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Poésie anti-impérialiste d’Antigua-et-Barbuda
Antigua-et-Barbuda est un État insulaire des Caraïbes de quelque 90.000 habitants et de langue anglaise. Il fait partie de l’ALBA-TCP, l’Alliance bolivarienne pour les peuples d’Amérique – Traité de commerce des peuples (Alianza bolivariana para los pueblos de nuestra América – Tratado de comercio de los pueblos), initiée par la déclaration conjointe signée en 2004 à La Havane par Fidel Castro et Hugo Chávez. L’ALBA réunit aujourd’hui dans un même projet fédérateur opposé au libéralisme impérialiste des USA les pays suivants : Cuba, le Venezuela, la Bolivie, le Nicaragua, la Dominique, Antigua-et-Barbuda, l’Équateur, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Sainte-Lucie, Saint-Christophe-et-Niévès et la Grenade.
Les pays caribéens de l’ALBA, à savoir Antigua-et-Barbuda, la Dominique, la Grenade, Saint-Christophe-et-Niévès, Saint-Vincent-et-les-Grenadines et Sainte-Lucie, ont une monnaie unique, le dollar des Caraïbes orientales ou dollar est-caribéen (Eastern Caribbean Dollar, ECD).
Antigua-et-Barbuda est ainsi un pays engagé dans le mouvement anti-impérialiste des peuples.
Après avoir cherché sur internet de la poésie de là-bas pour ma série de traductions, j’ai le plaisir d’offrir à mes lecteurs des chansons et poèmes traduits en français de King Short Shirt (2 textes), chanteur réputé de calypso, Joanne C. Hillhouse (2), Kimolisa Mings (3), Shabana Hunte (2) et Wilindean Inniss (4).
Les deux derniers, Shabana Hunte et Wilindean Inniss, paraissent être de jeunes poètes qui n’ont pas encore fait parler d’eux ; je les trouve très prometteurs. J’ai recueilli leurs textes sur le site internet de poésie internationale poetrysoup.com (sur cette page). Leur poésie introspective et sentimentale n’est pas particulièrement « anti-impérialiste » et, ne connaissant pas leur vie, je n’ai pas à ma disposition d’éléments me permettant de dire s’ils ont le moindre engagement dans une cause politique anti-impérialiste. Au cas où ils jugeraient que leurs noms ne sont pas à leur place dans un billet sur la « poésie anti-impérialiste d’Antigua-et-Barbuda », je suis bien sûr prêt à rebaptiser mon travail en omettant l’adjectif.
Le texte du chanteur de calypso King Short Shirt, Viva Grenada, figure sur le blog tenu par la poétesse Joanne C. Hillhouse (wadadli.worpress.com) (x). Le parolier habituel de Short Shirt, Shelly Tobbit, en est sans doute l’auteur, mais Joanne n’en est pas sûre. La chanson traite de la révolution de 1979 à la Grenade, avec laquelle mes lecteurs sont déjà familiers grâce à mes traductions de Poésie révolutionnaire de la Grenade (x). Ces paroles n’ont pas forcément la richesse de créativité langagière de poèmes mais je ne pouvais passer sous silence cet exemple de solidarité artistique anti-impérialiste caribéenne.
Joanne Hillhouse est un auteur reconnu d’Antigua-et-Barbuda, qui a publié plusieurs livres.
La poétesse Kimolisa Mings a également publié quelques poèmes sur Poetry Soup, d’où je tire le premier ici traduit, de nature (poétiquement) politique. Les deux autres sont tirés de son blog kimolisa.blogspot.com (x). Kimolisa a publié plusieurs livres.
Pour se mettre dans l’ambiance, voici tout d’abord la musique de Viva Grenada par King Short Shirt :
*
Viva Grenada, chanté par King Short Shirt (paroles de Shelly Tobbit [?])
