-tendue par les mêmes structures de conscience et représentations imprégnant l’économie capitaliste, qui réalise l’extension, au sein du sous-système administratif, des orientations d’action rationnelles par rapport à une fin.
Une autre difficulté reste à résoudre. Il semble paradoxal que la systématisation des images du monde, c’est-à-dire, comme on l’a dit, leur rattachement à des procédés purement logico-formels, ait pour résultat la différenciation des composantes cognitive, normative et expressive de la culture. En effet, la pensée logico-formelle correspond seulement à la composante cognitive et on ne voit pas comment la rationalisation qu’elle induit au niveau de la compréhension du monde conditionne la libération des lois propres de la sphère esthétique et l’autonomie du droit et de la morale. Là encore, la réponse est liée aux structures de conscience post-traditionnelles.
Le besoin de fondation rationnelle des normes légales qui caractérise le droit moderne accompagne une compréhension post-traditionnelle de la morale qui la rejette, sous sa forme religieuse, dans la vie privée. Le principe de légalité, qui repose sur l’idée que le droit, quel qu’arbitraire qu’il soit, peut être créé et modifié par une disposition légale formellement discrétionnaire, signale son détachement de la composante morale. L’autonomie de cette dernière consiste en une privatisation de la foi qui n’est guère conforme avec la fraternité des religions.
Enfin, dans la conscience post-traditionnelle, l’art est libéré de sa dépendance à l’égard de la religion et se consacre dorénavant à l’autoprésentation expressive de la subjectivité. Finalement, le paradoxe n’était qu’apparent. La rationalisation culturelle permet une prise de conscience de l’autonomie des trois sphères de valeur qui, dans la tradition religieuse, étaient encore non différenciées, ou tout du moins faiblement différenciées. Puisque la conscience post-traditionnelle est avant tout émancipation par rapport à la tradition religieuse, il est naturel qu’elle soit initiée historiquement par une rationalisation culturelle, dont les prémices se trouvent dans la rationalisation religieuse opérée par le protestantisme.
Mais si, comme l’indique Habermas, Weber conçoit la rationalisation culturelle d’après un concept de rationalité complexe, à savoir un concept intégrant trois composantes, cognitive, normative, expressive, et la conçoit comme autonomisation croissante de ces composantes en sphères de valeur et ordres de vie différenciés, sous l’impulsion d’un désenchantement du monde qui écarte toute conscience et pratique magiques, il ne conçoit plus la rationalisation sociale, c’est-à-dire la modernisation des sociétés, que sous l’angle partiel de la rationalité cognitive-instrumentale. Or le point de vue désespéré de Weber sur le monde contemporain est lié, selon Habermas, à cette compréhension partielle. Si Weber conçoit la modernisation comme une rationalisation paradoxale, glissant vers une perte de sens et de liberté, en ce que l’économie capitaliste et l’État moderne détruisent l’éthique protestante, c’est parce qu’il a reconstruit l’histoire des représentations du droit et de la morale en considérant l’émergence du capitalisme. Ce faisant, il a interprété d’emblée le droit moderne comme une incarnation institutionnelle de la rationalité cognitive-instrumentale. La sociologie wébérienne du droit développe une théorie du droit moderne comme fonctionnel pour institutionnaliser l’agir rationnel par rapport à une fin. Chez Weber, la compréhension du positivisme juridique souffre elle-même d’un positivisme qui occulte la question de la fondation du droit.
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1B – LA RÉCEPTION MARXISTE DES THÈSES WÉBÉRIENNES : LUCKACS, HORKHEIMER, ADORNO
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Avec la modernisation des sociétés, c’est la production institutionnalisée du savoir spécialisé qui remplace le savoir traditionnel dans sa fonction régulatrice pour les interactions des individus. La transformation critique du savoir traditionnel est assurée par des prétentions à la validité, qui sont à chaque fois spécifiques à une sphère de valeur autonome. Les interprétations conformes à la tradition ne peuvent plus servir de fondement à l’intercompréhension des individus. La rationalisation de la pratique quotidienne obéit donc à un besoin de consensus qui doit être de plus en plus fréquemment satisfait.
Avec la disparition des institutions soutenues par la tradition, le mécanisme de l’intercompréhension est chargé de répondre à un besoin croissant de coordination de l’action des hommes. Cependant, la place de ces institutions a été prise par des organismes qui coordonnent l’action au moyen de valeurs instrumentales, telles que l’argent et le pouvoir. Cette médiation sépare l’agir social d’une interprétation faite à l’aide d’un consensus sur des valeurs morales, pour le faire passer sous le régime de la rationalité par rapport à une fin. La société contemporaine doit faire face à la concurrence entre deux principes antagonistes de l’intégration sociale. Ceci rend compte d’une rationalisation paradoxale dans le procès de modernisation et ne peut être rendu d’accès possible qu’avec la perspective de l’agir orienté vers l’intercompréhension, comme moyen consensuel de coordination de l’action et moyen langagier d’intégration sociale.
La théorie wébérienne de la rationalisation a été reprise par l’École de Francfort et rattachée par elle à la dialectique marxiste du travail mort et du travail vivant. L’École de Francfort est une école de pensée allemande qui, à partir de 1923, tenta, avec Horkheimer, Adorno et Marcuse, de repenser un marxisme indépendant des partis, à partir de la recherche sociale et de la psychanalyse. Jürgen Habermas en est l’ultime représentant, en même temps qu’il a dégagé les limites de ce courant de pensée. Ses critiques à l’encontre de l’École de Francfort ont pour but de surmonter les difficultés que celle-ci a rencontrées dans son projet, et si sa théorie de l’agir communicationnel se veut le noyau central d’une théorie critique de la société, c’est pour remettre à jour la Théorie critique de l’École de Francfort, qui n’avait pu jusqu’alors aboutir. Ajoutons que, si marxisme il y a chez Habermas, c’est un marxisme au besoin critique envers Marx. Enfin, s’il est très peu question, dans la Théorie de l’agir communicationnel, de la psychanalyse, nous reviendrons dans la discussion finale du présent mémoire, et en deux mots, sur les rapports d’Habermas et de la psychanalyse, et sur les relations qu’entretient la psychanalyse avec la théorie critique, d’après Connaissance et Intérêt.
La fusion entre la pensée marxiste et la pensée wébérienne a été opérée originellement par le penseur hongrois Georg Lukacs. Ce dernier est surtout connu pour son ouvrage Histoire et Conscience de classe (1923), qu’il a dû renier à la suite de péripéties politiques. Issu d’une riche famille hongroise, Georg Lukacs fit des études à Budapest, puis à Heidelberg, où il fréquenta le cercle de Max Weber dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale. Sa vie intellectuelle se concentre alors sur les questions de l’esthétique et de l’art. Le thème récurrent de sa pensée est l’absence d’âme de la vie contemporaine, que seule l’esthétique, le monde des essences idéales, pourra amender. En 1918, alors qu’il venait de publier dans un journal un texte émettant de sérieux doutes sur le bolchévisme, il adhéra au parti communiste hongrois à peine constitué par Bela Kun. Lukacs participa à la révolution hongroise, fut nommé ministre adjoint à l’éducation nationale, réforma le monde culturel et universitaire, enseigna le matérialisme dialectique. La République soviétique hongroise ne dura que 133 jours, liquidée par une invasion roumaine, et Bela Kun, réfugiée en URSS, y fut exécuté pour déviationnisme.
Lukacs s’enfuit à Vienne, avant d’émigrer à Moscou. En 1933 il fit son autocritique devant la section philosophique de l’Académie communiste pour son livre Histoire et Conscience de classe, dans lequel il avait développé l’idée que la théorie contraint la praxis. En 1945 il fut nommé titulaire de la chaire d’esthétique à l’Université de Budapest. En 1956, suite à la révolution, il accepta un poste dans le gouvernement d’Imre Nagy, mais ce dernier fut exécuté sur ordre de Staline. Lukacs fut gracié mais sa carte du parti lui fut retirée. Il ne la récupéra que dix ans plus tard, peu de temps avant sa mort. (Ces éléments biographiques sont tirés de Daniel Bell, La Fin de l’idéologie.)
La critique de la société bourgeoise, chez Lukacs, a d’abord été liée à la revendication du mode de vie artistique, à la vocation esthétique comme libératrice, en même temps qu’elle faisait appel à la philosophie existentialiste de Sören Kierkegaard. Dans son autocritique adressée à l’Académie de Moscou, Lukacs déclara que sa pensée avait été malencontreusement inspirée par Hegel ainsi que par Max Weber, et qu’il avait ainsi été conduit par des tendances idéalistes qui menaçaient la révolution prolétarienne. Il condamna à ce titre son ouvrage [le seul que l’on continue de lire aujourd’hui Nda2018] comme un égarement social-fasciste.
Il est clair que la pensée wébérienne est une interprétation non matérialiste de l’histoire, fondée sur l’exploration, phénoménologique, pourrait-on dire, du fait religieux en tant que fait premier qui ne peut être ramené à une logique autre que la sienne propre, cela à rebours de l’interprétation matérialiste du marxisme. Cependant, il n’entend pas exclure l’une de l’autre et considère que toutes deux doivent se limiter à un travail préparatoire : « mais (si elles) prétendent apporter des conclusions, l’une et l’autre servent aussi mal à la vérité historique » (L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme). Weber admet que le protestantisme a lui-même évolué sous le poids des conditions sociales et donc, il ne souhaite pas limiter sa recherche au fait religieux en soi. Il n’entend pas pour autant exclure une interprétation spiritualiste, ni même fondamentalement distinguer les deux. Mais Weber ne lie pas sa pensée à une praxis et il tenta d’ailleurs de dissuader Lukacs de s’engager dans la voie de l’action politique. Or, pour Marx, comme pour les intellectuels marxistes, il importe de changer le monde.
On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre ce révolutionnaire maudit qu’est Lukacs, esthète qui voulut réformer les âmes, et cet aspirant aux Beaux-Arts qui finit par constituer, selon les termes de Konrad Heiden, « une armée de bohèmes » (cité par Hannah Arendt, Le Système totalitaire) et devint le Führer du peuple allemand. Si la vie de Lukacs nous intéresse, c’est parce qu’avant d’entrer dans son œuvre avec Habermas, nous devons nous demander quelle valeur accorder à une pensée que son auteur a formellement abjurée. Pour certains, la question ne se pose pas, les contingences biographiques n’entrent pas en ligne de compte ; d’autre part, c’est sous la pression d’un système hostile à la liberté de penser que l’autocritique a été faite, par conséquent l’auteur a été contraint de renier sa pensée pour ne pas subir la violence du système. C’est peut-être bien le cas, mais il se pourrait aussi que Lukacs ait vraiment pensé que son livre était erroné dans les grandes lignes, ne serait-ce que parce qu’il n’était pas en conformité avec la conduite politique à laquelle son auteur s’était soumis ni avec l’obéissance au parti, obéissance jugée nécessaire par Lukacs lui-même. Ces quelques éléments devraient ouvrir une piste de réflexion à la problématique du déviationnisme pour la clarification de la relation entre action, pensée et société.
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La critique de la raison instrumentale qui apparaît dans la Théorie critique de l’École de Francfort fait ressortir la convergence existant entre la théorie wébérienne de la rationalisation et la pensée marxiste. C’est Lukacs le premier qui lia la théorie de la rationalisation à l’économie politique marxienne, pour saisir les effets secondaires de la modernisation touchant l’ensemble de la société, comme des conséquences de la lutte des classes. La société capitaliste pervertit la subjectivité des individus dans le mouvement objectif de l’appropriation privée des moyens de production. C’est dans les conditions de la structure de classes que se déroule la modernisation des sociétés.
La perversion de la subjectivité consiste en une « réification » de la conscience. La structure de la relation marchande qui prévaut dans la société capitaliste est responsable d’une certaine « forme de l’objectivité » (TAC1 p.362) qui prédétermine les rapports de la conscience au monde, la manière dont les sujets se rapportent à quelque chose dans le monde objectif, le monde social et leur propre monde subjectif. La forme de l’objectivité de la société capitaliste assimile la subjectivité, c’est-à-dire l’ensemble des relations sociales et des expériences vécues, à des choses, à des objets que l’on peut appréhender et manipuler. C’est la forme de la marchandise qui est la forme de l’objectivité dominante.
Ce thème de la « réification » est inspiré par la théorie marxienne de la marchandise et la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange, dont l’origine formelle remonte au paradoxe de l’eau et des diamants, d’Adam Smith : l’eau a une valeur d’usage très élevée et une valeur d’échange très faible, le diamant a une valeur d’usage quasiment nulle et une valeur d’échange extrêmement élevée. Marx montre que la production des biens dans la société capitaliste est organisée comme production de valeurs d’échange, et la force de travail des producteurs (ouvriers) est elle-même échangée comme une marchandise, du fait que la force de travail ne peut être détachée de la personne du travailleur. Ce fait constitue l’aliénation et ce qui rend possible le prélèvement par le capitaliste d’une plus-value, le capitaliste imposant un nombre d’heures supérieur à celui qui correspond à la valeur des biens que l’ouvrier peut acheter avec son salaire, proportionné à ses besoins strictement incompressibles.
Dans la mesure où le travailleur, inséparable de sa force de travail échangée comme une marchandise sur le marché du travail, est in fine lui-même une marchandise, toutes les orientations de son action étant séparées des contextes vécus par lui et rattachés au médium de la valeur d’échange, c’est-à-dire rattachés à l’argent, les acteurs adoptent une attitude objectivante, les uns par rapport aux autres et chacun par rapport à soi. Le mécanisme de coordination de leurs actions leur apparaît extérieur à eux et ainsi l’intersubjectivité ne peut plus remplir les conditions d’une éthique quelconque. Les relations sociales deviennent de pures relations instrumentales et la communication n’intervient pas autrement que pour ce type de relations. Chacun adopte envers les autres l’attitude objectivante de l’agir stratégique, orienté vers le succès, adapté à la concurrence sur les marchés des biens, des services ou du travail, et chaque acteur est objet de manipulation pour d’autres acteurs.
Ce processus est une rationalisation dans le sens où l’accent va être placé sur les calculs de l’acteur, un calcul minimax, ou maximin, dirait-on aujourd’hui, c’est-à-dire minimum de coût et maximum de bénéfice. Dans son attitude objectivante, dans sa conscience réifiée, l’individu calcule le meilleur rapport mathématique, le meilleur ratio. Cela conduit à son anéantissement face à un système concurrentiel de plus en plus opaque et extérieur à sa subjectivité. Même la philosophie, pour Lukacs et avant lui pour Marx, si elle a voulu éveiller la conscience de l’homme, n’a fait que reproduire la forme réificatrice de l’objectivité. Il ne s’agit plus de se rapporter au monde de façon contemplative car le monde est créé par l’homme ; il s’agit de préparer la lutte révolutionnaire de la conscience de classe prolétarienne contre un système qui, pour fonctionner, désagrège la subjectivité.
Chez Horkheimer et Adorno, le thème de la « réification » a servi de support à une critique de la raison instrumentale à l’œuvre dans les sociétés capitalistes. La raison instrumentale est introduite par Horkheimer sous l’aspect d’une « raison subjective » (TAC1 p.353) et opposée à la « raison objective ». Il rattache à la raison objective les concepts appropriés à la question des fins de l’humanité, du summum bonum et des moyens pour vivre bien. La raison objective d’Horkheimer est peut-être une tentative de réhabilitation de la Raison pratique de la philosophie antique, abandonnée par la modernité au profit d’une Raison scientifique. Il rattache à la raison subjective la logique du comportement et du but. Elle est relativiste en son fond, née de la dislocation de la Raison en légalités spécifiques, en sphères de valeur. Elle est corrélative à la perte de sens qui frappe l’époque contemporaine.
La raison subjective fonctionne comme un instrument de la conservation de soi. La différenciation en sphères de valeur a pour conséquence la subjectivation de la foi et du savoir. La conservation de soi joue à plein dans un combat ou les participants s’orientent sur des puissances de croyance devenues irrationnelles et non fraternelles. Tous les fondements de la connaissance sont chancelants. Cette perte de sens, due à la subjectivation de la Raison au nom de l’autoconservation, ne va pas sans perte de liberté car les instances de planification de l’organisation sociale remplacent progressivement les instances de la conscience de l’individu dans le contrôle du comportement. Auparavant, l’idéal de l’individu autonome modelait la réalité, aujourd’hui l’autoconservation présuppose de fait l’adaptation aux exigences de conservation du système. Le triomphe de la raison subjective est le triomphe d’une réalité qui se tient face au sujet comme un absolu écrasant. Il existait auparavant un fossé entre la culture et la production, fossé qui rendait possible une influence efficace de la culture sur l’individuation. Aujourd’hui, la culture est entièrement ajustée au pragmatique et ne peut rien contre la perte de liberté.
