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Mon beau surfeur blond

(D’après le journal intime de Géraldine Bouchaud)

À la suite du décès tragique de l’infortunée Géraldine Bouchaud, ses proches, pour que j’écrivisse son histoire, me confièrent son journal intime, en particulier les pages concernant sa relation avec celui qu’elle appelle fréquemment « mon beau surfeur blond ». Ils espèrent que cela servira d’avertissement à l’opinion publique ou, pour mieux dire, compte tenu de la nature des faits extrêmement troublants et inquiétants, voire franchement horribles qui se trouvent consignés dans ces pages, de la main d’une jeune personne qui n’avait jusque-là jamais présenté le moindre signe d’instabilité mentale ou émotionnelle – un avertissement à l’humanité tout entière.

I

Géraldine Bouchaud n’avait jamais longtemps quitté sa région natale quand, après des études à l’école normale de Mulhouse et à cinq ou six mois de son entrée dans la vie active, elle répondit à une annonce pour un poste à l’école française de Wabazoo, banlieue huppée d’une grande ville en bord de mer de la province australienne de Nouvelle-Galles du Sud. À vingt ans passés, Géraldine éprouvait le besoin de voir le monde avant de s’établir définitivement sans doute pas très loin de Mulhouse. Elle saisit donc, pour la première fois dans son existence rangée, l’opportunité d’un dépaysement et d’expériences nouvelles, et sa postulation fut acceptée.

La nuit, avant de s’endormir, elle ressentit des palpitations en pensant à cette nouvelle vie qui s’offrait à elle, mais je ne crois pas que la jeunesse ait jamais craint la nouveauté sans en même temps la désirer plus encore, et ceci est peut-être encore plus vrai pour les femmes si l’on songe que chez nos plus proches parents, les chimpanzés, ce sont les femelles qui quittent le groupe et font leur vie ailleurs, tandis que les mâles ne quittent jamais la tribu dans laquelle ils sont nés (un phénomène connu sous le nom d’exogamie féminine). Loin de moi l’idée d’expliquer les décisions de Géraldine Bouchaud par sa parenté avec les femelles chimpanzés, mais je trouve intéressant que, dans nos sociétés où les femmes ont désormais plus de liberté qu’elles n’en avaient traditionnellement, les jeunes filles se mettent souvent, telles que des Conquistadores espagnols ou des Vikings norvégiens, à voyager, à explorer le monde, à se transplanter dans d’autres milieux, ne fût-ce qu’à titre temporaire. Sachant que, dans un passé pas si lointain, les mœurs ne favorisaient nullement ce genre de vie aventureuse, il faut que l’instinct en soit profond pour qu’un tel comportement se fasse jour de manière si saillante après des siècles de tradition contraire. Et l’appréhension ressentie par Géraldine, qu’elle se représentait sous l’apparence de considérations toutes pratiques, n’était peut-être, au fond, que le pressentiment de l’importance cruciale de ce mouvement pour elle en tant qu’héritière des instincts de ses ancêtres hominidés femelles, dont la migration était un préalable à l’entrée dans la vie de femme et de mère.

Or la paradisiaque Wabazoo, mêlant les aménités du confort le plus moderne au climat d’une station balnéaire tout au long de l’année, sans l’aspect artificiel de ces villes champignons poussées en quelques mois ou quelques semaines en bord de plage pour accommoder l’été des troupeaux de vacanciers, était de nature à dissiper les craintes au premier contact. La déjà longue existence bourgeoise de Wabazoo, en tant que quartier résidentiel et familial à proximité d’un centre dynamique de l’économie du pays, lui conférait, en plus des avantages déjà mentionnés, un cachet d’élégance et même de culture ou, disons plutôt – le mot « culture » ayant pris un certain sens spécialisé –, de civilisation. Tout en étant à l’autre bout du monde, sur la vaste mer et au seuil de terres immenses, quasi vierges de l’empreinte de l’homme et mystérieuses, Wabazoo était capable en un clin d’œil de faire se sentir une provinciale de Mulhouse at home.

Géraldine emménagea dans une maison dont les propriétaires, M. et Mme Howard, un couple retraité, occupaient la partie principale. C’était une maison de taille relativement modeste, dans une rue peu passante ombragée par des arbres au doux bruissement sous la caresse de la brise. Divers petits commerces en étaient proches, suffisant aux besoins du quotidien, et les plages se trouvaient également à quelques minutes à pied ou à vélo, le long d’une promenade enchanteresse.

L’école française où sa classe attendait Géraldine était dotée de tous les équipements souhaitables, et ses collègues l’accueillirent avec la plus chaleureuse cordialité. Les élèves étaient charmants, enjoués, obéissants et curieux. La vie souriait à Géraldine.

Géraldine n’était pas précisément belle. Le contraste de ses cheveux noirs et de son teint pâle était de peu de secours pour rehausser des traits du visage ordinaires. Ses yeux verts auraient pu donner le change, mais c’était un vert sombre qui tirait franchement vers le marron. Son attitude réservée ne la mettait pas non plus en valeur, et elle s’habillait avec modestie. Elle passait donc inaperçue, ne savait pas ce qu’est l’admiration du sexe opposé, avait vécu en grande partie seule et solitaire.

Mais elle était jeune, et la jeunesse a des rêves. Géraldine n’avait pas été malheureuse et je ne dirais pas non plus qu’elle se désolait, au milieu pourtant d’une existence plutôt morne, alors que les autres filles de son âge n’avaient pas l’habitude de la traiter avec beaucoup de respect, ce qui avait accru ses mœurs solitaires, mais elle sentit profondément, installée à Wabazoo, que la vie était en train de lui apporter ce qui lui avait manqué jusque-là pour qu’elle devînt la Géraldine que ses rêves lui dessinaient. Tant que la jeunesse a des rêves, elle vit au contact de la beauté. Et quand elle commence à pressentir, à certains signes, que les rêves peuvent se réaliser, entrer dans la vie et lui prêter leur caractère, il se produit une transformation dans la conscience et, avec elle, dans toute la personne, par laquelle la beauté de l’âme se donne à voir à tous.

C’est alors que Géraldine rencontra Butch.

La jeunesse de Wabazoo et de la grande ville dont Wabazoo est une banlieue chic, avec les meilleures plages, était férue de sports nautiques et en particulier de surf, et parmi les jeunes gens qui brillaient dans ces sports Butch était le plus impressionnant. Géraldine, sollicitée par ses collègues pour leurs sorties, n’en avait pas moins maintenu sa réserve et passait seule le plus clair de son temps. Elle aimait à se rendre non pas tant sur la plage, où elle venait tout de même quelques fois se baigner et prendre le soleil accompagnée de ses nouveaux compagnons, dans l’ensemble peu entreprenants avec elle, mais en bordure de plage, sur la promenade où, si elle était fatiguée de marcher ou de pédaler, elle s’asseyait sur un banc un livre à la main, alternant la lecture et la contemplation rêveuse du sable fin, de la mer étincelante et des vagues ourlées de perles blanches – ainsi que des surfeurs. Parmi eux, elle ne tarda pas à distinguer Butch, l’un des plus assidus et le plus beau. Le plus bel homme qu’elle eût jamais vu.

Butch était grand et blond. Les boucles presque blanches à force d’être dorées, lumineuses, de sa chevelure rayonnante encadraient un visage viril hâlé par le soleil et les réverbérations de la mer, car c’était un de ces blonds qui peuvent bronzer et ne laissent aucune femme indifférente. Le ciel sans nuage et les ondes cristallines de l’océan trouvaient leurs rivaux en clarté dans ses yeux céruléens, grands ouverts et francs, qui souriaient plus intensément encore que sa large bouche aux lèvres fines et aux dents parfaites, éclatantes. La force physique de Butch, large d’épaules, le torse bombé, ne gâtait sa grâce d’aucune rudesse car les proportions étaient parfaites ; ce que le muscle aurait pu créer d’épaisseur excessive était contrebalancé par la taille haute et la finesse des jointures et des articulations. L’airain de ses courbes puissantes et harmonieuses était rehaussé par l’ondoiement doré de quelques poils sur le torse et les avant-bras. Le visage de Butch était lui-même tout simplement parfait, presque androgyne tant la beauté en était surhumaine, et en même temps aucune de ses expressions ne trahissait jamais le moindre écart du plus mâle et du plus volontaire tempérament. Ses mains aristocratiques, dont la force n’aurait pas été acquise à des travaux dégradants mais à la pratique régulière d’un noble exercice, avaient des gestes à clouer une jeune femme sur son banc solitaire, comme une lance la perçant de part en part. Quand, dans un état quasi hypnotique, Géraldine regardait Butch évoluer sur sa planche, défiant les rouleaux mastodontesques et se servant de leur force brute pour réaliser avec la plus grande facilité les acrobaties les plus éblouissantes, des larmes lui montaient aux yeux, de joie pure et de transport sans pareil, qu’elle s’obligeait avec peine à retenir afin de ne pas attirer l’attention sur elle et se rendre ridicule.

En somme, pour cette provinciale française un peu insignifiante qui avait débarqué à Wabazoo par hasard, Butch était plus qu’un homme ; c’était, on trouve le mot sous sa plume, « un ange ». Mais, comme tous ou la plupart des anges qui font du surf, c’était un ange déchu. Le journal de Géraldine, on le verra, ne laisse aucun doute à ce sujet.

Et comment, en effet, un tel prodige d’homme aurait pu ne pas goûter à ces fruits que le commun des mortels convoite tout en dénonçant ceux qui, mieux favorisés de la fortune, les cueillent ? Quand un de ces êtres favorisés apparaît sur la terre, les femmes l’entourent et créent pour lui un scénario du monde dans lequel l’objet de leur attention a tous les droits, ou du moins a droit à toutes leurs faveurs. Aux yeux médusés de ceux à qui elles ont l’habitude d’opposer les manœuvres dilatoires et les obstacles, même les plus délicieux, de la pudeur féminine, il semble qu’avec un homme tel que Butch elles ne soient plus capables de se souvenir de ce trait pourtant si essentiel de leur nature.

Pour faire court, Butch en était arrivé à une certaine lassitude. Il était mûr pour s’éprendre à la folie de quelqu’un comme Géraldine, de même que l’innocente Géraldine était mûre pour se donner à quelqu’un comme Butch. Par ailleurs, même si ce n’est pas l’objet de notre histoire, les conquêtes délaissées de Butch étaient mûres pour les geeks et braves garçons de l’université tout comme ceux-ci étaient mûrs pour ces marchandises de seconde main.

