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Lumière méditerranéenne : La poésie du Brésilien Raul de Leoni
Pour qu’un poète brésilien nomme l’unique recueil publié de son vivant Lumière méditerranéenne (Luz mediterrânea, 1922), il faut qu’il ait été bien loin des tendances qui commençaient à se faire jour à l’époque dans la littérature du Brésil et des autres anciennes colonies d’Amérique latine, tendances qui entendaient « nationaliser » la littérature produite localement. Raul de Leoni (1895-1926), mort à trente et un ans, est l’auteur de ce seul recueil « méditerranéen », publié en 1922 et qui connut huit éditions entre sa parution et la mort du poète, témoignage de son succès.
Issu de la communauté des émigrés italiens au Brésil, Raul de Leoni fit à la veille de la Première Guerre mondiale un long voyage en Europe, où les impressions d’Italie furent particulièrement fortes, sans doute nourries par les évocations de son milieu familial à Petrópolis, au Brésil.
Sa poésie, que d’aucuns veulent décrire comme de transition, pour la raison, semble-t-il, qu’elle reçut les faveurs jusques et y compris de la critique acquise aux notions d’avant-garde, peut être comparée à celle de Paul Valéry en France au même moment (avec La jeune Parque de 1917, l’Album de vers anciens en 1920, Charmes en 1922…) : les deux renouent avec l’inspiration de l’Antiquité dans un esprit moderniste. Cette approche qui fit de Valéry le poète le plus en vue en France me paraît, je dois le dire, moins intéressante chez ce dernier que chez le poète brésilien. La poésie de Valéry tend en effet vers l’abstrait, voire l’abscons ; ses vers intellectuels et soporifiques paraissent témoigner d’une époque où, en France, la poésie devenait pâture de professeurs, avec, devant quelque texte littéraire que ce soit, cette principale préoccupation : « Comment ceci se laisse-t-il commenter par l’exégèse scientifique ? » (« La matière poétique qui est langage etc. »)
Les textes qui suivent, traduits pour la première fois en français ici, sont tirés de l’anthologie Melhores poemas de Raul de Leoni, publiée en 2002 par Global Editora. Le premier poème, Ode à un poète mort, parut en plaquette en 1919 avant d’être inséré dans les éditions ultérieures du recueil Lumière méditerranéenne. Les deux derniers poèmes, Décadence et Eugenia, sont posthumes.
*
Ode à un poète mort (Ode a um poeta morto)
À la mémoire d’Olavo Bilac
Ndt. Olavo Bilac (1865-1918) est un des grands poètes parnassiens du Brésil. L’ode est un portrait du personnage du Poète à travers les âges.
Semeur d’harmonie et de beauté
qui reposes en glorieuse sépulture,
ton âme fut un chant varié
plein de l’éternelle musique des choses :
une voix supérieure de la Nature,
une idée sonore de l’Univers !
Où tu passais, le long des routes,
des trames d’images rutilantes
tissaient en filigrane, comme le regard des fées,
dans les plus belles et nobles perspectives
le panorama des idéaux de cette Terre
et le paysage onduleux de l’âme humaine.
Toute l’émotion qui vit dans les choses parle
avec ses différents accents, reflets et couleurs
par ta voix irisée d’opale
faite de rayons et fines tessitures :
depuis la vie subtile du papillon
jusqu’à l’âme légère de l’eau et des fleurs,
l’exaltation du soleil et le rêve des créatures :
toute la diffuse sensualité de notre planète.
Dans ton art frémit le sang de Dionysos
mélangé aux vertus apolliniennes ;
et de son sein voluptueux pleuvent
d’albes âmes païennes, des frises ardentes,
bas-reliefs, camées, sanguines,
dans une palpitation de jeune chair.
Dénudant un destin splendide,
le toucher de ta main possède
la subtilité platonicienne et la douceur
d’un Florentin de la Renaissance
tourmenté d’élans romantiques
travaillant l’émail du Piémont,
dans son burin lascif et fin
le rêve capiteux d’Anacréon
et le lyrisme sensuel du Cantique des cantiques.
Tu viens de loin pour aller loin. Ton âme
s’incarna dans d’autres entités,
peuples, temps et pays,
et poursuit éblouissante,
plastique, mobile, irisée et nue,
sa longue pérégrination à travers les âges,
laissant ses fruits et ses racines après elle.
Tu fus l’Homme de toujours, dans un prestige
de poète sensualiste traversant les siècles,
retrouvant partout tes propres vestiges :
un jour, dans l’Inde védique, rêvant
au seuil des éternels printemps
– les mains pleines de roses et d’améthystes –,
tu fais des offrandes lyriques et des vœux
aux puissants génies avatars
et composes tes poèmes animistes
sur la feuille du lotus et du nymphéa,
sur la somnambule fleur du nénuphar…
Et tes vers dans lesquels un vaste rêve est embrassé,
en chantant descendent le Gange.
Puis, pasteur dans l’Argolide ou l’Épire,
vivant en paix parmi les troupeaux,
au clair de lune, sur les montagnes, une à une
tu vas comptant les étoiles dans le ciel,
et la sonate subtile de ta flûte
a la saveur du miel d’abeille
et la mélodie simple et sereine
de l’âme errante et docile des brebis.
Plus tard, en Thessalie, entre forêts et rivières,
compagnon des satyres vagabonds,
tu modules ton chant étourdissant
et vas chercher le son de tes rimes
dans l’intermezzo des sources, au levant,
dans la chanson de l’eau fraîche,
l’orchestre nostalgique des vents,
les cavalcades des centaures sauvages,
les rires faunesques,
la pourpre rayonnante des vendanges.
Dès que le soleil dore la feuille de vigne
et que tu entends le bruit des premiers pipeaux,
tu sors guetter, des heures durant,
sur le sable argenté des rives
les oréades turbulentes et imprudentes
aux bras entrelacés,
ourdissant la toile d’or des aurores
dans la fantasmagorie de leurs danses.