La théorie de la culture de masse, qu’Horkheimer et Adorno ont esquissée ensemble, révèle le rôle des médias de masse dans l’intégration sociale de la conscience, laquelle rend inaccessible à la réflexion le processus de réification et enferme la frustration sociale dans un cercle vicieux. L’œuvre d’art ne vaut plus que comme valeur d’échange et la logique artistique disparaît. Ce pessimisme culturel est une continuation de la critique lukacsienne du philistinisme de la société bourgeoise.
Leur théorie du fascisme interprète le phénomène comme un détournement fonctionnel réussi de la résistance subjective à la rationalisation. La révolte de la nature intérieure contre la privation de sens et de liberté est, par le fascisme, canalisée et utilisée au profit de la rationalisation sociale et de la production industrielle. Il reste que la rationalisation est facteur de coûts psychosociaux importants décrits, à partir des hypothèses psychanalytiques, en termes de névroses, troubles psychosomatiques, problèmes de motivation…
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Si Lukacs imaginait possible une restauration de la pensée comme totalité et la suppression de la réification, dans le processus dialectique des contradictions économiques, Horkheimer et Adorno posent comme indubitable le fait que le capitalisme a élevé le niveau des forces productives en même temps qu’il a su neutraliser les forces de résistance subjective qui devaient provoquer la révolution. Aussi leur réflexion s’éloigne-t-elle de l’orthodoxie marxiste pour se consacrer à une philosophie comme « promesse d’un état humain de la société » (TAC1 p.380). C’est la réalisation d’une telle promesse que vise leur Théorie critique, mais elle n’a pu surmonter les difficultés qu’une telle réorientation de la philosophie de la praxis avait engendrées.
Leur objectif est, tout comme était celui de Marx, l’émancipation. Ils visent à l’émancipation sociale des hommes. Mais il ne faut pas l’entendre comme émancipation de l’individu par rapport à la société, plutôt comme une rédemption de la société délivrée de l’atomisation, c’est-à-dire de l’isolement total que connaissent les sujets à cause de la raison subjective. Le concept d’autoconservation est devenu « intransitif » (TAC1 p.391) : l’individu est aveuglément dirigé sur lui-même. Les valeurs instrumentales exclusivement mises en avant par cet impératif d’autoconservation dénaturent le soi. Dès lors, l’émancipation peut-elle être rendue possible par une restauration de la raison objective ?
Si la raison subjective, sous la forme de l’Auflärung, a détruit la base philosophique des convictions et croyances, c’est parce que cette base s’est révélée trop faible. Ce n’est ni par la prétendue objectivité de la science ni par de la métaphysique néo-thomiste que l’on pourrait restaurer la raison objective ; le dogmatisme essentialiste de la seconde et la pensée objectivante de la première sont complémentaires et reproduisent toutes deux la réification de la conscience. Mais la conscience n’est pas une chose et la Théorie critique doit rendre compte des éléments qui, dans la pensée et dans la société, amènent à cette autocompréhension objectivante de la conscience. En tant que théorie, elle se doit de délivrer la conscience de la mystification, elle doit être la clé d’une nouvelle conscience de soi. Toutefois, deux écueils se présentent : la théorie permet une nouvelle conscience de soi, mais le moyen d’élaborer cette théorie ? vision ? prophétie ? révélation ? inspiration charismatique ? Par ailleurs, d’une conscience de soi neuve à l’émancipation sociale, n’y a-t-il qu’un pas ?
Pour donner aux choses leur juste nom, la raison subjective est inopérante. Horkheimer et Adorno usent de la notion de mimésis pour rétablir l’affinité perdue de la Nature et de la Raison. Le moi s’est formé en résistance au mimétisme et la vie est devenue cette rupture qu’un auteur comme Albert Camus a décrite sous le nom de « l’absurde ». Les traits mimétiques devinrent tabous, ils furent refoulés hors des contextes sociaux, et c’est la raison instrumentale qui a pris la place de la mimésis. Ce qui a disparu, c’est une faculté de se perdre dans ce qui est autre sans que le résultat en soit une aliénation mais un enrichissement. La mimésis est étrangère à la conceptualité des relations sujet-objet.
Habermas veut reprendre cette idée, mais il part du constat qu’une théorie de la mimésis est, selon son propre concept, impossible. La mimésis est une faculté de l’esprit qui ne peut être réfléchie, d’où les errances spéculatives d’Horkheimer et Adorno. Habermas pose plutôt comme évident qu’aucune théorie de la praxis ne saurait aboutir à l’appui d’un concept trop partiel de la rationalité, à savoir d’un concept de rationalité strictement cognitive-instrumentale, parce que la socialisation des individus dépend, autant que de la confrontation cognitive-instrumentale à la nature extérieure, des conditions de l’intersubjectivité et de l’intercompréhension entre parties prenantes de l’interaction, ordonnées à une rationalité communicationnelle.
Si les auteurs de l’École de Francfort ont décelé, dans la relation sujet-objet inscrite dans la conscience, une forme de perversion liée à la domination de la nature, une perversion du fait des paradoxes sociaux auxquels elle conduit, et une perversion même si les choses devaient être ainsi par les nécessités de la lutte pour la vie ou autres, ils n’ont pas envisagé d’abandonner dans leurs recherches le paradigme de la philosophie de la conscience (conscience du sujet qui se représente des objets et les travaille) pour un autre paradigme, susceptible de rendre compte de l’activité communicationnelle, activité qui est l’autre versant, et le versant bien trop souvent ignoré, de la socialisation. C’est la philosophie de la conscience qui a légitimé des conceptions générales limitées à la confrontation de l’homme à la nature, telles que la théorie darwinienne de l’évolution ou l’homo faber de Marx. Seule une philosophie du langage peut rendre pleinement compte de ce qu’est la communication humaine. C’est le nouveau paradigme que propose Habermas.
L’analyse du langage permet de quitter la conceptualité étroite de la relation sujet-objet mais, si elle se limite au point de vue sémantique, elle ne peut remplacer cette relation que par une relation binaire entre phrase et état de chose. Il importe donc d’élargir la problématique sémantique à la dimension pragmatique de la communication humaine, qui est la clé pour ressaisir la relation à soi. La violence que subit le soi pour l’amour de l’autoconservation, une subjectivité déterminée par la raison communicationnelle s’y oppose.
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1C – LE PARADIGME DE L’AGIR COMMUNICATIONNEL CHEZ MEAD ET DURKHEIM
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Dans leurs œuvres respectives, les deux pionniers de la sociologie que sont George Herbert Mead et Émile Durkheim ont abordé la théorie sociale par le biais de l’activité communicationnelle et des interactions entre individus. Ils se détachaient ainsi d’une compréhension trop partielle de l’action, axée sur l’action téléologique ou stratégique, pour aborder le phénomène du langage et ses rapports à la socialisation. Ce faisant, ils quittaient en partie le modèle sujet-objet de la philosophie de la conscience. Ce modèle est attaqué, à partir du 19e siècle, d’un côté par la philosophie analytique du langage, ou positivisme logique, et de l’autre par la théorie psychologique du comportement, ou behaviorisme. Ces deux courants renoncent à accéder directement aux phénomènes de la conscience et proposent des analyses se rapportant aux expressions langagières ou à des comportements observés. Ils sont tous deux issus du pragmatisme de Charles Peirce et font table rase des problèmes légués par la tradition en les ramenant dogmatiquement à l’analyse de langages scientifiques artificiels pour le premier, au schéma de comportements stimulus-réponse pour le second. Si, selon Habermas, la philosophie du langage, avec des auteurs comme Wittgenstein ou Austin, a pu sortir de son dogmatisme, la théorie du comportement est restée quant à elle dans les limites d’une méthodologie objectiviste.
Si la psychologie sociale de Mead se veut, ainsi que l’indique son créateur, un « behaviorisme social » (TAC2 p.10), dans le sens où Mead s’intéresse à la manière dont les structures de conscience se déversent dans les interactions des individus et donc dans leurs comportements observables, donc dans la réalité objective, elle se détache cependant de l’individualisme méthodologique et de l’objectivisme de la théorie psychologique du comportement. En effet, le comportement pour Mead est toujours assorti d’un sens qui se donne à voir à l’extérieur mais qui ne peut être vu pleinement sans la considération de l’expérience interne de l’individu. Mead s’intéresse aux symboles linguistiques dans la mesure où ils médiatisent les interactions, mais il ne s’intéresse pas à la structure du langage ni aux opérations de l’intercompréhension.
Pour avoir une idée des phénomènes de la conscience, Mead étudie l’interaction humaine. Il décrit tout d’abord, dans une perspective phylogénétique, le passage de l’interaction médiatisée par des gestes à l’interaction médiatisée par des symboles, passage qui correspond au stade de l’hominisation. À la relation causale de type stimulus-réponse-stimulus, qui caractérise la relation entre primates et entre animaux en général, se substitue à ce stade la relation interpersonnelle entre locuteur et destinataire. Des gestes deviennent symboles parce que les significations qui valaient pour un organisme singulier sont remplacées par des significations identiques pour les acteurs. Ainsi, les attitudes passent d’une régulation instinctuelle à une régulation intersubjective.
Le passage est assuré par divers efforts d’ajustement qui ont échelonné l’évolution humaine et que l’on retrouve dans la structure de l’interaction. Un premier effort d’ajustement consiste en une intériorisation des structures de sens objectives présentes dans l’interaction et en la capacité à nouer des interprétations concordantes. Le deuxième effort d’ajustement est un apprentissage par chacun des participants du geste à visée de communication, cet apprentissage inaugurant la relation locuteur-auditeur. Un troisième effort d’ajustement est nécessaire pour que non seulement les interprétations des participants soient concordantes, mais qu’en outre ils accordent au geste une signification identique pour chacun, afin de réguler l’activité communicationnelle. Ce dernier effort induit une conventionnalisation de la signification et correspond à une réalisation de l’interaction médiatisée par des symboles.
L’orientation du comportement est alors régie d’après des conventions signifiantes, ce qui veut dire que le passage de l’interaction médiatisée par des gestes à l’interaction médiatisée par des symboles concrétise dans le même temps un comportement régi par des règles. L’analyse wittgensteinienne de la notion de règle éclaire la connexion entre signification identique et valeur intersubjective, de même qu’elle permet de méditer les propositions sur la genèse des conventions signifiantes pour Mead.
Suivre une règle, c’est suivre la même règle dans chaque cas particulier. Cette identité de la règle présuppose à elle seule deux rôles différents. Un individu A suit la règle et un individu B juge le comportement, régi par la règle, de A d’après sa conformité à la règle. La prise de position critique de B envers A au sujet de la règle constitue la connexion entre la signification identique et la valeur intersubjective. A ne peut avoir la certitude de suivre réellement une règle s’il ne s’expose pas à la critique de B. L’identité de la règle repose entièrement sur sa validité intersubjective, sur la possibilité d’une critique mutuelle pour arriver à s’entendre. Ici, c’est le jugement qui importe et il en est de même pour tout ce dont la valeur est établie intersubjectivement : le jugement de B sur le comportement de A et le jugement de A sur la critique de B. Le jugement vaut pour la qualification d’une valeur intersubjective, tandis que c’est le calcul qui vaut pour des valeurs objectives. Or nulle valeur objective, ceci soit dit pour anticiper sur la suite, n’existe en principe au sein du cadre institutionnel des sociétés ; ces valeurs existent seulement dans les sous-systèmes régulés par des médiums qui, tels que l’argent, déterminent des valeurs instrumentales objectives. Avec, cependant, l’intrusion de ces valeurs dans le cadre institutionnel, les questions pratiques qui font appel au jugement disparaissent au profit de l’appréciation objective de problèmes techniques.
La thèse de Mead fournit une explication génétique du concept de règle wittgensteinien. Avec son schéma de l’interaction médiatisée par des symboles, il s’est intéressé à l’action régulée par des normes. Habermas signale qu’il aurait pu, sur cette même base, s’intéresser à l’intercompréhension langagière. Mead se concentre en effet sur le langage comme médium de la coordination de l’activité et de la socialisation mais ne l’analyse pratiquement pas comme médium de l’intercompréhension. Pour lui, comme le symbolisme traverse le répertoire des comportements et les motivations, le langage sert dès lors à la socialisation et à l’intégration sociale. En se penchant, pour l’étude de cette question, sur le développement de l’enfant, il abandonne le point de vue phylogénétique pour le point de vue ontogénétique.
Tant que les éléments descriptifs de la signification sont confondus avec les éléments expressifs et impératifs, c’est-à-dire tant que la restitution de contenus par le langage se fait dans la dépendance étroite de leur contexte, les signaux linguistiques ont la capacité d’orienter le comportement. Le signal vaut d’ailleurs à l’origine comme moyen pour ego d’obtenir d’alter un certain comportement. Mais au stade de la communication différenciée en propositions, c’est-à-dire au niveau d’une communication qui peut resituer des contenus indépendamment du contexte, cela ne se peut plus. Les impératifs et annonces témoignent alors de contingences incontournables qui ne peuvent être absorbées par la seule force contraignante du langage employé sous forme assertorique. Autrement dit, une proposition exprimant une prétention à la validité requiert pour l’orientation du comportement l’usage de normes, l’autorité de normes à caractère obligatoire. Ceci explicite les liens du langage et de la socialisation.
C’est grâce à l’apprentissage des rôles sociaux que se règlent les relations interpersonnelles. L’enfant apprend à obéir à des impératifs non seulement en dépendant de sanctions positives et négatives, mais aussi dans le contexte d’assistance et de satisfaction de ses besoins. Par l’appropriation des dispositions de ses parents à son égard, l’enfant introjecte un rôle qui peut être généralisé dans l’espace et le temps et qui lui permet de prendre part à des interactions.
La régulation collective de l’arbitraire des participants de l’interaction et acteurs agissant dans une perspective téléologique, en vue de fins à atteindre, est assurée par des normes d’action : les individus coordonnent leurs actions grâce à des impératifs frappés de sanctions et grâce à la satisfaction mutuelle des besoins. L’autorité de ces normes se constitue en passant par l’intériorisation des sanctions dont la menace est brandie et exécutée.
L’intériorisation des sanctions, qui valent comme garantes de l’ordre permettant à chacun de satisfaire ses besoins, fait émerger l’instance de « l’autrui généralisé » (TAC2 p.48) : le jeune entre dans le monde social comme dans une réalité normative, celle de l’autrui généralisé. Cette réalité représente le produit psychologique de l’intériorisation des sanctions et repose sur un assentiment, qui n’est pas un oui à un impératif ou à un ordre, ni encore un oui à une prétention critiquable à la validité ; l’instance est liée à la reconnaissance des normes censées incarner la volonté que tous forment ensemble dans leur propre intérêt, ou pourraient former, dans les conditions requises. Avec l’effondrement de la sujétion traditionnelle aux normes, ces conditions sont devenues purement hypothétiques. La divergence des intérêts rend la reconnaissance des normes extrêmement fragile, et non rationnelle, si la conscience post-traditionnelle n’est pas imbriquée dans un concept d‘agir communicationnel.
La validité d’une norme signifie pour Mead qu’elle pourrait être acceptée pour de bonnes raisons par tous les membres concernés. Il ne fait pas cas du clivage des intérêts qui résulte d’une différenciation en sous-systèmes fonctionnels. Il conçoit la modernisation comme un processus d’individualisation croissante, avec la mise en avant d’exigences fortes de réalisation de soi dans le détachement d’avec les structures de conscience traditionnelles. La modernisation est entendue purement et simplement comme rationalisation communicationnelle : dans les sociétés modernes, le langage ne se contente plus de réaliser des consensus établis par la tradition, il doit lui-même les produire. On ne peut penser la communication sans se référer à l’éthique de la communication, du fait que le langage détient un rôle crucial dans la socialisation des individus. De ce fait également, nous nous dirigeons vers une communauté de communication idéale qui assure la parfaite correspondance du monde social et de la personnalité individuelle.
Étant donné que la maturation de la personnalité vers le soi, c’est-à-dire vers une composition de je (I), monde subjectif de l’intériorité, et de moi (me), système de contrôle interne des comportements, équivalent du surmoi freudien, résulte sous cette forme de l’assimilation par le sujet des dispositions d’autrui, l’individu n’accède au soi que par et dans la communication. Par conséquent, l’organisme social précède le soi. L’enfant n’élabore une identité que dans la mesure où se construisent en même temps un monde social et un monde subjectif.
Il y a une éthique de la communication parce que, par l’instance de l’autrui généralisé, l’individu prend en compte les intérêts de tous ceux qui, comme lui, composent la société. Cette prise en compte personnelle est en soi une attitude morale. La communauté de communication idéale est atteinte quand la réalisation de soi dépend entièrement de prétentions à la validité critiquables, c’est-à-dire des procès de communication intersubjective.
La réalisation de soi étant rendue accessible par la capacité de donner une continuité à sa propre histoire vécue, elle impose d’abord d’être clair sur celui qu’on veut être. C’est dans l’interaction que le sujet devient son propre auteur et se réalise. Enfin, cette exigence de réalisation de soi, qui accompagne la rationalisation communicationnelle, peut être comprise à la manière d’une exigence de l’identité comme “Je” (c’est-à-dire je plus moi). Dans les sociétés modernes, le locuteur fait savoir qu’il entend être identifié comme sujet autonome capable d’agir de façon responsable et assumant une histoire vécue, de façon responsable également.