Après avoir tenté de donner une idée de l’essence même de Butch, de sa quintessence de surfeur blond et beau à mourir, il est un peu navrant, un peu honteux, d’avoir à compléter le tableau par les vulgaires contingences de sa vie sociale, mais c’est nécessaire pour ce qui va suivre – qui se passe aussi, en partie, dans ce bas monde, d’autant plus que Butch n’allait pas tarder à montrer à Géraldine ses attaches avec le monde dans ce qu’il a peut avoir de bas. Butch, donc, étudiait, à l’université de la grande ville, la littérature comparée. Que mon lecteur, et surtout ma lectrice, ne soient pas trop vite charmés par ce fait, car l’intérêt de Butch pour la littérature en général et la littérature comparée en particulier était à peu près nul. Cela dit, comme il avait choisi cette voie pour le temps libre qu’elle lui laisserait et par souci de ne se lier à aucune activité pratique dès les études, il y a, je le reconnais, de quoi être charmé car cela montre un grand attachement à ne rien faire – ce qui est digne de l’essence d’un beau surfeur blond. C’est pourquoi ses études étaient médiocres ; elles lui permettaient d’occuper de manière aristocratique et planchiste le temps – qui ne revient jamais – de la jeunesse.

Butch vivait tantôt chez ses parents à Wabazoo tantôt chez ses amis Kurt et Mitch, deux étudiants originaires de l’arrière-pays, où ils avaient vocation à retourner après quelques années par la case université, sans diplôme. Kurt et Mitch occupaient en colocation un petit appartement en centre-ville et partageaient avec Butch les passions du surf et du cannabis.

L’école française était située en face d’une autre école, pour les familles australiennes – étant entendu que les Australiens n’envoient pas leurs enfants à l’école française. Les parents de Butch avaient également une fille, Clara, bien moins âgée que son frère et qui se trouvait être élève dans cette dernière école. Du jour où Géraldine entendit Butch appeler sa sœur : « Hé, p’tite sœur, ici ! » à la sortie de l’école, où il l’attendait dans sa Porsche rouge pour la ramener chez eux ce jour-là, ses moindres moments de solitude ne furent plus occupés que par l’image du surfeur. Que Butch accomplît un devoir fraternel lui semblait adorable.

Ils ne s’étaient encore jamais parlé. C’est Butch qui aborda Géraldine, seule sur son banc, peu avant qu’elle s’apprêtât à rentrer chez elle, un soir de ciel couleur de violette.

« Je t’ai vue devant l’école française l’autre jour. (La conversation étant en anglais, qui ne connaît pas – quel langage intelligent ! – la distinction du « tu » et du « vous », je fais comme si ceux qui parlent anglais s’adressent par « tu » plutôt que par « vous », pour habituer mon lecteur à prendre cette habitude, qui restera toujours choquante autrement.) Tu es prof là-bas ? Tu es française ?

– Oui !

Géraldine rougit. Avait-elle imaginé que ce moment viendrait ? Elle ne savait plus. Mais si quelqu’un lui avait dit que ce moment viendrait, elle aurait dit que ce serait le plus beau de sa vie. En même temps, les moments superlatifs sont forcément durs à vivre, sous un certain angle. Il y a des circonstances où tant de choses paraissent dépendre de petits riens que ces petits riens deviennent d’une pesanteur presque intolérable. L’extase d’être abordée par Butch ne parvenait pas à dissiper l’idée terrible que rien de ce qu’elle dirait ou ferait ne pourrait jamais intéresser un tel… surhomme.

Butch était habillé à la manière décontractée de ceux qui retournent de la plage, tee-shirt saumon délavé, bermuda noir, et il devait être pieds nus ou presque mais, comme il arrive habituellement avec ce genre d’Adonis, un rien l’habillait. Géraldine était quant à elle vêtue modestement mais non sans coquetterie, dans une robe légère à motifs floraux, sérieuse avec un je ne sais quoi de piquant en raison des quelques pans de peau qu’elle laissait voir.

Le fait qu’elle fût française ne laissait pas Butch indifférent. Il ne savait pas exactement comment la juger. Elle n’appartenait à aucun cercle de sa connaissance, d’où il aurait pu tirer des conclusions quant à la place de cette femme dans le monde. Il ne pouvait pas non plus discerner, parmi l’ensemble des éléments qui se présentaient à son appréciation, ce qui relevait de la Française et ce qui appartenait à la personne. Par exemple, il ne pouvait dire si sa robe indiquait un statut estimable ou le contraire, ou encore si le fait de lire seule sur un banc était de mauvais aloi ou bien une pratique ordinaire chez cette nation (qu’il jugeait sur la foi de certains dires) intellectuelle, à laquelle s’adonnerait dans certaines circonstances, comme la chose la plus naturelle au monde, toute Française, même la plus frivole et la plus encline à jeter son livre par-dessus les moulins… Par ailleurs, la façon dont se conduisait à Wabazoo une Française qui n’aurait pas eu le projet d’y faire sa vie offrait peu d’indices certains de ce que cette jeune femme était réellement, dans son milieu pour ainsi dire naturel. C’est de cette façon que je résumerais l’avantage d’une étrangère dans le jugement d’un homme dispos, et une partie non négligeable de la séduction qu’elle exerce, sans préjuger de ses atouts plus personnels.

Ce jour-là fut le premier dans la vie de Butch où il se félicita d’avoir suivi quelques cours de littérature comparée. La nationalité de Géraldine et le livre qu’elle tenait contre elle l’avaient incité à survoler le sujet de la littérature française. Il évoqua Émile Balzac, Honorè de Chateaubriand et quelques autres dont je préfère ne pas écorcher les noms, et le temps passa sans qu’ils s’en aperçussent, tellement c’était délicieux.

Quand, parce que le rose du ciel était devenu pâle et les premières étoiles clignotaient sur du velours gris de cendre chaude, ils durent se séparer, quitter ce banc, bercé par les palmes murmurantes, où leurs cœurs se reconnurent, il lui fit promettre qu’ils se reverraient. Et ils se revirent. Géraldine et Butch s’aimaient.

II

Butch aimait Géraldine parce qu’il avait suffisamment vécu, selon lui, et Géraldine aimait Butch car elle ne connaissait rien à la vie, selon moi. J’ai pris un peu de temps pour situer cette idylle afin de rendre le contraste plus saisissant avec ce que Géraldine finit par découvrir, et je frissonne affreusement en pensant à la suite du journal de notre infortunée compatriote.

Butch emmenait ses conquêtes chez Kurt et Mitch pour commencer la soirée en fumant force joints de marijuana. La différence avec Géraldine c’est que, là où la soirée se terminait presque toujours pour ses autres conquêtes dans une chambre de l’appartement, à côté des rires et des cris d’oiseaux de ceux qui continuaient à fumer et à divaguer de l’autre côté de la cloison, Butch sortait quelque part avec Géraldine, ce qui était lui témoigner un certain respect, je trouve. Toutefois, elle connut elle aussi, à plusieurs reprises, les chambres de l’appartement ; je demande pardon à mon lecteur pour ces détails, mais tous ces faits ont quelque importance pour la compréhension de ce qui suit. Les unes prenaient part à ces séances en acceptant les joints qui tournaient, les autres non. Géraldine ne le souhaita pas mais quand plusieurs personnes fument des joints dans un espace clos, il se produit un effet que l’on appelle, je crois, l’effet aquarium, qui fait que même ceux qui ne tirent pas sur les joints n’en ressentent pas moins quelques influences, plus ou moins atténués.

Dans un premier temps, Géraldine imputa certaines conduites mystérieuses de son compagnon à l’effet aquarium : elle crut que le témoignage irrécusable de ses sens était en réalité le résultat d’une altération de sa faculté de penser sous l’effet de la fumée cannabique.

Un soir, après une séance d’aquarium, alors que les deux amants marchaient bras dessus bras dessous dans la rue, ils passèrent devant une impasse où un clochard était en train de s’aménager un coin pour la nuit. À quelques pas de là, Butch dit qu’il préférait tout compte fait se rendre dans une discothèque un peu plus excentrée. Il conduisit donc Géraldine à la voiture, qui n’était alors guère éloignée, et lui demanda de l’attendre à l’intérieur quelques instants. Quand elle lui demanda la raison de cette conduite, il répondit seulement qu’il ne serait pas long. Il ne le fut pas trop, en effet, bien que Géraldine appréciât peu d’être laissée seule, et à son retour n’en dit pas plus. Butch se regarda dans le rétroviseur, comme quelqu’un qui souhaite vérifier l’état de ses cheveux, et s’essuya les lèvres d’un revers de main. Géraldine crut voir des traces d’humidité rouge sur le dos de la main, avant qu’il fouillât avec dans sa poche. Il n’avait pas de blessure aux lèvres. Les notions particulières de Géraldine concernant l’effet aquarium sur elle semblent dater de ce moment. Butch était par ailleurs devenu particulièrement enjoué.

Un autre soir, au cours d’une nouvelle promenade nocturne, en cherchant son paquet de cigarettes dans son blouson Butch fit tomber un objet. Il ne parut pas le remarquer tout d’abord mais, quand Géraldine se baissa pour ramasser l’objet, qui avait roulé de son côté, Butch la tira brusquement par le bras, l’immobilisant, et se pencha lui-même pour ramasser l’objet et le remettre dans sa poche, en un éclair. Géraldine ne souhaita pas l’interroger. Elle avait cru voir que l’objet était une seringue mais la tête lui tournait un peu, après l’aquarium.

Une autre fois encore, alors qu’ils se rendaient à un café-concert, Butch changea de nouveau brusquement d’avis, après qu’un mendiant aborigène leur demanda l’aumône, et dit à Géraldine de l’attendre. Quand il revint, il était particulièrement en verve.

En outre, son comportement chez elle était parfois énigmatique, et même peu respectueux. Une nuit, alors qu’ils dormaient ensemble, il sortit sans rien dire. Se réveillant quelques instants plus tard, elle fut surprise de ne pas le trouver à ses côtés. Elle écouta le silence pour déterminer si Butch se trouvait dans une autre pièce mais l’appartement était vide. Il finit par rentrer, la nuit même, et quand, alors qu’il se recouchait, Géraldine lui demanda pour quelle raison il était sorti, il répondit qu’il était allé acheter de l’herbe – alors que deux sachets pleins étaient en évidence sur la table de la chambre. Le lui faisant remarquer, elle s’entendit répondre je ne sais quoi au sujet d’une demande pressante de Kurt et Mitch. Butch était très excité et sut faire oublier l’incident. Cela se produisit cependant à plusieurs autres reprises, et même de manière presque régulière, sans préjuger des fois où Butch serait sorti sans que Géraldine s’en aperçût.