1
13 mars 79 jour de liberté historique1
Le peuple de Grenade s’est soulevé dans la dignité
Soulevé contre l’oppression
Soulevé contre la honte et l’injustice
Contre les ténèbres de la profanation
Secouant la paralysie de la corruption
La tyrannie, la violence et la subjugation
Pour rayonner dans les Caraïbes
Et semer la terreur parmi les régimes oppresseurs
Les politiciens sans scrupules tremblent
Refrain
Debout Grenade
Debout à nouveau Grenadien
Ne laisse personne te dicter ta conduite
Tous ceux qui s’opposent à ta Révolution
Sont à l’instar Gairy2 des politicards malhonnêtes dans leurs îles
Lutte pour tes droits
Protège ton bien
Tu as combattu un juste combat
Protège ton bien
Ne renonce pas à la moindre parcelle
Ne recule pas d’un iota
Ne compromets pas ta Révolution
Pour ces scandaleuses racailles voleurs et oppresseurs de politicards des Caraïbes
Impossible
Jamais, je dis
Impossible
2
Ceux qui parlent de légalité
De constitutionnalité
Le font dans le seul but d’exporter leur hypocrisie
Car si tu examines
La situation dans leur pays
Tu trouveras des violations des droits de l’homme
Un total mépris de la Constitution
Une persécution politique rampante
Des marées de violence déferlant
Avec la bénédiction de législateurs criminels
Et conduites par des gangs sadiques tels que les Mangoustes3
Refrain
3
Dieu te bénisse Grenade
Puisse ta liberté être favorisée de longévité
Et ton économie, prospère
Puissent tes leaders se voir accorder
Sagesse, endurance et le courage d’aller de l’avant
Car ton chemin sera sans doute long et rude
Les problèmes à régler sont nombreux
Garde-toi de l’hydre de la corruption
Et que ce brusque réveil
Cette aube précoce
Soit un avertissement aux tyrans des autres pays
Aucun pouvoir aucun arsenal
Ne peut éteindre le désir de liberté d’un peuple
1 13 mars 1979 : Jour de la prise de pouvoir en Grenade par le New Jewel Mouvement (Joint Endeavour Welfare Education Liberation).
2 Gairy : Eric Gairy, Premier ministre de Grenade renversé par la Révolution de 1979.
3 Mangoustes : Le Gang des Mangoustes, Mongoose Gang, était le surnom de la police secrète d’Eric Gairy destinée à bâillonner par la violence et l’intimidation toute forme d’opposition politique.
*
Lamentation de fantômes (Ghosts’ Lament) par Joanne C. Hillhouse
Leurs fantômes
marchent sur la pelouse.
Ils y laissent leur ombre.
Les ombres s’allongent dans le soleil couchant
tandis que quelqu’un tambourine
sur un steel-drum
le contretemps d’une improvisation à la Marley.
Les ancêtres marchent
à l’ombre de ces
murs fortifiés
où des femmes furent
violées
et le sang mêlé au diesel
et au lubrifiant de fusil répandus sur
la mer.
Les ancêtres pleurent
leur héritage effacé
devant l’héritage embrassé d’autres hommes.
*
Méli-mélo d’enfants (Children Melee) par Joanne C. Hillhouse
Les yeux brillent
Les cœurs battent
Je l’ai vécu, l’ai respiré
Cacahuètes grillées
La musique forte
Obsti4 paradant avec des dreads
Le carnaval, plus beau qu’un rêve
4 Obsti : King Obstinate, ou Obsti, est un chanteur de calypso d’Antigua-et-Barbuda.
*
Dans le noir (In the Darkness) par Kimolisa Mings
« Chante ! »
Le mot déchira
le silence.
Un silence aussi épais
que l’obscurité
qui nous enveloppait.
Une obscurité
habitée par des gens
tout aussi obscurs.
« Chante et libère-nous
de ces fers,
de notre misère,
de notre peur,
de notre réalité ! »
L’exhortation
était adressée non à moi
mais à une femme
assise à quelque distance.
Sa voix alors s’éleva
comme un soleil,
régulière et lente,
réchauffant nos âmes.
La clarté de sa voix
était comme une goutte de rosée
qui magnifie les lignes d’une feuille
sur laquelle elle brille.
Sa voix était belle
comme une orchidée,
et comme une orchidée
c’était un parasite,
mais au contraire d’un arbre ou d’une plante
elle tirait sa subsistance
de son âme.
Et pourtant
ce n’était pas assez.
« Stop, stop,
STOP !!! »
« Je ne veux pas entendre
une musique douce
comme une mangue mûre ou
une canne à sucre fraîchement coupée. »
« Je veux entendre un chant
riche en douleurs
comme en triomphes,
un chant trempé
par les larmes d’hommes courageux
et la tristesse
de leurs femmes. »
« Je veux notre chant. »
Le silence s’étira
comme un coucher de soleil
sous un lourd ciel nuageux.
Puis le chant commença,
un chant que nous connaissions tous.