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On retrouve chez Émile Durkheim l’idée du primat de la société sur l’individu, que le paradoxe de la pensée de Mead rend assez obscur : en effet, la société est première par rapport aux individus mais, en se modernisant, elle tend à consacrer le primat de l’individu, ou tout du moins une stricte équivalence entre les deux principes. Durkheim a entrepris une théorie de la société à l’aide d’un paradigme communicationnel supposant la contrainte des représentations collectives sur les individus.
Le sociologue français a conçu sa discipline comme la science de tous les faits sociaux, ces derniers devant être considérés comme des manières de penser, d’agir et de sentir extérieures aux individus et contraignantes pour eux. Les faits sociaux ont pour origine le corps social et doivent donc être étudiés en dehors des consciences particulières qui se les représentent. L’étude de Durkheim sur le suicide a ainsi démontré que la cause véritable se trouve non pas dans les raisons particulières fournies, le cas échéant, par les personnes qui mettent fin à leurs jours, mais par l’état de la société elle-même, qui explique l’aptitude que la société a pour le suicide. Par exemple, un état anomique de la société, la dérégulation des normes sociales, empêche que les tensions violentes auxquelles sont soumis les individus puissent être soulagées par la cohésion communautaire. L’anomie sociale, en effaçant le soutien psychologique assuré par la cohésion, est cause directe de suicide.
On trouve des hypothèses similaires dans la théorie critique d’Habermas, avec sa mise en relief des pathologies sociales. Cependant, le postulat selon lequel il faut considérer les faits sociaux comme des choses, est proscrit par la conceptualité habermasienne de l’agir communicationnel, pour laquelle les faits sociaux résultent des consensus intersubjectifs et les états de la société sont dirigés par l’action citoyenne. Ceci est la vérité de la démocratie et tout ce qui, dans la réalité sociale, tend à infirmer une telle vérité doit être compris comme une perversion de la démocratie. Est en l’occurrence une perversion de la démocratie le système fonctionnel de l’activité capitaliste, détaché d’une régulation par l’intersubjectivité.
Habermas complète son analyse de Mead par celle de Durkheim. La notion kantienne de devoir moral est retrouvée par Durkheim à l’aide d’une analyse purement empirique. Le sociologue fournit une explication du caractère obligatoire de la norme sociale. Les commandements moraux qui déterminent l’agir consensuel des participants de l’interaction entrent en conflit avec les intérêts de l’individu et exercent une contrainte propre sur lui, celle du dépassement de soi. Bien sûr, ils ne peuvent être efficaces et régir les interactions que dans la mesure où ils sont désirables. C’est pourquoi il y a une ambivalence du sentiment moral : l’individu s’enthousiasme pour le sacrifice de ses intérêts personnels, qu’il défend pourtant âprement dans l’ordinaire de son existence. C’est dans la distinction du profane et du sacré que réside la clé de cette ambivalence. Le sacré est ce qui est mis à part, séparé. C’est ce qui doit rester inviolé et c’est pourtant ce qui est le plus digne d’être recherché, possédé. Objet de respect qui nous tient à distance et objet de notre désir vers lequel tendent les aspirations, l’objet sacré nous renvoie en permanence à un double sentiment contradictoire. Le sacré engendre et stabilise l’ambivalence caractéristique des sentiments de l’obligation morale. La morale a des bases sacro-religieuses.
Pour Durkheim, les objets sacrés sont des « idéaux collectifs qui se sont fixés à des objets matériels » (TAC2 p.61). L’action rituelle fait bien voir que le sacré est l’expression d’un consensus normatif, régulièrement actualisé : la société a besoin d’entretenir les sentiments collectifs. Ces sentiments ne peuvent être que ceux d’une identité collective, qui a la forme d’un consensus normatif ; et I ’identité de la personne n’est d’abord que l’image en miroir de l’identité collective, de sorte que tout ce qui individualise est en fait l’antagoniste de la personnalité, idée qui rejoint directement la métaphysique des mœurs de Kant. Dans son étude du symbolisme de l’agir social, Durkheim accorde peu d’attention à l’intersubjectivité en tant que telle, ce qui explique en partie le dualisme du sociologue sur la question des rapports individu-société, à savoir que l’individu est pour partie soumis à des intérêts égoïstes tout en possédant un élément moral marqué par l’identité du groupe.
L’identité collective remplace ici la notion d’autrui généralisé. C’est l’identité collective qui garantit la solidarité sociale, de façon mécanique car le consensus qu’elle forme n’est pas visé à proprement parler par les individus. Ce consensus est lié à une communion des hommes sous l’égide du sacré, qui fusionne les sentiments personnels dans l’adoration collective d’un domaine interdit à tous et infiniment aimable, l’idéal de la conscience de groupe – peut-être bien les aspirations d’un être solitaire dont les individus sont les cellules. Si l’on ignore la véritable conviction de Durkheim à cet égard, l’idée vient récemment d’éclore dans certains milieux d’intellectuels issus des sciences dures que la société moderne hyper-complexe est un organisme géant en train d’accéder à une conscience autonome et qui va se mettre à communiquer à travers l’espace (voir la métaphore du Cybionte par Joël de Rosnay). À ce sujet, l’hypothèse durkheimienne selon laquelle la société est plus que la somme des individus qui la composent est à rattacher au concept systémique d’émergence, pour lequel le système est une réalité émergente d’un type supérieur à celui de la somme de laquelle il émerge.
Avec la modernisation des sociétés, l’aura d’enchantement et d’effroi que suscite le sacré, la fascination qu’il diffuse, sont remplacés par la force contraignante des prétentions rationnelles à la vérité. Ainsi, les fondements sacrés du droit ont disparu. On a vu que, pour Weber, le droit moderne est simplement un droit de contrainte. Pour Durkheim, on passe des fondements sacraux du droit au fondement d’une volonté générale formée par la communication. L’intérêt général tire sa force contraignante de son caractère impersonnel et impartial. Avec la modernisation, on passe d’une solidarité sociale mécanique à une solidarité organique qui consacre l’émancipation de l’individu par rapport à la structure englobant toute la personnalité.
Cette solidarité organique se présente sous plusieurs aspects. D’abord, elle consiste en une rationalisation des images du monde qui sublime les puissances mythiques en idées et concepts. Ensuite, les valeurs sont généralisées : par exemple, le droit ne vaut plus comme droit pour les Romains mais pour les hommes en général. Cette généralisation se traduit dans l’universalisation du droit et de la morale (on pourrait discuter ce point sur le fait que le droit universel s’incarne dans la législation d’un État-Nation, mais ce n’est pas l’endroit). Enfin, l’individu est valorisé et l’intégration se fait alors sous le signe de la division du travail et de la coopération, qui se charge en valeur morale.
La conception sociologique de la division du travail est issue de Spencer : dans les sociétés développées, l’intégration se réalise grâce à la connexion systématique entre domaines de l’action fonctionnellement spécifiés. Pour autant, Durkheim n’explique pas la solidarité sociale dans les termes d’une intégration systémique de la société, détachée des valeurs qui guident les acteurs individuels. La solidarité organique ne rend pas compte d’un mécanisme d’intégration réglé sans normes, sur la base d’un échange d’informations sur l’état de l’offre et de la demande ainsi que le concevait Spencer. Cependant, Habermas reconnaît que la division du travail, ou encore que la différenciation née du système hyper-complexe de la société de marché, détruit les formes traditionnelles de solidarité sans créer simultanément des orientations normatives qui pourraient garantir une forme organique de solidarité. D’un autre côté, une analyse limitée aux structures de l’interaction, comme celle de Mead, ne peut rendre compte du fait que les contraintes qui pèsent sur la reproduction du système social traversent les orientations d’action des individus. Il convient de concevoir les sociétés simultanément comme des systèmes et des mondes vécus (Lebenswelt) et leur évolution autant comme rationalisation des mondes vécus que comme complexité croissante des systèmes. Une évolution des sociétés vers plus de complexité structurelle et sous cet angle seulement est l’hypothèse de la théorie systémique.
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1D – LA THÉORIE DES SYSTÈMES DE TALCOTT PARSONS
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Si l’on choisit l’agir communicationnel comme principe fondamental d’interprétation, la société est d’abord conçue comme monde vécu ou monde de la vie (le terme allemand de Lebenswelt est traduit par « monde vécu » dans l’édition utilisée pour le présent mémoire, et par « monde de la vie » dans certaines éditions de Husserl). Les structures du monde vécu fixent les formes de l’intersubjectivité. La notion d’ordre social peut alors être introduite du point de vue d’une théorie de l’action sans recourir à une notion technique de système. Il n’y a pas d’équivalent de cela chez Parsons. La visée de la théorie de l’action lie l’analyse des sciences sociales au point de vue interne des membres des groupes sociaux. En revanche, la théorie systémique lie l’analyse des sciences sociales au point de vue externe d’un observateur.
Dans la perspective de l’agir communicationnel, il est impossible de transcender le monde vécu et par conséquent de s’octroyer la position d’un observateur extérieur. La question qui se pose est alors de savoir comment lier la conceptualité objectiviste des sciences sociales à une conceptualité qui se développe et qui reconstruit à partir d’un point de vue interne. Nous verrons que la théorie d’Habermas implique non seulement des prises de position politiques et sociales spécifiques et novatrices pour la libération de la communication, mais aussi des orientations révolutionnaires en matière d’acquisition des connaissances et de méthodologie.
Cette révolution de la connaissance passe par une critique de la raison fonctionnaliste qui a dominé les sciences sociales et politiques durant le 20e siècle. Talcott Parsons est l’incontournable auteur systémique des sciences sociales, mêlant la théorie générale des systèmes de Ludwig von Bertalanffy et le fonctionnalisme sociologique d’inspiration spencérienne.
Le fonctionnalisme a ses racines dans les thèses sur l’organisme du médecin français Claude Bernard et, comparant les sociétés à des organismes vivants, il veut que les deux soient étudiés de la même manière. Les Principes de sociologie d’Herbert Spencer exposent que la société est un organisme en croissance continue, dont la structure d’ensemble est plus complexe que les parties qui la composent. La structure assigne des rôles aux individus ; de ce fait, les parties ont des fonctions dissemblables, mais restent en dépendance étroite les unes des autres. L’ethnologue Malinowski a élaboré une théorie scientifique de la culture à l’aide des prémisses fonctionnalistes. Pour lui, les phénomènes culturels sont solidaires ; ils remplissent des fonctions pour assurer la continuité et la survie du tout social. Les institutions sont des « isolats fonctionnels », c’est-à-dire des unités significatives caractérisées par des éléments de coordination et que la recherche doit dégager. Le développement de la société dans son ensemble est dans un rapport étroit avec l’évolution de ces institutions. Par exemple, les modifications de la structure familiale ou clanique entraînent des changements dans les principes de protection juridique.
Robert Merton a critiqué les trois postulats du fonctionnalisme. Le premier de ces postulats, l’unité fonctionnelle, consiste à dire que toutes les pratiques et toutes les croyances standardisées sont fonctionnelles à la fois pour la société dans son ensemble et pour chaque membre de la société. Pour Merton, aucune société ne présente un degré d’intégration assez fort pour qu’une telle unité existe. Le deuxième postulat, celui du fonctionnalisme universel, prétend que tout ce qui existe dans le groupe a nécessairement une fonction pour le groupe. Mais de même que, dans l’organisme humain, il n’est pas évident que l’appendice remplisse une fonction quelconque, de même Merton considère que les boutons de manchette n’ont aucune fonction sociale, en plus qu’ils ne servent à rien. On peut lui répliquer que c’est un instrument d’autoprésentation, une façon de montrer son appartenance à tel groupe ; le débat reste ouvert. Enfin, le troisième postulat, celui de la nécessité fonctionnelle, veut que chaque institution soit indispensable pour maintenir la totalité organique qu’est la société. Merton signale à ce sujet que l’utile n’est pas forcément vital.
Avec le fonctionnalisme, et en particulier la distinction qu’il opère entre fonctions manifestes et fonctions latentes (ces dernières n’étant pas assumées, voulues par les membres du groupe), on développait une ligne d’argumentation qui opposait à la catégorie subjective de notion une catégorie objective de fonction. Par là même, on asseyait fermement la démarche de connaissance scientifique objective des phénomènes sociaux et politiques, on consacrait la politikè épistémè objectiviste qui avait vu le jour avec L’Esprit des lois de Montesquieu et qui fut systématisée dans une philosophie de l’histoire par Auguste Comte comme discipline la plus noble et chronologiquement la dernière, étant donné que son objet d’étude est le plus complexe. On ruinait ainsi les bases de l’orientation citoyenne de la démocratie. Le systémisme a soutenu ce mouvement par sa volonté de faire accéder les sciences sociales au statut de sciences exactes, à l’aide de la théorie générale des systèmes pour laquelle, quel que soit le système, biologique, mécanique, social…, il existe des lois de son fonctionnement indépendantes de la nature de ses parties.
Il règne une certaine confusion, tenons-nous à signaler ici, au sujet des origines du systémisme. Ce courant, né de quelques œuvres parues dans les années quarante, s’est constitué en grande partie sur une méconnaissance des intentions véritables des auteurs exploités et sur la déformation du sens de leurs réflexions, et c’est particulièrement vrai en ce qui concerne Norbert Wiener, le père de la cybernétique. Le milieu dont il est question est celui de la créativité intellectuelle qui accompagne les avancées technologiques au lendemain de la Guerre. La synthèse opérée par Von Neumann en 1945 et sa conception logique d’un outil de calcul électronique constituent la base des développements ultérieurs de l’informatique. Mais si, aujourd’hui, on associe sans examen informatique et cybernétique, c’est qu’on ignore trop souvent qu’il existe trois informatiques, ainsi que le montre Philippe Breton, qui se sont succédé depuis les années 1940. La première informatique fut celle de la mise en place des principes essentiels autour des grandes innovations. Dans cette informatique-là, la cybernétique a sa place. Mais elle est liquidée dès la deuxième période, qui met en place les grands systèmes centralisés et développe une culture informatique en opposition à une « cybernétique métaphysique » (Philippe Breton, Une histoire de l’informatique). Si la troisième période, celle des réseaux, remet à jour le vocable, dans des expressions comme cyberespace, cyberculture… c’est en quelque sorte une supercherie.
La cybernétique de Norbert Wiener repose sur une méthode comportementale d’étude, qui attaque le paradigme de la philosophie de la conscience, en privilégiant les modifications que les phénomènes subissent du fait de leur rapport à leur environnement. Elle s’opposait ainsi à la méthode classique de la science, qui consiste à comprendre les phénomènes de l’intérieur, à saisir la structure interne de ses objets. La nouveauté de cette méthode tenait à son radicalisme : il n’existe pas d’autre réalité que celle constituée par les relations entre les phénomènes. Wiener s’intéressa aux comportements intentionnels à rétroaction, c’est-à-dire tendus vers un objectif déterminé par des informations. C’est dans ce sens qu’il a développé une théorie de la communication et du contrôle (régulation par des informations), la cybernétique, dont il sentait toute la difficulté de lui appliquer le statut de science.
C’est pourquoi il n’a guère insisté sur les réalisations techniques possibles de sa nouvelle méthode de compréhension. Cependant, il a assorti ses recherches d’une réflexion, largement occultée par la suite, sur les conséquences sociales de la science et la nécessité d’une prise en compte citoyenne de ce problème. En effet, le progrès industriel et technique occidental s’est montré, en un siècle, extrêmement déprédateur pour la planète. La science et la technique résolvent des problèmes en en créant de nouveaux, tout aussi sérieux, sinon davantage. Par exemple, les villes sont dépendantes des réseaux techniques qui les soutiennent ; or ces derniers ne sont pas à l’abri de pannes, qui peuvent tourner à la catastrophe. Les inventions, dont nos sociétés sont tributaires, obéissent à la loi du marché qui est inapte à les mettre au service des populations car cela aurait des conséquences négatives sur les profits. Les milieux scientifiques se penchent sur la question d’une machine à gouverner, éliminant totalement la question de la morale des questions politiques. Or le paradigme informationnel de Wiener dégage que l’identité n’est pas identifiable à la matière et que l’individu ne peut être privé d’un lieu propre à son identité où sont conciliés l’individuel et le collectif, le lieu de la moralité.
Wiener voulait se détacher d’une science vouée, par la technique qu’elle diffuse, à la domination de son milieu par l’homme. Sa réflexion fut rapidement mise hors circuit. Cependant, d’autres personnalités se sont réclamées de la cybernétique pour mettre à jour des projets conceptuels ou concrets allant dans un sens manifestement contraire aux convictions de Wiener. Le neuropsychologue Warren McCulloch tenta de construire des modèles artificiels du cerveau humain, d’où naquit le fantasme du cyborg. Dans les sciences sociales, un auteur comme David Easton reprit la notion de rétroaction du modèle cybernétique pour construire une analyse systémique. C’est le cas également pour Talcott Parsons.