Mais en accumulant ces faits et d’autres qui se trouvent épars dans le journal de Géraldine ou bien ne furent pas du tout consignés – et ce n’est que plus tard que le journal en parle, quand la vérité les fit revenir à la mémoire de Géraldine –, je me rends compte que je donne une idée fausse des jours que vivait le jeune couple au début de leur idylle. C’était un couple qui faisait plaisir à voir. Géraldine était épanouie, Butch plus beau que jamais. Qui plus est, il y a dans ces couples « exotiques », entre individus de cultures différentes, quelque chose qui en rehausse l’éclat, soit que cela parle à notre nature d’hominidés, pour qui l’exogamie féminine fut la règle, soit que l’on y voit les conditions d’un élargissement de l’horizon intellectuel de l’humanité.

Géraldine fut présentée aux parents de Butch. Sachant, comme nous l’avons vu, que Butch possédait une Porsche alors qu’il n’avait aucun revenu, on se doute du statut de son père. Celui-ci n’était guère enchanté à l’idée que Butch se liât de manière durable à cette petite Française – il avait plus d’expérience que son fils en matière de jugements sociaux – mais il n’était pas non plus mécontent à l’idée que Butch nourrisse enfin des sentiments compatibles avec l’établissement d’une relation stable ; en d’autres termes, il misait sur un échec de cette première tentative sérieuse, échec que viendrait effacer le succès d’un attachement durable avec un meilleur parti.

Géraldine continuait d’enseigner à sa petite classe. Butch avait repris de manière plus assidue le chemin des cours universitaires, tout en continuant le surf, et ils se retrouvaient sur la plage où leur couple donnait une approximation intéressante de l’Éden primordial, bien qu’il ne manquât pas de jeunes femmes pour dénigrer le physique ou, plus globalement et plus essentiellement, le glamour de Géraldine. Pourtant, encore une fois, le fait qu’elle fût française empêchait ces jeunes femmes australes de mesurer toute l’étendue de la péquenauderie qu’elles cherchaient en Géraldine, faute de connaissances suffisantes sur notre pays pour faire la part des choses. Le meilleur moyen, pour celles qui ne craignaient pas les partis-pris extrêmes, d’écraser Géraldine par un jugement définitif, était d’imputer l’attribut honteux à tout Français et toute Française.

Un jour, alors que sa classe fut annulée en raison d’une grève des enseignants de l’école française (oui, en Australie aussi), Géraldine retourna chez elle. S’étant tout d’abord dirigée vers le frigidaire pour y déposer des courses qu’elle avait faites sur le chemin, elle y trouva deux seringues, l’une remplie d’un liquide rouge comme du sang, l’autre contenant quelques gouttes d’un liquide incolore.

Il est temps de révéler au lecteur le secret abominable de la vie de Butch, dont ce n’est pas sans raison que j’ai tu le nom de famille jusqu’à présent et que je continuerai de le taire dans la suite, car s’il est un nom sous lequel cet individu doit être connu du public, c’est celui de vampire de Wabazoo !

Butch avait conclu un pacte avec le diable. Mais ce que nos ancêtres appelaient le diable et les démons n’est autre qu’une forme de vie extraterrestre intelligente originaire de Mars. Peut-être qu’un jour les deux races se reconnaîtront mutuellement et que la paix s’établira entre elles, mais nous n’en sommes pas encore là puisque aujourd’hui l’humanité ignore l’existence même des Martiens.

Les Martiens vivent depuis deux mille ans sous la surface de leur planète en raison d’une maladie de la peau d’origine artificielle qui les rend très sensibles à la lumière du soleil et autres rayonnements. Ils firent disparaître toute trace de leur civilisation à la surface afin de ne pas attirer l’attention de l’humanité, craignant que leurs nouvelles conditions de vie souterraines, concomitantes avec le libre développement de la race des hommes à la surface de la Terre, ne les place un jour en situation d’infériorité et que les Terriens cherchent à en profiter. Ils restent à ce jour très en avance sur nous mais leur inquiétude n’a pas pour autant diminué, car ils estiment que nous progressons plus vite qu’eux. Ainsi, lorsqu’ils croisent les courbes respectives de développement technologique des Martiens et des Terriens, ils se voient un jour dépasser par nous.

Les Martiens maîtrisent le voyage spatial et ont envoyé plusieurs missions scientifiques sur la Terre au cours des derniers millénaires ; toutes devaient rester secrètes mais quelques-unes n’ont pu éviter d’être exposées au regard des hommes, ce qui a engendré, nous l’avons dit, de multiples spéculations de théologie et démonologie, faute pour les témoins de comprendre de quoi il s’agissait.

Butch était le collaborateur de l’une des dernières missions martiennes en date. Du fait de leur maladie dermatologique, les Martiens ne se déplacent qu’avec difficulté hors de leurs souterrains. Ils se couvrent d’armures anti-rayonnements mais celles-ci ont une efficacité restreinte et ils doivent donc calculer leurs sorties à la minute près, tout en sachant que le moindre déplacement physique entraîne un certain taux d’exposition ainsi que des lésions, voire des séquelles irréversibles. C’est pourquoi ils se servent de balises grâce auxquelles ils peuvent projeter des hologrammes sur la Terre, ce qui leur permet d’établir la communication sans avoir à se déplacer physiquement. Il suffit de sept balises bien réparties pour envoyer des hologrammes sur n’importe quel point de la Terre. Les balises sont des structures miniaturisées transportées par microcapsule et qui doivent être renouvelées de temps en temps.

S’agissant de Butch, les Martiens le contactèrent pour la fourniture d’échantillons biologiques. Les scientifiques martiens sont très demandeurs de sang humain pour leurs expériences ; ils pensent en effet pouvoir développer à partir de notre sang des sérums et des onguents qui leur permettraient de mieux résister aux rayonnements. Ils y travaillent depuis très longtemps, sur la foi de quelques données anciennes leur semblant prometteuses. Ils n’ont jamais exigé des volumes de sang très importants – sauf à certains moments de l’histoire, comme pendant la civilisation aztèque, où la caste sacerdotale semble avoir été impliquée dans le trafic de sang avec les Martiens –, soit parce qu’ils parviennent à travailler de manière satisfaisante à partir d’échantillons peu nombreux, soit parce qu’une collecte plus importante leur est difficile à organiser en raison de leurs contraintes.

Ils entrèrent en contact avec Butch quand celui-ci avait treize ou quatorze ans. Butch reçut dans sa chambre la visite d’un hologramme martien. C’était une forme humanoïde de haute taille entièrement couverte d’une sorte de chitine noire iridescente, avec des lunettes aux grands verres irisés qui donnaient à sa figure l’aspect d’une tête de mouche. Le Martien, qui s’appelait ()˅(), déclara exaucer les vœux, et demanda à Butch s’il souhaitait avoir du succès avec les femmes : « Mais il faudra, ajouta-t-il de sa voix sépulcrale, que tu acceptes de rendre le moment venu un petit service en échange, dans quelques années. »

Cette clause que je souligne en la mettant, elle seule de tout le discours du Martien, en style direct, était en réalité perdue au milieu de l’étalage des avantages dont Butch bénéficierait ; c’était, cette clause, l’équivalent des clauses en petits caractères de nos contrats commerciaux et Butch, comme de nombreux humains en présence de contrats, consentit sans savoir exactement à quoi. Le Martien alors le pria d’avancer le bras dans le halo de l’hologramme, s’en saisit de sa longue main gantée de noir et lui injecta par seringue hypodermique un liquide dans le pli du coude, avant de lui dire au revoir.

La beauté surhumaine de Butch fut le résultat de cette injection martienne. Au lieu de devenir un grand escogriffe maigre et pâlichon, il se métamorphosa en Adonis à la puberté. Tous les défauts génétiques et développementaux furent corrigés lors de la croissance pour donner un individu supersymétrique de proportions parfaites et présentant à l’état pur les traits physiques qui, selon le programme génétique féminin façonné par l’évolution, le conduisent par le bout du nez. Butch put alors s’embarquer pour Cythère.

Lorsque sa croissance fut pleinement achevée, l’hologramme martien réapparut, et sa voix était toujours aussi caverneuse : « Le sérum de correction robo-désoxyribique a pleinement fonctionné. Pour que son effet soit à présent maintenu, il est impératif que tu absorbes régulièrement du sang humain. Le service que nous te demandons ne sera donc pas très onéreux pour toi, dans ces circonstances, car il s’agit de nous réserver une part de ce sang. Je viendrai chercher ta collecte de la même manière que je suis venu la dernière fois et que je viens cette fois-ci. Les échantillons doivent provenir d’individus différents. À chacune de mes visites, je te laisserai une ampoule de sérum amnésique que tu appliqueras en tant que de besoin aux personnes à qui tu auras prélevé leur sang ; elles oublieront sous l’effet de ce sérum les quelques minutes précédant l’injection, c’est-à-dire l’opération de prélèvement. »

Butch crut devenir fou de désespoir. De ce jour, les plaisirs de Cythère étaient empoisonnés pour lui ; non qu’il y renonçât, mais toutes les fois qu’il s’y adonnait, lui revenait en mémoire l’image du Martien à tête de mouche. Cependant, l’hologramme ajouta les paroles suivantes : « Ce service est temporaire. Lorsque nous serons suffisamment approvisionnés, nous te laisserons une fiole de superbreuvage qui fixera l’effet du sérum robo-désoxyribique dans ton profil génétique et tu n’auras plus besoin de sang. Nous sommes conscients de la peine que nous te causons mais nous devons nous assurer que tu nous rendras ce petit service en échange des bienfaits dont nous t’avons couvert. »

Butch fut obligé de se rendre à l’évidence quand, quelques jours plus tard, il fut saisi par des crampes dans tous les membres, accompagnées de nausées et suffocations. Dans un miroir, il crut voir ses traits pâlir et maigrir, ses cheveux ternir, ses bras musclés s’amenuiser, l’ensemble des traits du visage prendre un aspect qui lui parut affreux et qui était le visage qu’il aurait eu sans le sérum martien. Son corps retrouva son équilibre au bout de quelques instants et n’avait rien perdu de sa beauté, mais il comprit de quoi ce malaise était l’avertissement, et se détermina à chercher du sang.