Un chant qui avait fait monter des larmes
aux yeux de rois.
Un chant capable de donner du courage
aux plus lâches.
Le chant était contagieux,
se répandant d’homme à homme
et de femme à homme
comme une grande maladie
dans les profondeurs de la jungle.
Peu après
des voix montèrent dans le noir,
vibrations réfractées contre
des murs invisibles où elles s’étaient heurtées
ou contre des corps.
À ce moment-là
nous étions un.
Une voix.
Un peuple.
Vers un même lieu.
Et depuis ce moment-là
nous resterons
un peuple.
Un peuple
dans le noir.
*
Imparfaite (Imperfect) par Kimolisa Mings
Je ne suis pas parfaite.
Je ne suis pas harmonieusement
faite d’os, de muscle,
de sang, d’organes
et de nerfs.
Mon imperfection
est si évidente,
ne vois-tu pas ?
Je ne suis pas parfaite.
Je ne marche pas souvent
dans la lumière de l’assurance,
la moitié du temps
je frémis
d’inquiétude tandis que je
vais en aveugle dans
l’inconnu.
Ne sens-tu pas
mes peurs ?
Je ne suis pas parfaite.
Je ne pourrai jamais
être parfaite car
le mot lui-même
est un concept sans
exemple dans la réalité,
sans existence
en ce monde.
Toute fleur a
son défaut,
toute personne
a ses faiblesses
et pourtant tout,
tout le monde est
parfait en son
imperfection.
Dans mon imperfection,
j’ai la possibilité de
grandir, de parvenir
au-delà des limitations
que je m’impose à moi-même,
qui me sont imposées par autrui.
Je ne suis pas parfaite.
Je suis glorieusement
imparfaite.
*
Tic Tac (Tick Tock) par Kimolisa Mings
Tic tac
J’entends mon
Horloge biologique
Effacer
Les gamètes que j’ai
En nombre limité.
« T’as pas
Encore d’enfant ? »
Il me regarde
Comme un sol fertile
Où planter sa graine.
Je le regarde
Comme s’il essayait
De semer une mauvaise herbe
Dans mon jardin bien entretenu.
« Passe ton chemin,
Jeune homme »,
« Tu n’as pas
Deux, cinq, huit
Enfants, mon frère ? »
« Pouah » sont les pensées
Qui me piquent le dos
De la langue, demandant
À sauter par-dessus bord
Et à plonger
Dans leur oreille
Pour nager dans
La matière grise
Qu’ils appellent un cerveau.
Et pourtant l’horloge
Tic-taque…
Tic tac
Tic tac.
M*** à l’horloge.
Balance-la
À la poubelle.
Réduis-la en morceaux
Pour te délivrer de cette prison.
La prison
Des attentes d’autrui
Dues au fait
Que je suis femme
Et en tant que telle dois
Enfanter !
Enfanter ?
Enfanter ?!?!
Hélas, mon existence
Tout entière en un
Clin d’œil a été
Réduite à
Un ventre ambulant.
Je veux…
Respirer, inhaler
Expirer,
Comprenez-moi bien.
Alors je pourrais juste
Laisser le temps filer,
Laisser l’horloge s’arrêter,
Ignorer la pitié
Dans les yeux d’autrui,
Le venin dans
Le regard de parents excédés,
Les lamentations
De la famille et des étrangers
Parce que je ne laisse pas mes gènes
Vivre au-delà de mon corps.
Extraire cette horloge
De mon ventre et
Respirer. Inhaler. Exhaler.
Respirer.
Alors…
Alors je verrais un enfant,
Un bébé à la tête brimbalante
Ou un enfant de sept ans dégingandé
Commençant juste à raisonner,
Et…
Et je pose la main
Sur mon ventre.
Et j’imagine un
Petit moi avec
Un petit quelque chose en plus.
Et…
Et je pense
Que peut-être
Peut-être
Je pourrais être
Une maman pour quelqu’un.