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Cependant, la théorie des systèmes de Parsons n’est pas née chez lui sans de multiples refontes d’une pensée sociale complexe. Il a commencé par élaborer une théorie de l’action sociale, donc par une prise en compte de l’acteur et de sa rationalité, à l’instar de ses prédécesseurs en sociologie. Il prit alors comme fil directeur, pour analyser l’agir social, la structure téléologique de l’activité finalisée. En cela, il rejoint Max Weber. Chez le sociologue allemand, l’action équivaut à l’activité finalisée du sujet de l’action solitaire. L’intercompréhension langagière est chez lui représentée selon le modèle de l’influence réciproque que des acteurs agissant de façon téléologique pré-communicationnelle exercent les uns sur les autres. Donc, l’intercompréhension a valeur de phénomène dérivé par rapport au modèle téléologique. On verra plus tard comment Habermas articule quant à lui l’activité téléologique et la communication intersubjective. Notons seulement, mais le lecteur l’aura déjà compris, que, pour Habermas, la conceptualité qui prévaut chez Weber, ainsi que chez le premier Parsons, est trop étroite car elle ne permet de juger les actions sociales que sous l’aspect de la rationalité par rapport à une fin.
La théorie de l’action du premier Parsons est une théorie volontariste, selon laquelle l’acteur ne dispose pas seulement de facultés cognitives mais peut aussi prendre des décisions orientées par des normes en ce qui concerne la fin posée et le choix des moyens. L’ordre social est assuré par la coordination des actions sur la base de normes reconnues dans l’intersubjectivité. La liberté, dans cette acception, est la reconnaissance personnelle d’un lien à des ordres sociaux suprapersonnels. On voit là que Parsons tente en quelque sorte une synthèse à partir des thèses de Weber et de celles de Mead et de Durkheim. Les institutions sont comprises par lui comme intégrant des valeurs avec des jeux d’intérêts.
Sa théorie est une critique du modèle utilitariste de l’action car ce modèle laisse dans l’indétermination le choix des fins et ne prévoit aucun mécanisme qui permettrait aux actions des acteurs d’être coordonnées. L’agir stratégique est atomisé et une relation d’acteurs ne peut être, selon ce modèle, que contingente. La théorie de Parsons revient aussi sur l’œuvre de Thomas Hobbes. Ce dernier se posa de façon empiriste la question de savoir comment un ordre social est possible, et répondit que l’homme étant, par nature, un loup pour l’homme, il était de son intérêt de se départir d’une partie de sa liberté naturelle au profit d’un pouvoir absolu qui assure l’ordre par l’exercice d’une violence centralisée. Pour Parsons, les devoirs à accomplir doivent s’appuyer sur un consensus qui ne peut résulter seulement des dispositions naturelles d’individus intéressés et donc de considérations rationnelles par rapport à une fin. L’ordre reste instable tant que n’intervient pas le moment moral de la conscience et le sentiment de l’obligation, la détermination morale d’une action qui s’oriente selon des valeurs qui obligent, et qui obligent parce qu’elles sont, d’une part, institutionnalisées et, d’autre part, internalisées par les individus.
Habermas relève une faiblesse dans ce modèle qui semble aller dans le même sens que lui, c’est que Parsons ne rattache pas le concept d’action à celui d’ordre pour former la notion d’interaction sociale. Il n’a pas envisagé la notion d’« entente sur les normes » (TAC2 p.233) qui aurait servi de pont entre le concept de l’action finalisée orientée selon des valeurs et celui d’un ordre intégrant des valeurs avec la mise en avant d’intérêts. Le noyau de la théorie n’aurait plus alors été la structure moyen-fin de l’agir, mais la formation d’un consensus en dépendance avec le langage.
Sans pour autant s’orienter dans une telle direction, Parsons refond sa théorie une première fois en 1951. Il ressaisit l’orientation d’actions comme un produit de la synergie entre culture, société et personnalité, sous l’angle de ce que ces trois composantes apportent à la réalisation d’une action. L’acteur devient une agence motivée selon la combinaison de différentes composantes. Parsons témoigne ainsi des influences qu’ont exercé sur lui la théorie freudienne de la personnalité (décomposée en ça, moi et surmoi) et de la théorie culturelle de Malinowski.
L’orientation motivationnelle de l’acteur se décompose en orientation cathectique, portant sur des objets que l’acteur investit de ses intérêts, et en orientation cognitive, portant sur des choix à faire que l’acteur enregistre. Un troisième aspect de l’orientation distingue le lieu du couplage entre la motivation personnelle et l’environnement culturel : c’est l’orientation d’évaluation. L’acteur évalue les gratifications et privations à terme de son action sur la base des standards culturels en œuvre dans son environnement ; l’acteur oriente son action à partir de standards culturels. Ainsi, Parsons assimile des modèles culturels à des éléments de la situation auxquels l’acteur se réfère comme à des objets, et ce point constitue la faiblesse de sa refonte théorique.
Cette assimilation est une réification de la signification symbolique culturelle, réification qui détourne le regard du rôle joué par la transmission culturelle comme contexte et arrière-plan de la communication. La culture reste pour Parsons un ensemble d’objets extérieur aux individus ; elle est privée de toute impulsion motivante, de toute force régulatrice, parce que Parsons la ramène au modèle du sujet de la connaissance tourné vers des objets. Or ce modèle est une impasse pour comprendre la culture. C’est seulement à partir du paradigme de la philosophie du langage et à partir des propriétés formelles de l’opération d’interprétation réalisée par des acteurs qui déterminent mutuellement leurs actions, en passant par des actes de communication, qu’on peut comprendre, selon Habermas, comment culture, société et personnalité constituent un réseau et rendent possible une stabilisation des contextes d’action, sous forme d’évidences diffuses du monde vécu. Si l’on n’inclut pas dans l’analyse un monde vécu ayant son centre dans l’agir communicationnel, culture, société et personnalité sont condamnées à rester séparées.
C’est pourquoi Parsons, se fermant cette voie, est contraint d’emprunter au fonctionnalisme sa notion de système pour parler alors de système culturel, système social et système de la personnalité, qui s’interpénètrent partiellement à l’aide d’échanges intersystémiques. Pour le fonctionnalisme, un système représente une masse ordonnée d’éléments et suit la tendance à conserver ses structures en l’état. « Structure » et « fonction » sont les deux notions fondamentales et la question que se pose le fonctionnalisme est la suivante : de quelle manière les états du système remplissent-ils des fonctions pour conserver les structures du système ?
Mais Parsons révise le fonctionnalisme structural à partir d’emprunts à la cybernétique et à la théorie générale des systèmes. Ce sont des processus, autant que des structures, qui remplissent des fonctions pour la conservation du système. Son modèle tourne autour de l’idée essentielle que des systèmes autorégulés assurent leurs frontières face à un environnement. Dans cette perspective, le système culturel, substitut au concept manquant de monde vécu, prend le statut de monde ambiant coiffant le système d’action, si bien que sa théorie traite de contenus culturels transcendants à l’action des hommes, et flottants.
Il délaisse ainsi le dualisme entre les exigences de la reproduction culturelle et les impératifs de survie du système. L’intégration sociale joue dans la reproduction symbolique du monde vécu, dépend de traditions culturelles et de processus de socialisation par l’interaction. L’intégration fonctionnelle a le même sens que la reproduction matérielle de la société et se réalise à travers des interventions dans le monde matériel, tournées vers un objectif. La reproduction matérielle par le travail assure la conservation du système. Les impératifs systémiques de conservation réclament l’intégration fonctionnelle du monde vécu, qui en traverse les structures symboliques et les objective. Au bout du compte, l’intégration fonctionnelle dissipe les effets de l’intégration sociale et frappe de nullité le point de vue des parties prenantes de l’interaction. Parsons rompit un peu plus tard avec sa théorie en distinguant désormais définitivement l’acteur, qui ne l’intéresse plus en tant que tel, et le système d’action, ce dernier précisément n’agissant pas, mais fonctionnant.
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Le système consiste en plusieurs sous-systèmes spécialisés chacun pour sa part dans la production et la conservation d’une des composantes de l’action. La culture, qui occupait dans la précédente théorie, une sorte de position extramondaine, est rabaissée au niveau des deux autres systèmes, société et personnalité, et les trois systèmes sont subsumés en tant que sous-systèmes dans un système d’action général. Parsons complète son modèle par le système du comportement, situé au même niveau que les trois autres sous-systèmes, et qui définit l’organisme humain. Les sous- systèmes constituent les uns pour les autres des mondes ambiants. Ils entrent dans des relations d’échange régulées. La hiérarchie entre sous-systèmes qu’établit Parsons est extraite de la cybernétique et dépend de l’information. Les systèmes riches en informations occupent une position supérieure aux systèmes riches en énergie, car l’information permet le contrôle des conditions de stabilisation. La hiérarchie est donc la suivante, à partir du plus élevé : système culturel, système social, système de la personnalité, organisme/siège du comportement.
Comme les institutions appartiennent à tous les sous-systèmes en même temps (le lecteur est peut-être troublé par le fait que s’agissant des mêmes réalités, on parle soit de système soit de sous-système, mais les sous-systèmes du système d’action général peuvent être appelés systèmes sans que cela pose problème, si l’on ne perd pas de vue ce dont il est question, la culture, la société…), aucune institution ne permet de définir en propre un sous-système, que l’on doit donc définir d’après des fonctions.
Le modèle de Parsons repose sur quatre fonctions de base pour la conservation du système, associées aux quatre sous-systèmes. Dans le système d’action général, le système culturel remplit une fonction de conservation des modèles structurels, ce qui couvre à la fois la reproduction culturelle et la socialisation ; le système social remplit une fonction d’intégration, c’est-à-dire garantit la cohésion du système d’action général ; le système de la personnalité a pour fonction d’atteindre les buts fixés ; le système de l’organisme humain définit les moyens et ressources pour atteindre les buts. La position maîtresse est tenue par le système culturel parce que Parsons interprète la validité des valeurs culturelles au sens cybernétique : ce sont des fonctions de contrôle attribuées aux valeurs d’obligation. La régulation du système nécessite un flux constant d’informations qui consomme lui-même peu d’énergie.
Pour pouvoir ramener les formes d’intégration sociale aux cas de l’intégration du système, Parsons doit réduire les structures de l’intersubjectivité générées par le langage à des représentations d’échanges intersystémiques. Pour cela, il introduit dans son analyse des médiums de communication régulant ces échanges, l’argent et le pouvoir. Une théorie systémique ne peut mettre le langage sur le même plan régulateur que l’argent et le pouvoir, au contraire de théories sociologiques de l’action qui étudient l’intercompréhension comme mécanisme de coordination de l’action. Des médiums comme l’argent et le pouvoir peuvent s’épargner le prix d’une dissension possible parce qu’ils disjoignent la coordination de l’action de la formation du consensus par le langage, et aussi parce qu’ils protègent de l’alternative entre accord et intercompréhension manquée. La coordination par de tels médiums n’a plus besoin de participants responsables de l’interaction.
Le code de l’argent schématise de possibles prises de position entre personnes sur la base de propositions d’échange. Avec l’argent, les partenaires de l’échange conditionnent leurs prises de position à travers leurs offres, sans s’en remettre à la disposition à coopérer présupposée par l’agir communicationnel. Pour inspirer confiance dans sa médiation, l’argent a besoin d’un ancrage institutionnel, donc d’un rattachement au monde vécu, et c’est ce qui est obtenu par le biais des institutions de droit privé que sont la propriété et le contrat. Le pouvoir est institutionnalisé à travers l’organisation de droit public des administrations. La base de confiance sur laquelle repose l’argent doit être créée par un processus de légitimation. L’équilibre présent dans une relation idéal-typique d’échange, une relation entre purs égaux, étant rompue par le pouvoir, seule la référence à des buts collectifs susceptibles de légitimation peut et doit rétablir cet équilibre. Or argent et pouvoir sont des instruments adaptés pour l’agir rationnel en vue d’une fin. La disjonction qu’ils opèrent entre l’interaction et le monde vécu de l’interaction est une technicisation de la vie.
Des médiums d’une nature différente comme l’influence/charisme ou l’engagement par des valeurs sont, eux, moins des médiums régulateurs que des formes de communication généralisées, qui simplifient les connexions complexes de l’agir en vue de l’intercompréhension et restent dépendantes du langage et du monde vécu. Ils ne sont pas responsables d’une technicisation ni d’aucune souffrance liée à la réification des consciences. L’argent et le pouvoir quittant l’interaction et contraignant les sujets à une régulation extérieure à l’intersubjectivité, le schéma des sanctions qui ramifie à partir d’eux et pèse sur les interactions – car ce sont alors les possibilités de punition ou de récompense qui guident l’entente – a pour résultat que l’acteur ne peut prendre au sérieux son acquiescement à une prétention à la validité, jamais, pour la bonne raison que l’accord conclu est alors empiriquement motivé certes, par la considération des sanctions liées à la prise de position, mais non pas rationnellement motivé à la suite d’une argumentation débouchant sur un consensus dans les conditions requises. Ces conditions seront exposées en seconde partie.
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La modernisation des sociétés se caractérise, selon Parsons, par une complexité croissante des processus de régulation. L’économie capitaliste représente une capacité d’adaptation accrue, grâce à la rationalisation des ressources et potentiels qu’elle met en place. Les relations particulières s’intègrent dans un système communautaire aligné sur des normes abstraites et générales. La culture est sécularisée, ses valeurs universalisées. Les emprunts conceptuels de Parsons à l’évolution biologique sont ici manifestes : la modernisation est un chemin vers les meilleures conditions de stabilisation.
C’est pourquoi Parsons conteste les thèses wébériennes de perte de sens et perte de liberté. Loin d’être caractérisée par une bureaucratisation de plus en plus pesante, la société moderne développe le tissu associatif et donc la participation citoyenne. Mais la construction théorique de Parsons, réduisant à néant la distinction entre système et monde vécu passe à côté des indicateurs, signalés par Weber, d’une modernité en conflit avec elle-même.
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II – AGIR COMMUNICATIONNEL ET PRAGMATIQUE FORMELLE : VERS UNE THÉORIE CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ
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Par le compte rendu des études d’Habermas sur des auteurs majeurs de la sociologie, le lecteur a été introduit aux concepts et finalités de sa théorie de l’agir communicationnel. Avant de la clarifier davantage, il convient de resituer cette reprise systématique des approches sociologiques de la rationalisation sociale.
Nous avons indiqué, pour introduire la première partie, que la volonté d’Habermas était de mettre en évidence l’universalité du concept de rationalité communicationnelle par de la « théorie comparée », si l’on nous passe l’expression. Parce que, pour Habermas, la rationalité communicationnelle est un concept qui rend compte avant tout d’un procès de rationalisation sociale, il doit construire sa propre théorie de la rationalisation sociale sur la base de cette conceptualité neuve et se réfère pour cela aux matériaux de la tradition sociologique, pour laquelle sa théorie vaut comme héritière en même temps qu’elle rompt avec sa conceptualité trop étroite.
La sociologie est pour Habermas « la science des crises par excellence » (TAC1 p.19), qui s’occupe de la formation des sociétés modernes et des aspects anomiques liés à la décomposition des sociétés traditionnelles. Mais la sociologie est et reste la théorisation de la société et, contrairement à la science économique ou à la science politique au sens étroit, elle maintient le rapport aux problèmes de la société globale, parce que, dans le domaine de la reproduction culturelle, de l’intégration sociale, de la socialisation, on a affaire à des interactions non spécialisées. La sociologie est née en tant que théorie de la société bourgeoise qui a émergé du procès de modernisation. Cette modernisation, répétons-le, consiste en une rupture avec les structures de conscience traditionnelles, mythiques, mythologiques ou religieuses. Les images du monde, qui forment et assurent l’identité en dotant les individus d’un noyau de concepts fondamentaux et de présupposés de base et qui ne peuvent être révisées sans affecter l’identité tant des individus que des groupes sociaux, ont été rationalisées, de sorte que l’ordre social repose sur une organisation rationnelle.
À partir de ce constat originel, qui prend valeur de postulat, la problématique de la rationalité est inévitablement posée si l’on veut saisir le sens de l’agir social. La sociologie traite nécessairement la question de la rationalité du fait que sa tâche est de fournir une explication de la modernisation. Le problème de la rationalité se pose à trois niveaux. Au niveau métathéorique, il impose de sélectionner les concepts susceptibles d’expliquer la rationalité croissante. Au niveau méthodologique, doit être élaborée une théorie de la compréhension du sens qui explicite les relations entre signification et validité. Le niveau empirique, enfin, dévoile comment concrètement la modernisation est une rationalisation. Habermas veut montrer que seule une théorie de l’agir communicationnel est à même d’assumer de façon adéquate la problématique de la rationalisation sociale.