Il fit son premier essai sur une conquête. Quand elle fut endormie, il la bâillonna, la ligota et lui plongea une seringue dans le pli du coude. La jeune femme voulut crier et se débattre, mais d’abord le bâillon puis les liens rendaient ces efforts inutiles. Butch était excessivement nerveux. Il cassa l’aiguille de la seringue dans le bras de la malheureuse, convulsionnée, et dut s’y prendre à plusieurs reprises ; sa victime finissant par s’évanouir, il put procéder plus confortablement. Après avoir pompé le sang et se l’être injecté, il transféra le contenu de l’ampoule martienne dans une nouvelle seringue et administra la dose prescrite. Il changea les draps souillés de sang, nettoya les plaies du bras de la jeune femme, la débarrassa du bâillon et des entraves, et la réveilla : « Encore ? Quel homme ! », dit-elle quand elle reprit conscience. Le sérum d’amnésie était efficace. La jeune femme ne remarqua ses plaies que le lendemain et ne sut comment les expliquer, pas plus qu’elle ne sut expliquer pourquoi, dans ses souvenirs de cette nuit, les draps étaient tantôt blancs et tantôt blanc crème.

Butch acquit du chloroforme auprès d’un employé d’officine corrompu. Son utilisation ne rendait d’ailleurs pas superflue celle du sérum d’amnésie car il fallait effacer le souvenir du chloroformage, afin que la victime se réveille sans aucun souvenir de son agression.

La principale problématique pour Butch était le renouvellement quasi permanent des victimes, à la fois pour les échantillons à destination des Martiens, selon la consigne de l’hologramme, et, dans une moindre mesure, pour ses propres besoins car il ne souhaitait pas anémier ses victimes, de crainte d’attirer l’attention. Il devait leur laisser assez de sang et laisser à celui-ci le temps de se reconstituer. Son donjuanisme était donc tout à fait approprié aux nécessités de la collecte. Toutes ses conquêtes donnèrent du sang, ainsi d’ailleurs que tout son entourage, chloroformé, pompé, amnésié…

Le bassin de sang – comme on parle de bassin d’emploi – s’assécha quand il rencontra Géraldine et qu’ils formèrent un couple stable. Car il fut, dit-on, relativement fidèle et, quand il ne le fut pas, il avait certainement l’excuse de la collecte de sang. Il se rabattit sur les clochards. Outre le fait que ce sont des proies faciles et que les conditions de la vie sociale ainsi que la vie errante des hobos assurent un renouvellement satisfaisant de ce genre d’individus dans nos villes, un autre facteur contribuait à rendre un tel choix évident. Ses activités occultes étant devenues le quotidien nocturne de Butch – il devait absorber du sang une fois tous les cinq jours environ et le Martien récupérait une pleine seringue toutes les deux semaines –, il chercha le moyen de rendre l’opération plus rapide et, s’il ne pouvait se passer de l’injection hypodermique dans le cas de la part martienne, il était possible de simplifier le prélèvement de sa propre part, en buvant le sang à même une plaie ouverte. C’est pourquoi il prit l’habitude de s’en prendre à des clochards, dont il calculait que les plaies anormales et par eux inexplicables prendraient bien plus de temps pour alarmer l’opinion publique, soit parce que ces victimes ne demanderaient pas de soins soit parce que les services qui les traiteraient prêteraient peu d’attention à de telles blessures parmi toutes les autres atteintes corporelles dont souffrent ordinairement ces parias. C’est ainsi que Butch prit l’habitude de pratiquer sur ces malheureux des actes d’une barbarie sans nom.

De temps à autre, il perdait l’ampoule de sérum d’amnésie ou la seringue qui le contenait. Dans ces cas-là, il jugeait prudent de tuer ses victimes. Pour ne pas avoir à en tuer plus d’un avant de récupérer une nouvelle ampoule, il cacha tout d’abord le cadavre dans le coffre de sa Porsche et allait assouvir dessus ses besoins en sang. Mais le sang d’un corps en train de pourrir lui était dégoûtant et il se jura de faire attention à ne plus perdre l’ampoule. Cela continua d’arriver et, un jour, il préféra tuer de nouveaux clochards plutôt que de boire du sang de cadavre.

III

Quand Géraldine découvrit les seringues dans le frigo, elle crut tout d’abord que Butch non seulement fumait des joints mais se piquait aussi à l’héroïne. En réalité, celui-ci devait rencontrer le Martien le soir-même. Quand Géraldine était sortie, il avait mis au frigo la seringue de sang prélevé la nuit ainsi que la seringue avec les dernières gouttes de sérum d’amnésie, car en prévision (les Martiens sont d’excellents météorologistes) de jours de canicule anormale, ()˅() lui avait recommandé de garder les produits au frais, et Butch n’avait pas trouvé le temps d’acheter une glacière qu’il aurait pu cacher.

Quand elle rentra à l’improviste, il était en train de fumer un joint en écoutant de la musique au casque, si bien qu’il ne l’entendit pas. La voyant entrer dans le salon, les traits décomposés, avec les deux seringues à la main, il pâlit. Il crut que raconter des craques sur une addiction à l’héroïne serait d’un à peine meilleur effet que la vérité. En outre, il était amoureux et, quand ce moment critique arriva, il se fit la réflexion que dans l’amour tout se partage et que Géraldine le soutiendrait moralement. Il lui révéla donc ce qui a été relaté dans les pages précédentes. Certains éléments du journal proviennent des conversations de Butch avec l’émissaire martien, source indirecte des connaissances consignées dans le journal de Géraldine au sujet de l’histoire de Mars. Ces confidences du Martien semblent montrer qu’il avait pleinement confiance en la loyauté de son collaborateur – mais au terme de leur collaboration ?…

Quand elle cria qu’elle ne croyait pas un mot de ces absurdités monstrueuses, Butch lui dit que les héroïnomanes ne mettent pas de sang dans une seringue. Il insista sur le fait que tout cela se résumait à quelques prises de sang par-ci par-là, en réalité sans préjudice pour personne, et qu’il serait bientôt dégagé de toute obligation, ayant la promesse du Martien ; tous les deux oublieraient alors ce mauvais rêve. Il se garda cependant d’évoquer les morts qu’il avait sur la conscience et, du reste, ces morts le hantaient à peine car un clochard est par définition socialement mort et la vie de l’homme est très sociale.

Le soir venu, Butch cacha Géraldine dans un placard de leur chambre, chez les Howard, où il donna rendez-vous au Martien pour la seringue de sang. Les Martiens avaient en effet établi un contact télépathique avec leur collaborateur pour fixer leurs rendez-vous à la convenance de celui-ci, car il était le mieux à même de juger du lieu et de l’heure où le tribut se ferait le plus discrètement. Quand Géraldine vit le Martien à tête de mouche, dans son halo bleu, tendre une longue main gantée pour recueillir la seringue, elle dut se rendre à l’évidence, et s’évanouit.

Cela peut surprendre le lecteur mais ces faits incroyables, et leurs possibles implications pour l’avenir de l’humanité tout entière, n’empêchèrent pas la vie de suivre son cours. Il fut tacitement convenu entre les deux amants qu’ils n’évoqueraient plus ces faits jusqu’au moment où Butch annoncerait à Géraldine être libéré de ses maudites obligations.

Or il se trouve que le programme scientifique martien subit d’importantes modifications à peu près au même moment : les responsables du programme décidèrent que le sang ne leur suffisait plus et qu’il leur fallait des cadavres. ()˅() fut chargé d’informer leur collaborateur : « La fin de notre collaboration approche, dit-il à Butch lors de leur rencontre suivante. Tu seras bientôt libre de toute obligation, ta dette envers nous sera purgée, nous allons être quittes. C’est la dernière étape, et la plus courte, du service que nous te demandons. Il nous faut à présent des corps humains pour l’avancement de la science. Nous sommes à l’aube d’avancées scientifiques majeures, dont les retombées se feront sentir jusque sur la Terre et aux confins de l’univers, et nous comptons sur toi. »

Butch hochant la tête, le point le plus important pour lui étant que la fin de cette collaboration était proche et que le breuvage fixatif lui serait bientôt donné, le Martien poursuivit : « Notre technologie de téléportation n’en est qu’à ses premiers pas. Nos halos hologrammatiques sont capables de transporter de petits objets tels que les seringues ou les poches de sang que tu nous as remises, mais nous ne pouvons transporter sans altération profonde de sa structure moléculaire un objet aussi volumineux que le corps humain adulte – car nous te demandons des corps adultes – et il nous faut donc contourner cette difficulté. C’est pourquoi nous te demandons de préparer les corps de façon qu’ils puissent être transportés par le halo. »

Concrètement, Butch devait découper les corps en morceaux : tête, mains, avant-bras, bras, pieds, jambes, tronc évidé, viscères séparés et empaquetés… Les morceaux seraient téléportés un à un. Rendez-vous fut fixé pour la semaine suivante.

Géraldine ne fut pas informée de ces nouveaux développements. Cependant, vers la fin de l’été, lors d’un nouvel épisode caniculaire accompagné de grève et d’un retour à l’improviste, elle découvrit, cette fois dans le grand freezer des Howard, à la cave, où elle l’entendit bourdonner depuis la buanderie alors qu’il était censé ne pas fonctionner, les Howard étant partis en croisière pour plusieurs mois, elle découvrit, dis-je, les morceaux congelés d’un corps humain. L’horreur de la situation, qu’elle n’avait que très imparfaitement refoulé de sa conscience, lui revint, décuplée par cette nouvelle découverte, et elle fut secouée d’une longue crise de larmes. Tandis que Butch fumait un joint dans le jardin des Howard.

La crise passée, elle remonta et, le trouvant dans le salon, lui dit :

« Je viens de voir ce que tu as mis dans le freezer de la cave. »

Les traits de Butch se figèrent.

« Qui est-ce ? demanda Géraldine.

– Personne. Un clochard. Ils me l’ont demandé. C’est bientôt la fin.

– Tu l’as tué ?

Butch répondit qu’il était obligé. Et que ce n’était pas si grave. Un clochard, qui le pleurerait ? Personne ! Et qui sait si ce pauvre type n’avait pas eu de toute façon l’intention de se suicider, tellement sa vie était misérable ? On pouvait même dire que Butch avait rendu service à la société : Géraldine se rappelait-elle ce sale clochard qui l’avait insultée quand elle refusa de lui donner de l’argent ? C’est elle-même qui l’avait raconté à Butch. Ces gens étaient une nuisance. Il en avait déjà tué quelques-uns auparavant, quand il avait été forcé de le faire pour avoir égaré le sérum d’amnésie ; il ne pouvait prendre le risque d’être dénoncé.