Tic tac
Tic tac
Tic
Tac
*
Boîte en verre (Glass Box) par Shabana Hunte
Je me coupe mais je guéris
Je suis fatiguée des impressions
Je reste attachée au passé
Tandis que mon avenir se dévoile
Je ne peux fermer les yeux
Avec mes démons éveillés
Alors je dors un œil ouvert
Et l’autre dans ma tombe
C’est fou je veux dire
À quelle vitesse le temps passe
Cela n’a jamais été si différent
Cela n’a jamais été si fou
Je suis rompue à la souffrance
Si cela peut servir je regagnerai
Tout ce qui a été perdu
En vaines prolongations
*
Chère Miss Brute (Dear Miss Bully) par Shabana Hunte
Elle regarde dans le miroir
Je lui dis qu’elle est moche
Elle met une robe
Je lui dis qu’elle est grosse
Elle me raconte ses problèmes
Je lui dis de me lâcher
Elle pose sa lame de rasoir
Je la ramasse
Tout ce qui est bon
Je le lui vole
Sans le moindre remords
Du moins aujourd’hui
Car je sais une chose
C’est qu’elle me pardonnera
Elle a un cœur immense
Trop grand pour rester tranquille
Brisé comme du verre
Elle est seule
C’est une victime
Je suis une brute
Non je ne suis pas fière
De ce que j’ai fait
Car je suis une brute
Et une victime en même temps
*
Confiance (Trust) par Wilindean Inniss
Choisis-moi ! Choisis-moi ! Jolie fille, choisis-moi !
Quand je t’ai rencontrée, je me suis dit qu’il y avait anguille sous roche.
Quand tu m’as serrée dans tes bras, je me suis dit que l’amour était irréaliste.
Un cœur brisé, réduit en miettes au toucher.
Ta douceur étincelait comme de l’or, pure mais tortueuse.
Choisis-moi ! Choisis-moi ! Jolie fille, choisis-moi !
Car tu as dit : « Tu es différent des autres. »
Tu ne m’as pas poignardé dans le dos.
Tu as enfoncé la lame directement dans ma poitrine.
Comment pourrais-je accepter tes excuses ? Tes paroles ont le son du blasphème.
Choisis-moi ! Choisis-moi ! Jolie fille, choisis-moi !
Un million d’excuses ne peuvent empêcher ces larmes de couler. J’ai passé le stade de la douleur. Je suis paralysé mentalement. « Pardon » si souvent utilisé que le sens originel s’est perdu.
Je t’ai choisie… et ne peux me déjuger.
Les larmes coulent le long de mes joues, coupant comme des couteaux.
Je ne sais ce qui fait le plus souffrir, de la vérité ou des mensonges.
C’est pourquoi je porte une barrière. Je ne fais confiance à personne. Qu’est-ce que la confiance ? La balle ou le pistolet ?
*
Pessimiste (Pessimist) par Wilindean Inniss
Comment peux-tu attendre de moi que je sois moins pessimiste et plus optimiste alors que tu es pessimiste quant à mon optimisme ?
*
Démoli (Demolished) par Wilindean Inniss
Je n’ai jamais touché le fond aussi durement.
Je me suis relevé mais me sens toujours comme à terre.
La peine n’a jamais été si grande,
Au point que je ne peux plus fonctionner.
Les souvenirs que je n’arrive pas à effacer
Repassent continuellement dans ma tête si bien que je fonds en larmes.
Je n’ai jamais eu le cœur à ce point brisé
Que les morceaux que je ramasse tombent en poussière entre mes doigts.
Je ne me suis jamais senti si seul,
Au point que même lorsque tu m’embrasses
Je ne sens pas tes bras.
Je n’ai jamais été si déprimé de ma vie,
Si bien que le psy ne parvient pas à diagnostiquer ce que j’ai.
Il n’y a pas d’autre voie que de sortir de là.
Mais l’échelle continue de glisser.
Je cours, saute, bondis, m’élance.
La défaite couvre ma cuirasse.
*
Mon masque (My Mask) par Wilindean Inniss
J’en ai si gros sur le cœur
Que je ne peux plus penser droit
Personne ne comprend
Je ne suis pas démonstratif
Je me cache derrière les sourires
Que j’appelle un masque
Et parle si aimablement
Qu’ils ne voient pas la blessure
Qui est en moi
Je suis devenu tellement
Introverti et isolé
De ceux que je pensais connaître
Que j’ai atteint la condition
D’ennemi permanent
Poèmes de Papouasie
Les poèmes suivants sont tirés de deux anthologies, Words of Paradise: Poetry of Papua (1973) (Paroles du paradis : poésie de Papouasie), par Ulli Beier, et Modern Poetry from Papua New Guinea (2010) (Poésie moderne de Papouasie-Nouvelle-Guinée, reprint de l’édition princeps de 1972), par Nigel Krauth et Elton Brash.