Après tant d’existences, tu réapparais
avec le même cœur immense et sonore
dans les cours bibliques et chantes
sur la longue harpe rituelle, entre les spirales de l’encens,
les triomphes des rois et les moissons bénies,
les légendes du Jourdain et le regard des Moabites.
Tu retournes en Grèce, où tu appartiens
au peuple et es le poète de la ville.
Tu fais honneur à la vieille race des rhapsodes ;
ta voix a la sublimité
du parfum des parcs athéniens :
et c’est une expression de la patrie et l’évangile de tous.
Tu portes des myrtes et des pampres au front,
entonnes des hymnes à Phébus
et danses avec Anacréon
dans l’arabesque de la ronde des éphèbes.
Ensuite, à Mytilène, tu es le seul homme
dans cette île extravagante de femmes.
Les épithalames que tu profères,
parmi des bruits de crotales et de coupes
s’élèvent et se consument dans l’air ;
ils éveillent de nouveaux désirs
et tu parviens à posséder pour tes caresses
Sappho elle-même, une nuit – avant de partir.
Tu te rends à Rome, au sommet de l’Empire,
où te favorise la prédilection des Césars.
On te donne à Tibur des domaines et des villas ;
tu fréquentes à Capri la cour de Tibère ;
tu bâtis ton palais sur l’Aventin ;
des eunuques éthiopiques gardent ta porte
et tes litières d’étoffe damasquine ;
tu es l’âme délirante des tricliniums,
exhortes aux jeux du cirque,
chantes dans le bain bleu des courtisanes impériales,
es l’intime des chambres nuptiales patriciennes
où tes vers sacrés et profanes
sont gardés dans les urnes légendaires
sur de précieux papyrus africains.
Plus tard, à l’époque alexandrine,
tu conquiers à nouveau la terre hellénique
et, doux poète ironique,
dans le ton élégant et frais des bucoliques,
tu chantes les chants appris de Théocrite.
Je te revois alors
à Cordoue comme à Bagdad, presque en secret,
dans ton destin idéal de citharède :
chanteur du califat, parmi les trésors
de l’Islam et les mystères de l’Orient.
Tu dors au harem royal et combats dans les guerres,
continuant d’être, au milieu des Maures,
le même qu’en d’autres temps sur d’autres terres.
Dans la Germanie féodale tu trouves au loin
un groupe d’harmonies communiant
avec ton cœur de poète hellène.
À ton oreille, en écho murmure
la légende païenne des Niebelungen.
Tu es tout l’amour des châtelaines du Rhin
et ta voix de minnesinger résonne
tantôt véhémente et profonde, tantôt en suaves trémolos :
avec Tannhäuser elle visite le Venusberg
et chante dans les châteaux des margraves.
Plus avant,
tu renais dans la Florence bleue de la Signoria1.
Florence exhale dans le chant de ses cloches
son âme de Vénus et de Marie.
C’est un rêve d’amour dans les Apennins.
La cité des fleurs et des poètes,
des passions élégantes et discrètes,
des fontaines, des jardins et des duchesses,
des chefs-d’œuvre et des raffinements.
C’est tout un peuple aimable qui s’anime
pour aimer et sourire de l’aube au crépuscule.
Elle fait de la Vie un chef-d’œuvre
de sensibilité et de bon goût…
Il y a des guirlandes votives
d’acanthes et de lauriers dans les rues !
Le grand Pan est revenu ! Les formes vivantes
de la Grèce réapparaissent, brillantes et nues !
Dans les maisons seigneuriales et les villas bourgeoises
égayées par les fêtes, tout le monde
apprend la langue homérique,
s’entretient d’Érasme et de Boccace,
d’humanistes et de lettrés,
et des derniers marbres retrouvés
sous la catholique poussière de Rome.
Sur les belvédères de l’Arno les grandes dames se promènent,
Esmeralda, Lucrèce, Simonetta,
parmi les roses, les sourires et les épigrammes…
Botticelli contemple le ciel couleur de violette ;
on lit Platon dans les églises ; et je te vois,
serein et beau,
dans un cortège devant le Ponte Vecchio
récitant des sonnets dorés à des princes,
Laurent de Médicis écoutant !
Tu composes aussi de ton génie audacieux,
dans l’antique forme cristallisée,
certains vers du dix-huitième siècle,
quand Watteau peignait au cœur du printemps
l’Embarquement pour Cythère
et Jean-Jacques écrivait la Nouvelle Héloïse.
Poète cosmopolite, âme moderne,
avec Leconte2 et Banville du Paris des années soixante-dix
tu cherches tes motifs artistiques dans les voyages,
passes l’hiver à Nice, le printemps à Lucerne,
et ton ombre périodique paraît
dans les salons de Mathilde Bonaparte.
…..
Dans l’amplitude de ton embrassement
– hors du temps et de l’espace
dans l’humanité et dans le monde –
je te vois partout présent
où un homme éprouve
que la vie est un sentiment bel et profond !
Les âmes comme la tienne, à qui les considère,
transmettent l’émotion de la vie souveraine.
En tous lieux on peut les comprendre
car, sans fin, sans patrie et sans limite,
elles possèdent dans le concept éternel de l’âme humaine
l’universalité des étoiles.
Si l’humanité était faite d’elles,
dans le doute auquel elle n’appartient pas
et dans lequel elle se rétrécit,
peut-être ne serait-elle pas plus heureuse, qui sait,
mais elle serait plus belle et plus parfaite…
Tu as dignifié l’Espèce, dans la noblesse
des grandes sensations d’harmonie et de beauté ;
tu as dit la gloire de vivre, et désormais
ton écho, en chantant dans les siècles à venir,
dira aux hommes que la meilleure destinée,
le sens de la Vie et son arcane,
est l’immense aspiration d’être divin
dans le suprême plaisir d’être humain !