Mais Géraldine ne pouvait admettre ses raisons. Elle éprouva une immense lassitude. Les rêves qu’elle avait cru en train de se réaliser, s’étaient transformés en cauchemar inimaginable, et le bonheur ne serait plus, à jamais, qu’une vaine apparence plus intangible encore qu’un rêve… Dans l’illusion même du foyer heureux, il y aurait toujours une chambre obscure visitée par un homme-diptère abominable, une cave où sont gardés au frais, entre les bonnes bouteilles, les débris d’un cadavre… Le seigneur de ce royaume, le beau surfeur blond de Géraldine, devenu époux et père, respecté, admiré, boirait à la santé de ses invités en levant non pas un verre de vin mais un verre de sang… À nouveau, elle ne put contenir ses larmes. C’en était trop. Elle ne pouvait plus ignorer la cruelle ironie de ce Destin qui se jouait de ses plus profonds, purs et nobles sentiments. S’il n’y avait eu que l’aquarium et la bestialité de l’acte dans une chambre puante à peine séparée de colocataires intoxiqués dont l’hilarité était provoquée sans doute davantage par une malveillance de brutes instinctives que par les phrases sans queue ni tête qu’elles échangeaient, elle l’aurait surmonté, elle l’avait déjà surmonté, elle avait tendu la main à l’archange tombé dans la fange et l’avait élevé à elle sur un nuage doré pour contempler le mystère de la vie qui les purifierait tous les deux. Mais ça, ça ! le sang, la mort, les agressions, le corps en morceaux, les conciliabules avec un monstre horrible, les Martiens responsables du charme irrésistible de son beau surfeur blond… Où était le nuage doré, où le mystère purificateur ?

Elle comprit qu’il lui fallait prendre une résolution radicale qui rachèterait l’attentat de sa vie contre les rêves de sa prime jeunesse innocente. Attendre le bon vouloir des extraterrestres et prétendre ensuite refermer l’épisode comme une parenthèse sans conséquence leur laisserait sur la conscience un énorme sentiment de culpabilité, le souvenir ne s’effacerait jamais et empoisonnerait leur vie comme une tumeur, toutes les apparences seraient assombries et rendues mélancoliques par le secret de leur âme. Non, elle devait provoquer la crise salvatrice, effacer la souillure de l’abomination pour être capable de se dire à nouveau : « Je n’ai pas trahi mes rêves, ils me rendront heureuse. » Et il fallait dénoncer les Martiens à l’humanité.

Elle dit à Butch qu’il devait cesser de prendre du sang, accepter de redevenir ce qu’il était réellement, son vrai moi, renoncer à cette chimère qu’avaient fait de lui les Martiens poursuivant leurs propres fins égoïstes. C’était de la volonté délibérée de renouer avec son moi, avec son unicité qu’il devait attendre sa libération, et non du bon vouloir de créatures malveillantes qui s’étaient servi de lui. Seul un tel acte de foi en lui-même le rachèterait aux yeux de Géraldine, qui ne pouvait cesser de l’aimer, quoi qu’il fît et quoi qu’elle tentât elle-même contre ce sentiment, mais qui, au nom même de cet amour sans partage, de cette adoration qu’elle lui vouait et d’une vie commune à venir qu’elle souhaitait plus que toute autre chose au monde, lui demandait de reprendre son destin en main et de rompre son pacte avec le diable.

Butch eut peur, très peur. Savait-elle bien ce qu’elle disait ? Son accent ne laissait certes aucun doute quant à sa conviction ; il comprit que s’il refusait, s’il cherchait même seulement à opposer des raisons, le dernier fil qui les attachait l’un à l’autre se romprait immédiatement et irrémédiablement, tandis que ce fil pouvait encore servir au travail de renouvellement et resserrement de leur union pour des jours meilleurs. Il consentit.

Géraldine prit une semaine de congés pour aider Butch dans son sevrage, pendant lequel celui-ci resta enfermé. Il demanda que Géraldine le laisse seul dans la chambre au moment des crises. Les malaises violents qu’il avait déjà connus se manifestèrent de nouveau, d’abord fugaces, puis de plus en plus longs et de plus en plus violents. ()˅(), étonné de ne pas avoir de nouvelles au sujet de la dernière livraison, le harcelait télépathiquement, et Butch eut toutes les peines du monde à repousser les demandes de communication ; il ne voulait pas le mettre au courant, de peur des représailles. Les crises approchaient de leur paroxysme, soumettant Butch à des extrêmes de malaise physique et moral, accompagnés de phénomènes en dehors des lois connues de la nature, comme quand il resta collé ventre au plafond pendant près d’une heure ou quand il tournoya au-dessus du lit comme un tourniquet, autour d’un axe qui traverserait son nombril, jusqu’à perdre conscience. Le sérum robo-désoxyribique se dégradait à grande vitesse et la chaîne ADN de Butch se restructurait selon son plan initial.

Lors de la crise ultime, il crut qu’il mourait mais, s’il devait mourir, il ne dirait rien et mourrait seul. Il ne dirait rien à Géraldine tant que celle-ci ne l’aurait vu triompher, redevenu… redevenu ce qu’en réalité il n’avait jamais été puisqu’à douze ans il ne savait pas ce qu’il allait devenir et qu’après il était passé à autre chose.

« Géraldine ! », entendit Géraldine qui se mourait d’angoisse dans le salon. Elle entra dans la chambre.

Elle vit… là, quelqu’un.

« Oh… »

Butch, bien sûr. Il avait réussi, s’était libéré. Les Martiens étaient joués. Ah, quel moment ! Pourtant…

Pourtant, Butch comprit, au premier regard de Géraldine sur son nouveau moi, ou sur son vrai moi, que rien ne serait plus comme avant. Géraldine n’a pas eu le temps de nous décrire le vrai moi de son beau surfeur blond. Butch vit son regard et comprit ; il fut mortifié jusqu’au plus profond de l’âme. Jamais son contact avec les Martiens n’avait été, en dépit des actes ignobles auxquels ils l’avaient contraint, aussi mortifiant pour lui que ce regard. Jamais il n’avait connu plus grande souffrance, plus grande honte, un tel anéantissement. C’était ce qu’il avait craint le plus et cela venait de se réaliser. Tandis que Géraldine restait pétrifiée comme une porcelaine, le vrai Butch se leva, saisit sa planche de surf posée contre un mur dans un coin de la pièce et la lui lança à la tête. Elle tomba au sol, le crâne ouvert. Butch sortit en courant.

J’ignore si Géraldine avait parlé à Butch de son journal intime ; ce n’est indiqué nulle part. Il ne chercha pas, en tout cas, à le détruire avant de quitter les lieux. Géraldine mourut des suites de sa blessure, mais pas immédiatement ; elle eut le temps de griffonner la fin de son histoire tragique dans les dernières pages de son journal, couvert de sang.

***

            En ce qui concerne la dernière scène de ce récit, je dois quelques explications au lecteur. Ce n’est pas ce qu’a consigné Géraldine Bouchaud, car ce qui se trouve consigné dans cette dernière page, d’une écriture presque illisible, n’est très vraisemblablement pas la vérité. Géraldine explique qu’elle a fait une chute et s’est ouvert le crâne contre la planche de surf ; tout me porte à croire qu’elle a cherché à disculper son compagnon, et la dernière scène est donc une reconstitution des faits par moi-même tels que je suis convaincu qu’ils se sont produits – si tout ce qui précède est véridique.

Les quelques lignes qui suivent ne sont pas non plus tirées du journal mais servent à compléter l’histoire de Géraldine pour montrer en quoi les enquêteurs et moi-même sommes justifiés à rejeter la version de l’accident.

Les parents de Butch déclarèrent à la police de Wabazoo, à la suite de la découverte chez elle du cadavre de Géraldine, que leur fils n’avait pas donné de nouvelles depuis plusieurs jours. Il est toujours recherché à l’heure actuelle et se cache probablement de la police. À supposer, bien sûr, qu’il soit reconnaissable.

La médecine légale a établi que la cause de la mort de Géraldine Bouchaud est une fracture du crâne et consécutive hémorragie à la suite d’un coup porté à la tête avec la planche de surf de Butch, retrouvée sur les lieux. L’hypothèse d’une chute mortelle sur un tel objet dans l’espace disponible de la pièce est hautement improbable.

Le journal de Géraldine Bouchaud a été examiné par les enquêteurs avant d’être remis à sa famille. Butch est le principal suspect. Il est également recherché, sur la foi du journal intime, pour plusieurs assassinats ainsi que diverses agressions de personnes sans domicile fixe. La partie des écrits de Géraldine évoquant une influence extraterrestre est imputée par les psychologues assermentés, s’agissant d’un sujet non prédisposé, aux conséquences de la consommation de cannabis, dans le cas d’espèce peut-être seulement passive, ce qui semble devoir appeler selon eux une réévaluation des effets du cannabisme passif en général.

Juillet 2017

L’Invasion martienne passe par la télé

Cette nouvelle décrit un état de la société qui n’existe plus – ou n’existe pas encore. Elle aurait dû être écrite dans les années quatre-vingt ou quatre-vingt-dix, quand internet et le multimédia n’avaient pas mis fin au monopole de la télévision.

L’auteur

I/ Un cauchemar

Depuis l’âge de huit ans, Jérôme Prunier ne regardait plus la télévision. Il avait subi un traumatisme sévère lors du fameux incendie en direct des studios SubDelta. Ses parents et lui étaient, comme tous les soirs après le repas, assis dans leur salon devant l’écran de télé pour regarder le journal, quand l’incendie se déclara. Jérôme portait peu d’attention au programme mais il se conformait au rituel familial, décidé ni imposé par qui que ce soit, qui voulait qu’il fût assis avec ses parents devant la télé. Le jour de l’incendie, comme tous les autres spectateurs dans le pays, il vit les flammes entourer soudainement la présentatrice, qui ne sembla pas le remarquer et poursuivit comme si de rien n’était. Elle annonça le reportage suivant et se tut, les caméras ne passèrent pas le reportage et le public médusé vit les flammes dévorer la présentatrice, son veston s’enflammer, son visage fondre, les yeux tomber, des étincelles sauter autour d’elle tandis qu’une armature électronique se faisait jour sous la peau dissoute. C’est ainsi que le public découvrit que sa présentatrice préférée depuis des années était un actroïde. Le scandale fut énorme. Les responsables de SubDelta expliquèrent que leurs études avaient révélé qu’un actroïde réalisait deux fois plus d’audience qu’une présentatrice salariée à moins que le public ne fût au courant, auquel cas l’audience de l’actroïde était deux fois moindre. Ce fut leur excuse et les choses en restèrent là, même si les pouvoirs publics feignirent de travailler à un renforcement de la législation sur le travail des robots.