Dans la préface de la première, on lit (je traduis) : « Le présent recueil représente le premier exemple d’une large participation des Néo-Guinéens à un travail de compilation et de traduction de leur poésie nationale. » Il s’agit donc de textes de tradition orale recueillis auprès des habitants et traduits de différentes langues parlées en Nouvelle-Guinée.
Dans la préface du second livre, on lit : « Ces poèmes sont les premiers fruits de la poésie moderne de Papouasie Nouvelle-Guinée. » Il s’agit donc là de littérature écrite, et, je suppose, de poésie écrite en anglais puisque la préface n’évoque aucun travail de traduction.
Dès lors que les deux anthologies se distinguent par leur objet respectif, il est surprenant de voir que deux ou trois textes sont à la fois dans l’une et l’autre. Ainsi du poème de la page 81 de l’anthologie de Beier, où John Bika est donné comme traducteur, et qui apparaît de nouveau dans l’anthologie de Krauth et Brash, dont les pages ne sont pas numérotées, avec cette fois John Bita (sic – mais peut-être que le sic s’applique en fait à « Bika », si ce n’est que j’ai trouvé sur internet un politicien de la région autonome de Bougainville nommé John Bika, décédé en 1989), donné comme auteur. Même chose pour le poème de la page 82 de l’anthologie de Beier, la traductrice Addie Odai devenant dans l’autre anthologie l’auteur Addie Odai du même poème.
Cette incohérence étant soulignée, il n’y a sans doute pas lieu de penser que l’erreur commise par l’un ou les autres compilateurs sur deux textes jette le doute sur l’origine et la nature, orale ou écrite, des autres productions, d’autant moins que la plupart des poèmes donnés comme modernes ont en effet – je pense que le lecteur s’en rendra compte comme moi – une tonalité plus moderne.
Au total, j’ai retenu cinq poèmes de l’anthologie de poésie orale. Le lecteur les trouvera en premier à la suite de cette brève introduction. Je traduis là des traductions anglaises de poèmes composés en langues papoues. Après le nom du traducteur, je donne, comme dans l’anthologie, le lieu où le texte a été recueilli.
Viennent ensuite cinq poèmes de l’anthologie de poésie moderne. Je suppose que j’ai traduit là des textes originaux anglais.

Chasseurs papous. J’admire la taille des flèches. A noter également l’étui pénien du Papou de gauche. (Source: La Genèse de l’homme, J.S. Weiner, 1972, Editions Rencontre, Lausanne)
*
Poème traduit par Clément Takera (Bouin)
C’est moi au berceau.
Un jour je serai grand ;
j’abattrai alors de grands arbres
et taillerai ma propre pirogue.
C’est moi à quatre pattes.
Quand je serai grand, je combattrai mon père.
Ma lance colorée de sang.
L’homme attrapé par ma lance ne vivra pas.
Je suis à présent marié.
Je m’occuperai de mes enfants
Comme ma mère s’est occupée de moi.
Ils marcheront sur mes traces.
*
Poème traduit par Wilson Ifunaoa (Lau)
Oh quel homme !
vivant seul sur la belle île
sans femme ni enfants de qui s’occuper
Oh quel homme !
Il a un arc et des flèches
avec lesquels il chasse les oiseaux
et tire sur les gens qui volent son bien
Oh quel homme !
Oh quel homme !
il a tout
mais quand il meurt personne ne pleure
et sa vie s’arrête là.
*
Poème traduit par Mitine Kemune (Kate)
Mon fils, prends garde
Ne mange pas trop
ne dors pas du long sommeil des jeunes femmes
vis comme une colombe
pour que l’on ne dise que du bien de toi
Mon fils, ne te comporte pas comme les chiens
qui suivent les chiennes à la saison des amours
La vie avec les femmes te rendra inactif
dans la guerre tu seras bientôt tué
les animaux sauvages t’échapperont
Mon fils, partage la viande avec la main, ne marche pas dedans
Ta maison, que ce soit la maison du peuple
Tes ordres, qu’ils soient obéis au doigt et à l’œil
Si quelqu’un te cherche querelle, qu’il te trouve
Agis comme cela et tu seras un homme
*
Poème traduit par Robert Siti (Labu)
Quand j’étais un petit garçon
Je jouais avec bonheur dans le sable
Avec ma pirogue jouet, ma pirogue
…Aux couleurs si brillantes.