1 la Signoria : Piazza della Signoria, à Florence.
2 Leconte : Leconte de Lisle. (On trouve « Lecomte » dans le texte, une coquille.)
*
Portique (Pόrtico)
Âme d’origine attique, païenne,
né sous le ciel bleu
qui azura les divines épopées,
je suis frère d’Épicure et de Renan,
je connais le plaisir subtil de la pensée
et la sereine élégance des idées…
Il y a dans mon être des crépuscules et des aurores,
tous les florilèges du génie aryen,
et mon ombre aimable et douce
passe dans l’écoulement universel des heures
en cueillant les fleurs de la destinée humaine
dans les athéniens jardins de l’Ironie…
Ma pensée libre, qui s’unit
aux idéologies claires et spontanées,
c’est une suave cité grecque
dont le souvenir
est splendide vision dans l’histoire
des civilisations méditerranéennes.
Cité de l’Ironie et de la Beauté,
elle repose dans le pli bleu d’un golfe pensif
entre des ceintures de plages cristallines,
coupant des enluminures de collines
avec la grâce ornementale d’un chromo vivant :
d’antiques eaux la baignent, délirantes,
bleues, kaléidoscopiques et délectables,
où se reflète en lointaines réfractions
la forme panoramique d’Athènes…
Entre les dieux et Socrate elle apparaît
et contient dans l’amplitude de son génie
toute la grandeur grecque dont je descends ;
de l’Hellade des héros à la fin de Rome,
des cités illustres d’Étrurie
au mystère des îles de l’Hellespont…
Cité des vertus indulgentes,
fille de la Nature et de la Raison
– déjà corrompue par la luxure orientale –,
elle sourit au Bien, ne croit pas au Mal,
se fie à la vérité de l’illusion
et vit dans la volupté et le savoir,
jouant avec les idées comme avec les formes…
Par le passé elle pensait beaucoup,
tenta de pénétrer le monde des essences ;
elle souffrit tant de cet effort inutile
qu’à la fin elle perdit foi
en la pensée ; si elle pense encore,
c’est dans une indifférente sérénité
et elle trouve peut-être son agrément
dans la joie des belles apparences bien plus
que dans la contemplation des idées éternelles.
Aimable ville où la vie passe
en défaisant un collier de réticences :
elle a l’âme ironique des décadences
et les cristallisations d’une fin de race…
Elle conserve dans la mémoire des sens
l’expression de ses origines séculaires,
et parmi ses habitants des milliers sont
les descendants des dieux oubliés ;
et tous les autres ont encore bien vivant
dans la noble géométrie de leur crâne
le plus pur profil dolicho-blond…
Les dieux de la cité sont morts…
Mais les aimant toujours, avec joie
elle les garde dans le désir et le souvenir ;
et ce fut vers elle (son destin est grand !)
que Julien l’Apostat en expirant
dirigea son dernier espoir,
par la bouche d’Ammien Marcellin…
Cité d’harmonies délicieuses
où souriant à la ronde des destinées
les hommes sont humains et divins
et les femmes, fraîches comme les roses…
Des jardins aux perspectives enchantées
– bustes de faunes aux carrefours –
ouvrent à l’or du soleil leurs éventails de longues
promenades arborées : éphèbes, poètes, sages
s’y croisent, conversant avec délectation
de la plus bienveillante des philosophies.
Avec aux lèvres les coupes lesbiques
et des émotions dionysiaques dans les yeux…
Comme sont lumineux ses jardins
aux joyeuses colorations musicales !
Sur la rive fleurie des étangs parés
de roses et d’aloès, d’anémones et de myrtes,
boivent des colombes blanches et chastes ;
et, limpides et scintillantes,
irisées, joviales et transparentes,
les eaux aromatiques, souriantes,
tombent de la bouche austère des tritons,
glougloutant de furtives ritournelles…
Dans la moulure de feu des aurores
aux plages d’opale et d’or, antiques,
sur la mollesse du sable en farandoles
dansent leurs rondes saines et sonores
adolescents et jeunes filles,
copiant la frise des Panathénées…
Au bord de la mer, suivant la courbe onduleuse
du vieux quai long, éblouissant,
quand l’horizon et le ciel entre chien et loup
montent dans la porcelaine des crépuscules,
des silhouettes furtives
de belles courtisanes d’Agrigente et de Chypre,
comme en rêve regardent recueillies
le retour des trirèmes et des vaisseaux
qui leur apportent l’esprit de l’Orient
en pierreries, en légendes, en parfums…
Alors ondoient dans l’air diaphane et fluide
des suavités d’idylles, des accords
de flûte, de cornemuse et d’ocarina
qui viennent de loin, de l’âme blanche des bergers,
apportées par les vents d’outre-mont
et spiritualisés en sourdines…
Terre qui entendit Platon dans les temps anciens…
Son peuple spirituel, lyrique et généreux
qui sourit au monde et à ses secrets
n’entend plus l’oracle d’Éleusis
mais aime encore, presque avec ingénuité,
la glorieuse nostalgie de ses dieux
dans les chants ancestraux des citharèdes
et les épithalames de l’Orient…
Ses fils aiment toutes les idées,
dans l’œuvre des sages et les épopées,
dans les formes claires et celles obscures,
cherchant dans les choses le moyen de les comprendre
– fugues de sentiment et de subtilité –
et les comprennent dans la nature elle-même,
entendant Homère dans la rumeur des ondes,
lisant Platon dans l’éclat des étoiles…
Ses poètes, hommes forts et sereins,
produisent un art royal, subtil et fin,
la douceur des ultimes Hellènes
stylisée dans l’éloquence latine…
Et les vieillards de la cité, gracieux ponants
de radieux rhéteurs et sophistes,