Sa théorie sera à présent analysée en quatre temps. D’abord sera mis en lumière le concept de rationalité lui-même ainsi que les concepts fondamentaux de l’action pour dégager la notion d’agir communicationnel et ses conséquences directes pour une refonte radicale de la compréhension du sens. Ensuite, nous aborderons l’idée d’Habermas selon laquelle une théorie de la communication peut être fructueuse pour une théorie de l’action si l’on parvient à montrer comment les actes communicationnels assument la fonction de coordination des actions et contribuent à établir des interactions. Nous aurons alors les éléments nous permettant de saisir comment la communication joue un rôle fondamental dans la socialisation. Enfin, la théorie de l’agir communicationnel exposée, nous suivrons Habermas dans ses réflexions sur les pathologies sociales qu’elle met en lumière et sur les bases d’une théorie critique qu’elle fonde, pour remodeler une philosophie de la praxis que la pensée marxiste n’a pu faire aboutir.
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2A – COMMUNICATION ET RATIONALITÉ
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Si l’on part de l’application d’un savoir à une action dirigée vers un objectif, on privilégie spontanément un concept de rationalité cognitive-instrumentale. L’époque moderne s’est comprise elle-même d’après ce concept, qui rend compte de la volonté de l’homme de disposer en connaissance de cause de son environnement. On trouve l’expression philosophique la plus significative de cette volonté dans le Discours de la méthode de René Descartes : « mais sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant à la physique … elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle … nous les pourrions employer … et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »
On peut aussi considérer la rationalité en partant de l’application communicationnelle d’un savoir dans des actes de langage. En exprimant une proposition déterminée dans l’intention de communiquer quelque chose, on élève une prétention à la vérité, à la véracité, à la plausibilité, à la justesse, en somme à la validité, qui peut être critiquée et défendue, c’est-à-dire fondée rationnellement. On a recours alors à un concept de rationalité communicationnelle.
La position intellectuelle qui privilégie la rationalité cognitive-instrumentale présuppose un monde résumant la totalité de ce qui est, un monde d’états de choses existants dans lequel le sujet intervient pour réaliser des buts. L’autre position problématise le monde en se demandant quelles sont les conditions de son unité objective. C’est une position phénoménologique : le monde gagne l’objectivité par le fait seulement qu’il vaut comme un et même monde pour une communauté de sujets. On parle alors de monde vécu intersubjectivement partagé. La première position, au sens où Habermas l’entend, présente le même travers que le positivisme scientifique selon Husserl, à savoir qu’elle est un vêtement d’idées qui laisse ininterrogés les phénomènes premiers, ici l’unité objective du monde. La deuxième position répond que l’unité est acquise dans l’intersubjectivité. Pour comprendre cette dernière, on doit étudier l’activité communicationnelle des hommes.
Les expressions rationnelles sont liées à la nécessité de l’argumentation. L’argumentation est un type de discours où les parties prenantes thématisent des prétentions à la validité qui font litige. Elle peut couvrir des discussions théoriques, où sont thématisées des prétentions controversées à la vérité, ou encore des discussions pratiques, où c’est la justesse normative d’une action qui est controversée d’après sa conformité à un intérêt commun des parties.
Le caractère critiquable des expressions rationnelles conditionne le fait qu’elles sont susceptibles d’amélioration. L’acquisition de connaissances théoriques et d’intellections morales, le développement de la capacité à surmonter les illusions, les préjugés et toutes difficultés de l’intercompréhension, sont nécessaires à la communication. La rationalité resterait contingente si elle n’était accordée à l’aptitude à apprendre. Donc, la possibilité de critiquer et de fonder les expressions rationnelles désigne la possibilité d’argumenter ; l’apprentissage est assigné quant à lui à la nécessité d’argumenter.
La logique de l’argumentation concerne les relations internes entre unités pragmatiques, les actes de langage, à partir desquels se composent les arguments. C’est une logique informelle car les approches de la logique déductive et de la logique inductive ne suffisent pas pour rendre compte des formes de l’argumentation. D’autre part, les indicateurs et standards qui servent à évaluer des arguments n’entrent pas dans le champ des catégories de la validité déductive ou de la solidité inductive. La clarification du raisonnement requiert donc le rattachement à d’autres branches de la philosophie, telles que l’épistémologie, l’éthique…
Enfin, une théorie de l’argumentation doit proposer un système des prétentions à la validité. Les pistes d’une telle théorie se trouvent dans les implications pragmatiques du concept de validité : une prétention à la validité équivaut à l’affirmation que les conditions pour la validité sont remplies. L’auditeur est alors tenu de prendre position par oui ou non sur la proposition, à partir d’un discernement. La proposition a pour résultat un accord quand :
– elle établit de façon appropriée l’existence d’états de choses et reçue comme telle par l’auditeur, dans le cas d’un énoncé descriptif ;
– les actions ou normes d’action qu’elle met en avant sont acceptées par l’auditeur, dans le cas d’un énoncé normatif ;
– l’autoprésentation du locuteur est jugée par l’auditeur conforme au véritable état subjectif du locuteur, dans le cas d’un énoncé expressif.
L’entente, ou l’accord, est signe d’une intercompréhension réussie. Cela suppose bien évidemment que la proposition, l’énoncé soit fondé rationnellement par le locuteur. C’est la rationalité ou pas de la proposition qui doit faire l’objet du discernement de l’auditeur. Fonder rationnellement veut dire, en reprenant les différents types d’énoncés dans l’ordre, établir l’existence d’états de choses, établir l’acceptabilité d’une action ou d’un plan d’action, établir la transparence d’une autoprésentation. Les trois types d’énoncés se rapportent aux trois mondes des faits, des normes et des expériences vécues.
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La question d’une conduite de vie rationnelle touche à la collectivité sociale. Il importe en effet de savoir quelles structures du monde vécu rendent possibles pour les individus et pour les groupes des orientations rationnelles d’action. Les sociétés occidentales modernes lient à leur compréhension du monde une prétention à l’universalité et cela implique une dévaluation en rationalité des formes de compréhension différentes. C’est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit des images du monde des sociétés dites primitives.
La différence entre la pensée mythique de ces sociétés et la pensée moderne ne se situe pas au niveau des opérations logiques. Les membres des sociétés tribales sont en principe capables de produire les mêmes opérations formelles que les membres des sociétés modernes. Les différences se situent en fait dans les concepts dont disposent les individus pour interpréter le monde. La pensée mythique prête une existence extérieure à l’homme, et indépendante de lui, aux idéalités qu’elle engendre spontanément. C’est le principe de l’animisme. De la sorte, elle s’aliène dans ses propres représentations. L’idée de la totalité est omniprésente : tout est signifiant au sein d’un ordre symbolique. Cela induit une confusion entre nature et culture, une indistinction conceptuelle du monde objectif de la physis et du monde social. De même, il n’y a pas de différenciation claire entre choses et personnes.
La totalité de l’ordre symbolique rend possibles les pratiques magiques. La magie résulte en effet d’une certaine confusion entre des relations internes de sens, c’est-à-dire entre des expressions symboliques, et des relations externes de faits. On peut dès lors prêter à l’expression symbolique une influence sans médiation dans l’univers des faits.
La pensée primitive ne connaît pas la délimitation d’un domaine de la subjectivité. La vie collective repose sur des actions et des sentiments individuels largement stéréotypés. Or un monde intersubjectivement partagé est la présupposition abstraite qui rend possibles des prétentions à la validité. Nous intéressant ici aux structures des images du monde, il s’agit de voir que leurs modifications ne peuvent être expliquées seulement à l’aide de facteurs externes, par la sociologie ou la psychologie, mais doivent être rapportées à une évolution conçue comme un procès d’apprentissage, c’est-à-dire sur la base de conditions internes. L’explication d’un tel procès fournit la trame du passage du mythe à une religion universelle, puis le passage des images du monde métaphysico-religieuses à une compréhension moderne.
L’explication du processus d’apprentissage, Habermas la tire de l’œuvre de Jean Piaget. Ce dernier a décrit en termes de structure l’ontogenèse de la conscience, le développement des facultés cognitives de l’enfant. Le développement de l’enfant passe par des niveaux d’apprentissage successifs. À chaque passage à un niveau d’apprentissage supérieur est reliée une poussée de dévalorisation de tel ou tel type de raison. Les interprétations qui prévalent à un certain niveau sont catégoriellement dépassées au niveau supérieur. Le développement est caractérisé par la construction d’un univers de référence permettant de délimiter simultanément les mondes objectif, social-normatif et subjectif. Le monde extérieur est détaché du monde intérieur, les autres mondes subjectifs détachés du monde extérieur. Un concept réflexif du monde est alors possible et l’accès au monde peut être obtenu par des négociations sur la définition des situations. Habermas se sert de la notion de Piaget de « compréhension décentrée » (TAC1 p.85) et l’applique au niveau phylogénétique, en distinguant des niveaux d’apprentissage liés à la raison mythique, à la raison métaphysico-religieuse et à la raison moderne structurant une compréhension décentrée.
À partir de ces considérations, on peut déjà clarifier la notion de monde vécu. Des sujets qui agissent de façon communicationnelle s’entendent à l’horizon d’un monde vécu, édifié sur un arrière-fond de convictions plus ou moins diffuses, non problématiques. Il tient lieu de réservoir de savoir, dans lequel est engrangé le travail d’interprétation des générations passées. Il fait office de contrepoids stabilisateur face aux dissensus éventuellement liés aux intercompréhensions engagées actuellement. La rationalisation du monde vécu est donnée à partir de l’opposition entre accord normativement imputé et entente communicationnellement obtenue : « Plus les traditions culturelles portent à décider par avance quelles prétentions à la validité devront être acceptées … moins les participants ont la possibilité d’expliciter et de vérifier eux-mêmes les raisons potentielles sur lesquelles ils appuient leurs prises de position par oui ou non. » (TAC1 p.86) Les images mythiques du monde représentent donc un cas limite où la charge d’interprétation du monde est épargnée aux ressortissants individuels, étant assurée entièrement par la coutume qui transforme un système d’interprétation en ordre du monde.
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Le concept d’intercompréhension renvoie à un accord rationnellement motivé, obtenu entre les participants. L’accord se mesure à des prétentions critiquables à la validité caractérisées selon différentes catégories (ces catégories renvoient aux différents domaines : faits, normes, expériences vécues) d’un savoir incarné symboliquement dans des expressions qui peuvent s’analyser au niveau métathéorique et au niveau méthodologique.
Au niveau métathéorique, il s’agit de savoir selon quelle conceptualité on aborde la question. En l’occurrence, les concepts sont désignés par Habermas comme étant fondamentalement ceux de « monde » et d‘« action ». Reste à savoir quel concept de monde et quel concept d’action.
Pour que le concept de monde puisse devenir fécond dans une théorie de la société, il convient d’en proposer un qui substitue à l’approche ontologique celle d’une théorie de la constitution et adopter pour cela le couple conceptuel de monde et monde vécu. On adopte ainsi l’attitude réflexive des participants à une communication envers les modèles culturels, thématisés, et le savoir leur correspondant, thématisé également. Enfin, il faut abandonner le concept scientifique d’objectivité au profit d’un concept de savoir culturel différencié suivant diverses prétentions à la validité. C’est déjà l’attitude de Weber, pour qui même les sphères de valeur non-cognitives forment des sphères de validité.
Le concept d’action d’Habermas est forgé d’après les concepts fondamentaux de l’action dans la sociologie. L’agir téléologique – que l’on peut dire stratégique si on met l’accent sur les intérêts concurrents des acteurs – est un concept présupposant un monde qui est le monde objectif. Les relations entre acteur et monde autorisent des expressions qui peuvent être jugées d’après les critères de la vérité et de l’efficacité. Le concept de l’agir régulé par des normes présuppose en outre le monde social, c’est-à-dire un contexte normatif établissant quelles sont les interactions relevant de l’ensemble des relations interpersonnelles légitimes. L’acteur peut distinguer entre les éléments factuels et les éléments normatifs d’une situation, entre les conditions et moyens et les valeurs. Par un agir dramaturgique, l’acteur donne un aperçu symbolisé de lui-même. Il se rapporte à son monde subjectif propre, c’est-à-dire à l’ensemble des expériences vécues subjectives. On présuppose avec ce concept deux mondes : l’intérieur et l’extérieur.
L’agir communicationnel fait entrer en ligne de compte la présupposition supplémentaire du médium langagier dans lequel les rapports de l’acteur au monde se reflètent comme tels. L’agir communicationnel maintient l’aspect du triple rapport au monde, objectif, social, subjectif, d’une compréhension décentrée. Lui seul permet de ne pas considérer le langage unilatéralement et subsidiairement. « À ce niveau conceptuel, dit Habermas, la problématique de la rationalité qui, jusque-là, n’intéressait que le sociologue, est rendue à la perspective de l’acteur lui-même. Nous sommes alors tenus d’élucider le sens dans lequel l’intercompréhension langagière est introduite en tant que mécanisme de coordination des actions. » (TAC1 p.110) L’intercompréhension langagière est le mécanisme de coordination de l’action qui concilie, pour constituer l’interaction, les plans d’action des participants et détermine leurs activités orientées vers un but.
Le langage est essentiel pour le modèle d’action communicationnelle du point de vue pragmatique selon lequel les locuteurs instaurent des rapports au monde réflexifs, en employant des phrases en vue de l’intercompréhension. La structure téléologique reste fondamentale pour tous les concepts d’action. Elle est toujours supposée du moment qu’on impute aux acteurs la capacité de poser des buts et d’agir d’après un objectif. Le concept téléologique se contente d’une telle explicitation de l’action, les autres en spécifient les conditions : légitimité, autoprésentation, ou accord obtenu dans la communication, c’est-à-dire, pour ce dernier, la prise en compte de toutes les situations où ego peut rattacher ses actions à celles d’alter ; l’agir communicationnel ne se réduit pas à l’intercompréhension, il élucide la coordination.
Avant d’éclairer cela, revenons au problème méthodologique de l’interprétation de l’action. La question est de savoir comment la structure interne de l’intercompréhension réciproque des acteurs se reflète dans la compréhension d’un interprète non participant. L’hypothèse est qu’il se pourrait que les interprétations réalisées par l’observateur et celles réalisée par le participant ne se distinguent que dans la fonction et non dans la structure. La rationalité communicationnelle remplace le point de vue de l’observateur extérieur par l’attitude performative des parties prenantes de l’interaction. Les objets que rencontre le sociologue sont des objets préstructurés symboliquement dans un monde vécu, qui incarnent des structures de savoir pré-théoriques. L’observation seule ne permet pas l’accès à la réalité symboliquement préstructurée, elle doit être appuyée par une compréhension du sens de cette réalité. Or la compréhension du sens exige la participation à un procès d’intercompréhension, participation qui constitue l’attitude performative, différente de l’attitude objectivante de l’observateur. « Le monde vécu ne s’ouvre qu’à un sujet qui fait usage de sa compétence de langage et d’action » (TAC1 p.130) afin d’être capable d’interpréter rationnellement les faits sociaux.
Pour comprendre les éléments du monde vécu, le sociologue doit pouvoir participer à leur production. La réalité préstructurée symboliquement est incompréhensible à un observateur qui serait dépourvu de la faculté de communiquer. Toutefois, Habermas souligne que le procès de compréhension du sens se raccorde au procès de production du sens sur un mode non clarifié, et il s’interroge sur la manière dont on peut concilier l’objectivité du comprendre avec l’attitude performative.
En fonction des présuppositions du modèle communicationnel d’action, l’acteur dispose d’une compétence d’interprétation aussi riche que celle de l’observateur. Ce fait dessaisit quelque peu la communauté des sciences sociales de son immunité méthodologique. Les conditions de l’objectivité du comprendre doivent être trouvées par le sociologue dans les structures générales de l’intercompréhension. L’herméneutique philosophique apporte là une aide au plan méthodologique. Les conclusions de Gadamer à ce sujet rapportent que l’interprète (ici, le sociologue, ou ce qu’il en reste) peut expliquer la signification d’une expression seulement s’il prend part lui-même au procès d’intercompréhension. Le lien de l’interprète à la pré-compréhension de la situation est assurée par l’attitude performative, qui ne conduit pas cependant à relativiser et porter atteinte à la validité de son interprétation parce qu’il tire parti de la rationalité qui structure de l’intérieur l’activité d’intercompréhension. En cela, il reconstruit la signification de ce qui est à interpréter en tant que contenu objectif d’une expression critiquable.
L’interprétation et la compréhension que doivent fournir les sciences sociales pour parvenir à la connaissance scientifique sont des traits fondamentaux de l’agir social lui-même, et doivent être fournies aussi par les acteurs sociaux, parties prenantes de l‘interaction.