L’immolation en direct de la présentatrice, doublée de la découverte que celle-ci n’était qu’un simulacre de vie, ébranla fortement les nerfs du petit Jérôme. Bien qu’il passât plusieurs années en thérapie, il ne put se résoudre, une fois quitté le foyer parental, à acheter sa propre télé.

Car il avait en outre, à cause – je dis bien à cause – d’un certain professeur de lettres de son collège moins fataliste que les autres, développé une passion pour la poésie et les alexandrins, et cette passion malsaine lui rendait odieux les programmes télévisuels, pourtant perfectionnés par des décennies de recherche scientifique sur le cerveau humain. Ces programmes avaient atteint un tel degré de perfection formelle et de virtuosité technique que toute personne exempte de préjugés à leur encontre en était charmée au point de ne pouvoir comprendre ceux qui ne partageaient pas le même enthousiasme. Dans le meilleur des cas, ils haussaient les épaules. Mais Jérôme se tirait d’affaire en évoquant l’incendie des studios SubDelta et son traumatisme – et on le plaignait.

La poésie occupait une grande partie de son temps libre. Il perfectionna sa technique pendant de longues années, jusqu’au jour où il jeta toute sa production passée, ayant enfin réussi à dire en alexandrins quelque chose qui ne fût pas trop saugrenu. C’est alors qu’il nourrit l’espoir de séduire une jeune femme qui l’avait oublié depuis longtemps. Bien qu’elle fût mariée, avec quatre enfants, et vivait à Marrakech avec un ingénieur expatrié, il croyait qu’elle était encore vierge et pensait à lui comme il pensait à elle. Un jour, il lui envoya un de ses sonnets par e-mail et, ne recevant pas de réponse, il crut qu’il avait effarouché les chastes sentiments de la « demoiselle » ; cela le rendit encore plus passionné. Il était par ailleurs convaincu, tout en sachant que plus aucun éditeur n’acceptait la poésie, que cette passion traduite en vers rimés lui ouvrirait les portes de l’immortalité littéraire.

Pour gagner sa vie, il traduisait les brochures commerciales d’une société de composants électroniques.

Ses maigres revenus lui permettaient de louer une ancienne chambre de bonne sous les combles d’un immeuble de la capitale, où vivaient, comme dans de nombreux autres immeubles de ce genre, un mélange de bourgeois propriétaires et de locataires modestes, étudiants, cas sociaux… Il vivait solitairement dans sa chambre-salon, plus cuisine et salle de bain, ne désirant qu’une seule chose : lire de la poésie, écrire des vers. Et, comme nous l’avons dit, il n’avait pas la télé.

*

Il ne pouvait dès lors couvrir du bruit de son propre appareil celui des télés de ses voisins. Il n’avait pas non plus de radio, non pas à cause de son traumatisme mais là encore en raison de sa passion pour la poésie. Et il n’osait écouter de la musique car il avait remarqué que, lorsque cela lui prenait – et ses goûts penchaient vers les romantiques allemands –, le voisin du dessous, en représailles, passait systématiquement un disque de Mylène Kramer à très haut volume ; tandis qu’autrement ce voisin se contentait de regarder la télé.

Ce bruit de fond à peu près permanent, de jour comme de nuit, et de toutes parts, excédait Jérôme, car cela faisait fuir les Muses. Les bruits de la vie des gens, les conversations, le bébé du rez-de-chaussée, les enfants du troisième étage, ne le dérangeaient pas autant ; ce qui le révulsait profondément dans le bruit de la télé, c’était – s’il est permis d’y voir autre chose qu’une rationalisation de son traumatisme – le caractère pour ainsi dire artificiel de ce bruit, entre le grésillement nasillard et le nasillement grésillé – ce bruit mis en boîte et qui se prolongeait indéfiniment en dehors de toute nécessité, pour couvrir le silence. Le bruit de la machine à couvrir le silence ! Ainsi se trouvait-il dans cette situation paradoxale qu’alors qu’il recherchait la solitude afin de pouvoir se consacrer à la poésie, sa solitude ne lui en offrait nullement les conditions ; et le temps passait inexorablement sans qu’il pût déployer ses ailes d’albatros.

Plusieurs fois il essaya, à des heures indues de la nuit, de faire des remontrances à l’un ou l’autre, mais il comprit que c’était vain. Il s’était de son propre chef mis à l’écart du monde, il avait défié les mœurs de son siècle, et son siècle le lui faisait payer. Il s’aigrissait, se morfondait, jetait ses ébauches à la poubelle, et seule la certitude de l’immortalité littéraire l’empêchait de s’abandonner complètement au désespoir.

Il se rendit bien compte que ses quelques remontrances lui avaient attiré l’hostilité de ses voisins mais ne mesura pas à ses justes proportions l’étendue de celle-ci. Un jour, alors qu’absorbé par un prodigieux effort de concentration en vue d’appeler en lui le délire poétique il ne put rien écrire à cause d’applaudissements répétés en provenance d’un poste de télé voisin, il dut se décider à faire quelques courses. Ouvrant la porte, il se trouva nez à nez avec le voisin d’à côté, le cas social Angel Baton, qui se redressa brusquement, comme s’il avait été en train de regarder par le trou de la serrure, et s’exclama, confus à la manière de quelqu’un qui aurait été pris en flagrant délit : « Je crois bien que je ne remettrai pas la main sur cette pièce. Je pensais l’avoir vue rouler jusqu’à votre porte. Elle n’est pas entrée chez vous, par hasard ? Une pièce d’un euro… »

Jérôme répondit que non et son voisin rentra chez lui, non sans avoir cherché à jeter un coup d’œil chez Jérôme par-dessus l’épaule de ce dernier, comme s’il s’attendait à trouver sa pièce de monnaie collée contre le mur en face. Avant que la porte de son voisin ne se refermât, Jérôme remarqua qu’Angel portait des pantoufles ; on aurait dit qu’il venait de sortir de son appartement pour ne pas se rendre plus loin que le palier. Il avait dû faire tomber la pièce de monnaie de sa poche en rentrant chez lui, s’était déchaussé et avait enfilé ses pantoufles avant de repartir chercher la pièce. Jérôme s’étonna tout de même de n’avoir rien entendu, cela se passant devant sa porte ; peut-être finirait-il par s’habituer au bruit du voisinage.

*

La froideur de ses voisins devenait glaciale et, tandis qu’ils ne se gênaient plus pour la lui témoigner, Jérôme crut percevoir qu’ils pâlissaient à vue d’œil, comme si cette froideur les rongeait de l’intérieur. Plus personne ne répondait à ses salutations dans les couloirs, la cour ou le hall d’entrée, et il s’apercevait qu’après son passage on se retournait pour le regarder avec désapprobation et murmurer dans son dos.

Peu de temps après l’épisode de la pièce de monnaie avec Angel Baton, en rentrant du travail un jour, il aperçut un groupe de résidents, plus pâles que jamais, formé autour de son voisin, lequel parlait à voix basse mais en même temps de façon étrangement animée. Les autres voisins semblaient vouloir réagir vivement à ses paroles mais n’osaient pas non plus s’exclamer haut et fort et s’efforçaient de chuchoter leur étonnement et incrédulité. Quand ils virent Jérôme entrer dans l’immeuble, tous se dispersèrent sans un mot de plus. Jérôme fit comme s’il n’avait rien remarqué. De ce conciliabule il lui semblait avoir entendu, parmi les exclamations étouffées de ses voisins, les mots « pas de télé ». Il lui arrivait de se dire qu’il devrait peut-être sacrifier l’immortalité littéraire pour reprendre place parmi les hommes et ne plus avoir à souffrir l’isolement et la paranoïa – mais, au fait, pourquoi devenaient-ils tous si pâles ?

Un ou deux jours plus tard, on sonna chez lui. Trois livreurs excessivement livides portaient un encombrant objet enveloppé dans du carton.

« Votre nouvel écran plasma », dit l’un d’eux en tendant son carnet électronique pour signature.

– C’est une erreur, répondit Jérôme. Je n’ai rien commandé.

– Votre écran de télé, reprit le livreur.

– C’est une erreur, vous dis-je…

– M. Prunier, septième étage, porte gauche. Il n’y a pas d’erreur. »

Ce dialogue de sourds se poursuivit quelques instants, pendant lesquels Angel Baton entrouvrit sa porte pour observer ce qui se passait. Excédé, Jérôme voulut fermer sa porte, mais l’un des livreurs, en mettant son pied dans l’embrasure, l’en empêcha. Il insista, cherchant à faire retirer son pied au livreur, mais celui-ci non seulement ne retira pas son pied mais passa en outre le bras dans l’espace resté libre et commença à tâtonner dans le vide cherchant à attraper Jérôme par son gilet. Les livreurs poussèrent contre la porte, émettant des grognements sourds qui n’avaient plus rien d’humain.

La main qui palpait l’air était à présent tuméfiée, des lambeaux en tombaient et des griffes lui avaient poussé. Jérôme résista tout d’abord contre la poussée mais, comprenant qu’il n’était pas de force à la contenir, il céda volontairement, ce qui culbuta les livreurs à l’intérieur de l’appartement. Leur apparence était devenue monstrueuse, il y avait dans leurs traits quelque chose d’affreusement bestial. Sans attendre qu’ils se relevassent, il fuit, passant en coup de vent devant la porte d’Angel. Ce dernier, qui avait subi la même transformation terrifiante que les livreurs, se lança à sa poursuite. Il le saisit par l’épaule mais Jérôme se délivra et, le tirant par le bras, l’envoya rouler dans l’escalier jusque sur le palier inférieur, d’où il ne se releva pas tout de suite, apparemment commotionné. Jérôme passa par-dessus son corps et dévala les derniers étages.

Dans la cour, il vit que la fenêtre de la concierge était entrouverte et voulut lui dire d’appeler la police et de se calfeutrer chez elle ; lorsqu’il poussa le battant de la fenêtre, ce qu’il découvrit dans la loge lui glaça le sang.