passent en regardant les choses et les créatures
avec de pieux sourires indulgents
où leurs longs renoncements optimistes
s’ouvrent, au milieu de l’ironie,
à tous les rêves de l’Univers…
Se revoyant dans une époque engloutie,
ma pensée, toujours très humaine,
est une cité grecque décadente
du temps de Lucien
qui, glorieuse et sereine,
souriant de la parole nazaréenne,
a disparu lentement
dans le plus aimable crépuscule des choses…
*
Florence (Florença)
Matin d’automne…
À travers la gaze humide du brouillard,
ton panorama, tremblant, hésitant,
furtivement se dessine
dans une blanche délicatesse de dentelle…
Du balcon fleuri de San Miniato,
comme dans un cosmorama imaginaire,
je vois se révéler peu à peu ton paysage
en sérénissime appareil…
Avec des tons changeants de nacre,
aux reflets d’un arc-en-ciel fugace,
dans l’air transparent et le ciel doux
s’ouvre en lumière le coquillage coloré
de la vallée de l’Arno…
Au loin, où le brouillard bleu se dilue entre les lignes
aimables des collines
en capricieuses courbes serpentines
d’oliviers en fleur, d’ormaies et de vignes,
de pins royaux et d’amandiers paisibles,
Fiesole, bucolique et galante,
montre dans une rafraîchissante expression de couleurs
l’émail seigneurial de ses villas
et le chromo pastoral de ses domaines
dans les bois du Décaméron…
Des coupoles de mosaïque se dressent, profils durs
d’arrogants palais gibelins,
des silhouettes de basiliques votives,
des tours mortes et de suaves perspectives,
ainsi que le long méandre de tes murs
coupant le cadre bleu des Apennins…
Tes cloches chantent en lent prélude
l’élégie des heures immortelles ;
c’est la chanson de ton propre sentiment
dans la voix somnambule des cathédrales…
C’est alors que je franchis tes portes
et, entendant tes ruines pensives,
je me sens de corps et d’esprit à Florence :
la plus humaine des villes vivantes,
la plus divine des villes mortes…
Florence, ô mon refuge spirituel !
subtile vignette de ma pensée !
C’est avec la même affection humaine que je t’ai aimée
depuis que tu fus la commune guelfe
idéaliste, rebelle et sanguinaire,
jusqu’au jour
où ton âme, fleur liturgique et sombre
de l’esprit chrétien,
fuyant du « Jardin des Écritures »,
allant chercher la lumière d’autres hauteurs,
s’assit au « Banquet de Platon » !
Noble, aimable Florence !
douce fille du Christ et d’Épicure !
fleur de Volupté et de Connaissance !
dans ton âme de Vénus et de Marie
se trouve une étrange harmonie ambiguë, indescriptible :
la chaste mélancolie des lys
et la grâce aphrodisienne des roses ;
la mansuétude ingénue de Fra Angelico !
et la joie piquante du Boccace !
Je t’aime ainsi, indéfinie et variée !
chaste et lascive – gothique et païenne,
harmonie entre l’Acropole et le Calvaire.
Ô Patrie sérénissime
des formes pures, des idées claires ;
des églises, des fontaines, des jardins ;
des mosaïques, des dentelles, des brocarts ;
des coloristes limpides et délectables ;
des âmes versicolores et de la grâce perverse ;
du discret esthétisme des raffinements ;
des vices rares, des perversions élégantes ;
des poisons subtils et des poignards lascifs ;
délicieuse dans le crime et la vertu,
où l’existence était une belle attitude
de sensibilité et de bon goût,
et qui passas dans l’histoire en farandole
méditative et brillante
de fête galante3 !…
…..
Je t’apporte ma gratitude latine
car c’est dans ton sein qu’eut lieu
la résurrection de la Vie de lumière :
Ô Florence ! Florence !
la plus humaine des villes vivantes,
la plus divine des villes mortes…
3 fête galante : En français dans le texte.
*
Machiavélien (Maquiavélico)
À de certaines heures mon âme songe
à des temps altiers qui n’existent plus,
incarnée en prince humaniste
sous le Lys rouge4 de Florence.
Je la vois alors, dans cette présence historique,
harmonieuse et subtile, égoïste et sensuelle,
fille de l’idéalisme épicurien,
formée par la morale de la Renaissance.
Je la vois telle, aimable fleur de l’Hellénisme,
virtuose – restaurant les vieilles cartes
du génie antique, entre exégète et artiste.
En même temps, par dilettantisme,
trempant dans l’intrigue des papes
avec l’élégante perfidie d’un sophiste…
4 Lys rouge : Blason de la ville de Florence. Voyez le roman d’Anatole France Le Lys rouge (1894).
*
Histoire ancienne (Histόria antiga)
Dans mon grand optimisme ingénu,
je n’ai jamais su pourquoi… un jour
elle me regarda d’un air indifférent.
Je lui en demandai la raison… Elle ne savait pas…
De ce moment notre intimité sans réserve
passa d’un coup
aux salutations de pure courtoisie,
et la vie suivit son chemin…
Nous avons cessé de nous parler… elle va distante…
Mais quand je la revois, toujours un vague moment
son regard muet croise le mien,
et j’éprouve, sans pourtant la comprendre,
qu’elle tente de me dire quelque chose
mais qu’il est trop tard pour le dire…
*
Platonicien… (Platônico…)
Les idées sont des êtres supérieurs
– âmes cachées de sensitives –
pleines d’intimités fuyantes,
de scrupules, de délicatesses et de pudeurs.
Où que tu ailles, où que tu sois,
fais attention à ces fleurs pensives
qui ont pollen, parfum, organes et couleurs
et souffrent plus que toute autre chose vivante.
Cueille-les dans la solitude… ce sont des chefs-d’œuvre
venus d’autres temps et d’autres climats
pour les jardins de ton âme dans lesquels je pénètre.