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2B – LA COORDINATION DE L’ACTION PAR L’INTERCOMPRÉHENSION
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Comment Habermas s’attaque-t-il à la question de l’agir communicationnel en tant que mécanisme d’orientation et de coordination des actions ? Avec sa théorie de l’agir communicationnel, on n’oppose plus, dans l’analyse du langage, comme une force irrationnelle le « rôle illocutoire » (d‘actes de parole réalisant en même temps l’action indiquée par le mot : promettre, enjoindre, affirmer, avouer…) à la composante propositionnelle qui fonde la validité, mais à le concevoir comme la composante qui spécifie quelle prétention à la validité un locuteur élève avec son expression langagière, comment il l’élève et dans quel but.
Habermas classe les actions sociales en actions stratégiques et actions communicationnelles. Elles sont distinguées en fonction de l’attitude adoptée par les participants, selon que l’action est orientée vers le succès ou l’intercompréhension. Ainsi, une action est soit stratégique soit communicationnelle. Il ne s’agit pas d’une distinction analytique de la façon de décrire une même action soit sous l’angle de l’orientation vers le succès soit sous celui de l’orientation vers l’intercompréhension. Ce classement ne doit pas servir à de la psychologie comportementale empirique, ce qui serait adopter l’attitude objectivante d’un observateur, mais à l’exploration du savoir pré-théorique des locuteurs qui distinguent intuitivement quand ils exercent une influence sur d’autres et quand ils s’entendent avec d’autres. Une action communicationnelle est faite en vue d’un accord qui ne doit pas être induit de l’extérieur mais satisfaire aux conditions d’un assentiment rationnellement motivé.
La pragmatique formelle conçoit ainsi l’intercompréhension : « L’intercompréhension est inhérente au langage humain comme son telos. » (TAC1 p.297) C’est le telos du logos. La pragmatique formelle analyse l’attitude orientée vers l’intercompréhension en prenant pour modèle l’attitude des parties prenantes de l’interaction, dont l’une produit un acte de parole et l’autre prend position par oui ou non.
Pour cela, elle a recours à la classification par John Austin des actes de parole [autrement traduits par « actes de langage ». Nda2018] en actes locutoires, actes illocutoires et actes perlocutoires. L’acte locutoire exprime le contenu objectif de la proposition. Produire un acte locutoire, c’est dire quelque chose. Avec les actes illocutoires, le locuteur accomplit une action en disant quelque chose : le rôle illocutoire consiste à fixer le mode d’une phrase employée comme affirmation, promesse, ordre, aveu… Le mode est exprimé par un verbe performatif à la première personne du singulier : « par la même, j’affirme, je promets, j’ordonne, j’avoue… » Donc, produire un acte illocutoire, c’est agir en disant quelque chose. Enfin, avec les actes perlocutoires, le locuteur vise un effet chez l’auditeur. Produire un tel acte, c’est causer quelque chose du fait qu’on agit en disant quelque chose. Conceptualisée de cette manière : d’après le rôle illocutoire, l’action langagière est représentée comme un acte autosuffisant, que le locuteur produit dans une intention communicationnelle, c’est-à-dire avec l’objectif d’être compris par l’auditeur et son expression acceptée par lui.
L’intention de communiquer un sens manifeste et la réussite de cela par un acte illocutoire avec lequel le locuteur fait savoir de quelle manière il entend ce qu’il dit et comment il faut l’entendre (hommage, commandement…) définissent, selon Habermas, l’agir communicationnel. Les succès illocutoires entretiennent une relation interne avec l’action langagière, mais les effets perlocutoires relèvent d’une autre logique, ils demeurent extérieurs à la signification de ce qui est dit ; et l’attitude orientée vers l’intercompréhension doit être élucidée seulement au regard des actes illocutoires. Le rôle illocutoire est de fixer le mode d’une phrase pour faire savoir à quelle lumière doit être compris le contenu. C’est le critère du succès de la communication. On parvient à l’intercompréhension grâce à des succès illocutoires, et l’agir communicationnel est la poursuite sans restriction d’objectifs illocutoires. Les effets perlocutoires proviennent quant à eux du fait que les actions langagières assument un rôle dans un contexte téléologique. Lorsqu’un locuteur veut susciter de tels effets, il s’agit d’un agir stratégique médiatisé par le langage, différent de l’agir communicationnel. Dans une interaction, des objectifs perlocutoires sont possibles à partir du moment où le locuteur illusionne son auditeur en dissimulant le fait qu’il agit stratégiquement. C’est ce qui se produit, d’après un exemple fourni par Habermas, lorsqu’en donnant un ordre compris comme tel, un capitaine traître à sa cause fait courir la troupe dans un guet-apens.
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À présent, il faut voir d’où les actions langagières tirent leur force coordinatrice pour l’action. L’accord efficace pour la coordination se fait au niveau pragmatique du langage. Ce niveau raccorde le niveau sémantique de la compréhension du sens avec le niveau empirique d’une transformation ultérieure, contextualisée, de l’entente significative pour les suites de l’interaction.
Un acte de parole est dit recevable quand l’auditeur peut prendre position par oui ou non par rapport à lui. Les conditions qui rendent un acte de parole recevable sont celles de la reconnaissance intersubjective. Le rôle illocutoire ne fait pas connaître une prétention au pouvoir mais une prétention à la validité. Un locuteur peut motiver rationnellement un auditeur à accepter l’offre de son acte de parole parce que, sur la base d’une relation interne entre la validité, la prétention à la validité et la justification qui honore cette prétention, il peut garantir qu’il donnera les raisons qui assurent la prétention contre une critique de auditeur. Les prétentions à la validité sont liées à des raisons. Les succès illocutoires fondent des accords rationnellement motivés sans que des conditions de sanction n’aient à y être rattachées, d’autant moins que ces dernières ruinent l’espoir d’une motivation rationnelle.
Étant donné qu’il est impossible d’expliciter indépendamment le concept de validité d’une phrase du concept d’avoir à honorer la prétention à la validité, la reconnaissance intersubjective des prétentions est la notion qui doit guider la théorie dans l’éclaircissement de la notion de monde vécu. Nous avons vu que l’agir communicationnel établit un triple rapport au monde des ordres légitimes (monde social), au monde des contenus matériels existants (monde objectif) et au monde subjectif (que le lecteur ne se choque pas de l’usage stylistique d’Habermas qui consiste à parler de trois mondes pour ce qui est un triple rapport au monde ; de même, Habermas parle de monde vécu au singulier ou au pluriel ; cela signale que l’arrière-fond de l’intersubjectivité, le monde vécu, constitue l’horizon des horizons particuliers, les mondes vécus). Une action langagière constative établit un rapport à la vérité objective, une action langagière expressive à la véracité des états subjectifs et une action langagière régulatrice à la justesse normative.
De surcroît, on admet, avec le concept d’agir communicationnel, à côté des attitudes de fond objectivantes, une attitude performative dans les mondes vécus formant le contexte des interactions. Ce contexte se présente comme une forme préréflexive d’admissions allant de soi, comme un savoir implicite. Pour que le locuteur puisse obtenir un succès illocutoire, il faut que soient remplies les conditions générales d’un tel contexte. En effet, ce n’est pas seulement sur la base de règles d’utilisation des expressions qu’elles comportent, qu’une signification textuelle incombe aux phrases. Mais de ce savoir implicite, nous ne savons rien : il est le système de nos convictions, inaccessible à nos descriptions. Et Habermas de citer Wittgenstein : « Si le vrai est ce qui est fondé, alors le fondement n’est ni vrai ni faux. » (TAC1 p.344). Cela signifie-t-il qu’on ne peut finalement rejeter le vêtement d’idées positiviste ou l’ontologisation du monde parce qu’en interrogeant et problématisant leur implicite, on ne fait que le déplacer ? Cette question doit être posée à Habermas. Ce qu’il nous importe de voir ici, c’est que ce savoir implicite est la couche de la pensée constituée par des représentations inscrites dans des images du monde. Les parties prenantes de l’interaction sont familiarisées avec lui, sinon elles ne s’entendraient pas.
C’est par le rattachement du concept de société à un concept de monde vécu que l’agir communicationnel devient intéressant au premier titre comme principe de socialisation.
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2C – LA REPRODUCTION SYMBOLIQUE DU MONDE VÉCU
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En tant que médium de l’intercompréhension, l’acte de parole sert à :
– instaurer et renouveler les relations interpersonnelles ;
– présenter des états de choses et événements ;
– manifester des expériences vécues, s’autoprésenter.
C’est dire que des assertions communicationnelles sont toujours simultanément imbriquées dans les divers rapports au monde et qu’il ne se réalise donc pas de consensus si un auditeur accepte la vérité d’une affirmation mais en même temps doute de la véracité du locuteur ou de la justesse normative de son assertion.
Toute assertion s’inscrit dans un arrière-plan dont les structures sont constantes et valent inconditionnellement. En tant qu’interprètes, locuteur et auditeur ne peuvent se rapporter à quelque chose dans le monde vécu de la même manière qu’à des faits, des normes ou des expériences parce que ce sont les structures du monde vécu qui fixent les formes de l’intersubjectivité. En l’occurrence, les composantes structurelles du monde vécu sont la culture, la société et la personnalité.
Si l’on découpe dans des contextes de renvois au monde vécu une certaine situation, objet d’une communication, le découpage doit être choisi en fonction de thèmes et articulé selon des buts et des plans d’action. La situation se présente comme une zone de besoins actuels d’intercompréhension et de possibilités d’action. Si les situations varient en fonction de ces besoins et possibilités, il reste qu’on ne peut transcender les limites du monde vécu, qui est le sol non questionné de toutes les données existantes.
Locuteur et auditeur, lorsqu’ils entrent dans un procès d’intercompréhension avec une attitude orientée vers elle, cherchent à éviter deux risques : le risque d’une intercompréhension ratée, donc de la dissension ou du malentendu, et celui que le plan d’action échoue, donc de l’échec.
Si l’on en revient à l’inexorabilité de la limite du monde vécu, l’agir, ou la maîtrise de situations, se présente comme un processus circulaire où l’acteur est à la fois l’initiateur d’actions dont il doit rendre compte et le produit de traditions dans lesquelles il s’inclut, de groupes solidaires auxquels il appartient, de processus de socialisation et d’apprentissage, bref il est tributaire d’un monde vécu.
Le monde vécu reproduit ses structures grâce à 1° l’usage continu du savoir valide, à 2° la stabilisation de la solidarité de groupe et à 3° la formation d’acteurs capables de prendre leurs responsabilités. Pour que se reproduisent les structures du monde vécu, il faut un médium : celui constitué par les interactions. Ce médium, langagier chez l’homme doté de logos, permet notamment l’intégration sociale (stabilisation de la solidarité) par la coordination intersubjective des actions qui assure en partie la reproduction symbolique du monde vécu, qu’il faut distinguer de la reproduction matérielle assurée par le travail.
On peut donc concevoir la modernisation des sociétés comme une rationalisation des mondes vécus. Cependant, associer société à monde vécu conduit à des impasses, dont permet de se dégager une théorie concevant la société comme une juxtaposition de monde vécu et de système.
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Au niveau holiste du tout social, l’agir communicationnel a trois fonctions : la reproduction culturelle, l’intégration sociale et la socialisation des participants. Ces trois fonctions conjointes assurent la reproduction symbolique du monde vécu. La reproduction culturelle garantit la continuité de la tradition et une certaine cohérence du savoir qui soit dans chaque cas à la hauteur de la pratique quotidienne. L’intégration sociale du monde vécu veille à coordonner les actions à travers des relations interpersonnelles légitimement réglées : la coordination des actions et la stabilisation des identités de groupe sont alors évaluées à partir de la solidarité des membres du groupe. La socialisation des participants du monde vécu garantit l’acquisition de capacités généralisées d’agir et la bonne coordination entre histoires individuelles et formes de vie collectives. En somme, la reproduction du monde vécu, c’est la transmission du savoir valide et des conditions de son accroissement, la légitimation des institutions, et la diffusion de modèles de comportement formateurs.
Pour Mead comme pour Durkheim, la rationalisation du monde vécu a consisté en sa différenciation en culture, société et personne, étroitement mêlées avant la rationalisation. Cela a été aussi la séparation entre forme et fond ainsi que l’évolution réflexive de la reproduction symbolique, avec la mise en langage du consensus normatif fondamental garanti par le rite et la transformation d’une communauté de foi religieuse en communauté de communication soumise à des contraintes de coopération (passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique). Seulement, il faut compter aussi avec les effets qu’exercent sur le monde vécu la différenciation du système, et comment cette différenciation du système en vient à bouleverser sa reproduction symbolique.
Dans la perspective du monde vécu, ce qui lie les individus socialisés est un tissu d’actions communicationnelles qui ne peuvent aboutir qu’à la lumière des traditions culturelles, et non, par exemple, un mécanisme systémique soustrait au savoir intuitif des membres du groupe. Dans cette perspective, nous présumons l’autonomie de ceux qui agissent : la capacité pour chacun de répondre de ses actes. Nous présumons l’autonomie de la culture : il n’y a aucune autorité étrangère derrière les symboles de la culture, elle ne dépend empiriquement de rien d’autre, elle repose entièrement sur la conviction des acteurs. Et nous présumons la transparence de la communication intersubjective : des possibilités de compréhension mutuelle illimitées. Mais ces présomptions sont quelque peu présomptueuses, pardon, car en réalité les actions sont coordonnées aussi à travers « des contextes fonctionnels non voulus par les acteurs, comme, par exemple, les marchés » (TAC2 p.165).
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Système et monde vécu se différencient respectivement et simultanément du fait que croissent la complexité de l’un et la rationalité de l’autre. Parallèlement, les mécanismes systémiques se séparent de plus en plus des structures par lesquelles passe l’intégration sociale. Il y a disjonction entre l’intégration sociale du monde vécu et l’intégration du système. À terme, il en résulte que la coordination de l’action se constitue ou bien à travers les consensus des participants ou bien à travers des contextes d’action fonctionnels.
Dans les sociétés tribales primitives, la validité des normes est maintenue sans recours au pouvoir de sanction de l’État. Tient lieu de ce pouvoir une vision mythique du monde, qui bride le potentiel de négation et d’innovation du discours. La différenciation de la structure sociale s’amorce dans ces sociétés avec le passage d’un système d’interaction simple aux conditions d’une coopération divisant le travail. Dans son examen de l’échange dans une société, et de l’échange d’une société avec son contexte naturel, la perspective systémique abandonne le présupposé de la théorie de l’action selon lequel une combinaison d’activités finalisées pour la division du travail est voulue par les participants. Cette combinaison est pourtant voulue dans le sens où le maintien du substrat matériel du monde vécu – la production et la distribution des biens, la pratique guerrière et diplomatique… – incite au passage de l’interaction simple à la coopération au sein du groupe.
Dans la perspective systémique, les sociétés primitives se complexifient par l’établissement de systèmes dans lesquelles sont tenues de s’inscrire les interactions, cela étant exigé par la spécialisation fonctionnelle de la coopération sociale organique. La différenciation en segments des tribus, c’est-à-dire la différenciation structurelle déjà observable dans de telles sociétés, contrairement à ce que pensait Durkheim, et l’autonomisation de sous-groupes (les segments) par rapport à la totalité (la tribu, le peuple), est liée à l’échange des femmes, que régissent les règles de mariage. Cette différenciation, passant par les relations d’échange, accroît la complexité d’une société dans le sens d’une juxtaposition horizontale des associations basées sur la même structure : l’échange socialise, stabilise les relations intersubjectives et les rapports au monde environnant.
Parallèlement, la stratification verticale des groupes à généalogie unilinéaire fait apparaître des différences de pouvoir, utiles à l’organisation. Un pouvoir d’organisation se développe, non encore sous la forme d’une puissance politique mais sous celle du prestige généralisé. De tout cela, on peut conclure que, dans les sociétés primitives, les mécanismes systémiques ne se détachent pas encore des institutions efficaces pour l’intégration sociale. Par exemple, les mécanismes d’échange ont des fonctions économiques très limitées ; ils dépendent des relations créées par le mariage et valent comme instruments de socialisation.
L’anthropologie n’a jusqu’ici pas envisagé cette différence entre coordination par les connexions fonctionnelles et coordination par l’intégration sociale parce que, dans les sociétés primitives, la structure sociale est marquée par la pratique rituelle, qui ramène à un seul dénominateur les deux choses : action finalisée et communication. C’est à mesure que les structures du monde vécu se différencient que les mécanismes de l’intégration sociale et de l’intégration systémique se séparent. C’est ce processus qui est, selon Habermas, la clé de la modernisation des sociétés.
Différenciation segmentaire et stratification verticale caractérisent deux niveaux de la complexité croissante du système. La coordination de l’action, ou intégration sociale, n’est pas la coordination des effets de l’action, ou connexion fonctionnelle, mais doit en garantir les conditions de base. Malheureusement, les mécanismes qui servent à accroître la complexité du système ne sont pas en harmonie a priori avec les mécanismes de l’agir communicationnel qui assurent la cohésion sociale du groupe, reproduction culturelle, intégration sociale et socialisation. Ils restent imbriqués seulement tant que les mécanismes du système demeurent attachés à des structures sociales préalablement données, en l’occurrence au système de parenté. Mais qu’une force politique se constitue, qui ne tire plus son autorité des groupes généalogiques dominants et seulement du fait qu’elle dispose de sanctions juridiques, alors le mécanisme de pouvoir se détache des structures de parenté. On a alors une organisation étatique.