La concierge et son mari étaient assis dans leur canapé devant la télé. De celle-ci sortaient des tubes noirs à l’aspect de pattes de crabe dont les extrémités étaient enfoncées dans le crâne de M. et Mme Bacalao. La télé ne diffusait aucun programme ; c’était devenu un bocal dont l’écran était l’une des faces et qui se remplissait petit à petit d’une bouillie sanguinolente semblant provenir du crâne des deux spectateurs au moyen des tubes. L’écran était encastré, non plus dans un meuble pour télé, mais dans une sorte de crustacé géant, dont il constituait le ventre. Les antennes du crustacé papillonnaient dans les airs, témoignant de la satisfaction du monstre, tandis que d’ignobles bruits de succion, de bâfrement et d’éructations mal contenues accompagnaient cette scène. M. et Mme Bacalao, blêmes, immobiles, paraissaient hypnotisés, les yeux grands ouverts sur l’écran-bocal qui se remplissait de leurs cervelles.

Quand le monstrueux crustacé s’aperçut de la présence de Jérôme, dans sa contrariété il émit un couinement ignoble puis lança contre l’intrus cinq ou six tentacules. Jérôme fut soulevé en l’air et porté dans la loge, où les tentacules le forcèrent à s’asseoir sur le canapé, à côté de M. et Mme Bacalao. Ce que voyant, le crustacé soupira d’aise, faisant cliqueter les cils de sa face, et pointa un tube digestif vers le cerveau de Jérôme.

Jérôme avait beau se débattre comme un diable, les tentacules le clouaient au canapé.

II/ La réalité

Jérôme Prunier se réveilla en sursaut de cet affreux cauchemar. Il faisait jour, un peu avant l’heure habituelle de son lever. En ouvrant les volets, il vit la concierge, Mme Bacalao, qui passait le balai dans la cour. Angel Baton parut également à ce moment-là. Il s’arrêta non loin de la concierge, qui lui donna le bonjour, mais il ne répondit pas. Mme Bacalao dut penser qu’Angel était absorbé dans de profondes réflexions, car il restait là, immobile et sans dire un mot. En même temps, Jérôme ne put s’empêcher de remarquer qu’Angel fixait la concierge des yeux, ce qui n’était pas peu étonnant pour un homme plongé dans ses réflexions, l’activité d’autrui étant plutôt de nature à empêcher l’esprit de se fixer sur une représentation interne qu’il cherche à retenir.

Et en effet les faits qui suivirent devaient donner raison à Jérôme, ainsi qu’à Mme Bacalao au cas où celle-ci avait ressenti de la gêne à être dévisagée par le locataire qui n’avait pas répondu à ses salutations. Car les faits qui suivirent montrent qu’Angel scrutait Mme Bacalao avec une intention cachée. Quand cette intention se manifesta clairement, Jérôme crut qu’il ne s’était pas réveillé de son cauchemar.

Angel brandit un fusil à canon scié qu’il cachait sous son manteau et fit feu sur la concierge, dont le corps fut projeté contre le mur de sa loge. Un second coup de feu la décolla du mur éclaboussé de sang et l’envoya, tournoyant, dans les platebandes. Un troisième coup de feu atteignit M. Bacalao, alarmé par le bruit et sortant de la loge en hâte, en plein ventre, et le quatrième lui fracassa la tête. Une autre tête vola en éclats lorsque la vieille Mme Eusèbe, du premier étage, parut à sa fenêtre pour déterminer la cause du remue-ménage.

Jérôme se précipita sur le téléphone et appela la police. Après que celle-ci eut maîtrisé le forcené, qui était sorti de l’immeuble et avait poursuivi le massacre dans la rue, elle établit qu’Angel Baton avait quitté son appartement sans fermer la porte derrière lui ni éteindre sa télé.

Le lendemain, le voisin du troisième étage, M. Bernard, tuait sa femme et leurs deux enfants au couteau de cuisine. La police l’arrêta alors qu’il tentait de se frayer avec le couteau un passage à travers la porte de sa voisine de palier, Mlle Claude. Les corps des victimes furent retrouvés dans leurs chambres respectives. Dans le salon, la télé était allumée. M. Bernard n’avait jamais eu maille à partir avec la justice – seulement avec le fisc, pour des montants en définitive peu importants.

Que la télé fût allumée ne retint l’attention de personne et je crois même que les rapports de la police ne le mentionnèrent pas. Quand, le lendemain, c’est le voisin du cinquième étage, inconnu jusque-là des services de police, qui, après être allé chercher sa voiture au parking, entra dans une rue piétonne, fauchant des dizaines de passants, là encore la télé était allumée chez lui ; on ne fit guère plus attention au fait mais on commençait à se demander ce qui pouvait bien clocher dans cet immeuble, 39 rue de la Grande Bouverie…

En revanche, quand les inspecteurs interrogèrent Jérôme chez lui, ils ne manquèrent pas de remarquer qu’il n’avait pas de télé. « Vous n’avez pas la télé ? » lui demanda l’inspecteur. Jérôme rougit et répondit que non, évoquant son traumatisme à l’âge de huit ans. Ces éléments furent consignés.

La police laissa ce soir-là quelques agents devant l’immeuble, au cas où. Ce fut une décision fort judicieuse car un véritable pandémonium se déchaîna la nuit dans l’immeuble. Toutes les portes s’ouvrirent en même temps et les voisins sortirent de leurs appartements, armés, qui d’une perceuse électrique, qui d’un hachoir, qui d’un pistolet, qui d’un marteau, qui d’une scie, qui d’une hache d’incendie, et commencèrent à s’entretuer. Jérôme essayait de composer un sonnet dans sa chambre et trouva que le bruit dans cet immeuble devenait insupportable. Les hurlements et les coups de feu lui ouvrirent les yeux sur la nature du tapage. Il appela de nouveau la police. Les agents sur place étaient déjà en train d’intervenir. Aucune de leurs semonces n’étant suivie d’effets, ils durent massacrer les forcenés qui se précipitaient sur eux.

Le seul résident qui n’avait pas été saisi de folie meurtrière cette nuit-là était celui qui n’avait pas la télé.

*

Les Martiens furent satisfaits. Le test était concluant, ils pouvaient désormais lancer l’opération à grande échelle.

Il faut savoir que, si la planète Mars nous semble déserte, c’est parce que ses habitants vivent sous la surface martienne depuis plus de deux mille ans, à cause d’une maladie de la peau qui les rend très sensibles à la lumière du soleil. Cette maladie était d’origine artificielle, un bacille créé en laboratoire, et c’est par accident qu’il contamina l’ensemble de la population en un rien de temps. La sélection naturelle ne put jouer car il ne restait plus d’éléments sains qui auraient pu se reproduire de préférence aux autres et faire disparaître le bacille au fil des générations. Aucune mutation ne s’était non plus fait jour qui aurait rendu l’organisme immun.

Les Martiens, qui formaient une seule nation fraternelle, avaient dû enterrer leur civilisation pour se mettre à l’abri du soleil. Comme ils avaient observé qu’une forme de civilisation extramartienne encore primitive existait sur la Terre, ils préférèrent détruire toute trace de leur présence en surface, car ils pensaient que cette civilisation terrestre se développerait plus rapidement qu’eux-mêmes ne le pourraient dans leurs nouvelles conditions d’existence souterraines et qu’il ne fallait donc pas attirer son attention par des signes de vie intelligente, car si la civilisation des Terriens devenait un jour supérieure à celles des Martiens elle pourrait s’avérer dangereuse. Ils détruisirent donc toute trace matérielle de leur civilisation à la surface, et c’est pourquoi les Terriens appellent Mars la planète rouge, car les Martiens se servaient beaucoup pour leurs constructions d’une certaine brique de leur façon ; le sol martien est à présent recouvert de cette brique réduite en poussière. Ils asséchèrent quelques cours d’eau, les fameux canaux martiens, et dévièrent les autres de façon qu’ils coulent désormais sous la surface, dans le but également de ne pas éveiller l’attention par la présence d’eau liquide, source de vie.

Une grande partie de leurs recherches étaient destinées à trouver un remède à leur dégénérescence dermatologique mais ils n’avaient que fort peu progressé dans ce domaine. En revanche, ils découvrirent que l’atmosphère terrestre offrait un filtre qui réduirait grandement la nocivité de la lumière du soleil pour leur peau. C’est ainsi que naquit dans leur esprit le projet de coloniser la Terre pour y vivre une vie à l’air libre, comme ils l’avaient connue sur Mars dans le passé.

Leurs savants comprirent le profit qu’ils pourraient tirer de l’usage universel de la télévision sur Terre pour mener ce projet à bien. Ils eurent l’idée de projeter depuis Mars des messages subliminaux dans les images diffusées par les écrans de télé terrestres afin de manipuler le psychisme des spectateurs de façon à les transformer en machines à tuer. Si la manipulation mentale par le parasitage des ondes électromagnétiques terrestres pouvait être conduite à grande échelle, les humains s’entretueraient et la Terre deviendrait alors habitable pour les Martiens. Ils ne cherchèrent pas à induire un ou plusieurs humains à déclencher l’apocalypse nucléaire sur la Terre car ils n’étaient pas certains de l’effet des retombées radioactives pour leur propre santé. Il fallait que les humains se tuent proprement les uns les autres, dans une gigantesque mêlée d’où ne survivraient qu’un tout petit nombre d’individus, dont les Martiens disposeraient à leur convenance. Les Martiens avaient conservé de l’époque de leur vie à la surface les archives de leurs technologies de transport spatial ; ils savaient donc qu’ils pourraient se rendre sur Terre.

Ils choisirent l’immeuble du 39 rue de la Grande Bouverie, à Paris, pour faire un test. Avec le résultat que l’on sait. La prochaine opération devait être à l’échelle de la planète tout entière afin de ne pas laisser une seule nation terrestre le temps de comprendre et de débrancher les postes de télé, car alors cette nation pourrait créer des difficultés au débarquement des Martiens. Il fallait agir sans tarder car déjà les Terriens avaient envoyé sur Mars un ou deux joujoux en fer-blanc.