Pour tisser avec elles, sur le versant,
la couronne votive de ton Rêve
et la légende impériale de ta Vie.
*
Imagination (Imaginação)
Schéhérazade de l’esprit, qui brodes
sur un fil idéal de vraisemblances
le Symbole et l’Illusion, les seuls biens
que nous ont laissé les dieux en héritage !
Transformant nos tentes en Alhambras,
par ta voix notre regard atteint
les Mille et Une Nuits de l’Espérance
et la sphère bleue des rêves et des légendes !
Quand le réveil de la Réalité
nous blesse, c’est toi qui de nouveau nous persuades,
avec tes consolations qui ne trompent pas toujours.
Car dans ta splendide éloquence
tu es le sixième sens de l’Existence
et la mémoire divine de l’âme humaine !
*
Sincérité (Sinceridade)
Homme qui penses et dis ce que tu penses,
si tu veux que parmi les hommes et les choses
tes idées vivent en ce monde,
crois d’abord en elles, souffres-en,
fais en sorte qu’elles vivent dans ton âme,
dans la sincérité la plus intime de ton être !
Il y a des idées que nous cultivons dans la vie
pour l’inutile volupté de penser,
pour leur simple beauté, leur grâce
florale, pour le plaisir qu’elles nous donnent…
Pour cet état d’illusion chinoise5
dans lequel elles endorment notre conscience :
éphémères aquarelles de l’esprit,
adorables paysages de l’imagination,
belles idées qui ne créent rien !
Elles passent, rayonnantes, colorées,
dans la fluctuation superficielle de la pensée ;
oui, ce sont des plantes aquatiques, des nénuphars
d’or équatorial, des nymphéas enchantés
par l’argent des clairs de lune sédatifs,
légères végétations aux teintes lumineuses,
rêves des eaux tremblantes qui passent
– racines flottant sur le miroir des rivières –,
avec des musiques de couleurs dans les plumes,
des vanités féminines dans les palmes,
mais sans un grain de vie ni le moindre fruit
dans cette éblouissante stérilité…
Les idées qui créent, les idées
vivantes qui bâtissent des religions et des empires,
qui font les génies et les héros et les martyrs et les saints ;
les idées organiques, éternelles
qui donnent leur nom aux siècles, leur destinée
aux races, la gloire aux hommes, force à la Vie,
qui nourrissent l’âme et guident les peuples,
fécondent les générations, engendrent les dieux
et sèment les civilisations,
ces idées devront venir de notre source humaine,
jetant de profondes racines
dans l’esprit généreux où elles naissent :
elles devront être humaines, ce qui veut dire
être notre énergie et notre foi,
être des semences cachées, être des douleurs,
des sentiments, des passions, presque des instincts,
être la voix des abîmes transcendants
de la conscience profonde… être nous-mêmes…
Car les arbres les plus féconds sont ceux
qui vont au plus profond dans les entrailles du sol
et font le plus souffrir le cœur de la terre.
5 illusion chinoise : Allusion à l’opium (compte tenu du vers suivant, où il est question d’un endormissement de la conscience).
*
Décadence (Decadência)
C’est l’habitude de vivre, au fond,
qui fait que nous continuons de vivre.
Aucune autre intention que, simplement,
la tendance mélancolique de l’être…
On continue de vivre… c’est le vice de vivre…
Et si ce vice donne quelque plaisir aux gens,
comme tout plaisir vicieux il est triste et douloureux,
car le vice est la douleur du plaisir…
On continue de vivre… et l’on vit trop,
et vient un jour où ce que l’on est
n’est plus que la nostalgie de ce qu’on a été…
On continue de vivre… et souvent on ne sent même pas
qu’on est une ombre, qu’on n’est déjà plus rien
que le survivant de soi !…
*
Eugenia
Nous sommes nés l’un pour l’autre, de cette argile
dont sont faites les créatures rares ;
tu as dans tes chairs limpides des légendes païennes
et moi, l’âme des faunes dans ma pupille…
Tu es comparable aux beautés héroïques,
en moi la flamme olympienne flamboie.
En nous crient toutes les nobles tares
de la Grèce splendide et tranquille…
La gloire qui nous guide est telle,
dans notre amour d’élite, profond,
que (j’entends au loin l’oracle d’Éleusis)
si j’étais tien un jour et toi mienne
notre amour concevrait un monde
et de ton ventre naîtraient des dieux…
Lettre à mon âme et autres poèmes de Guilherme de Almeida
Un autre poète académicien du Brésil au vingtième siècle est Guilherme de Almeida (1890-1969). Il acquit la célébrité avec une poésie classique, avant de rejoindre l’avant-garde à l’occasion de la « Semaine d’art moderne », qui lança les nouvelles tendances littéraires au Brésil en 1922. Il fut ainsi le plus connu du groupe des innovateurs au sein de la poésie brésilienne, bien que son adhésion rencontrât l’incompréhension d’une partie de son lectorat. Cela correspondait néanmoins à son caractère, à ses goûts polyédriques : Almeida est également connu pour avoir introduit le haïku japonais dans la poésie brésilienne. Il fut élu Prince des poètes en 1959.
Les textes qui suivent, dans notre traduction, sont tirés d’une anthologie Melhores poemas de 2004, chez la maison d’édition Global Editora dont nous avons déjà dit ici le bien que nous en pensions. Le compilateur et présentateur de cette anthologie, Carlos Vogt, n’a pas réuni les poèmes choisis par lui sous le titre de leurs recueils respectifs mais en trois catégories, que nous nous bornons à suivre, relatives aux périodes de la poésie d’Almeida : I) « Première période : Le dernier romantique », II) « Deuxième période : L’esprit moderne », III) « Troisième période : Maturité » (ci-dessous I, II et III).