L’organisation étatique s’institutionnalise sous la forme de la politique. Elle est accompagnée par l’apparition de relations d’échange généralisées, horizontales, régulées par le médium de la monnaie. Ces relations commandent l’organisation des marchés d’échange qui s’institutionnalisent sous forme de relations entre personnes de droit privé.
Dans les sociétés avec une organisation d’État, la stratification sociale se détache du système de parenté et les unités sociales peuvent être fonctionnellement spécifiées à travers leur participation au pouvoir politique, ou leur exclusion. Les dominants – patrons de la grande industrie, propriétaires fonciers, fonctionnaires… – et la masse – producteurs, artisans… – se différencient à partir de leur position dans le processus de production. La spécification fonctionnelle atteint le mode de vie des groupes sociaux eux-mêmes. Les groupes généalogiques hiérarchisés sont remplacés par des classes socio-économiques. Les classes forment des milieux spécifiques ainsi que des mondes vécus structurés de façon spécifique.
Les rapports entre elles sont inégaux du fait que leur apparition historique est liée à la formation d’une autorité de fonction dont le fondement est l’existence de moyens de sanction rendant contraignantes les décisions prises et du fait que l’orientation de l’action est déléguée aux titulaires d’une telle autorité de fonction. À partir de là, la société peut être comprise en totalité comme une organisation.
Cette vision très marxiste est justifiée par le fait que la monnaie, en tant que médium d’échange entre les sous-systèmes fonctionnels de la reproduction matérielle, engendre des effets formant structure : l’économie règle l’échange avec son environnement social par la conversion de la production en travail salarié, à l’aide, donc, d’une médiation par la monnaie. L’appareil d’État, grâce à l’imposition fiscale des salariés, est couplé à la production. Il est dépendant du sous-système économique. En vertu de cela, une classe participe au pouvoir politique en fonction de sa position dans le processus de production.
L’ordre politique requiert une légitimation globale. Il va pour cela sécréter une interprétation mystificatrice, idéologique, de l’inégalité des classes. L’idéologie est le fonctionnement du système dont les connexions sont dégagées de tout contexte normatif et qui s’installent sous la forme d’« un milieu de vie chosifié » (TAC2 p.189), qui ne peut être recouvré par des considérations en termes de finalité, qui abolit la réflexion pratique des parties prenantes en même temps qu’il annihile leur subjectivité. La raison fonctionnaliste qui ramène l’action au système d’action est l’expression de cette fausse conscience aliénante.
Malgré tout, la rationalisation des mondes vécus augmente le besoin d’intercompréhension. Séparé des images mythiques du monde, le monde vécu devient problématique en certains de ses aspects et doit être restructuré par consensus. Mais les médiums de l’argent et du pouvoir contournent les processus de formation du consensus par le langage. Avec ces médiums, on n’a plus besoin du monde de la vie pour la coordination de l’action. Le contexte du monde de la vie est en effet grandement dévalué au profit d’interactions menées grâce aux médiums. Ces derniers font plus que simplifier la communication, ils la remplacent en conditionnant empiriquement les prises de position. Un accord rationnellement motivé n’est guère possible au terme d’une interaction médiatisée par l’argent ou le pouvoir.
En revanche, le médium « réputation/influence », fondé sur la capacité qu’on attribue à quelqu’un de prendre ses responsabilités et sur la confiance en lui qui en découle, ou le médium « engagement par les valeurs », reposant sur la confiance accordée à celui qui est capable de donner une direction morale-pratique à sa vie, permettent d’amortir les risques de dissension qui pèsent sur les interactions du fait d’un monde vécu que la pression dans le sens d’une rationalisation a rendu problématique. Ces médiums s’appuient sur des formes de confiance rationnellement motivées parce que ces formes de confiance résultent de la prise en considération des raisons fournies par celui qui entend faire être le médium en lui, et qu’il avance pour créer un accord sur son acte de parole et, le cas échéant, mener à bien le plan d’action que son acte de parole présente. Ce sont ces médiums qui rendent possible la formation d’un espace public que le système a désaffecté, car, loin d’établir une coordination de l’action détachée du consensus obtenu par la communication, ils valent comme des formes généralisées de communication et structurent des réseaux communicationnels rattachés à la tradition culturelle et restant dépendant de l’action d’acteurs responsables.
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La théorie des systèmes, qui représente le monde vécu comme un sous-système parmi d’autres, régulé dans l’anonymat par des mécanismes dont personne n’est responsable, est sous-jacente à la divergence entre la complexité croissante du système et la rationalisation du monde vécu. Elle n’a aucun moyen de rendre compte de cette divergence ni du paradoxe moderne. La rationalisation sociale a été une rationalisation communicationnelle à laquelle obéit une différenciation structurelle du monde vécu. L’appréhension critique des images du monde (la rationalisation communicationnelle) a permis de faire accéder le mécanisme de coordination de l’action langagière, qu’il est toujours au premier chef, au statut de médium pour la reproduction symbolique du monde vécu. La complexité accrue du système dépend elle-même de la différenciation structurelle du monde vécu parce que la même appréhension critique a refoulé un type mécanique de solidarité sociale au profit d’un type organique, basé sur la coopération entre secteurs voués à la spécialisation. Le paradoxe de la modernité est donc le suivant : le monde vécu rationalisé rend possible l’émergence et la croissance de sous-systèmes dont les impératifs devenus autonomes se retournent contre lui pour le détruire. La rationalisation communicationnelle aboutit à une réduction systématique de la communication qui a sur les individus l’effet d’une violence structurelle.
Habermas considère qu’il existe des formes de l’intercompréhension, reprenant et modifiant ainsi la notion de « forme de l’objectivité » élaborée par Lukacs. Une forme de l’objectivité est un ensemble de principes qui préforment la confrontation des individus avec la nature objective, la réalité normative et leur propre nature subjective. Elle caractérise la société dans son ensemble et connaît des transformations au long de l’évolution historique. Habermas reprend cette idée, à cela près que, pour les formes de l’intercompréhension, les propriétés formelles de l’intersubjectivité prennent la place des conditions d’objectivité. La forme de l’intercompréhension signifie que les connexions entre les mondes objectif, social et subjectif sont prédéterminées sur un mode typique.
Lukacs pensait que la forme de l’objectivité capitaliste bourgeoise disparaîtrait nécessairement dans le mouvement dialectique de l’histoire, et Habermas recourt à la notion de forme de l’intercompréhension pour prédire la disparition de la violence structurelle : « La forme moderne d’intercompréhension est trop transparente pour conserver à la violence structurelle une niche grâce à des limites imperceptibles de la communication. Dans ces conditions, il faut s’attendre à ce que la concurrence entre les formes de l’intégration du système et les formes de l’intégration sociale devienne plus visible que jusqu’à présent. À la fin, les mécanismes systémiques refoulent les formes de l’intégration même hors des domaines où la coordination de l’action, liée à un consensus, ne peut être remplacée : donc là où la reproduction symbolique du monde vécu est en jeu. La médiatisation de la vie vécue prend alors la figure d’une colonisation. » (TAC2 pp.215-216). D’abord, la violence devient visible. Elle est écrasante, mais elle est connue. Responsable de pathologies sociales qu’il faut diagnostiquer et traiter, elle est neutralisée par une « théorie critique institutionnalisée » (TAC2 Tableau des formes d’intercompréhension p.210).
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2D – LES PATHOLOGIES SOCIALES
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Nous devons comprendre les bouleversements de la reproduction symbolique du monde vécu comme des crises de la subjectivité affectant des individus intégrés fonctionnellement dans des organisations. Une organisation est le produit du système et, avec l’idéologie, l’instrument de sa stabilisation. La société de classes est elle-même une organisation, du fait que toutes ses orientations obéissent à une autorité de fonction, voire à l’autorité d’une fonction.
Les organisations de type économique sont les entreprises rationnelles. Les organisations de type administratif sont les établissements publics et corps de la bureaucratie d’État. Elles fonctionnent. Elles sont le milieu de l’activité orientée vers une fin. Elles sont toutefois indépendantes des buts concrets individuels, des contextes vécus particuliers ; le principe est qu’organisation et personnalité sont indifférentes l’une à l’autre. Si les contextes vécus affluaient dans l’organisation, par le biais des attributs de la personnalité, ils bloqueraient la capacité de régulation de l’organisation. Les organisations sont de surcroît indépendantes par rapport à la culture : grâce à leur neutralité idéologique, elles s’arrachent à la force contraignante des traditions qui, autrement, limiteraient l’application souveraine de leur compétence.
La constitution de contextes d’action se détache de la visée de consensus par des actes communicationnels pour être assurée entièrement par le droit formel. Le substrat pré-juridique de la vie éthique a disparu. Ceci explique ce qui vient d’être exposé : du fait que le domaine de l’interaction est neutralisé, du point de vue éthique, par une organisation de forme juridique, l’agir communicationnel perd sa base de validité dans le cadre interne des organisations.
La personnalité, servant d’arrière-plan à la socialisation, étant indifférente à l’organisation, la constitution de systèmes d’action qui ne sont plus socialement intégrés signifie que les relations sociales sont détachées de l’identité des acteurs. La sphère privée est traversée et évidée par le système économique. Ce dernier soumet à ses impératifs la forme de vie domestique et la conduite de la vie chez les consommateurs et salariés. Sous la pression du consumérisme, vie domestique et conduite de la vie sont converties en orientations rationnelles en vue de fins à atteindre uniformisées dans « un mode de vie spécialisé-utilitariste » (TAC2 p.358). L’espace public est quant à lui traversé et évidé par le système administratif.
Enfin, la différenciation des sphères de valeur que sont la science, la société et l’art amène à une réélaboration de la tradition culturelle par des professionnels universitaires. Il résulte de cette réélaboration par la connaissance spécialisée un appauvrissement du monde vécu.
Voici comment Habermas réagit à ce tableau : « Les processus d’intercompréhension ont besoin d’une tradition culturelle dans toute son ampleur. Il faut que la pratique communicationnelle courante, des interprétations de type cognitif, des attentes de nature morale, des expressions et des jugements de valeur s’imposent et constituent un contexte rationnel, grâce au transfert de validité qui est possible dans les attitudes performatives. » (TAC2 p.360) Avec « il faut », Habermas rend problématique la coopération qu’il recherche entre philosophie et sciences sociales pour la fondation d’une théorie critique, car les sciences sociales tendent à rejeter par principe toute considération normative. Habermas considère toutefois que leur présente neutralité axiologique est sous-jacente à une idéologie bureaucratique propre au système. On doit donc penser qu’il évoque en fait une coopération avec des sciences sociales refondées.
Cette refondation évacuerait l’attitude objectivante de l’observateur pour l’attitude performative. Or cette dernière ne correspond pas à une situation de scholé mais plutôt à celle de l’homme de la rue, pour parler comme les sciences sociales. Habermas ramène la capacité d’interprétation et la recherche de la vérité à la recherche du consensus par tous. Il réfute ainsi le principe fondamental des sciences sociales qui est la rupture avec le sens commun. Une coopération avec le courant dominant de la sociologie, antinormatif, positiviste et tranchant avec le sens commun, est vouée à l’échec. Si la neutralité axiologique est, selon Habermas, de l’idéologie et ne s’accorde pas avec la Raison, c’est à cause du paradoxe suivant : ce qui doit être est que l’on ne doit pas penser ce qui doit être.
Nous pensons pourtant que cette neutralité a pour but légitime de paralyser les effets des passions politiques du chercheur en ce domaine. Il est étonnant qu’une intention aussi rationnelle conditionne une position impossible à soutenir a priori. Serait-ce que la science politique est impossible d’après son propre concept ?
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La « colonisation », dans le sens où elle est employée ici, est une expression tirée de Marx ; elle est liée aux tendances à l’extension du domaine du droit et à la dialectique du travail mort et du travail vivant. D’un côté, la force de travail est dépensée dans des activités concrètes ; de l’autre, elle est encaissée par le capitaliste comme une prestation abstraite, au sein d’une organisation formelle du travail dans des buts de profit. Comme action, la force de travail appartient au monde vécu du producteur ; comme prestation, au contexte fonctionnel de l’entreprise. Il y a là un phénomène de transsubstantiation de la force de travail concrète en force de travail abstraite : le travail vivant devient du travail mort. La vie personnelle et communautaire du producteur en est réifiée. La critique théorique doit, selon Marx, libérer de sa torpeur l’intersubjectivité, paralysée par le mouvement autonome du capital, des travailleurs socialisés dans la grande industrie et uniquement en elle. Une avant-garde intellectuelle doit se constituer avec la mission de mettre en marche le travail vivant par la critique contre le travail mort et faire triompher le monde vécu, dont la reproduction subit les effets morbides du système.
L’erreur de Marx a cependant été, selon Habermas, d’imbriquer l’analyse du monde vécu dans celle du système et d’ignorer ainsi la dualité des conditions d’existence. Son passé de jeune-hégélien l’a induit à adopter une conception unitaire, l’unité d’« un tout non vrai ». Sa construction philosophique de I’homo faber, cantonné à l’activité productrice-objective, n’est pas pour rien dans cette vision moniste.
Si Habermas semble rester d’accord, pour une théorie de la société, avec le primat de l’économique sur le politique, en considérant que ce sont les problèmes de ce sous-système qui déterminent la ligne d’évolution de la société dans son ensemble, il nous semble qu’au contraire son hypothèse de la rationalisation communicationnelle, dont dépendrait, d’après lui, la complexité croissante du système, va à l’encontre du primat économique. De même, sa reprise de la théorie de Piaget s’accorde à première vue difficilement avec l’évolution du système économique sous le poids de ses contradictions. Mêlant de multiples influences, Habermas prend le risque de produire des conclusions contradictoires. Il parvient pourtant à concilier de façon cohérente des influences parfois divergentes.
Il entend ainsi que le primat de l’économique ne soit pas ramené à « une représentation triviale de la superstructure et de la base » (TAC2 p.377). Le point de vue économiste trivial devient en effet défaillant face à la pacification du conflit de classes et devant les succès du réformisme, inspiré de la doctrine économique keynésienne. Interventionnisme, Welfare State… sont des traits du capitalisme avancé que la critique marxiste n’a pas prévus. La théorie de la conscience de classe a perdu de son assise empirique avec la pacification du conflit par l’État social. (C’est pourquoi nous avons dit au tout début de ce mémoire que toute contribution à la connaissance était soumise aux évolutions empiriques ultérieures).
La théorie de la conscience de classe a été remplacée par une théorie de la culture de masse chez des auteurs, Horkheimer et Adorno, entendant préserver la pensée marxiste et sa dénonciation de la société bourgeoise. Cependant, cette théorie n’a pas été relayée au plan de l’action politique par sa mise en discours et en programme d’action, de sorte qu’on peut réellement dire avec Georges Lavau que le parti communiste, détaché des concepts théoriques qui confèrent à l’œuvre de Marx une pérennité révolutionnaire malgré les ajustements du système capitaliste, n’est autre qu’un « parti tribunitien », canalisant le mécontentement légitime des exploités et le neutralisant.
Si l’on considère de surcroît qu’un certain nombre de cadres, politiquement à droite, par conformisme, mais de plus en plus dépolitisés, sont les premières victimes de l’aliénation du capitalisme avancé, le parti communiste tend au statut de débris de l’histoire. La prolétarisation des cadres, sérialisés, n’ayant pas voix à la stratégie de l’entreprise et dupés par l’idée que les hautes études mènent à des situations dominantes, représente un exemple significatif de ce qu’Habermas entend par l’humiliation, qui doit disparaître selon lui avec la libération de l’interaction des impératifs systémiques.
La conscience fragmentée par la déséthicisation de l’intersubjectivité remplit les conditions d’une colonisation du monde vécu par le système, à l’aide de la médiation monétaire et bureaucratique. Non seulement la personnalité est refoulée de l’organisation mais de surcroît les impératifs des sous-systèmes affluent de l’extérieur et s’assimilent au monde vécu par la force. Marx pensait la révolution comme « le grand saut dans la nuit du droit » précisément parce que l’extension du droit réifie autant que la socialisation dans la grande industrie. Habermas reprend l’idée et l’applique à la politique sociale des démocraties libérales avancées.
La politique sociale est marquée par une ambivalence : elle garantit de la liberté en même temps qu’elle en retire. À l’époque de Marx, l’extension du droit, constitutive pour les rapports du capital et du travail salarié, devait son ambivalence à la contradiction entre le sens d’émancipation sociale attaché aux normes du droit civil privé et ses effets de répression sociale pour ceux qui étaient obligés de proposer leur force de travail comme une marchandise. Avec la sécurité sociale, aujourd’hui, les contextes vécus font l’objet d’un traitement par l’administration. Les situations qui appellent une réglementation sont insérées dans des histoires vécues, des formes de vie concrètes ; elles doivent se soumettre à une abstraction qui leur fait violence, non seulement parce qu’il faut les subsumer sous le droit mais aussi pour qu’elles puissent être traitées par l’administration. Les garanties de l’État social doivent servir à l’intégration sociale, c’est ainsi qu’on l’entend ; en réalité, elles suscitent la désintégration des contextes vécus détachés, par une intervention sociale de nature juridique, des mécanismes intercompréhension.