Quand je devins un homme comme mon père,
Tu pris ma main
Et je ne jouai plus
Avec ma pirogue, ma pirogue
…Aux couleurs si brillantes.
Tu me pris avec bonheur,
Je te pris avec bonheur,
Nous fûmes heureux.
Le lendemain nous nous querellâmes
Et nous fûmes tristes.
Mon bonheur n’est pas comme les couleurs de
Ma pirogue.
*
Poème traduit par Mattui Gubag (Graged)
Fais attention – les belles fleurs
ont aussi des épines.
Elles te piqueront douloureusement
tu saigneras – ne les touche pas.
Les jeunes sont tristes.
Les fleurs sont brillantes
et sentent bon
mais l’épine reste dans ta chair.
Les fleurs sont nombreuses
mon cœur aussi est content
mon âge est doux
mais elles me font souffrir.
Enlève cette fleur
jette-la dans les buissons.
Laisse-la pourrir là.
Elles sont plaisantes, mais aussi mauvaises.
***
Les cinq sens (The Five Senses) par Philomena Isitoto
J’aime l’odeur des jeunes oranges mûres ;
Et de la citrouille jaune fraîchement cueillie ;
La bonne odeur du cochon grillé ;
L’odeur sans couleur du taro chaud ;
La furtive brise salée de la mer ;
Et les parfums des arbustes en fleurs.
Quels sons viennent à mon oreille ?
La rivière, se précipitant le long de son mur de pierre ;
Le camion cahotant sur la route accidentée ;
Le grouinement des porcs voraces ;
Le plic-ploc de la pluie sur un toit ;
Et le martèlement d’un oiseau sur un tronc creux.
J’aime voir la beauté qui m’entoure :
Gens à la file comme des fourmis en marche ;
La lune argentée brillant sur les feuilles vertes,
Leur donnant l’apparence du verre et de l’argent ;
Le soleil se levant glorieusement à l’aurore ;
Et l’équanimité de l’azuréen océan Pacifique.
Qu’est-ce que je sens m’attaquer ?
Ce n’est que le soleil éclatant qui touche mon corps.
La piqûre d’une fourmi noire me fait sursauter ;
La rudesse des pierres les moins polies blesse mes pieds ;
La mollesse du lit me plonge dans le sommeil –
Mais le moustique harceleur me réveille.
C’est à mon goût que je me fie :
La douceur du taro me comble ;
La fécule de patate douce contribue à ma croissance et
Les protéines des poissons me font venir l’eau à la bouche ;
Le cochon gras est horrible à ma langue ;
Mais le lait de coco étanche ma soif.
*
Chauves-souris (Bats) par Rei Mina
Qui habite ces ténébreux et sinistres murs,
Plus noirs que la nuit elle-même ?
L’air est immobile,
Dans l’attente de la convulsion nocturne.
Soudain on entend un battement d’ailes.
Quelque chose frôle mon visage.
Puis quelque chose encore.
En un rien de temps c’est un essaim de créatures
Et la cadence croissante d’une lugubre musique.
L’odeur âcre de corps malpropres
Imprègne les lieux.
Comment ces créatures trouvent-elles leur chemin
Entre ces murs
Plus noirs que la nuit même ?
*
La rivière remonte (The River Flows Back) par Kumalau Tawali
Dans le ventre de ma mère
je connaissais la paix
mais je dis « maping » (bonjour)
je saluai la lumière
et vins au monde
lui rendant hommage par un cri.
Je pagayai dans le sens du courant
avançant avec facilité
comme Adam
avant la chute.
Mais à présent
une tempête se lève devant moi
ma pirogue a fait demi-tour
je pagaie contre le courant
La rivière mon auxiliaire
est devenue mon ennemie
je lutte contre la rivière
au point que mes veines deviennent saillantes
au point que la pagaie me blesse les mains.
Mais dans cette bataille j’acquière la gloire
je remporte la notoriété
je fais connaître mon nom
sa véritable essence.
Un jour j’atteindrai de nouveau la source.
Là, à mon commencement,
une nouvelle paix
m’accueillera.
*
Niu par Kumalau Tawali
Ndt. La note des éditeurs explique que le poème est construit à partir d’un jeu de mots bilingue, à savoir que « Niu, lève-toi » se prononce en motu niou-guini, comme le nom anglais de la Nouvelle-Guinée, New Guinea. Niu désigne par ailleurs une noix de coco.
Tu es le bébé qui rampe
trop longtemps.