*
I
Les derniers romantiques (Os últimos românticos)
Quitte, pendant que le clair de lune blanchit l’espace,
au moyen de l’échelle de soie ton balcon…
Et viens, légère et chaude encore de ton lit,
comme un sommeil de tulle à mon bras…
Nous sommes le couple le plus poétique et parfait
des derniers romantiques… Ton pas,
chantant dans le jardin, marque le rythme
de ce cœur qui bat dans ma poitrine.
Puis tu pars et je reste. Et, en cachette,
sur la verte volupté des pelouses
mon ombre se confond avec la tienne…
Ah ! si nos vies pouvaient se fondre ensemble
comme se fondent nos deux ombres
sous le pâle mystère de la lune !
*
Sur les routes silencieuses… (Pelas estradas silenciosas…)
Sur les routes silencieuses
marchent en rêvant les amoureux…
Les anges penchés chantent
dans le ciel, sur la terre s’ouvrent les roses…
Les amoureux marchent en rêvant
sur les routes silencieuses…
Ô amoureux, prudence,
les anges peuvent pleurer !
Ô amoureux, prudence,
les roses peuvent se faner !
Dans le silence des routes
les amants s’embrassent, au soleil couchant…
Timide, le soir se cache le visage,
et là-haut les nuages sont de couleur vive…
Les amants s’embrassent au soleil couchant,
dans le silence des routes…
Attention, amants, attention,
les nuages peuvent vous voir !
Attention, amants, attention,
le soir peut souffrir !
Dans le calme des chemins
les amoureux marchent en pleurant…
Les étoiles scintillent, fleuretant ;
pleins de paix dorment les nids…
Les amoureux marchent en pleurant,
dans le calme des chemins…
Ô amants, pleurez tout bas,
les étoiles peuvent rire !
Ô amants, pleurez tout bas,
les nids peuvent sourire !
*
Félicité (Felicidade)
À ma porte elle frappa
et me salua, souriante, en montant l’escalier :
« Bonjour, vieil arbre sans plus de feuilles ! »
Et je répondis : « Bonjour, fille morte ! »
Elle entra et ne dit jamais plus rien…
Jusqu’au jour où (quand c’était, importe peu)
il y eut des chansons dans les ramures
et des groupes d’amoureux sur la route…
Alors elle m’appela et dit : « Je m’en vais !
Je suis la Félicité ! Vis à présent
du souvenir de ce que j’ai fait pour toi ! »
Et c’est ainsi qu’au beau milieu du printemps
je réalisai qui elle était seulement quand elle partit…
Et je n’ai plus jamais été heureux !
*
Fétichisme (Fetichismo)
Je suis fétichiste, j’adore tout
ce qui est à toi : la page marquée
d’un livre ; le sommeil de velours
de ton coussin langoureux ;
un œillet splendide et rouge
qui meurt ; la vie singulière
que tu as mise dans chaque miroir
par le sortilège d’un regard ;
cet accord, cette gamme
de ton piano qui reste suspendue
dans la résonance de cette salle ;
ta lampe ; la présence
impérative d’un parfum ;
ton chapeau… – tout, en somme,
ce qui vient de toi, te résume,
possède ton prestige émotionnel !
Et ce contact voluptueux
avec tant de choses évocatrices
est si sensuel, si délicieux
pour mon âme sensitive
que j’attends plein d’impatience
le moment où tu t’en vas,
et qu’il me vient même le souhait
que tu ne reviennes jamais !
II
Abracadabra
Nuit de sortilèges.
Entre les arbres
une fontaine
élève son jet d’eau
de cristal, qui est la baguette
d’un sorcier.
Et le sabbat se déploie
dans une sarabande
fatidique
d’ailes, de feuilles mortes,
de tortes ramures
et de poussière.
Et ce sont des galopades
d’échevelés
coups de vent…
Là-haut, les nuages sales
sont comme des chouettes
errantes.
Il vague des mauvais-œils
dans les ciels délavés
et grisâtres ;
sept étoiles bigles
scintillent entre les interstices
des branches.
Tout tourne,
fantasmagorie
de Cabale…
Dans un frémissement
une aile de chauve-souris
bruit.
Et au hou-hou d’un hibou
– léger feu-follet –
tu ressurgis,
ma belle Infante,
au clair de lune de sainte
Walpurgis !
Sous le ciel funeste,
qui est un pourpoint augural
d’alchimiste
ou de saint Cyprien1,
mon œil humain
t’aperçoit.
Je te vois et, au milieu
du tumulte
qui hurle et hulule,
ton habit noir,
comme une amulette,
tremble…
Et tremble… Puis tout,
lentement et en silence,
s’évapore
– sorcières, elfes, lutins –
sous ton regard…
Et maintenant
seul mon rêve dort
dans la nuit énorme :
dort comme,
sous un champignon
flasque et jaune,
un gnome…
1 Saint Cyprien : Saint Cyprien d’Antioche ou de Nicomédie passe pour être un sorcier qui se convertit au christianisme et laissa des grimoires, connus dans le monde lusophone et hispanophone. Au Brésil, le « Livre de saint Cyprien » est employé dans les religions afro-brésiliennes telles que le candomblé et le quimbanda.
*
Quelqu’un est passé (Alguém passou)
Quelqu’un est passé. Et son ombre,
comme un manteau qui tombe
d’un geste languissant, est restée sur mon chemin.
À présent s’en est allé le soleil, et la nuit tombe peu à peu.
Et cependant
l’ombre reste,
distincte et nue,
jetée à terre comme un manteau.
Il fait froid.
Sur mon corps passe un violent frisson…
Et le désir me vient, timide et fou,
de me blottir un peu
dans ce manteau d’ombre tiède…
Mais quelqu’un
revient dans la nuit pâle :
revient chercher son ombre oubliée.
Il fait jour. Sur la route aride et mélancolique
ma vie tremble de froid…
*
Épigraphe (Epígrafe)
J’ai perdu ma flûte sauvage
dans les roseaux du lac de verre.