En tant que médium, le droit est ordonné à des domaines d’action qui ne font que se constituer en formes d’organisation juridique et qui sont maintenus ensemble par des mécanismes systémiques. Weber pensait que la justification matérielle du droit, d’après une rationalité morale-pratique, était une source de thèmes affaiblissant le rationalisme formel du droit, donc une source d’irrationalité. Pour Habermas, rompant avec la sociologie du droit de Weber, il existe des institutions de droit : des normes juridiques qui ne sauraient trouver une légitimation suffisante dans le renvoi positiviste à des procédures. Les institutions de droit exigent une justification matérielle parce qu’elles appartiennent au monde vécu, elles constituent l’arrière-plan de l’agir communicationnel en façonnant les domaines d’action structurés par la communication. Quand la légitimité d’une norme est mise en cause, le positivisme juridique renvoie à la réalisation formellement correcte d’une loi, sans voir que cette légitimation renvoie elle-même à la nécessité de justifier les pouvoirs publics qui légitiment. Dans le cas du droit comme médium, une justification matérielle est impossible parce que le droit organise des sous-systèmes devenus autonomes par rapport à leur contexte normatif.
Mais si l’on met en cause la légitimité d’une institution de droit (fondements du droit constitutionnel, principes du droit pénal, réglementation de faits pénaux touchant à la morale : meurtre, viol…), le renvoi à leur légalité ne peut suffire. Elles exigent une justification morale.
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Habermas conclut le corpus de ses réflexions par l’exposé des tâches d’une théorie critique. Avec l’entrée en force d’impératifs du système dans les domaines de la reproduction culturelle, de l’intégration sociale et de la socialisation, la croissance du complexe monétaire-bureaucratique colonise des sphères d’action auxquelles ne sauraient être transposées des mécanismes d’intégration systémique sans avoir les effets pathologiques que nous avons indiqués.
La théorie critique est d’abord critique envers les réalités sociales en décrivant la complexité accrue et non régulée par l’éthique comme une violence structurelle qui s’insinue dans des contenus. Elle est critique en second lieu à l’égard des sciences sociales, non pour rejeter leur approche mais afin d’expliquer la limite de leurs recherches, et les délivrer de leur instrumentalisation idéologique.
Les principes de la théorie critique opposent la conscience des individus aux mécanismes systémiques prolongés vers l’intérieur, dans le psychisme. La théorie de l’agir communicationnel, qui en constitue le noyau, s’assure du contenu raisonnable des structures anthropologiques, dans une perspective anhistorique. Elle cherche à délimiter clairement une sphère objective. Elle revient à l’apodicticité, contre la philosophie de l’histoire. Elle dégage le matérialisme historique de la philosophie de l’histoire en se guidant sur la possibilité de processus d’apprentissage. Elle veut donc mettre en lumière des présupposés sur l’histoire des interactions et la formation de l’identité, et remplace par ces présupposés l’hypothèse du destin social des pulsions en psychanalyse.
Habermas a mis à jour la nécessité d’un changement de paradigme dans la philosophie. Pour la théorie critique, la philosophie doit renoncer à des prétentions fondamentalistes, d’abord car « nous avons désappris au cours du processus d’apprentissage » (TAC2 p.441), ensuite parce que le savoir est situé dans un horizon. Cet horizon échappant au doute, il est fermé à une problématique. La question qui clôt l’ouvrage : « Pourquoi avons-nous eu accès à de telles structures (celles du monde vécu) ? » (TAC2 p.444) appelle une réponse qui condamne la violence structurelle de nos sociétés.
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III – DISCUSSION FINALE
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Avec l’œuvre de Jürgen Habermas, nous sommes loin du consensualisme du courant développementaliste en science politique. Parti du constat que les démocraties libérales coïncident avec les PNB élevés, ce courant a produit des typologies des sociétés de la moins à la plus développée, avec au sommet de ces hiérarchies, invariablement, le modèle de la démocratie américaine, censé être caractérisé par l’égal accès de tous aux emplois publics, la forte participation des citoyens à la vie politique et économique, la polyarchie (tout le monde intervient dans les décisions par l’intermédiaire des associations)… Ce courant a connu un franc succès dans la politique étrangère des démocraties libérales, s’agissant de leurs relations avec les pays décolonisés du tiers-monde. Il a servi de justification à une reprise de la tutelle des anciennes colonies, qui étaient pendant la colonisation dépendantes administrativement des métropoles, et qui furent après la décolonisation soumises à la pression économique des démocraties occidentales, dont leurs anciens colonisateurs, dans le sens d’une libération de l’accès de leurs territoires au marché, ce qui nécessitait, d’une part, l’élimination des traditions archaïques et modes de vie des peuples autarciques et, d’autre part, l’installation au pouvoir d’une élite occidentalisée, acquise au libéralisme, idéologiquement favorable au marché.
Si toute la batterie méthodologique de la science politique a servi, dans le cas du développementalisme, à l’autocélébration des puissances économiques, mystifiant leurs interlocuteurs par sa prétendue objectivité, c’est parce que la science moderne est une science des moyens faisant abstraction des finalités. Par l’occultation de l’ontologie antérieure à la méthodologie, est mise en œuvre une instrumentalisation du savoir au profit d’une pratique dont les motifs demeurent irrationnels. Dès lors, elle est violence et l’Occident en a usé dans ses rapports avec le tiers-monde, au-delà même de ses entreprises militaires de colonisation.
N’est-ce pas, en effet, faire violence que d’imposer au monde un type de société marqué par de sérieuses pathologies ? Une société malade est une société agressive, et des individus dont la subjectivité se désintègre ont besoin des signes apparents de la puissance de leur société pour supporter l’évidement de leurs mondes vécus particuliers et pour que ce qu’ils subissent leur apparaisse comme une sorte de sacrifice. La bassesse de tout cela saute aux yeux : à rêver de puissance collective, on rend manifeste que les amoindrissements ne sont pas consentis au nom de valeurs morales-pratiques, ce qui pourrait donner un sens à un sacrifice, mais subies dans l’impuissance.
Un être moral consent à une restriction du principe de plaisir au nom de la concorde universelle. Ceux dont nous parlons consentent à cette restriction dans la mesure où il leur est montré que ce qui les dépasse est en totale harmonie avec le principe de plaisir et donne libre cours à ses passions, en particulier agressives. Ils n’ont donc aucun sens moral. Comment pourraient-ils comprendre ce qu’est la moralité alors que c’est précisément le principe de plaisir que le système met en avant de façon spectaculaire ? Car c’est ainsi qu’il s’immunise contre les remises en question : l’individu réprimé ignore la logique sociale de la répression car le système se donne à voir à des gens sans culture comme monde de l’érotisme et du plaisir. Par conséquent, l’individu est invité à rejeter les questions éthiques, qui seules peuvent pourtant soulager la tension entre l’individu et la société. Au contraire, il revendique l’attachement à ses instincts, que la société réprime pour assurer sa cohésion : sa subjectivité est désintégrée.
La sociologie de Norbert Elias a mis en évidence la logique de la répression sociale des instincts en s’appuyant sur les thèses freudiennes. L’opposition faite par Freud entre principe de plaisir et principe de réalité révèle que l’autoconservation, ou la spinoziste persévérance de l’homme dans son être, s’accorde avec le sens moral et non, au bout du compte, avec l’individualisme utilitariste de l’homo economicus.
La psychanalyse, pour Habermas, est « l’autoréflexion comme science » (Connaissance et Intérêt). Elle possède le pouvoir de dissoudre les attitudes dogmatiques. La connaissance analytique est une compréhension morale : dans le mouvement de l’autoréflexion, qui s’instaure sur la base d’un rapport psychanalyste-analysant, l’unité de la raison théorique et de la raison pratique est recouvrée. Alors que la raison scientifique moderne se caractérise justement par cette disjonction entre raison théorique et raison pratique.
Dans l’Antiquité, la théorie était censée accorder l’âme au cosmos. Purifiant de l’incertitude l’étant où le logos sincarne, la théoria était la connaissance dégagée des simples intérêts et, contemplative, tournée vers les idées, elle passait dans l’ethos, c’est-à-dire dans la pratique vécue de celui qui se soumet à sa discipline, par la réalisation intérieure des rapports de proportion cosmiques. Elle avait donc un pouvoir d’ordre pratique. Nous avons à faire aujourd’hui à des théories susceptibles seulement de se développer en pouvoir d’ordre technique, qui permettent des opérations sur des processus objectivés. La théorie ne se réfère plus expressément à l’action commune des hommes, encore moins à une action éclairée. Habermas relie donc la théoria antique à la philosophie des Lumières.
Pour le philosophe Léo Strauss, la modernité se caractérise par une confusion de la théorie et de la pratique. La méthodologie scientifique médiatise les perceptions humaines. Son autorité nie la réalité du bien et du mal. Sous sa prétention à la rigueur sont dissimulées des présuppositions à propos des conceptions de l’être ou des faits qui sont antérieures à la méthodologie déterminant la perception. La finalité de la méthode n’est pas tant le savoir que la domination de la nature. C’est une finalité pratique et non théorique, qui laisse en même temps de côté la question de ce qu’est la vie bonne. Ainsi, Strauss et Habermas sont-ils d’accord sur l’impasse de la modernité et la nécessité d’une pensée qui reconsidère les finalités humaines pour en sortir.
Mais si Habermas en appelle à une théorie critique sur les bases du marxisme et de la psychanalyse, Strauss en appelle à la phronèsis classique. Les origines de la philosophie politique se trouvent chez Socrate, lorsque celui-ci abandonna l’étude du cosmos pour celle des choses humaines. Il est étonnant de constater qu’Habermas se réfère à la théoria cosmique présocratique pour retrouver l’unité des moyens et des fins, et que Strauss, pour retrouver la même unité, se réfère à la rupture de Socrate avec cette théoria.
Socrate rompit avec les premiers philosophes, qui étudiaient la nature et dédaignaient les choses humaines, éphémères. Il tenta de leur faire prendre au sérieux les choses de la Cité en même temps qu’il voulut inciter la Cité, lieu de la doxa, du bon sens, à octroyer une place à la Raison. Il en résulta la Raison pratique, ou phronèsis. Il existe, pour Socrate, une sagesse humaine différente de la sagesse divine et qui consiste à savoir que l’on ne sait rien. Cette sagesse est donc une recherche de la sagesse. Socrate préconisait une telle recherche, philia tes sophia, et, ce faisant, il fut le premier à concevoir une éthique fondée sur la Raison. En raison de ce tournant vers les choses humaines, la philosophie politique est la philosophie première.
Contrairement à la science, la Raison pratique s’occupe des choses qui peuvent être autrement. Elle est préoccupée par les questions de la vie bonne. Si l’on peut mesurer la valeur d’un savant à ses découvertes, ou celle d’un peintre à ses œuvres, la valeur d’un juge des questions pratiques se mesure à partir d’une certaine disposition intérieure, qui consiste en la maîtrise de soi et la modération. Cette disposition est requise pour émettre des jugements qui ne sont ni généraux ni catégoriques, mais délibérés, tenant compte des circonstances particulières. Par exemple, le raisonnement général du médecin hiérarchise les maux : ainsi, la pleurésie est plus grave que la foulure d’une cheville. Toutefois, si un soldat à la cheville foulée lors d’une bataille, il ne peut courir et sa vie est en sérieux danger ; ici, la foulure est plus grave que la pleurésie. La phronèsis fonde l’esprit de délibération.
C’est avec cet esprit que doivent être abordées les questions politiques. Les études politiques contemporaines, influencées par la philosophie des sciences sociales, de l’histoire ou de la psychologie, ont suivi l’orientation réductiviste introduite par l’épistémologie moderne. La conséquence en a été que la Raison pratique a souvent été perçue simplement comme la rationalisation de motifs subjectifs. Les études politiques contemporaines décident a priori que tout ce qui est politique est prédictible, car elles recherchent des lois. Elles n’examinent donc pas la question du hasard. Or le hasard recouvre cette partie de la nature humaine que porte la phronèsis du fait qu’elle s’occupe de ce qui peut être autrement.
La justice dépend du bon jugement. Celui-ci provient de l’usage de la Raison pratique. La connaissance politique relève de la Raison pratique car les régimes constitutionnels des Cités ou États varient dans le temps. Pour Aristote, auteur de La Politique, la politique relève d’une activité paradoxale, celle qui consiste à gouverner des êtres libres. Il faut donc connaître l’art de gouverner des êtres libres, que l’on appelle l’art du politique constitutionnel. Cet art implique la formation de citoyens ayant la force de caractère suffisante pour être indépendants ainsi qu’une disposition à la mesure pour juger justement les affaires pratiques.
L’histoire, selon Aristote, est marquée par le hasard car elle est liée au désir humain pour le dépassement de l’horizon de la Cité, l’éros. L’animal érotique veut atteindre la plénitude au-delà de son horizon politique, au-delà de la polis. Par conséquent, il n’y a pas de fin à l’histoire ni d’état parfait de la Cité, contrairement à ce que pense Marx, pour qui l’histoire est marquée par la nécessité. S’il n’y a pas de fin à l’histoire, les problèmes politiques sont permanents. Aristote entendit par conséquent modérer la tension permanente entre la Cité et l’homme.
Pour la philosophie politique depuis Socrate, la connaissance du politique est inséparable d’une pratique politique qui se renouvelle chaque jour par la délibération. Cette conception a connu un renouveau avec Léo Strauss qui la distingua de la philosophie moderne, dont le principal caractère est d’être anti-philosophique car critique envers la métaphysique et donc amenée à laisser de côté les questions premières.
Habermas a quant à lui entériné le tournant post-métaphysique de la pensée. Le changement qu’il préconise, du paradigme de la philosophie de la conscience au paradigme de la philosophie du langage, entend d’ailleurs tirer les conclusions d’un tel tournant. Cela s’explique par la conception, qu’il faut bien considérer comme première dans sa réflexion, de l’évolution historique comme un procès d’apprentissage, qui impliquer in fine de n’examiner le passé qu’à travers le filtre de l’évolution ultérieure et non à la manière dont le passé se comprenait lui-même.
Par sa théorie de l’agir communicationnel, il en vient cependant lui-même à reformuler les rapports entre théorie et pratique dans un sens similaire à la philosophie politique antique. Le jugement pratique prend chez lui la forme d’une connaissance performative des parties prenantes de l’interaction : la connaissance ne doit pas être différenciée de l’agir social lui-même car leurs structures (interprétative, compréhensive) sont identiques. Il n’y a pas d’objectivation possible de l’activité politique.
La critique de la science par Habermas n’est qu’en apparence contradictoire avec sa volonté d’une coopération avec elle et ses emprunts au socialisme scientifique de Marx et à la psychanalyse, que son fondateur rattachait à la Weltanschauung de la science. Le terme allemand Wissenschaftlichkeit, que « scientificité » peut rendre approximativement, est la clé de cette apparente contradiction. Habermas réclame pour sa propre pensée une Wissenschaftlichkeit. Il n’oublie pas que I ’esprit des Lumières a porté la promesse d’un progrès moral corollaire du progrès scientifique. Il n’oublie pas non plus que le progrès technique a ensuite été pensé par le marxisme comme devant produire les conditions objectives de l’émancipation des hommes. Il reprend ce flambeau-là : c’est encore le progrès qu’il défend, et ce contre le scientisme et le positivisme qui affirment également le progrès.
C’est à la technocratie et au positivisme qu’il adresse sa critique de la science comme idéologie, sous le nom de raison fonctionnaliste. La scientifisation de tout savoir, revendiquée par le positivisme, nous tait perdre la double dimension pédagogique et culturelle que définit le concept Bildung (approximativement « formation »). C’est la dualité pernicieuse entre théorie et pratique qu’Il déplore. C’est la relégation dans l’ombre du problème de la connaissance humaine. Il critique la technocratie parce qu’elle met entre parenthèses les questions de la pratique. Le tournant post-métaphysique qu’il entérine ne se détourne pas des problèmes fondamentaux antérieurs à la méthodologie. Son héritage kantien le conduit à différencier la philosophie transcendantale des questions a priori et la raison pure métaphysique. La raison pure veut connaître les choses en soi mais la connaissance ayant deux sources, la sensibilité et l’entendement, elle a un rapport aux choses médiatisé par le temps et l’espace et par les catégories de l’entendement. La connaissance ne peut par conséquent avoir accès qu’à des phénomènes. C’est par rapport à la raison pure qu’Habermas rompt avec la métaphysique, sans qu’il s’engage pour autant dans la voie du positivisme, pour lequel il n’y a que des faits.