*

Pendant ce temps, sur la Terre, les rumeurs allaient bon train concernant les événements horribles qui avaient eu lieu au 39 rue de la Grande Bouverie. Il était indéniable que la seule personne à ne pas s’être transformée en berserk, Jérôme Prunier – ce qui est attesté par le fait que ce dernier appelait encore la police le soir du carnage –, avait déclaré quelques jours auparavant à la police qu’il n’avait pas la télé, et cela fut confirmé par sa famille. Mais comment la police aurait-elle pu faire le lien entre la consommation de programmes télévisés et ces crises subites de folie meurtrière, alors, qui plus est, que le phénomène avait été circonscrit à ce seul immeuble ? Les soupçons de la police se portèrent donc sur Jérôme, le seul résident indemne, tous les autres étant soit morts, pour la plupart, soit enfermés en camisoles de force dans des cellules matelassées. On enquêta pour savoir s’il n’avait pas pris des cours d’hypnose sur internet ou trouvé le moyen d’intoxiquer ses voisins avec certaines substances psychotropes par le biais du chauffage central…

Bien sûr, on ne trouva rien qui l’incriminât, si ce n’est deux ou trois poèmes mélancoliques qui pouvaient laisser penser qu’il avait une revanche à prendre sur l’humanité. De nombreux spécialistes, criminalistes, psychologues, psychiatres, assistantes sociales, vinrent le voir en prison. Il finit par leur dire sa conviction, car en détention il avait eu le temps de méditer sur cette affaire. Et il n’était pas très loin de la réalité. Mis sur la voie par son rêve étrange, que rétrospectivement il jugea prémonitoire, il affirma aux éminents spécialistes qui vinrent le voir que la télévision devait être responsable de la folie homicide des résidents de l’immeuble.

« Ah ! Le canard du passage à l’acte provoqué par la violence dans les médias ! » s’exclama le psychosociologue présent lors de l’interrogatoire, le docteur Chapus. « Cet argument misérable est pour moi la preuve de votre culpabilité ; vous cherchez une échappatoire et naturellement il vous vient à l’esprit ce canard propagé par des esprits ignorants en même temps que mal intentionnés. La télé, monsieur, est cathartique ! »

Jérôme poursuivit, conjecturant que les faits avaient peut-être quelque chose à voir avec les postes de télé ou les prises Péritel de l’immeuble. Il répéta qu’il était innocent.

« Pourquoi avoir écrit, je vous cite, Les hommes, ce troupeau de lâches envieux…? Auriez-vous une dent contre l’humanité ? » interrompit de nouveau Chapus.

– Il faut prononcer en-vi-eux, pour que le vers soit correct.

– Je vous demande pardon ?

En-vi-eux : diérèse, trois syllabes.

– Ne cherchez pas à dévier l’entretien sur des questions triviales. Parlez-nous plutôt de celle que vous appelez dans vos écrits Marceline. Vous savez, bien sûr, qu’elle vit à Marrakech avec son mari et leurs quatre enfants. N’avez-vous pas supporté qu’elle vous préfère un autre ?

Le visage de Jérôme s’assombrit.

– À Marrakech ? Quatre enfants ? Des Franco-Marocains ?…

– Des Français. Cela fait-il une différence pour vous ? Vous ne supportez pas l’immigration maghrébine et vous avez décidé de vous y opposer par une attaque terroriste ?

– Je ne savais pas qu’elle avait des enfants… Puisque je vous dis que je suis innocent !

– Pourquoi continuez-vous d’écrire des poèmes à une personne dont vous n’avez pas eu de nouvelles depuis des années ? N’auriez-vous pas dû tourner la page il y a longtemps ? Ce genre de fixation cache souvent des symptômes plus graves, des troubles sévères de la personnalité, comme le dédoublement ou le détriplement ou le déquadruplement…

– Je voulais devenir célèbre pour l’impressionner.

– Pourtant, vous n’avez jamais cherché à publier.

– Vous en connaissez, vous, des éditeurs qui publient de la poésie ?

– Mais comment comptiez-vous devenir célèbre, dans ces conditions ?

– Des poètes sont devenus célèbres avant moi.

– Ce raisonnement, chers collègues, est, comme vous pouvez le constater, totalement dénué de cohérence et je vous laisse tirer les conclusions qui s’imposent. »

Un collègue de Chapus tint à se montrer plus conciliant avec Jérôme et s’adressa à lui en ces termes :

« Jeune homme, nous sommes confrontés à des faits étranges et fâcheux au milieu desquels vous vous êtes retrouvé, dans des conditions que nous cherchons les uns et les autres à éclaircir. Vous imputez la cause du malheur de vos voisins à leurs télés. Cela ne vous paraît-il pas complètement invraisemblable ?

– Étant donné que je suis innocent, je cherche comme vous à comprendre ce qui a bien pu se passer… La nuit avant l’assassinat de M. et Mme Bacalao, j’ai fait un cauchemar…

– Ah ! s’exclama Chapus, visiblement satisfait.

– J’ai rêvé que leur télé, en fait un monstre horrible, leur suçait le cerveau et qu’Angel Baton, mon voisin de palier, cherchait à me nuire parce qu’il avait eu la certitude que je n’ai pas la télé. Le lendemain, il tuait M. et Mme Bacalao sous mes yeux. Quelqu’un – ou quelque chose – s’est servi de la télé pour causer la perte des habitants de l’immeuble.

– Votre intolérance envers la télévision vous a mis au ban de la société des gens respectables, de la civilisation, et c’est pourquoi vous haïssez le monde entier ! intervint de nouveau le docteur Chapus. Vous êtes un malade, un schizo !

L’inspecteur Henri, qui ce jour-là s’était contenté de fumer dans un coin de la pièce pendant l’entretien, décida de clore la séance. Les spécialistes se levèrent et quittèrent la pièce, Jérôme fut reconduit dans sa cellule. L’inspecteur demanda d’apporter tous les écrans de télé du 39 rue de la Grande Bouverie au laboratoire de police scientifique pour examen, et il envoya quelques agents sur place analyser la connectique de l’immeuble. Ces recherches ne donnèrent aucun résultat, tout était normal.

L’inspecteur Henri ne put s’empêcher de soupirer :

« Comment diable le bougre – il pensait à Jérôme Prunier – a-t-il bien pu s’y prendre ? »

L’enquête piétinait.

*

Les Martiens étaient parvenus à calculer précisément les heures de plus grande audience terrestre, compte tenu des décalages horaires. Ils portèrent un raffinement extrême à leur plan en prévoyant d’allumer à distance tous les postes de télévision pour que ceux qui se trouveraient à proximité d’un écran ou iraient les éteindre fussent exposés aux messages subliminaux et se transformassent instantanément en berserks. Ils calculèrent que la proportion de la population qui serait exposée lors de l’opération suffirait à l’extermination de 99,99 % de l’humanité. Les quelques individus qui échapperaient au massacre général seraient un objet d’amusement et de curiosité pour les futurs habitants de la Terre.

L’opération fut programmée pour le jour J. Pendant ce temps-là, le professeur martien ()()() travaillait d’arrache-pied à un remède contre la maladie de sa race. Il faisait partie des plus éminents scientifiques de son temps sur Mars et, si un remède devait être un jour trouvé, tout le monde s’accordait à dire que ce serait par le professeur ()()(). C’était en même temps un pacifiste convaincu et le projet de conquête de la Terre le peinait profondément. Il espérait trouver le remède, dont il sentait clairement qu’il approchait, avant la décision finale de destruction de l’humanité et pouvoir ainsi annoncer à l’ensemble des Martiens qu’ils pourraient de nouveau vivre à l’air libre sans nécessité d’anéantir un peuple voisin, doué comme les Martiens d’intelligence.

Et ses travaux portèrent leurs fruits ! La veille du jour J, il sut qu’il avait le remède dans sa seringue. Une simple injection de son produit, fruit de tant d’années de labeur, suffisait à rendre à n’importe quel Martien la peau saine de ses ancêtres. Les Martiens étaient sauvés, guéris, le bacille ne serait plus qu’un mauvais souvenir, l’atmosphère confinée de leur monde souterrain aussi, la honte associée à leur invalidité collective aussi. Ils n’avaient plus à craindre les Terriens, ils pourraient de nouveau développer librement leur civilisation supérieure à la surface. Il devenait inutile de chercher un nouveau chez-soi sur la Terre !

*

Lorsque les responsables de l’attaque subliminale eurent vent de la découverte du professeur ()()(), ils décidèrent immédiatement, avec l’accord des plus hautes autorités, d’étouffer l’affaire. Pour eux, l’annulation du programme n’était tout simplement pas envisageable, pour la simple raison qu’elle allait être un immense succès. Le professeur fut jeté au fond d’un lac géothermique les pieds liés à une pierre, quelques-uns de ses amis pacifistes disparurent également dans des circonstances non élucidées, et son remède fut conservé dans un coffre secret de la Maison-Rouge, siège du pouvoir suprême martien. L’opération fut lancée comme prévu.

Et ce qui devait arriver arriva.

Le jour J, chaque humain qui regardait la télévision s’empara de tout objet pouvant servir d’arme et se mit à tuer toute personne à sa portée. Les écrans de télé du monde entier s’allumèrent au même moment. Les gens qui étaient réveillés au milieu de la nuit par le vacarme soudain de leur appareil tombaient sous l’emprise des injonctions subliminales martiennes, de même que les piétons passant devant les vitrines des magasins de hi-fi, les membres des files d’attente dans les établissements privés et les services publics qui diffusaient sur écran des programmes publicitaires, les passagers des autocars, métros, avions équipés d’écrans… Les policiers faisaient feu sur tout ce qui bouge avec leurs armes de service. Les militaires sortaient les tanks et tiraient en direction de n’importe quel mouvement. Les bombardiers, quand ils ne se crashaient pas les uns contre les autres, faisaient les choses en grand. Les équipages de sous-marins ne remontèrent jamais à la surface car ils avaient des télés dans leurs cabines.

Le président d’une grande nation civilisée, qui avait été exposé aux ordres subliminaux des Martiens en se regardant à la télé, voulut appuyer sur le bouton de l’arme nucléaire, mais les Martiens avaient saboté le système à distance et le code ultrasecret était devenu inopérant. Il dut se contenter d’égorger les membres de sa garde rapprochée à coups de canif, avant d’être abattu lui-même par un forcené.

La destruction de l’humanité ne prit pas tout à fait vingt-quatre heures.

Depuis sa cellule, Jérôme Prunier entendit des coups de feu et des cris : les gardiens, qui regardaient La Boue de la fortune dans le local de vidéosurveillance, s’étaient mis à massacrer les détenus. Il crut sa dernière heure arrivée, et je pense que c’est à ce moment-là qu’il perdit complètement et définitivement la raison.

Cependant, il ne fut pas abattu comme un chien derrière les barreaux de sa cellule par un gardien enragé ; les forcenés s’étaient entretués avant. Ce furent les Martiens, quand après avoir débarqué sur Terre ils entreprirent de rechercher les survivants, qui le trouvèrent. Il les accueillit par des éclats de rire de dément, et les paroles insensées qu’il n’avait cessé de hurler depuis quelques jours :

« Ha ha ha, je l’avais bien dit ! Je l’avais bien dit ! À Marrakech, ha ha haaaaaa !… »

Juin 2017