Joncs inquiets de la rive ;
poissons d’argent et de cuivre poli
qui vivez dans la vie mobile des eaux ;
cigales des hauts arbres ;
feuilles mortes qui vous éveillez au pas ailé des nymphes ;
algues,
belles algues claires
– si vous trouvez
la flûte que j’ai perdue, venez, le soir,
vous pencher sur elle ! Vous entendrez les secrets
sonores que ma lèvre et mes doigts
ont laissés, oubliés, dans
les silences de sable de son ventre.
*
Le feu sur la montagne (O fogo na montanha)
Les bergers avaient allumé,
la nuit, un grand feu sur la montagne.
Ils gardaient les bras croisés sur la poitrine
et restaient assis dans l’ombre incertaine,
regardant le feu, écoutant l’histoire
nocturne, étrange
que la flamme sonore,
agitée comme une langue inquiète
leur contait.
Et la flambée était comme une danseuse
aux cheveux dénoués, dansant
entre les parfums barbares de la résine
et le crépitement des taureaux de cèdre dans l’argile
une danse de voiles furieux dans les airs…
– Car elle mettait une pupille
aux yeux vides qui n’avaient point de regards.
*
Le festin – I (O festim – I)
Note du traducteur. La perle dans la coupe de vin est une allusion à la légende de Cléopâtre, selon laquelle la reine égyptienne à l’occasion d’un banquet jeta une perle d’une très grande valeur, qu’elle portait en boucle d’oreille, dans une coupe de vin où la perle fut dissoute et que la reine but ensuite, pour montrer l’étendue de sa richesse ou sa supériorité sur elle. – Les commentateurs font remarquer qu’une perle ne peut se dissoudre dans du vin, qu’elle le peut en revanche dans du vinaigre au bout d’un temps assez long ; cependant, Cléopâtre but la coupe.
« Le festin » est un poème en quinze chants, dont trois se trouvent dans l’anthologie que nous avons utilisée et dont nous avons ici traduit le premier.
1.
Moi aussi j’ai jeté dans un verre de vin une perle de mon âme.
Tous les hommes jettent leur âme, comme un joyau, dans une coupe de vin.
2.
En tombant dans le sein léger de ce vin enivrant, pesantes de la nostalgie de la mer, les perles disparaissent,
et en vérité je vous le dis, chaque homme, pour retrouver la sienne, devra vider sa coupe.
3.
Les uns laissent rouler distraitement dans le verre plein la perle oubliée.
D’autres la lancent depuis le sommet de leur vie avec de grands gestes de tragédie, théâtralement.
4.
Les uns jouent leur perle comme quelqu’un qui jette un baiser sur la bouche généreuse du calice euphorisant.
Les autres comme quelqu’un qui pour dire adieu lève sa main distante, parce qu’entre les lèvres de la coupe une fleur de désir s’est fanée.
5.
Les uns jettent le joyau en regardant dans un miroir : il y a des intentions de beauté dans leurs gestes.
Les autres, en pleurant : et le joyau tombe de leurs yeux ouverts, entre des larmes, dans le vin pourpre.
6.
Les uns avec mépris, d’autres avec colère, d’autres encore avec tendresse ; les uns, pâles, avec lassitude ; d’autres, lents, avec calme :
tous doivent lancer le joyau de leur âme dans une coupe pleine de vin.
*
Prélude n° 2 (Prelúdio n° 2)
Que ma terre est belle !
Étranger, vois comme est beau ce palmier :
on dirait une colonne droite droite droite
avec un grand paon vert à son sommet posé,
la queue ouverte en éventail.
Et dans l’ombre ronde
sur la terre chaude…
(Silence !)
…il y a un poète.
III
Solitude (Solidão)
J’ai cherché mon semblable.
J’ai parcouru la vie,
parcouru le monde,
parcouru le temps,
parcouru l’espace.
Ténèbres. Ténèbres. Ténèbres.
J’allumai ma lampe.
Voile qui se détacha de mon corps,
rythme qui se détacha de mon geste,
un crêpe en vol
se jeta par terre,
escalada le mur,
se débattit contre le toit.
Même mon ombre
ne me ressemble pas.
*
Big City Blues
Nuit. Ennui. Phonographe.
Du disque noir une spirale se déroule
et se répand dans le ciel. Et sur cette corde tendue
toute ma tristesse
se balance
et danse…
Et sans bien savoir pourquoi
je me mets à t’écrire :
– « Comme je pense à toi dans cette nuit d’insomnie !
En bas, blanche de lune, la ville ronfle :
la ville qui fut ma ville…
Qui fut. Elle ne l’est plus. Aujourd’hui c’est une pauvre saudade,
une longue saudade de moi-même,
de toi, de nous deux, de tout ce que nous avons vécu
dans ces rues tristes, parallèles,
qui ne se croisent jamais… (Ne sont-elles pas
comme nous deux maintenant ?…)
Comme je me souviens, mon amour ! Depuis cette heure
où tes yeux pâles caressèrent
les miens, et mes yeux se fermèrent
un peu, comme pour
retenir cette claire jeunesse
qui passait par eux, comme passe
pleine de grâce
la jeunesse au cours d’une vie… »
Mais ma main s’est arrêtée. De la peine endormie
sont restés, sur le papier inerte où j’écris,
au lieu de mon amour ces vers sans nerfs…
Mes « diables bleus »2,
mon pauvre big city blues…
2 Mes « diables bleus » : « Meus ‘diabinhos azuis’ », qui est la traduction littérale de l’anglais blue devils désignant la tristesse, les idées noires, expression anglaise à l’origine du nom du blues comme genre musical.
*
Lettre à mon âme (Carta à minha alma)
Chère inconnue
Nous vivons
dans un monde si petit pour nous,
ensemble – sans pourtant nous connaître.