Tous les autres marchent –
qu’est-ce que ta mère a fait avec toi ?
T’a-t-elle porté trop longtemps ?
As-tu été trop nourri ?
Niu
ne reste pas trop longtemps à ramper
car tes jambes seront faibles
comme celles d’un estropié.
Ô Niu !
lève-toi
essaye de porter une charge.
Un jour personne ne sera là
et tu devras porter un fardeau
si tu ne le peux,
tu tomberas.
Ô Niu !
Vas-tu te lever ?
Maintenant ?
…Tout de suite ?
*
Nouvelle-Guinée (New Guinea) par Apisai Enos
Nouvelle-Guinée, bien-aimée Nouvelle-Guinée
Que disent-ils de toi ?
…La rude
…L’impossible
…La bouteille brisée
…L’hostile
…Créée le samedi
…Le désert
…L’île chaude
…La tombe de la mort
…L’archipel oublié
Le pays des mille tribus et défis
primitives forêts de termites, sangsues et cigales
vallées cachées et antiques précipices montagneux
crevasses profondes et falaises accidentées
rivières impétueuses se déversant dans des marais infinis
terre de tueurs et de cannibales et de dépouilles sacrées
de bandits de montagne et de chasseurs de mangrove
terre de fièvres et de maladies redoutables
de lave en fusion et de cendres sulfureuses
de plages coralliennes aux poissons fulminants
Nouvelle-Guinée !
Terre des fiers guerriers valeureux
terre des esprits ancestraux
pétrie de mythes et d’incarnations
terre des sanctuaires tambaram, des danseurs masqués et des maisons d’initiation
terre des masques rituels et des boucliers cérémoniels
terre des expéditions et circuits commerciaux1 et des danses du feu
terre aux cent visages et facettes
je te connais à peine !
Nouvelle-Guinée, étincelante de diversité
sauvage, rude, et tendre en même temps.
Nouvelle-Guinée, soupirant d’amour
murmurant doucement comme une colombe.
Pays de palmiers ondoyants
frangipaniers
orchidées
hibiscus
mousses des rochers et nénuphars
belle comme une fiancée
au voile en plumes d’oiseau de paradis.
Nouvelle-Guinée !
Mes pères ont chanté au son du tambour kundu
mes pères ont dansé au rythme du garamut2
sur les rives de tes fleuves puissants
le Fly
le Sepik
le Purari
naguère comme aujourd’hui ils ont regardé le soleil se coucher
à la douce mélopée des guimbardes
et des flûtes tilatilo
marmonnant des formules magiques
tandis que le dernier rayon disparaît derrière les collines.
Réveille-toi, réveille-toi, réveille-toi,
réveille-toi, Nouvelle-Guinée !
Destruction !
Le ciel s’effondre !
Des créatures ailées peuplent la terre
un colossal feu de brousse fait rage.
Hofoza, Jate, Iko, Gamu et Kaia !
Dieu du tonnerre
esprits de l’air
ne me détruisez pas !
Ne me faites pas mourir dans le tourbillon de sang
sauvez-moi avant l’aurore !
Reste calme Nouvelle-Guinée
ancien cocon
ne bouge pas !
Ne sais-tu pas que je suis ton époux
Promis à toi dans l’enfance
Promis à toi dans le ventre ?
Je suis venu célébrer notre mariage
Je suis venu t’enlever pour me rendre avec toi
vers des temps meilleurs.
1 Plutôt que de garder les termes papous dans le corps du texte et de les expliquer en note, comme dans l’anthologie, j’ai pris le parti de les traduire dans le texte. Voici les termes en question. J’ai traduit par « sanctuaires », haus tambaram, que les compilateurs de l’anthologie expliquent comme étant une maison sacrée de rendez-vous pour les hommes ; par « danseurs masqués », dukduk ; par « maisons d’initiation », eravo, une maison pour les hommes à l’architecture spectaculaire, selon l’anthologie, maison d’initiation des hommes selon mes recherches (également elavo) ; par « masques rituels », kovave masks, et par « boucliers cérémoniels », gope ; par « expéditions et circuits commerciaux », hiri, kula rings, que les auteurs de l’anthologie définissent comme des « trading voyages » et « trading circuits ».
2 Kundu et garamut : Selon les compilateurs de l’anthologie, le kundu est un petit tambour avec une membrane en peau de serpent ou de lézard, tandis que le garamut est un grand tambour confectionné à partir d’une bûche évidée.