Vous ne connaissez pas même la couleur
de mes yeux, ni l’inflexion de ma voix,
ni la chaleur humaine
de mes pauvres mains de boue,
ni le parfum bleu de ma cigarette…
Moi je ne connais même pas la hauteur de votre ciel,
ni le vol si léger du voile
de vos rêves et de vos doigts,
ni le niveau de vos distractions,
ni la profondeur de vos secrets…
Cependant, un même toit bénit et couvre
nos vies étrangères
(comme est un l’abri du croyant et de la sainte) :
nous vivons de part et d’autre d’un mur mitoyen,
comme l’homme triste qui travaille
et la jeune femme bohème qui chante…
Nous sommes deux voisins anonymes.
Et bien que nous soyons « deux » en ce monde, bien que
nous soyons seuls de cette manière,
entre notre réciproque ignorance,
entre nous deux se trouve seulement la distance
du mur commun qui nous sépare
et qui s’appelle « la Vie ».
Elle seule nous divise – l’opaque indiscrète.
Contre cette intruse, pour la masquer,
de mon côté, le long de cette pièce
j’ai tendu sur une longue, longue étagère
toute une bibliothèque anesthésiante.
De votre côté, vous devez être vêtue
d’un châle de cachemire sur lequel
ronfle le creux d’une guitare endormie,
et quelque portrait intime et ancien, au crayon, s’efface,
avec une pâle fleurette des Alpes
émiettée dans le cristal…
Ainsi vivons-nous unis
et malheureusement sans nous connaître.
Aujourd’hui, je ne sais pourquoi,
j’ai eu envie de vous écrire,
de vous demander tout bas à l’oreille :
– Dites, pour que nous nous rencontrions,
faudra-t-il qu’un cyclone
s’abatte sur nous et détruise
le mur mitoyen qui nous sépare, la Vie ?
Ou bien est-ce – ce qui pour moi sera plus encore la mort –,
mon fil immortel, ma belle âme,
que nous nous sommes déjà rencontrés, un jour,
mais que nous avons passé notre chemin sans nous voir, sans nous reconnaître ?…
*
L’invitée (A hόspede)
Il n’est pas nécessaire que tu frappes en arrivant.
Prends la clé de fer que tu trouveras
sur le pilier à côté du portillon
et avec elle ouvre
la porte basse, ancienne et silencieuse.
Entre. Tu trouveras le fauteuil, le livre, la rose,
la cruche de terre cuite et le pain de blé.
Le chien ami
posera sa tête sur tes genoux.
Laisse descendre la nuit lentement.
Les draps riches
sentent l’herbe et le soleil dans l’armoire et les chambres,
et l’huile de la lampe a l’odeur d’un âtre.
Dors. Rêve. Réveille-toi. De la ruche
naît le matin de miel contre la fenêtre.
Ferme le portillon
et va. Il y a du soleil sur les fruits du verger.
Ne regarde pas en arrière quand tu prendras
le chemin somnambule qui descend.
Marche – et oublie.
*
Seconde chanson du pèlerin (Segunda canção do peregrino)
Vaincu, épuisé, quasi mort,
je coupai une branche de ton jardin
pour en faire mon bâton de marche.
Il fut ma vue et mon toucher,
fut constamment le pacte
que fit avec moi l’obscurité.
Alors, ni fantômes ni torrents
ni bandits ni serpents
ne prévalurent sur mon chemin.
Seulement les hommes, qui me voyaient
passer seul et riaient, riaient,
riaient sans que je sache pourquoi.
Mais, une fois, m’arrêtant un moment,
j’entendis crier : « Voilà le fou
qui tient un arbre dans sa main ! »
Et levant les yeux, je vis des feuilles, des fleurs,
des oiseaux, des fruits, des lumières, des couleurs…
– Mon bâton de marche avait fleuri.
*
Alibi (Álibi)
Je n’étais pas là
quand fut commis
le crime de vivre :
quand les yeux dévêtirent,
quand les mains se touchèrent,
quand la bouche mentit,
quand les corps tremblèrent,
quand le sang courut.
Je n’étais pas là.
J’étais dehors, loin
du monde, dans mon propre monde
petit et interdit
que j’enveloppais et attachais
avec les ficelles bien serrées
de mes méridiens
et de mes parallèles.
Les vers que j’ai écrits
prouvent que j’étais absent.
Je suis innocent.
*
Invitation à la poésie (Convite à poesia)
Extrait initial
Viens, mon Âme ! Laisse cette vie arithmétique
qui additionne, soustrait, multiplie, divise ;
qui croit en soi-même et feint le scepticisme,
et qui se trompe toujours, et tombe juste seulement par coïncidence !
Voici les formes que, nuit et jour, devant les autres je prends
(oui, parce que la nuit est un tableau noir et le jour une craie)
« plus grand que », « plus petit que », « est à … ce que », « ainsi que »,
« égal à », « fraction de », « logarithme de x »…
Laisse donc ces vaines nécromancies et le cachot
de la longueur, largeur et profondeur :
la quatrième dimension, dans l’inconnu où nous la retrouvons,
a plus de distance, plus de réconfort, plus de hauteur.
Sur trois colonnes dans l’air l’homme a posé son toit :
Progrès, Culture et Civilisation.
Préfère le piédestal de l’Architecte oublié :
monte à la Sagesse et donne-moi la main !
Argent ? loi ? morale ? patrie ? machine ? science ?
politique ? famille ? art ? littérature ?…
– ce sont des choses que l’homme fait et adore dans l’inconscience
du créateur se soumettant à sa créature.
Recherche la Sombreur, le Silence et la Solitude : trois S,
trois serpents de ton Paradis intérieur.
Goûte le fruit que tu t’offres toi-même :
il s’appelle la Pensée, est meilleur que l’Amour…


